Comptes rendus – Sociologie du suicide

Christian Baudelot et Roger Establet, Suicide, l’envers de notre monde, Paris, Éditions du Seuil, 2006.[Notice]

  • André Tremblay

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  • André Tremblay
    Département de sociologie,
    Université d’Ottawa.

Le livre de Baudelot et Establet s’inscrit dans la tradition durkheimienne d’analyse statistique du suicide. S’ils empruntent leurs méthodes au maître, les sociologues français contestent une grande partie des résultats de ses recherches. L’ouvrage débute avec une critique radicale de l’affirmation de Durkheim voulant que la misère protège du suicide, lui donnant une place qu’elle n’a pas dans l’oeuvre de Durkheim. Le ton est donné, c’est dans le champ économique que les auteurs trouveront l’essentiel de leurs explications et ils font peu de cas de la famille ou de la religion. En fait, ils en discutent brièvement dans deux chapitres, utilisant des chiffres internationaux, et ils n’y reviennent qu’en conclusion pour reconduire celle de Durkheim… D’entrée de jeu, les auteurs affichent leurs couleurs. Ils n’ont pas le projet d’expliquer le suicide au plan individuel. Une de leurs sections s’intitule « Ce n’est pas la société qui éclaire le suicide, c’est le suicide qui éclaire la société ». Signe des temps, l’horizon spatial de leur analyse n’est plus l’Europe comme dans les études de Durkheim ou Halbwachs mais le monde entier, enfin la partie pour laquelle ils disposent de statistiques. Même s’ils reprennent la théorie de l’intégration sociale de Durkheim, leur approche les amène à distinguer des dynamiques sociales différentes selon les sociétés qu’ils examinent. Ils rejettent tout particulièrement la typologie du suicide de Durkheim, « ce chapitre chimérique sur les formes prises par les suicides selon qu’ils soient 'déterminés' par l’anomie, l’altruisme ou l’égoïsme » (p. 246). Ils reprochent à Durkheim son sociologisme, sa prétention à tout expliquer. D’ailleurs, contrairement à leurs prédécesseurs, ils ne dialoguent guère avec les psychologues, leur reconnaissant plutôt la capacité de donner sens à l’acte commis par les personnes suicidées. Ils puisent toutefois abondamment chez les anthropologues pour mieux comprendre les cultures non occidentales, asiatiques notamment. D’emblée, les auteurs s’engagent dans la démonstration de ce qui constitue l’idée force de leur ouvrage : le suicide, plus précisément la variation des taux de suicide, répond aux inflexions économiques. Toutefois, malgré la démonstration convaincante du lien entre la pauvreté et le suicide dans les pays riches, les auteurs montrent tout aussi bien que les pays les plus pauvres sont ceux où l’on se tue le moins, sauf pour les pays de l’ex-bloc soviétique. Le lien entre richesse, pauvreté et suicide est donc fort complexe et ils présentent leur approche comme pouvant en dénouer le lacis, une démarche historique qui n’a rien de linéaire et s’étend sur tous les continents. Baudelot et Establet commencent leur analyse historique par deux pays entrés depuis peu dans le monde industriel, la Chine et l’Inde. Ils esquissent le parallèle entre ces derniers-nés de la civilisation industrielle et les pays européens au moment où la hausse fulgurante de leurs taux de suicide désolait Durkheim. Comme eux, le décollage de leur économie a entraîné celle de leurs taux de suicide. Malgré que manquent les séries statistiques longues pour en faire l’étude, les auteurs voient en Chine la même tendance qu’en Inde où les statistiques sont plus fiables. En effet, l’Inde contemporaine est marquée par un accroissement rapide des taux de suicide dans les villes les plus développées et ce, plus particulièrement chez les gens les plus instruits. « En s’individualisant, [les gens instruits] deviennent aussi plus vulnérables. L’éducation est à la fois une cause et un effet de l’individualisme » (p. 47). La poursuite du développement industriel et l’individualisme qui en découle devraient avoir comme conséquences une hausse continue du taux de suicide. Or, l’exemple européen dément cette prédiction puisque les taux de suicide y ont généralement baissé au cours du XXe siècle, …