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Voici un petit volume qui illustre parfaitement l’expression consacrée : « mine d’informations ». Temps sociaux et pratiques culturelles de Gilles Pronovost se révèle en effet une mine d’informations pour qui étudie, applique ou « gère » la culture conçue sous l’angle des pratiques culturelles et du temps qui leur sont dévolus.
Quiconque envisage le sujet à l’université ou au cégep y trouvera précisément la matière pour élaborer un exposé ou entreprendre une recherche. Les dirigeants politiques et les figures de proue des industries culturelles – de René Angélil à Guy Laliberté, sans oublier Alain Simard qui vient de subir un cuisant échec en s’aventurant sur le terrain du cinéma sans manifestement connaître les « données » appropriées du chapitre « le public québécois du cinéma » (p. 33-46) ! – y trouveront des portraits riches et nuancés des habitudes et des pratiques culturelles des publics qui consacrent leur temps au cinéma, à la lecture, à la télévision, etc. Les lecteurs auront également le loisir – l’expression est bien choisie – de parcourir des tableaux comparatifs Québec/France et États-Unis propres à leur fournir une vue d’ensemble des ressemblances, des différences et des contrastes en la matière. Gilles Pronovost scrute les données à la loupe, les soupèse, les compare sans dissimuler leurs limites et leurs inéquations.
D’entrée de jeu, l’auteur met cartes sur table. En effet, les brèves lignes de la présentation ne cachent pas que l’ouvrage se compose d’articles déjà parus et, en maints cas, récemment. Pourquoi, dès lors, les publier à nouveau sous la forme de ce recueil ? Pour que celui-ci fasse office de mine d’informations en réunissant sous une même couverture des données sur l’ensemble des pratiques culturelles qui, combinées les unes aux autres, dressent un état des lieux impossible à établir en tant qu’articles séparés et rédigés au fil des circonstances ou de la demande sociale.
D’autre part, Gilles Pronovost n’hésite pas à souligner, dès les premières pages de son ouvrage, que « presque tous les chapitres qui composent celui-ci s’appuient sur des données empiriques » (p. 1). En effet, en ces pages, les lecteurs ne verront pas à l’oeuvre les théories de haut vol de Pierre Bourdieu sur la distinction révélée par l’« anatomie du goût », ni celles de Bernard Lahire qui, inversement, cherchent à montrer que la culture des individus ne constitue pas forcément un vecteur de différenciation sociale. L’auteur ne les ignore toutefois pas en examinant les données. Loin d’être un empiriste de stricte obédience, il n’est pas dupe face aux « enquêtes de participation » ou d’« emploi du temps » savamment élaborées, mais maintes fois sur la base du « domaine de compétence ou du champ d’intérêt de leurs commanditaires ». Si les précautions sont effectivement de mise sur le plan méthodologique, ces mêmes enquêtes sous-tendent des théories sujettes à prudence tant elles renferment « des biais culturels », pour ne pas dire une « représentation culturelle de la culture » (p. 12). Gilles Pronovost les débusque, les explicite et y remédie en montrant sur pièces les différences entre les nomenclatures et les dénominations utilisées d’un pays à l’autre, sinon d’une enquête à l’autre, afin de désigner et de cerner les activités culturelles et l’emploi du temps que comporte le menu des individus dans leur « temps libre » modulé selon l’âge. En raison de leur âge, les activités des jeunes sont riches en pratiques culturelles tandis que, à l’inverse, et contrairement au lieu commun, retraite précoce et temps libre ne font pas nécessairement bon ménage comme le montre l’analyse comparative des cas français et québécois dans le chapitre « Les retraités et la civilisation du loisir ».
