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La seizième des vingt-quatre histoires régionales prévues par l’IQRC, Histoire de Beauce-Etchemin-Amiante est parue. Ce trio surprend : nous sommes habitués à l’idée d’une Beauce circonscrite à ce qui fut pendant longtemps le comté municipal de Beauce. Voici qu’on y ajoute, sur toute la longueur de ce noyau central, une parfois deux paroisses à l’est et à l’ouest jusqu’à inclure Sainte-Claire, Lac-Etchemin et Thetford Mines. D’une rivière et sa vallée, nous passons à deux rivières et trois sections du vaste plateau appalachien. Les auteurs justifient cette expansion par la dominance du paysage, le point de vue des habitants et certaines tendances structurantes. À y regarder de près, le lecteur leur donnera probablement raison, mais non sans quelques hésitations, car bien des sections de l’ouvrage lui rappelleront sa vision d’une Beauce étroitement liée à la Chaudière, entre autres, les pages consacrées aux origines, celles (738-765) qui présentent « Un exemple de mutation régionale : La Beauce au milieu du XXe siècle », sans parler de cette carte de la page 741 intitulée « Seigneuries et cantons de la Beauce », qui donne comme Beauce le grand ensemble délimité par les auteurs. Finalement il admettra vraisemblablement le choix de ceux-ci quand il lira à la page 943 : « Malgré des origines et des traits communs, cette “région” n’est encore qu’en gestation, avancée certes, mais non encore suffisamment pour qu’on n’y distingue pas trois entités différentes… ». Malheureusement le plan de l’ouvrage et le partage de la recherche et de l’écriture ont fait qu’on ne trouve nulle part une vraie synthèse des forces de rassemblement, mais quiconque fera l’effort d’un regard rétrospectif sur l’ensemble de l’ouvrage repérera vite les éléments essentiels qui, en gros, font passer le territoire d’un assemblage de communautés juxtaposées à un réseau de pôles intégrateurs. Ici comme en bien d’autres régions du Québec, l’organisation territoriale en réseaux polarisés se concrétise de plus en plus.
Pour plusieurs raisons, il est impossible de résumer ici cet ouvrage, encore plus de rendre compte de toute sa richesse : des siècles d’histoire depuis le monde amérindien jusqu’à maintenant en quatre parties couvrant plus de mille pages et divisées en seize sections où 14 auteurs et 6 collaborateurs abordent tous les aspects d’une société en développement. L’ensemble suit un axe historique : « Un milieu riche depuis longtemps fréquenté », « La formation des compagnes », « L’ère urbaine et industrielle (1850-1960) », « La période actuelle ». On le voit, aucune délimitation chronologique stricte : les seuls repères chiffrés renvoient à des décennies, ce qui laisse deviner un certain flottement, un réel respect des diverses temporalités en présence. C’est qu’on a centré chaque période sur un type de développement et un état de société, et dans chaque cas c’est une structure d’ensemble qui s’esquisse, progresse et se transforme. En résumé, l’ouvrage nous conduit d’un territoire amérindien d’échanges et de compétition où interviennent Britanniques et Français à une société agricole qui s’industrialise, traverse la Crise tant bien que mal puis se diversifie et se modernise dans tous les domaines suivant à son rythme à peu près la même trajectoire que la société québécoise dans son ensemble. On présente chacune des grandes parties de façon à rendre compte d’un type de structure sociale et de ses caractéristiques, d’où des insistances particulières, des centres d’intérêt variables et de plus en plus diversifiés et des stratégies de présentation différentes. Ainsi religion et Église, éducation, agriculture et industrie, vie municipale, communautaire et culturelle tiendront une place plus ou moins importante selon les périodes. Notons comme exemple la large part accordée aux villes de l’amiante et les cinquante-six pages consacrées aux « expressions culturelles » de la « Période actuelle ». D’un certain point de vue, on pourrait dire qu’on passe d’un monde à dominance religieuse à un monde à dominance culturelle en même temps qu’on va d’un monde agricole à un monde industriel. Ajoutons qu’à l’enchaînement des analyses générales s’ajoute la présentation, souvent en encart, d’évènements, de situations « exemplaires » et de personnages clés ou simplement caractéristiques, ce qui contribue à rendre plus concrets certains traits de la région et de sa population : villages typiques, épisodes des luttes des mineurs de Thetford et d’Asbestos, venue de travailleuses polonaises à St-Georges, ruée vers l’or sur la Chaudière, succès des gâteaux de Rose-Anna Vachon à Sainte-Marie…, les Taschereau, Édouard Lacroix, Ludger Dionne, Joseph D. Bégin, le héros Henri-Séverin Béland, etc.
