Élisabeth Nardout-Lafarge enseigne depuis plusieurs années au Département de littératures de l’Université de Montréal où elle donne un cours intitulé « les romans de Ducharme ». Ce sont de ces années de réflexion, de discussions et de relectures autour des oeuvres de cet écrivain mystérieux qui se cache depuis plus de trente ans, qu’est issu ce livre, Réjean Ducharme, une poétique du Débris. Elle n’est, du reste, pas la seule à s’intéresser à ce fameux Ducharme. Beaucoup de critiques, de littéraires, d’experts, tant dans le domaine de la littérature que de la psychanalyse, se sont penchés sur l’oeuvre de cet écrivain. Comme c’est le cas pour beaucoup de travaux sur des auteurs québécois, ces divers essais portent souvent sur l’utilisation particulière de la langue et sur les références politiques et l’identité nationale. On recherche également les filiations littéraires, les influences. Si certains critiques s’attardent davantage aux aspects de la théorie littéraire, d’autres travaillent plutôt sur le sens qui se dégage d’une oeuvre. C’est dans cette quête de sens que Nardout-Lafarge s’inscrit : elle tente de dégager une cohérence poétique dans le déploiement du sens. Et cette cohérence pourrait ne porter qu’un nom : transgression. Nardout-Lafarge considère que la littérature ne s’enseigne pas. Elle est souvent « le terrain, le lieu, parfois l’alibi de l’enseignement d’autre chose, érudition, savoir historique, questionnement théorique autour et à partir des textes » (p. 12). L’art romanesque de Ducharme est l’idéal de l’exemple par la négative, le contre-pied parfait de ce qu’est le modèle littéraire. Ducharme connaît bien la norme. Et c’est bien parce qu’il la connaît, parce qu’il la comprend si bien qu’il peut la transgresser. Si Ducharme n’est pas un modèle littéraire, il n’est pas non plus un modèle moral ; ce que l’on retrouve chez lui est bien plus du désespoir qu’un appel à la vertu morale : désespoir de la perte de l’enfance, impossibilité de l’amour pur, terrifiante présence du néant, du vide. Les personnages de Ducharme malmènent souvent la norme, et se malmènent tout autant. Ils crient, ruent dans les brancards des idées reçues. Cette transgression morale va aussi de pair avec la transgression politique. Là où l’on voudrait détecter une prise de position sur le nationalisme québécois, sur le statut de la culture québécoise, Nardout-Lafarge incite à la méfiance. Ducharme ne veut surtout pas exposer ses visées politiques. Au contraire, il se pose d’abord comme apolitique et, surtout, comme briseur de conventions, de certitudes, de normes. C’est donc à la base qu’il détruit la possibilité du politique en remettant en question la relation sociale la plus fondamentale, celle qui unit (ou qui ne réussit pas à unir) deux êtres humains. Il est contre toute identification collective. Ses personnages tentent du mieux qu’ils le peuvent de s’identifier à eux-mêmes et d’identifier l’Autre en eux. C’est bien assez. Si l’auteure mentionne pièces de théâtre et textes de chansons lorsque cela s’impose, l’analyse porte principalement sur l’oeuvre romanesque de Ducharme publiée jusqu’à maintenant : L’avalée des avalés (1966) ; Le nez qui voque (1967) ; L’océantume (1968) ; La fille de Christophe Colomb (1969) ; L’hiver de force (1973) ; Les enfantômes (1976) ; Dévadé (1990) ; Va savoir (1994) ; Gros mots (1999). Ces neuf romans qui composent l’oeuvre ducharmienne sont tour à tour scrutés par l’auteure en fonction de deux axes principaux. Le premier est tracé par la littérature elle-même. Nardout-Lafarge nous mène dans l’univers ducharmien par l’intermédiaire des livres qu’on y rencontre, qu’ils soient lus par les personnages, ou qu’ils soient évoqués, cités, caricaturés, repris, maghanés (selon un terme propre à Ducharme). Dans les premiers romans, les …