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Réaliser un compte rendu d’un ouvrage aussi imposant qu’Anthropologie médicale. Ancrages locaux, défis globaux m’est apparu comme relevant d’une entreprise périlleuse. Comment, dans un si court texte, rendre justice aux 26 auteurs, provenant de 12 pays réunis pour l’occasion, par les anthropologues Francine Saillant et Serge Genest ? Évidemment, il m’a semblé vain et improductif d’entreprendre un texte présentant un retour, si minime soit-il, sur chacun des 15 chapitres de cet ouvrage.
Pourquoi, d’entrée de jeu, ne pas l’affirmer ? En publiant cet ouvrage, les anthropologues Saillant et Genest ont réalisé un travail titanesque et surmonté un défi de taille. Réunir, sous une même couverture, des anthropologues provenant des deux Amériques et du continent européen relève de l’exploit. Il fallait l’originalité, l’audace, l’ouverture et la ténacité de ces deux anthropologues québécois pour qu’un ouvrage de référence de cette envergure soit offert au monde des sciences sociales et plus spécifiquement de l’anthropologie médicale et à toute personne s’intéressant à cette discipline. Franchement, je suis envieux des étudiants entreprenant, aujourd’hui, un parcours académique en anthropologie et qui s’intéressent particulièrement aux questions gravitant autour du complexe et étourdissant concept de « santé ». Cet ouvrage saura intéresser quiconque désire explorer ce champ spécifique de l’anthropologie qui s’impose, en ce début de XXIe siècle, comme une discipline incontournable dans les milieux de la santé.
Cet ouvrage est né d’une intention, qualifiée par Saillant et Genest de fort simple : « offrir un portrait d’ensemble de l’état de l’anthropologie médicale, 30 ans après la publication, aux États-Unis, des premiers manuels d’anthropologie médicale ». Malgré sa relative jeunesse, cette discipline anthropologique puise sa vitalité et sa stature dans les profondes racines d’une anthropologie symbolique et religieuse. C’est pourtant seulement au cours des années 1960 que l’anthropologie américaine a offert les premiers manuels d’anthropologie médicale (McElroy, Townsend, Kleinman et autres). Ces travaux se sont inscrits au coeur des tout premiers questionnements et ils ont donné le ton des débats épistémologiques initiaux de cette discipline émergente.
Les instigateurs d’Anthropologie médicale désiraient répondre à ces questions : comment traduire la pluralité des formes de pratiques en anthropologie médicale et comment rendre compte de la pluralité des concepts et des théories qui dynamisent ce champ spécifique de l’anthropologie ? Ils exprimaient également le souhait de dépasser un internationalisme de bon aloi qui, très souvent, signifie au Québec la trilogie Paris-Boston-Montréal. Saillant et Genest sont manifestement parvenus à réaliser et même à dépasser cette ambition qui les animait en invitant à collaborer des anthropologues de renom originaires d’une douzaine de pays. En fait, cet ouvrage se donnait pour objectif de révéler les ancrages locaux de l’anthropologie médicale et les défis globaux qui se présentent à elle. Mission accomplie avec brio ! Il regroupe 15 chapitres assemblés autour de trois grandes parties. Une première s’intéressant à l’anthropologie médicale développée dans les Amériques (Canada, Québec, États-Unis, Brésil et Mexique), une seconde à l’anthropologie médicale européenne (France, Espagne, Italie, Allemagne, Hollande, Royaume-Uni et Suisse) et, finalement, une troisième partie offrant trois textes s’intéressant à des questions transversales à l’anthropologie médicale internationale.
Si le texte de Castro et Farmer permet de constater que les anthropologues américains ont largement contribué à l’émergence de cette discipline, quelques auteurs, comme c’est le cas d’Anette Leibing (Brésil), remettent en question l’hégémonie américaine dans ce champ disciplinaire et insistent sur l’émergence d’une anthropologie médicale originale et nationale. Cet ouvrage permet aux lecteurs de prendre contact avec une anthropologie méconnue du fait qu’elle n’est pas ou peu publiée en langue anglaise, cette langue que l’on dit des affaires et… des sciences. Ce n’est probablement pas un hasard si ce sont des anthropologues n’ayant pas pour langue d’usage la langue de Poe qui sont à l’origine de cette initiative. Pour Comelles, Perdiguero et Martinez-Hernáez (chapitre 7) la méconnaissance des ouvrages anthropologiques autres qu’américains et anglophones est moindre chez les anthropologues s’exprimant dans une langue latine puisque ceux-ci auraient généralement l’habitude de lire en anglais. L’inverse ne semblerait probablement pas tout à fait le cas ! Le fait que l’anthropologie québécoise se positionne au carrefour de la littérature anglaise, espagnole et française, voire portugaise, a certes contribué à la mise en place de conditions favorables à l’émergence de ce projet de publication, aussi paru ; il semblerait qu’il soit en voie d’être traduit et publié en portugais et peut-être même en espagnol.
