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Dans la rédaction de ce compte rendu, je décline dès le départ toute prétention à l’objectivité. Je m’en suis déjà souvent expliquée, tant à l’oral qu’à l’écrit : je suis une fan de cette entreprise qui au début semblait démesurée et s’impose désormais comme un travail essentiel tant pour les sociologues, les historiens que les spécialistes de la littérature québécoise.
Avec les sept tomes du Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec, les deux tomes de L’histoire de l’édition littéraire au Québec sous la direction de Jacques Michon et ceux de L’histoire sociale des idées de Yvan Lamonde, notamment, on dispose désormais d’excellentes synthèses sur l’activité intellectuelle au Québec, sous toutes ses coutures, ou presque. À cet égard, La vie littéraire au Québec constitue la synthèse des synthèses, la vue d’ensemble du champ littéraire, en même temps qu’au-delà de ce que son titre pourrait laisser croire, une histoire sociale, voire une sociologie, de la littérature.
À chaque tome – l’équipe sous la direction de Denis Saint-Jacques et Maurice Lemire en est déjà au cinquième – l’entreprise gagne en profondeur. Les deux premiers tomes décrivaient les prolégomènes et les balbutiements de cette vie littéraire, avec un luxe de détails que les suivants ne peuvent égaler dans un nombre de pages oscillant autour de 500 pour le texte, sans compter les annexes ; la bibliographie à elle seule, dans les deux derniers tomes (1870-1894) et (1895-1918), court sur une bonne centaine de pages. À l’orée du vingtième siècle, le champ littéraire, au sens de Bourdieu, apparaît clairement avec ses avant-gardes et ses institutions, ses générations et ses instances de consécration ; les sciences sociales se détachent graduellement de la littérature et le journalisme consacre sa rupture avec celle-ci. La référence Bourdieu tient toutefois davantage au traitement qu’à des références explicites. Les auteurs situent les oeuvres littéraires dans leur contexte social-historique de production et de réception, sans les y réduire. Ce contexte, soit dit en passant, ne se réduit jamais aux frontières du Québec ou de la Laurentie. Nul déterminisme du champ, aucun sociologisme n’est à l’oeuvre dans les propos des auteurs.
Pourquoi se pencher sur la période allant de 1895 à 1918 ? Le découpage temporel ayant été expliqué au début de l’entreprise, on n’y revient pas dans ce tome ; le lecteur qui aborderait directement celui-ci déduirait facilement que ces dates marquent à la fois la naissance de l’École de Montréal en 1895, et la parution en 1918 de la revue Le Nigog et du Manuel d’histoire de la littérature canadienne-française de Mgr Camille Roy, autrement dit, le passage à la modernité. En fait ce dernier concept est étranger à la discussion des auteurs, articulée autour des notions de légitimité et d’autonomie du champ littéraire national (lire québécois), ce que reflètent les sous-titres ; après « la voix française des nouveaux sujets britanniques », « le projet national des Canadiens », « un peuple sans histoire ni littérature » et « Je me souviens », ce cinquième tome porte en sous-titre : « Sois fidèle à ta Laurentie ». Si l’allusion à la Laurentie peut sembler évidente et transparente pour qui connaît déjà la période, elle n’est pas plus discutée que les balises temporelles. Cette époque a ceci de particulier que s’y manifeste pour la dernière fois de façon aussi explicite la rencontre du littéraire, de la politique et de l’histoire ; s’il y a dissociation croissante, voire rupture, elle n’est pas encore consommée, comme l’indique cette référence à la Laurentie. Avec l’institutionnalisation du champ, la littérature se fera peut-être engagée, mais réclamera son autonomie du politique, comme la querelle des régionalistes et des exotiques, autrement dit des revues Le Terroir et LeNigog, le laisse entrevoir. Au tournant du siècle, Montréal devient le centre de la vie littéraire québécoise, et si le tome s’ouvre avec la naissance de la susmentionnée École de Montréal, ce n’est pas par hasard, mais la marque de la nouvelle organisation spatiale qui accompagne l’institutionnalisation.
Comme dans les autres tomes, on parle des oeuvres, mais somme toute assez peu, car l’accent porte sur le contexte où elles se déploient. En fait, d’un tome à l’autre, la période couverte rétrécit en même temps que le nombre d’oeuvres augmente, d’où le sentiment qu’on parle de moins en moins de ces dernières. Ceci est évidemment compensé par le fait que les monographies et études spécialisées se font de plus en plus nombreuses à traiter divers aspects de la vie littéraire, auxquelles le lecteur peut recourir pour en savoir plus. En fait, c’est à la fois la vertu cardinale et le défaut inhérent à l’entreprise : c’est un travail de synthèse, et un travail colossal, faut-il le préciser. L’équipe cite abondamment les textes de l’époque, souvent tirés des périodiques, et dans l’ensemble il y a assez peu de références en bas de page. À cet égard, le dépouillement systématique des revues et journaux livre une foule d’informations sur la vie littéraire – et pas seulement sur la réception. De plus, l’iconographie est abondante et toujours bien choisie, contribuant à rendre l’ouvrage moins austère.
S’il s’agit d’une synthèse, les auteurs fournissent par ailleurs de nombreux matériaux aux historiens et sociologues : plus de 100 pages de bibliographie, mais aussi un index et une chronologie non seulement de la parution des oeuvres les plus importantes, mais aussi de la vie littéraire – naissance d’une revue, ouverture d’un théâtre ou d’une bibliothèque, adoption d’une loi ayant des incidences sur la vie littéraire – au Québec ainsi qu’en Amérique du Nord et en Europe (sous d’autres cieux, c’est l’époque de l’affaire Dreyfus, puis de la Grande Guerre). Autre marque de la générosité des auteurs, les notes biographiques sur quelque 90 écrivains et 20 écrivaines. Les auteurs soulignent fort à propos que l’entrée des femmes dans le champ littéraire s’effectue au début du XXe siècle par le journalisme, comme cela avait été le cas au XIXe de plusieurs de leurs confrères masculins.
Trop long cet ouvrage ? J’aurais volontiers lu quelques pages de plus sur l’École de Montréal et la constitution du champ, sur les querelles entre Le Nigog et Le Terroir, sur les liens avec la France ou les États-Unis. Les matériaux sont livrés dont divers lecteurs tireront profit en fonction de leurs intérêts disciplinaires propres. Je terminerais bien avec une formule du genre « vivement le prochain tome », mais je m’en voudrais de mettre une pression indue sur l’équipe.