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Pourquoi un autre livre sur la crise d’octobre plus de 35 ans après les événements ? William Tetley s’est posé la question en introduction de son livre et en a conclu qu’il était utile de dresser enfin un portrait exact de ce qui s’est passé en 1970. Et ce, pour combattre le « révisionnisme » de plusieurs acteurs de cette crise qui ont revu leur discours ou ont occulté certaines réalités. Ce nouveau portrait a l’avantage d’être dressé par un acteur qui a vécu la crise de l’intérieur puisqu’il était ministre du gouvernement Bourassa à l’époque des événements.
Dans les trois premiers chapitres du livre, l’auteur présente l’état des lieux au moment des événements, définit ce qu’est le FLQ et qui en sont les membres. Puis il passe en revue les grands moments de la crise et essaie d’étudier les faits et gestes des principaux protagonistes de ces événements et de comprendre leurs motivations. C’est ainsi qu’il analysera (1) le contenu et l’impact de la lecture du manifeste du FLQ après sa diffusion dans les médias, (2) le dilemme posé au gouvernement de résister au chantage du terrorisme au risque de voir l’un ou l’autre des otages exécutés, (3) la pétition signée par quelque 15 intellectuels demandant au gouvernement de sauver les otages en libérant les « prisonniers politiques », (4) le recours à l’armée, (5) l’insurrection appréhendée, (6) la loi des mesures de guerre, (7) l’évocation du gouvernement provisoire, (8) le meurtre de Pierre Laporte, (9) la fin de la violence après les mesures de guerre, (10) la convocation de l’Assemblée nationale, (11) le rôle du fédéral dans la crise et (12) le rapport Duchaîne.
Il ne s’agit donc pas de la description du déroulement de la crise, mais de l’étude des temps forts de celle-ci et de l’évaluation du rôle qu’ont joué les principaux acteurs de la crise. Le lecteur qui n’a pas vécu la crise pourra en retracer en partie les grandes lignes à travers l’analyse des faits.
Que nous apporte de plus ce témoignage que ne nous avaient livré les quelque 50 livres sur la crise d’octobre que l’auteur cite dans sa bibliographie ? En fait, peu de choses. Mais il essaie de démontrer que tout ce qu’a fait le gouvernement Bourassa pendant la crise était légal (c’est le juriste qui parle), légitime (c’est le ministre qui parle) et moral (c’est l’être humain qui parle). Dès lors, comment situer ce livre ? S’agit-il d’une thèse qui affirme que la raison d’État a préséance sur toute autre considération lors d’une crise ? D’un discours politique où un ministre affirme que tout ce qui fut fait alors qu’il partageait le pouvoir était la seule avenue possible et que tous ceux qui prétendent le contraire, non seulement errent, mais manquent de jugement ? D’un essai où l’auteur admet lui-même qu’il ne donne que son opinion ? Le problème du livre, c’est que les trois niveaux de discours se chevauchent et les faits rapportés servent davantage à étoffer un règlement de compte avec ceux qui ne partagent pas la vision de l’auteur qu’à une étude éclairée d’une situation complexe.
« The pure and simple truth is never pure and simple ». L’auteur cite cette phrase (p. 156) d’Oscar Wilde en exergue d’un de ses chapitres. Or, le récit qu’il livre de la crise d’octobre se réduit à un manichéisme désolant : le Parti libéral a eu raison d’agir comme il l’a fait pour sauver la démocratie. Ceux qui ont contesté ses gestes ou ceux qui sont demeurés silencieux sont des sympathisants du FLQ et des complices du terrorisme. Revoyons la position de M. Tetley dans ce livre.
Le contexte de la crise
Pour M. Tetley, la crise s’explique de façon fort simple. De 1963 à 1970, le FLQ a été responsable de quelque 200 attentats et du meurtre de six personnes. Les documents du FLQ témoignent de plus qu’il s’agissait là d’une escalade bien articulée devant basculer dans les assassinats sélectifs – la mort de Pierre Laporte en est la preuve – et la révolution. Or, en démocratie, la majorité ne peut se laisser intimider par des terroristes qui n’ont qu’une ambition : détruire la société qui les accueille. La majorité de la population rejetait totalement ces criminels et l’État se devait de résister à toute tentative de désordre politique. Pour de nombreux acteurs et observateurs de la société québécoise, cette description du contexte sociopolitique est réductrice. La question ne consiste pas à savoir combien d’attentats ou de morts attribuer au FLQ, mais pourquoi des Québécois étaient attirés par la violence dans une société prétendue totalement ouverte. Tetley (p. 73) écarte cette question avec une rigueur implacable. « We are the only country in the world, in the history of the world, which permits complete freedom of expression to a party which wishes to destroy the regime ». Devant ce constat, il est donc impossible de croire que des injustices sociales et politiques puissent avoir animé le mouvement du FLQ. La réalité est toutefois plus complexe. L’analyse du contexte historique démontre que les francophones du Québec subirent pendant des décennies une humiliation profonde.