Mais qu’est-ce qui retient surtout l’attention dans cette Histoire ? Bien sûr il y a ce qu’on appelle le miracle beauceron, mais le phénomène est récent et les avis sont partagés à son sujet : le succès des dernières décennies ne serait peut-être pas si miraculeux qu’on le croit. Aussi, plutôt qu’au miracle, il semble plus juste, à la suite des auteurs, de s’arrêter à certains éléments caractéristiques de la réalité régionale susceptibles d’en avoir orienté fortement le destin, de continuer à le faire maintenant et dans l’avenir. Je citerai deux cas, l’un d’ordre géographique et historique, l’autre relatif à la diversité des contextes socioéconomiques.
Premièrement, s’impose un fait géographique fondateur aux conséquences multiples et toujours imprévisibles : le voisinage des États-Unis. Certes Beauce-Etchemin-Amiante n’est pas la seule région du Québec à connaître ce voisinage, mais celui-ci se présente différemment selon les territoires frontaliers. La Richelieu était en grande partie navigable dès l’époque des découvreurs et elle le deviendra entièrement par la suite grâce à la canalisation. Elle sera assez tôt doublée d’une route puis d’une voie ferrée qui reliera Montréal à ce qui deviendra le grand complexe urbain, industriel et portuaire de la côte atlantique américaine. Depuis toujours voie de commerce, cette vallée qui traverse de riches terres agricoles s’est industrialisée et s’y sont développés des centres importants de commerce, de services et de vie culturelle. Les Cantons de l’Est, eux, n’auront eu d’abord que des liens terrestres, des sentiers puis des routes, avec leurs voisins du sud, le long de quelques vallées. Mais assez tôt la région se trouva desservie par de grandes lignes du réseau ferroviaire continental, donc reliée à Montréal et aux grandes villes de l’Est américain, ce qui fera de Sherbrooke un carrefour important. En Beauce, la Chaudière et la Kennebec n’ont jamais été navigables que sur de courtes sections, très courtes par temps de sécheresse, et on a mis du temps à relier par route à Québec et aux plus proches villes américaines les territoires qu’elles baignent. Quant aux chemins de fer, ils n’ont jamais fait communiquer directement la région ni avec Montréal ni avec des pôles américains importants. Deux lignes la traversent. L’une, du Canadien Pacifique, qui va de Montréal à Saint-Jean au Nouveau-Brunswick, passe au sud de la Beauce à la hauteur de Mégantic avant de pénétrer dans le Maine où elle croise une section du réseau américain ; l’autre, du Québec Central, va de Québec à Newport (Vermont) via Sherbrooke avec deux embranchements, l’un de Vallée-Jonction à Mégantic et l’autre de Vallée-Jonction à Lac-Frontière. Le premier est maintenant fermé de même que le tronçon Sherbrooke-Newport. L’autoroute qui longe la Chaudière date de la fin des années soixante-dix seulement et ne dépasse pas encore Saint-Joseph. Ces conditions de base ont eu certaines conséquences. Je simplifie : comparativement à ce qui s’est passé dans la vallée du Richelieu et dans les Cantons de l’Est, en Beauce-Etchemin-Amiante, quoique amorcé tôt, le peuplement a progressé lentement, les contacts avec la vallée du Saint-Laurent sont demeurés longtemps difficiles, surtout avec Montréal ; les relations avec les Américains se sont limitées jusqu’au milieu du XXe siècle à un voisinage local centré surtout sur les échanges agricoles, le commerce du bois et les migrations saisonnières ou permanentes de travailleurs. Il en est résulté un milieu relativement isolé où ont appris à se côtoyer et à s’inventer un avenir, Français, Amérindiens, Américains et Britanniques des Cantons. Cela suffit pour fonder l’hypothèse non seulement d’une mentalité, d’une façon de faire et d’une dynamique sociale propres et différentes de ce qu’on pourrait observer dans les Cantons de l’Est ou en Montérégie. Il serait donc fort intéressant de comparer la Beauce aux autres régions frontalières États-Unis–Québec depuis le Témiscouata jusqu’au Haut Saint-Laurent.
Deuxièmement, et ce qui précède y est certainement pour quelque chose, le type d’industrialisation de Beauce-Etchemin-Amiante semble marqué d’une diversité particulière. Miracle ou non, la Basse-Beauce, c’est-à-dire la vallée de la Chaudière de Saint-Maxime-de-Scott à Saint-Georges, ou à peu près, constitue incontestablement le noyau le plus ancien et le plus important de développement économique de la région, mais qu’en est-il de Thetford et ses environs, de Sainte-Claire et de quelques autres petits centres ? Tous ces points sont-ils vraiment interreliés et comment ? Quoi qu’il en soit, ils donnent à la région une physionomie et probablement aussi une dynamique propres. À grands traits et au risque d’être injuste, voici quelques éléments qui laissent entrevoir l’identité de chacun et, quelque peu, leurs interrelations.
