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Après les études de Claude Galarneau (1959), Hans-Jürgen Lüsebrink (2002) et Jacques Blais (2004), le défi était de taille de cerner une vie polyvalente et complexe avec une documentation lacunaire, qui se limite pour l’essentiel à une oeuvre publiée et peu diffusée à l’époque de sa parution. Jean-Phillipe Warren, qui a pu bénéficier des travaux d’édition de textes de Nevers, de Lüsebrink et de Blais, n’aurait restitué que la trame et les tensions de cette vie que l’entreprise eût valu la chandelle. Car il faut porter attention aux tensions de la vie et de la pensée de Nevers pour comprendre que et comment l’homme puisse encore nous parler.
Car à qui de Nevers a-t-il parlé ? On compte certes quelques recensions à la parution de ses livres à diffusion très restreinte, mais qu’en est-il des lectures de l’oeuvre et de son intégration dans une réflexion postérieure ? Tardivel l’a-t-il lu ? Et Groulx ? Et Montpetit ? Et Laurendeau ? Comment de Nevers a-t-il fait son chemin dans la pensée québécoise ? L’ouvrage n’aborde pas cette question et tient pour acquis qu’on connaît la place de Nevers dans un panthéon local de penseurs et d’essayistes et que cette place est évidente.
L’auteur, qui a la fierté répétée de son humilité (p. 13-15), nourrit peut-être sa biographie de l’ambiguïté même de son protagoniste dont il écrit qu’il est « parfaitement atypique et singulièrement représentatif ». Imaginons un botaniste qui aurait à classer cette espèce dans une taxonomie. Dans sa conclusion qui n’en est pas une et où l’auteur continue de penser son personnage, il peut écrire : « la logique de Nevers est chaque fois identique : devant toute idée nouvelle, devant tout phénomène inédit, son conservatisme l’emporte immanquablement… » ; et, dix lignes plus bas : « Au fond, Nevers croit trop profondément au progrès pour suivre la pente de son conservatisme » (p. 280). Le biographe ici n’est pas entomologiste : il épingle plus difficilement son sujet et les formes et couleurs du papillon sortent peu découpées sur la planche. Peut-être s’agit-il d’une lecture postmoderne de Nevers, une lecture éclatée, jongleuse et qui se refuse au risque d’une clôture même minimale. L’ambiguïté est-elle ici dans l’objet ou dans le sujet ?
L’approche est globalement chronologique et en raison des sources disponibles aux différentes périodes – les textes imprimés pour l’essentiel –, l’insistance est plus ou moins sur la vie ou sur la pensée de Nevers. L’auteur suit de Nevers à la haute altitude de grandes intuitions détectées au collège et dont il cherche la récurrence au fil de la vie plutôt qu’à la basse altitude d’une pensée qui se formerait, se nommerait, hésiterait, se souviendrait, s’accomplirait ou pas. Il y a quelque chose du biographe-narrateur omniscient dans le style de J.-P. Warren (p. 18, 23, 29, 37, 46, 60, 67, 157, 266) qui fait parler, vivre, éprouver « un pincement d’ennui », sentir intensément son personnage. Il n’est pas sans intérêt de s’interroger sur les incidences épistémologiques d’une telle posture du biographe.
Le lecteur se demandera aussi si l’auteur lui-même n’a pas de sérieux doutes sur l’originalité intellectuelle et politique même de Nevers. Les idées formulées dans L’avenir du peuple canadien-français sont « monnaie courante » (p. 121) au moment de la publication du volume pour ne pas dire que l’ouvrage « répète une rhétorique banale et simpliste » (p. 122). Quant au « programme » de Nevers, il « reprend le triptyque qui est devenu le lieu commun de son époque : éducation, culture, colonisation » (p. 216). L’identification de ce qui serait original dans la pensée de Nevers s’imposait donc a fortiori, et je ne suis pas certain que le lecteur trouvera dans cette biographie cet impératif d’une clarté minimale. Cette faiblesse tient pour une part au manque de contextualisation de la vie et de la pensée du protagoniste. Je prendrai comme signe de cette faiblesse les propos de M. Warren sur l’appartenance de Nevers au clan des dreyfusards. Non seulement le lecteur ne pourra pas savoir à partir de quelle source de Nevers est déclaré avoir été dreyfusard dès 1891 (p. 199), mais aucune référence aux études sur le dreyfusisme au Québec ne permet de voir si et comment de Nevers serait « parfaitement atypique et singulièrement représentatif ». Même carence à propos de ces « Revendicateurs des droits et prérogatives de la langue française dans la province de Québec » de 1902 (p. 244) : où s’insèrent-ils précisément parmi tous ces dénonciateurs de « L’anglicisme, voilà l’ennemi », de Buies à Tardivel et à la Ligue des droits du français ? Si l’auteur a voulu faire « un essai où pensée intellectuelle et itinéraire biographique se complètent et se répondent dans un constant chassé-croisé interprétatif » (p. 14), le charme de la dialectique langagière n’agit pas au point de faire oublier l’absence d’un chassé-croisé entre l’itinéraire biographique et l’itinéraire sociologique. L’approche demeure endogamique, avec çà et là quelques sorties exogamiques.
Du point de vue éditorial, les sources des affirmations sont souvent absentes : sur l’alphabétisation à Nicolet (p. 24), sur la lecture de Baudelaire (p. 53), à titre d’exemples. Quant aux « chaires de philosophie » (p. 32) et aux « cellules » (p. 41) d’étudiants dans les collèges classiques, je n’en ai pas rencontré. Le château Ramezay est à Montréal ; le château Ramsez (p. 213) est peut-être à Alexandrie. Mallarmé rime avec Stéphane et non avec « Gustave » (p. 223). Idem devrait s’employer dans les notes pour indiquer la répétition du même auteur, ibidem, celle du même titre.
Bouclant jusqu’à un certain point les études de C. Galarneau, P. Trépanier, F. Ricard et les introductions et chronologie de H.-J. Lüsebrink et J. Blais, M. Warren fournit une trame pour suivre dorénavant de Nevers, une trame enrichie à propos de sa vie aux États-Unis. La biographie se termine par un chapitre conclusion dont la formule est peut-être un fragment présocratique : « Tenir les deux bouts de la vérité et tout l’entre-deux ». Où est le sphinx ?