La violence
Si on affirme que tout geste violent est inacceptable en soi, on n’essaiera pas de comprendre les motivations du FLQ et de ceux qui les ont soutenus. Mais en même temps, si la violence est inacceptable en soi, comment justifier que quelque 400 personnes furent jetées en prison en plein milieu de la nuit alors qu’aucune accusation n’a été portée contre la presque totalité d’entre eux ? Donc, ce n’est pas la violence en soi qui est condamnable, ce sont les motifs pour lesquels on pratique la violence. Or, ces motifs sont complexes et dans aucune société ils ne font consensus. Les tenants de l’ordre établi utilisent et justifient la violence pour protéger leur ordre. Et ceux qui en sont exclus utilisent et justifient la violence pour partager cet ordre. Ces deux univers ne se rejoignent jamais et existent dans toute société.
Une crise est le résultat d’une faille, d’un mouvement, d’une rupture qui se dessinait lentement depuis longtemps. Elle est l’explosion d’une tension souterraine, occultée. Elle est le résultat d’une situation donnée et non l’expression spontanée d’un coup de tête de quelques individus. Pas une seule fois dans son livre William Tetley n’a expliqué le contexte sociopolitique du Québec d’alors. Il y avait d’un côté la violence des terroristes et leur chantage sur la démocratie et de l’autre le calme et la justesse des décisions du Parti libéral. Il oublie que dans toute société, ce sont les minorités protestataires qui ont donné naissance aux mouvements sociaux. Ce n’est pas le gouvernement qui a permis l’émancipation des femmes, les conditions humaines de travail des ouvriers, et un statut décent pour les francophones au Québec et au Canada. Ce sont des luttes acharnées et souvent violentes de groupes minoritaires qui ont permis des changements de société dans tout pays.
Les bons d’un côté et les imbéciles de l’autre
L’état des lieux posé par M. Tetley permet donc de reconnaître ceux qui se sont comportés « intelligemment » durant la crise et ceux qui « ont erré ». D’abord les amis :
Les partis d’opposition, autres que le PQ, « acted wisely and discreetly » (p. xxv) ;
Jean-Paul Desbiens dans La Presse a écrit un « extraordinary prescient editorial » (p. xxv) ;
Le conseil du patronat a émis « a long, well-reasoned statement » (p. 105).
Puis les fautifs :
La sympathie des médias pour le Parti québécois a fait en sorte qu’ils ont appuyé les positions du PQ même si celles-ci étaient « wrong or debatable » (p. 12) ;
« Many people are unable, philosophically or morally, to understand that in a democratic society, one must not support terrorists, even indirectly » (p. 27) ;
« In retrospect, participating in the petition and embracing the position it espoused was a grave error… » (p. 54) ;
« The often irresponsible attitude of the press » (p. 92) ;
«… the sixteen ”eminent personalities“ publicly and unwisely classified the jailed terrorists as « political prisoners » (p. 96) ;
« Like Douglas, most of the intellectuals who opposed the imposition of the War Measures Act, erred as to the consequences of the Regulations and exaggerated their effects » (p. 109) ;
« Finally, those who wrote vitriolic newspaper columns also lacked calm and judgment » (p. 138) ;
Parlant de l’avocat Lemieux, il affirme qu’il « did not understand the irresponsibility of his words as a lawyer, in a democratic society, acting for terrorists who had already killed six innocent people » (p. 142).
M. Tetley a le privilège de décider dans un essai qui a raison et qui a tort selon son point de vue. Mais cette distribution des bonnes ou mauvaises notes ne nous apprend rien du bien-fondé des positions des uns ou des autres, mais seulement de leur évaluation par le maître.
La raison d’État
Après que l’auteur eut dressé sa façon de voir, tous les chapitres sont construits de la même façon. Il cite de nombreux textes qui affirment qu’un gouvernement élu démocratiquement ne doit pas céder devant le terrorisme. Ensuite, il affirme que son gouvernement a voulu sauver la démocratie. Et donc tous ceux qui n’ont pas endossé la position du gouvernement favorisaient d’une façon ou d’une autre le terrorisme ou n’ont pas fait une analyse adéquate de la situation. En voici quelques exemples. Dans son chapitre sur la lecture du manifeste, l’auteur affirme que celle-ci n’a eu aucun impact sur la population (p. 37). La preuve, c’est qu’il n’y a pas eu de soulèvement populaire, ni de dégâts matériels dans les jours qui en ont suivi la lecture. « No looting, no property damage » (p.16). Donc tous ceux qui ont perçu dans la lecture du manifeste une certaine sympathie se sont trompés. Mais comment explique-t-il qu’au cours des jours suivants, il y a eu une insurrection appréhendée ? Dans son chapitre sur ce sujet, il explique qu’il existait un état d’agitation sociale telle que sans l’intervention des mesures de guerre, le Québec aurait été mis à feu et à sang. Mais d’où venait donc cette agitation sociale si les Québécois endossaient l’attitude du gouvernement ? D’un petit groupe de contestataires, étudiants ou drop out, animés par des personnalités proches du milieu syndical ou du Parti québécois qui exploitaient les événements à des fins politiques. Pour l’auteur, « Was there an apprehended insurrection ? I believe that there was and in consequence the application of the act on 16 October 1970 was the proper course… » (p. 68). Et à ses yeux, personne de raisonnable n’a pu vouloir contester le bien-fondé des règlements des mesures de guerre. « At the time of their application, the War Measures Act Regulations were approved of by the public at large. The small numbers who disapproved were FLQ members and sympathisers » (p. 103).