C’est dans le contexte international de la santé publique que se serait rapidement développée l’anthropologie médicale, au cours des années 1950 et 1960. Plusieurs chapitres de ce livre font référence à l’époque où l’Organisation mondiale de la santé reconnaissait l’importance des médecines traditionnelles. C’est également à cette époque où les milieux de la santé publique internationale ont commencé à démontrer de l’intérêt pour les anthropologues. Ces derniers étaient pressentis pour permettre, dans les pays en voie de développement, de comprendre les « obstacles culturels » à la promotion et aux campagnes de promotion de la santé. En fait, les responsables de la santé publique de l’époque considéraient comme tout à fait irrationnelles les résistances des populations « indigènes » à l’égard des programmes et moyens techniques déployés. C’était l’époque où la technologie constituait le remède tout indiqué pour résoudre définitivement les problèmes de sous-développement économique des pays pauvres (p. 93). Si la première anthropologie médicale, du moins celle qui n’en portait pas encore le nom, était d’abord une anthropologie symbolique, il apparaît pour la majorité des auteurs qu’aujourd’hui l’anthropologie médicale est d’abord politique. Une anthropologie soulevant des questions de pouvoir et même d’action politique.
La lecture d’Anthropologie médicale permet de prendre la mesure des particularismes nationaux et continentaux de l’anthropologie médicale. Mais surtout, cette lecture est une occasion de faire le constat que de par le monde, au-delà de la distinction, l’anthropologie médicale partage d’importants questionnements et adopte en ce début de XXIe siècle une posture éminemment politique. Le portrait international que dressent plusieurs contributeurs permet de prendre la mesure de l’impact qu’ont eu sur cette discipline les travaux de Michel Foucault dans les années 1960 ainsi que ceux de Pierre Bourdieu et dans une moindre mesure d’Antonio Gramsci. De par le monde, nombre d’anthropologues ont peu à peu quitté le champ de la clinique pour s’inscrire dans celui de la biopolitique et de la gouvernementalité. Les approches critiques sont au coeur des comptes ethnographiques produits par les anthropologues. Depuis cette posture politique, il apparaît que les anthropologues médicaux sont souvent perçus comme des agents de l’éthique, parfois en tant que militants subversifs inscrits dans une critique de l’éthique normative portée par l’entreprise de santé publique.
Cet ouvrage n’est certes pas traversé par un discours canonique et unanime. La controverse et le débat sont inscrits au coeur de ses différentes sections et de ses nombreux chapitres. Par exemple, si Raymond Massé craint l’isolement de l’anthropologie dans sa propre niche universitaire, si celle-ci est incapable d’établir un dialogue avec d’autres disciplines relatives à la santé, Gilles Bibeau persiste et signe, en critiquant les rapprochements entre anthropologie et santé publique et l’indisposition d’anthropologues médicaux à prendre une distance critique face aux méthodologies et aux théorisations de la « véritable » science en santé publique. Par ailleurs, plusieurs auteurs insistent sur le caractère appliqué de l’anthropologie médicale. Ainsi, en Espagne et aussi en Amérique latine, la voie de recherche la plus significative en anthropologie médicale du point de vue de ses effets sociaux et de son influence sur les politiques publiques serait celle des études sur les drogues et les comportements addictifs. Au Québec les anthropologues de la santé seraient particulièrement ouverts au développement de collaborations constructives avec le monde biomédical.
Il ressort de cet ouvrage que, pour les anthropologues médicaux, l’enfermement d’individus dans des cultures déterminées, bien caractérisées et permettant la prédiction de comportements ne constitue plus un exercice valide. Dans ce contexte paradigmatique et de mondialisation, nombre d’anthropologues médicaux se questionnent. Est-il toujours possible, demande Margaret Lock, d’écrire « avec une certaine assurance au sujet de la culture en tant que représentation de la variation entre les connaissances, la pratique et les technologies médicales dans les divers lieux géographiques » (p. 444) ? Cette question traverse formellement et informellement l’ouvrage, de la première à la dernière page. La réponse à cette question n’est pas simple. Il semble que dans les milieux de l’anthropologie médicale l’analyse culturelle ne peut plus constituer un but en soi. Cette analyse doit être contextualisée dans l’histoire, la politique et l’économie. Les anthropologues médicaux cherchent de plus en plus à comprendre les processus de fabrication de sens en portant un intérêt tout particulier aux conséquences des situations de pouvoir et des inégalités instaurées de longue date (p. 445).
De concert avec Comelles, Perdiguero et Martinez-Hernáez, nous estimons qu’il est révolu le temps où l’objectif des hygiénistes était d’en finir avec les épidémies à coup de relevés statistiques. Ce sont particulièrement les anthropologues qui, de nos jours, peuvent offrir du soutien à l’État-providence. Impossible aujourd’hui de se contenter de simples et réducteurs exercices de quantification. Les approches qualitatives d’évaluation et de recherche portées par l’anthropologie médicale s’avèrent être aujourd’hui des outils incontournables pour parvenir à articuler le local au mondial et contribuer à expliquer le hiérarchique qui opère dans les consensus entre classes. Les approches qualitatives et les regards portés par les anthropologues médicaux permettent de comprendre ce qui, pour beaucoup, n’est pas facile à saisir. Plusieurs auteurs de cet ouvrage le formulent formellement ou informellement. L’anthropologie médicale est engagée. Ce n’est plus « le regard éloigné » mais le « regard proche », qui se révèle indispensable à la préservation du droit à la diversité sociale, culturelle et linguistique (p. 191).
Cette publication dirigée de mains de maîtres par Francine Saillant et Serge Genest nous apparaît comme un ouvrage majeur et, pour plusieurs années à venir, un ouvrage phare. Mais ce ne sont pas que les anthropologues qui tireront avantage à lire ce livre. Celui-ci constituera un solide soutien pour les professionnels de la santé ayant pris conscience que les pratiques médicales sont des productions idéologiques et que les anthropologues médicaux peuvent contribuer significativement à la compréhension de l’impact de ces constructions idéologiques dans les savoirs et pratiques médicales.