Sur la Chaudière, de Scott à Saint-Gédéon, se trouve le plus grand nombre d’entreprises de la région, surtout des PME, quelques grandes (à l’échelle locale), dont aucune ne domine l’ensemble. Elles sont en grande partie des créations d’un entrepreneuriat local très actif. S’ajoute à cela une structure forte de commerces et de services régionaux dont deux hôpitaux et un collège. Les principales municipalités urbaines se sont montrées très actives dans divers secteurs de développement, entre autres ceux des services et la culture. Thetford, en plein plateau appalachien, a vu dès l’origine son économie dominée par les mines d’amiante, mais jamais par une seule compagnie, ce qui a favorisé très tôt une forte vitalité municipale. Pour contrer les effets de la crise de l’amiante, une certaine diversification industrielle s’est amorcée grâce à des actions concertées de la municipalité et de divers agents communautaires, mais sans que ne se constitue un entrepreneuriat comparable à celui de la Basse-Beauce. À cela s’est ajouté un ensemble de commerces et de services régionaux dont un hôpital et un collège. À Sainte-Claire, sur l’Etchemin, l’économie repose sur une seule grande entreprise d’origine locale, Prévost Car, qui fut acquise récemment par l’internationale Volvo, et sur quelques petites PME. L’entrepreneuriat local est peu important, le secteur des commerces et services plutôt local que régional et l’action municipale limitée. Chacun de ces trois pôles possède donc une infrastructure particulière à laquelle correspond un type d’entrepreneuriat et d’action municipale, une emprise régionale différente et certainement une société marquée de traits caractéristiques. Les auteurs l’indiquent d’ailleurs clairement dans le cas de Thetford en notant que la présence de plusieurs compagnies minières en compétition a permis, et parfois forcé, la municipalité, les syndicats et d’autres agents locaux à s’impliquer très tôt dans le développement de la ville et de ses services. Quelles identités y a-t-il derrière ces différences ? Il faudrait y regarder de plus près. Qu’est-ce qui peut réunir en réseau ces trois centres, quelles complémentarités structurales ou fonctionnelles ? Non pas vraiment les industries, très peu les commerces, mais beaucoup les administrations municipales et régionales, beaucoup les services publics d’éducation et de santé et la vie culturelle. Quoi d’autre ? Et si on comparait le réseau des pôles de Beauce-Etchemin-Amiante à celui de la Montérégie ou d’autres régions à pôles multiples, que trouverions-nous ? Histoire de Beauce-Etchemin-Amiante ne pouvait répondre à toutes ces questions, mais elle fournit généreusement matière à les poser et à donner le goût d’y chercher réponse.
S’il fallait pointer un manque ou une absence dans cette nouvelle histoire régionale, j’indiquerais la politique, la québécoise et la canadienne. On en parle peu si ce n’est en relation avec certains évènements locaux comme la grève de l’amiante, les « polonaises » de Ludger Dionne ou la construction de l’autoroute Robert Cliche. Y avait-il si peu à dire ? Je n’ai pas étudié la question, mais, de mémoire, il me semble que les anciens comtés de Beauce et Dorchester, entre autres, ont connu des luttes dont on a beaucoup parlé entre des candidats dont les noms sont encore présents dans les mémoires : Ouellet, Bégin, Dionne, Lacroix, Poulin, Roy et autres. Si l’on compare, et c’est une des raisons d’être des histoires régionales, à ce qu’on sait d’autres régions comme la Montérégie et le Nord de Montréal, Beauce-Etchemin-Amiante témoignerait peut-être d’autant de vitalité quoique d’un style différent.
Deux choses m’ont gêné. D’abord l’absence de cartes faciles à consulter pour toute la période ancienne. Que de fois me suis-je perdu à la recherche d’une rivière, d’un lac ou d’un fort, souvent dans le Maine ! Ensuite, les longues énumérations de paroisses, de municipalités, d’industries, d’organisations qu’il eût été simple et avantageux de remplacer par des tableaux bien commentés. Mais cela n’empêche pas le plaisir de découvrir comment une région se structure autour de la Beauce originelle, ni le besoin qu’on ressent de comparer son histoire à celle d’autres régions, publiées ou à venir.