Impossible ici de donner un aperçu exact de la somme d’informations contenues en neuf chapitres aux titres éloquents – par exemple, « le déclin de la télévision généraliste » – et vers lesquels les lecteurs se dirigeront selon leurs intérêts et sans nécessairement respecter l’ordre d’entrée. En plongeant dans les données et en suivant à la lettre le jeu des croisements brillamment orchestrés par son auteur, l’ouvrage nous apprend, par exemple, que le taux de lecture a chuté au Québec comme ailleurs, chez les jeunes principalement. En revanche, les bibliothèques gagnent en popularité, y compris dans les rangs de la jeunesse. La presse people –selon l’expression en vogue dans ce pays – ne cesse de progresser en France tandis qu’elle décline au Québec au profit des revues d’art ! La lecture est souvent motivée par les études ou le travail. Les taux d’assistance aux spectacles, aux concerts ou à l’opéra au Québec se comparent avantageusement aux données américaines et s’élèvent si on a soin d’ajouter la participation aux « spectacles de rue » (ou en plein air) qui, comme en France, progresse de manière fulgurante. Les arts visuels et le théâtre attirent des publics restreints, mais obtiennent la faveur des foules grâce à la médiation de la télévision. La médiatisation de la culture est d’ailleurs responsable, à bien des égards, de la popularité de nombreuses pratiques culturelles sous l’optique du temps d’écoute consacré aux médias qui se vouent à leur diffusion sur une large échelle. L’« idéologie » (p. 5) de la participation culturelle sous l’égide de la civilisation des loisirs correspond dans cette voie à une « démocratisation relative ».
L’analyse des données combine progressivement des considérations qui, en filigrane, donnent corps à la théorie qui cherche à expliquer la culture des individus. Les habitudes et activités passées au crible tendent largement à se former sous l’emprise de la culture populaire. La téléréalité et le divertissement à tout prix sont massivement prisés par rapport aux émissions et aux oeuvres dites « sérieuses » d’ailleurs délaissées par les responsables de la télévision, y compris des chaînes publiques. Serait-ce là véritablement la culture populaire ? Dans cette même perspective, on note de nos jours la tendance à vouloir composer son menu à la carte en matière de pratiques culturelles comme l’illustre la fragmentation de l’écoute de la télévision née de l’aptitude acquise par les téléspectateurs d’établir de leur propre chef l’horaire de leurs émissions de prédilection en recourant à un prix raisonnable aux chaînes et aux services spécialisés accessibles d’une simple pression du doigt. Dans cette voie, l’emploi du temps consacré aux pratiques culturelles tombe- t-il immanquablement sous le coup des médias/culture qui, chez nombre d’auteurs, désignent les « produits » issus des industries culturelles et élaborés selon les lois du marché ? À l’ère de l’individualisme ou plus exactement de l’individualisation, chacun s’imagine être responsable, à sa seule échelle, de son programme culturel, taillé sur mesure, alors qu’en vérité les mêmes productions, voire les mêmes pratiques culturelles figurent au menu de tout un chacun.
Sous cet apparent paradoxe, les pratiques culturelles tendent-elles aujourd’hui à défier les enquêtes de participation culturelle et d’emploi du temps ? Chacun peut composer à sa guise son programme musical sur son Ipod et l’écouter quand bon lui semble. Naviguer sur Internet se révèle de nos jours une activité culturelle malgré l’absence de ce moyen tangible qu’est l’imprimé. Comment établir le budget-temps de ces pratiques culturelles ? À ce chapitre, faute de données fiables, Gilles Pronovost ne tient pas compte de la navigation sur Internet qui, chez les jeunes, entre de nos jours dans leurs habitudes culturelles et correspond dans leur esprit à cette activité qu’est la lecture. Les enquêtes sur les pratiques culturelles accusent ici moins leurs limites ou leurs biais que la relativité de mesures issues d’une « représentation culturelle de la culture » basée sur une « vision occidentale de la culture » et les normes sociales en vigueur. La lecture attentive de Temps sociaux et pratiques culturelles convaincra ses lecteurs à cet égard tout en leur apportant une mine d’informations qui fait de ce livre un ouvrage de référence indispensable.