Les mesures de guerre
La lecture de l’application des règlements des mesures de guerre par Tetley constitue un autre point fragile de sa démonstration. En voici quelques exemples.
Comme juriste, il démontre que jamais la lettre de ces règlements n’a constitué une attaque aux libertés civiles du Québec. Mais il oublie de dire que les policiers et les politiciens n’ont pas suivi la lettre et que de nombreuses applications illégales de ces mesures ont constitué la norme pendant la crise. Mentionnons, par exemple, les pressions politiques pour pratiquer une forme de censure préalable auprès des médias, attitude qui est fortement documentée. Pour lui, les mesures de guerre constituent un modèle de modération d’un gouvernement en lutte contre des terroristes. Et pourtant, ces mesures ont fait incarcérer quelques centaines d’innocents.
Pour l’auteur, l’incarcération de centaines de felquistes et de sympathisants a maté l’agitation sociale et l’insurrection appréhendée. La preuve, c’est que du jour au lendemain, tout est devenu calme au Québec et qu’il n’y a pas eu de violence politique pendant les trente années suivantes, à l’exception de quelques bombes en 1971. Le recours à la loi des mesures de guerre a empêché des démonstrations qui pouvaient conduire à la violence et au versement de sang (p. xvi). Tetley néglige de dire qu’au lendemain de la rafle de la nuit du vendredi 16 octobre, où furent emprisonnés des gens qui représentaient tous les mouvements progressistes au Québec, il s’est créé une vague de solidarité et de résistance à ce coup de force, mouvement qui annonçait des démonstrations partout au Québec prévues le lundi suivant. Tetley ne dit pas que les mesures de guerre ont causé la mort de son collègue. Et que c’est ce sacrifice qui a apaisé les ardeurs des manifestants. C’est la mort de Laporte et non les incarcérations qui a stoppé toutes les manifestations prévues pour contrer les mesures de guerre. Le sacrifice de Laporte a joué un rôle de catharsis.
De quelques imprécisions
L’auteur parle des six meurtres commis par le FLQ avant la crise d’octobre et du meurtre de Pierre Laporte. Or, il s’agit dans ces sept cas d’accidents malheureux. L’auteur même reconnaît que Laporte a été étranglé en tentant de s’enfuir, les ravisseurs essayant de le retenir par la chaîne qu’il portait au cou. Dans sa chronologie, l’auteur affirme qu’après janvier 1971, le FLQ a continué de poser des bombes au Québec. Mais il néglige de dire qu’on sait aujourd’hui qu’elles furent l’oeuvre de la Gendarmerie royale du Canada, pour laisser croire qu’il existait encore une menace du FLQ et pour continuer de jouir de pouvoirs spéciaux. À force de vouloir bien distinguer les bons et les méchants, Michel Chartrand est qualifié de « former FLQ member » (p. 174). Or, Chartrand fut de tout temps un syndicaliste engagé, mais dans la logique de Tetley, si on n’a pas approuvé tous les gestes du gouvernement libéral de l’époque, on était un felquiste ou un sympathisant. D’où la nécessité de mettre tous ces gens en prison…
Tout au long de son livre, Tetley cite une dizaine de fois des références tirées du rapport Duchaîne pour étayer la preuve que le gouvernement Bourassa s’est comporté de façon exemplaire durant la crise. Après lui avoir consacré un chapitre d’une dizaine de pages, il considère finalement que ce rapport n’est pas sérieux. « Duchaîne inquiry has to be seen as a cover-up, carried out by a party anxious to conceal the story of its role in the October crisis » (p. 184).
Que retenir de ce livre ? Il s’agit, somme toute, d’un manifeste pour la raison d’État rédigé par un professeur de droit maritime, doublé d’un règlement de compte d’un membre d’un parti au pouvoir dont les gestes ont été contestés par un parti d’opposition très critique et, enfin, de l’exorcisme d’un individu qui essaie de justifier les décisions qui ont entraîné la mort d’un collègue. Ceux qui n’ont pas vécu les événements d’octobre et qui connaissent peu l’histoire du Québec auront une vision d’un messie qui a participé à la sauvegarde de la démocratie en 1970. La raison d’État invoqué par Tetley ne peut excuser l’emprisonnement gratuit de centaines d’innocents. Comme ministre ayant participé aux décisions qui ont amené l’arrestation arbitraire de plus de 400 personnes et à la mort inutile de Pierre Laporte, ce livre est davantage l’affaire d’un polémiste qui défend ses positions que d’un chercheur qui veut jeter un regard original sur une réalité maintes fois décrite.
Parties annexes
Note biographique
Bernard Dagenais
L’auteur a fait sa thèse de doctorat sur la crise d’octobre 1970 et il a publié un livre et plusieurs articles sur le sujet.