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Les changements démographiques font actuellement couler beaucoup d’encre au Québec. Si certains envisagent la chose avec optimisme, en règle générale c’est plutôt la vision « apocalyptique » qui a la cote. Loin de calmer le jeu, le récent ouvrage de Jacques Henripin, Pour une politique de population, est à ce propos passablement alarmant. Selon lui, si rien n’est fait, le Québec court directement à la catastrophe. Sa parution en 2004 a fait moins de bruit que celle, plus récente, du manifeste « Pour un Québec lucide » des Lucien Bouchard et compagnie. Pourtant, constats et solutions sont similaires…
Henripin ne prétend pas se substituer aux deux gouvernements. Fort de plus de 40 ans de carrière en démographie et en économie à l’Université de Montréal, il a simplement cru utile de mettre en ordre les jugements qu’il porte sur la démographie québécoise depuis quelques décennies et de suggérer un certain nombre de remèdes possibles. Cela se traduit par un ouvrage d’une centaine de pages, rédigé en termes accessibles et comportant deux parties principales. La première sert à exposer les principaux aspects de la démographie québécoise qui causent actuellement des difficultés et en causeront davantage dans les décennies à venir. La seconde propose quant à elle une série de mesures pour faire face à ces « prétendues » difficultés. Il s’agit ni plus ni moins de jeter les bases de ce qui pourrait devenir une politique de population, c’est-à-dire « un ensemble de mesures cohérentes […] pour corriger des aspects indésirables d’une population [… ou] pour mieux adapter l’organisation sociale à ces aspects démographiques indésirables, si l’on estime que les corrections elles-mêmes sont peu réalisables ou insuffisantes » (p. 11).
Quels sont les aspects de la démographie québécoise que le démographe juge « indésirables » ? Ils sont au nombre de cinq : il s’agit de la décroissance de la population, de l’augmentation du nombre de personnes âgées, de l’effritement de la famille, de la composition ethnique et linguistique et de la composition professionnelle de la population active. L’analyse de ces aspects est assez succincte, l’auteur se contentant de brosser à grands traits l’essentiel des éléments qu’il juge problématiques. On y perd malheureusement au change, le portrait qu’il brosse demeurant passablement impressionniste et les démonstrations scientifiques se faisant assez rares. Cela est d’autant plus malheureux qu’à certains égards, les interprétations qui sont faites sont parfois discutables. C’est le cas, par exemple, de la question de la décroissance démographique pour laquelle, faute d’arguments scientifiques solides, l’auteur se contente de quelques exemples historiques, tirés des travaux d’Alfred Sauvy (un nataliste), pour montrer que la décroissance est problématique. « Faute de démonstrations, il est peut-être sage de s’en rapporter à l’histoire et de favoriser une croissance modérée », conclut-il simplement (p. 20). Or, ce que nous dit l’histoire selon lui, c’est qu’historiquement les sociétés à forte croissance démographique ont été économiquement plus dynamiques. Ce constat est discutable pour au moins deux raisons. D’une part, contrairement à ce que laisse entendre Henripin, il ne semble pas exister de preuves « historiques » du lien entre croissance économique et croissance démographique (Bourdelais, L’âge de la vieillesse : histoire du vieillissement de la population, 1997, chapitre 9 en particulier.) D’autre part, à l’heure de la surconsommation et du réchauffement climatique, on peut se demander s’il est vraiment raisonnable de continuer à miser sur le développement économique comme moteur du développement des sociétés. Avec toutes les menaces environnementales, la décroissance des populations occidentales n’est peut-être pas une si mauvaise nouvelle finalement…
Dans la même veine, les constats se rapportant au vieillissement démographique sont également discutables à certains égards. Essentiellement, deux éléments liés au vieillissement apparaissent particulièrement problématiques selon l’auteur : il s’agit du gonflement des dépenses publiques de santé et de pensions et de l’accroissement de la solitude des personnes âgées. Sans nier le fait que l’augmentation de leur nombre amènera sans doute une croissance des dépenses sociales, il est un peu moins évident que l’augmentation sera de l’ordre de grandeur de celle qu’Henripin laisse supposer (du simple au double selon lui). Dire cela, c’est nier le fait que les personnes âgées de demain seront fort différentes de celles d’hier et d’aujourd’hui, probablement en meilleure santé et certainement plus riches et plus autonomes. Or, cela aura sans doute des conséquences sur les dépenses sociales et leur financement. De même, lorsque l’auteur parle de l’accroissement de la solitude des personnes âgées, il omet encore une fois de prendre en compte le fait que les vieux de demain seront différents de ceux d’hier et d’aujourd’hui. Certes, ils auront eu moins de frères, de soeurs et d’enfants et auront été plus susceptibles d’avoir connu des épisodes de précarité conjugale. Et alors ? Ne seront-ils pas justement plus aptes à conjuguer avec la solitude et à former des liens « extra-familiaux » ? Cette supposée « lacune » des vieux de demain pourrait finalement très bien être une force qu’ils sauront utiliser aux âges avancés.
