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Si vous êtes d’âge à avoir écouté la radio de Radio-Canada dans les années 1960, vous ne pouvez pas ne pas vous souvenir de Guy Mauffette et de son Cabaret du soir qui penche, diffusé le dimanche soir pendant treize ans. Luc Dupont situe bien le rôle de cette émission-culte, comme on dirait maintenant, dans la mutation qu’a connue la radio québécoise à cette époque. La radio devient « un médium intimiste, individualisé, avec des voix d’animateurs ‘désampoulées’ qui, désormais, parleront librement à l’oreille ». L’animateur remplace l’annonceur ou le lecteur de textes souvent préparés par d’autres. Guy Mauffette, qui « anime les disques » en donnant un sens à leur enchaînement, est intimement lié à cette transformation. Sa voix, dira le poète Jean Royer, « porta la liberté radiophonique ».
« Le Cabaret… le Cabaret comme s’il y avait juste ça », confie à l’auteur un Guy Mauffette, « lassé » et sans doute un peu triste qu’on ait oublié le reste, lors d’un des nombreux entretiens qui ont mené, à partir de 1994, à la rédaction de cet ouvrage. Dans ce cas-ci, « l’oiseau de nuit » (c’est ainsi que se présentait l’animateur du Cabaret) n’avait pas de soucis à se faire, car le projet de Luc Dupont embrassait bien davantage puisque son livre retrace la « trajectoire fascinante » de l’homme de radio dans son siècle. Tout en racontant Guy Mauffette, il relate de larges pans de l’histoire oubliée de la radio et il retrace plusieurs décennies de vie théâtrale et artistique montréalaise qu’il situe dans le cadre socioéconomique plus général de la ville et de son évolution. Dupont voit en Guy Mauffette un mélange de culture populaire et de culture savante, de la France et du Québec, du français et de l’anglais aussi. À l’image de sa famille (de musiciens), du milieu artistique, où les accents venus de France côtoient ceux du terroir, de la ville et de la société où il a grandi et a fait carrière.
L’homme de théâtre Henri Deyglun a écrit de Mauffette qu’il avait été « le grand révolutionnaire de la radio québécoise ». Réalisateur, il fut à 24 ans à la radio, en 1939, et rares sont ceux qui le savent, le créateur de « l’univers sonore » (l’expression est de la professeure Renée Legris) d’Un homme et son péché, de Claude-Henri Grignon, bien avant les si célèbres Belles histoires des pays d’en haut de la télévision. Guy Mauffette fut, comme comédien et réalisateur, l’un des inventeurs des radio-romans dont on oublie souvent l’existence même et qui ont été, avant que les télé-romans ne prennent le relais dans les années 1950, à l’origine du rayonnement culturel et des « retombées identitaires » que l’on attribue souvent à tort aujourd’hui à la seule télévision.
Le projet ambitieux de Luc Dupont s’inscrit dans un cadre plus large encore dont il annonce la suite dans son avant-propos. C’est le projet « Modernaire » (mot tiré d’un poème de Gaston Miron), l’entreprise d’un homme en quête d’identité. Son objectif : identifier à travers quelques figures « catalytiques » l’héritage culturel des 100 dernières années. Dans son premier chapitre, il explique, sous forme de lettre à Guy Mauffette : « Car je croyais peindre un homme et c’est plutôt le Monde, oui, le Monde, que je peignais dans cet homme. » « Pari fou… oui, démesure », ajoute-t-il.
Cela donne un livre inclassable quant à son contenu et souvent bizarre dans sa forme. Ce n’est ni une biographie ni un essai. Luc Dupont parle d’un « portrait littéraire », d’une approche à la fois poétique et documentaire, qui laisse toutefois parfois, sinon souvent, le lecteur déconcerté. Mais l’ensemble contribue, comme l’écrit Renée Legris dans sa préface, au « travail de valorisation de l’histoire de la radio et de ses artisans », tâche à laquelle elle-même a largement participé depuis plusieurs décennies. Cependant, malgré les efforts louables de quelques chercheurs, le constat que formulait en 1971 le regretté historien Elzéar Lavoie reste d’actualité : la radio n’a toujours pas fait l’objet d’une véritable recherche historique (Recherches sociographiques, janvier-avril 1971). Le livre de Luc Dupont ajoute quelques belles pierres à la construction de l’édifice.