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La terre est bleue comme une orange
Jamais une erreur, les mots ne mentent pas
Paul Éluard
Prenez un mot au hasard, disons le mot « temps ». Ajoutez-en d’autres, comme courbes d’euphorie, distension, hyperbole, etc. Vous avez droit également à tous les adjectifs possibles : infini, défini, indéfini, par exemple. Pour la sociologie, arrêtez-vous à Georges Gurvitch. Ne mentionnez jamais Piaget. Si vous abordez le roman, ne faites surtout pas allusion à Proust. Si vous analysez quelque film remarquable, évitez Les temps modernes de Chaplin. Au cours d’un charivari, disons un colloque scientifique, mélangez le tout. Le résultat ? Un livre, qui l’eût cru ?
« Nous proposons un ouvrage entier sur le sujet [le temps], ne fût-ce que pour dire ces impossibilités », écrivent d’emblée les directeurs de l’ouvrage. Qui a dit qu’à l’impossible nul n’est tenu ? Car le lecteur est lui aussi convié à une mission impossible : comprendre ce dont il est question dans l’ouvrage. D’autant plus qu’il est farci de notions de sens commun (du genre « l’homme est condamné au temps ») et d’affirmations très surprenantes (du genre « Autre signe des temps (…), l’Histoire connaît une glorieuse résurrection universitaire »).
Seize textes composent cet ouvrage, tiré du VIIIe colloque international de la Société de sémiotique, tenu pendant un congrès de l’ACFAS en 2002. L’hétérogénéité inévitable qui en résulte peut être illustré par le fait que l’on traite, entre autres, de L’apocalypse, du Coran, de contes d’enfants et des miniatures turques ! Quelques textes se concentrent sur certains films (dont Amadeus de Milos Forman), d’autres sur quelques romans.
Les registres d’analyse sont donc fort nombreux et les contradictions tout aussi multiples.
Ainsi, dans le premier texte, Jacques Fontanille, de l’Université de Limoges, tout en reconnaissant que la place accordée au temps dépend bien entendu de la perspective théorique et épistémologique retenue, n’en avait pas moins soutenu auparavant que, quelle que soit l’approche, philosophique, littéraire, etc., « les conceptions du temps… sont strictement déterminées par des contraintes et des stratégies énonciatives » (p. 7). Bref, pensez ce que vous voulez, c’est la sémiotique qui a raison. Le même auteur nous informe également que « Le temps est un circonstant du procès » (p. 8) et qu’il est aussi « une substance » (p. 53).
Nous ne sommes pas au bout de nos peines, puisque Louis Hébert, de l’Université du Québec à Rimouski, se fait fort de décrire, graphiques à l’appui, 27 « courbes d’euphorie esthétique ». C’est, précise-t-il, pour nous permettre de mieux comprendre « la corrélation entre temps et intensité des effets esthétiques d’une production sémiotique » (p. 60). À titre d’information, le Boléro de Ravel correspond à sa 23e courbe.
Fait légèrement contrepoids à ce déluge de mots, une petite étude sur Saussure, d’un chercheur sud-coréen (Yong-Ho Choi), où l’on présente comme une véritable découverte que les signes circulent au sein des sociétés, que leur valeur y est déterminée et que leur signification en découle (« l’hypothèse de la socialité »). L’hypothèse sociale est aussitôt mise au rancart dans une étude d’André Petitat, de l’Université de Lausanne, qui fait l’analyse des contes formulaires (contes comportant des actions répétitives) ; l’auteur traite de la genèse de la notion de temps sans jamais citer Piaget et nous informe que les séries répétitives des contes pour enfants « sont interprétées comme des déroulements temporels des virtualités du concept » (p. 99).
Un peu dans la même veine, Lucie Guillemette, de l’Université du Québec à Trois-Rivières, présente une étude d’oeuvres littéraires pour la jeunesse. Au départ, l’auteure nous prévient de ceci : « Avec la fin des grands mythes fondateurs et le déclin des anciens paradigmes annoncés par les penseurs de la postmodernité, les systèmes explicatifs émanant des domaines du savoir sont intégrés dans des champs de rationalité » (p. 114). Rangeant vite Greimas dans le camp des méthodologies immanentes et Benvéniste dans celui de la subjectivité du langage, elle semble leur préférer un « scénario intertextuel ». La conclusion qu’elle en tire ? « À la lumière du corpus d’oeuvres littéraires pour la jeunesse interprété ici, l’intertextualité est saisie comme un élément participant de la narrativité qui permet d’actualiser des significations au moyen du dialogue établi entre texte citant et texte cité » (p. 130). CQFD !
Nous ne sommes pas au bout de nos peines. Se succèdent alors deux courts textes interprétatifs, l’un de L’Apocalypse, l’autre du Coran, le tout suivi d’un chapitre portant sur l’étude du phénomène des meurtres en série en tant que partie prenante du capitalisme.
Inspiré des études classiques de Bourdieu sur l’Algérie, le chapitre rédigé par Mahmoud Abdesselem, de l’École nationale d’architecture et d’urbanisme de Tunis, offre un panorama classique, trop rapide, sans surprise, des sociétés traditionnelles arabo-mulsulmanes : temps des rites, temps mystique, valeurs temporelles dominantes. S’inspirant de l’étude qu’il a menée auprès d’une communauté oasienne du sud de la Tunisie, il constate bien entendu que « les temporalités se diversifient », en particulier chez les jeunes.
Suivent six chapitres qui auraient gagné à être mieux identifiés dans une section appropriée. Ils ont pour spécificité de se porter vers l’analyse du temps dans l’art, autour d’études sur des miniatures, des films, des romans et des peintures. Le temps semble figé dans les miniatures turques étudiées, aboli dans les oeuvres de Paul Klee, dédoublé entre récit et narration dans le film Amadeus.
Claude Zilberberg, spécialiste de la sémiotique tensive, à qui on a rendu hommage l’an passé à l’Université de Paris V, signe : « Du récit au discours ». Dans ce dernier texte d’une rare érudition (il est d’ailleurs le seul à citer brièvement Proust), au style relativement hermétique, il pose la question centrale de la relativité culturelle et historique de nos façons de construire des discours sur nous-mêmes. En découle notamment, dans un vocabulaire qui lui est propre et souvent difficile à décoder, ce qu’il désigne par les « valences intensives de tempo et de tonicité qui le dirigent », c’est-à-dire, au fond, nos manières arbitraires de nous inscrire dans une durée fictive par l’artifice de notre langage.
Au terme de la lecture de cet ouvrage, je ne suis pas convaincu que nous en savons davantage sur le temps, sinon qu’il interroge les sémioticiens et que ceux-ci peinent à définir leur questionnement. Comment en serait-il autrement pour une question pratiquement éternelle qui a hanté les philosophes et les artistes ? Donnons aux auteurs de cet ouvrage le bénéfice du doute.