Mais au-delà des constats, quelles sont, concrètement, les solutions que propose Henripin ? L’auteur suggère de jouer sur tous les fronts, en tentant de « corriger » le mieux possible l’évolution démographique et en cherchant à en atténuer les conséquences indésirables. Évidemment, pour un nataliste comme Henripin, la solution ultime est l’augmentation de la natalité. Pour ce faire, il propose de revoir et d’augmenter les allocations familiales, de favoriser les mesures de conciliation travail-famille et… de privatiser certaines écoles ! Considérant toutefois que la cause principale de la dénatalité est le déclin de la famille associée à la culture de l’immédiat, l’auteur suggère de revaloriser la famille en renforçant les droits et les devoirs des personnes vivant en union libre et en allégeant ceux des personnes légalement mariées, le tout dans le but de rendre le mariage plus attrayant. Il propose également de récompenser davantage les auteurs dont la pensée éthique est plus exigeante et suggère, dans un souci franchement moins démocratique, de donner aux parents le droit de voter à la place de leurs enfants.
Conscient malgré tout des faibles chances qu’on parvienne à retrouver une fécondité de remplacement, l’auteur suggère de miser également sur l’immigration. Pour ce faire, il recommande diverses mesures visant à rendre le Québec plus attrayant : allégement des charges fiscales, réduction de « l’effervescence nationaliste » des francophones, amélioration de l’enseignement des langues officielles, etc. Il demeure néanmoins qu’Henripin est loin de croire que l’immigration est la solution à privilégier, celle-ci étant non seulement un mauvais substitut aux naissances, mais étant souvent problématique dans un Québec qu’il qualifie de « xénophobe » à l’instar de plusieurs autres sociétés à travers le monde. En somme, pour lui, l’augmentation de l’immigration doit se faire de manière prudente.
En dehors de ces solutions visant à « corriger » le ralentissement démographique, Henripin propose quelques idées pour adapter la société aux conséquences de cette évolution inéluctable. Concernant le vieillissement de la population, il recommande le recul de l’âge de la retraite, la capitalisation des régimes de pension, la libération des régimes de retraite privés de la dépendance des entreprises et, à défaut d’une privatisation du système de santé, l’instauration d’un ticket modérateur dans les hôpitaux. Enfin, concernant l’évolution tant linguistique que professionnelle, l’auteur énumère une série de mesures telles que l’assouplissement des règles linguistiques, l’amélioration de l’enseignement du français et de l’anglais, la remise en question du rôle des cégeps et la revalorisation des professions manuelles et semi-manuelles. Notons que pour l’auteur, les principaux problèmes ayant trait à la composition ethnique et linguistique sont liés à la montée du nombre d’allophones et à la piètre qualité de la langue française. Quant à la composition professionnelle, il déplore la dévalorisation des professions manuelles et semi-manuelles et le contingent d’étudiants « qui n’ont pas grand-chose d’intéressant à faire à l’université » (p. 36).
On le voit, le champ d’action que propose Henripin est relativement large. Il est indéniable que cela intéressera tous ceux qui s’inquiètent des changements démographiques qui se produisent actuellement. En revanche, ceux qui désirent approfondir leur réflexion sur ces changements démographiques resteront sur leur faim, seule la vision apocalyptique du phénomène nous étant présentée. Cela est évidemment dommage car à l’heure où on nous dit d’être lucides, le besoin d’une telle réflexion se fait cruellement sentir. N’est-ce pas justement la tâche des sciences sociales ? C’est peut-être ça finalement la contribution la plus utile qu’un démographe de carrière aurait pu nous donner.