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Le livre publié par Renée Joyal sur la protection de l’enfance se veut, comme son titre l’indique, un historique de ce sujet à la fois singulier et difficile qu’est l’enfance au Québec. Singulier d’une part parce que depuis le Régime français jusqu’à nos jours, s’est toujours posée d’une manière ou d’une autre la question de l’enfance abandonnée, maltraitée ou abusée de quelque façon, question s’il en est qui a sollicité l’attention des pouvoirs publics. Difficile d’autre part parce que l’objet est à la fois fuyant – qu’est-ce qu’un enfant maltraité tant sous le Régime français que de nos jours ? – et difficilement cernable – qu’y a-t-il de commun entre l’abus d’enfant au XIXe siècle et aujourd’hui ?
C’est donc à cette question complexe que Renée Joyal et ses collaborateurs s’attaquent. Bien que chacun constitue une unité en soi – certains ont déjà été publiés antérieurement et sont donc l’objet d’une réédition –, tous les textes sont parcourus par le fil directeur de la protection de l’enfance dans une perspective historique. Renée Joyal en est le maître d’oeuvre puisqu’elle a écrit, seule ou avec d’autres, quatre des sept textes que contient le livre en plus de rédiger l’introduction ainsi que la conclusion. Au lieu de rendre compte de chacun des textes pris isolément, je voudrais plutôt m’attarder sur quelques lignes de force qui traversent le livre, susceptibles d’intéresser le lecteur à un titre ou à un autre.
Une de celles-ci, peut-être la plus déterminante en quelque sorte, tient au fait que l’inspiration décisive des premières politiques sociales en matière d’enfance, mais sans doute plus largement par ailleurs, a été britannique. Non pas que l’influence française ou américaine n’ait pas joué dans un sens ou dans l’autre, mais au XIXe et au début du XXe siècle c’est l’influence britannique qui se révèle primordiale dans les politiques mises de l’avant pour la protection de l’enfance : crèches et orphelinats, Industrial School Act, école d’industrie, école de réforme, etc. On doit notamment aux Britanniques cette distinction capitale qui n’allait pas de soi à l’époque, entre les délinquants et ceux qui sont exposés à le devenir; aux premiers on imposera le régime institutionnel des écoles de réforme prescrivant un traitement différent pour mineurs et pour adultes, tandis que l’école d’industrie mettra sur pied un régime de protection de l’enfance en danger. C’est principalement avec la loi sur les jeunes délinquants de 1908 et sa mise en application dans des tribunaux spéciaux pour mineurs que l’influence américaine commence à se faire sentir, notamment grâce à la Child Welfare Association. Elle se poursuivra en s’amplifiant par la suite.
Un second fil d’Ariane traverse ce livre : la catégorie d’enfant elle-même et ses transformations au cours de la période considérée. Il faut savoir, et cela est de toute première importance, qu’au milieu du XIXe siècle, la catégorie d’enfant est en émergence, si on suit l’hypothèse d’Ariès, et qu’elle est de surcroît relativement indifférenciée. Dans le vaste mouvement de redéfinition de la population nationale qui s’amorce alors dans les pays occidentaux et auquel le Québec n’échappe pas, non seulement la catégorie d’enfant apparaît-elle comme une composante de la population nationale au même titre que les femmes, les autochtones, etc., mais elle commence à se différencier peu à peu. De ce point de vue, le livre de Joyal indique de manière convaincante qu’à travers la mise en place de politiques publiques concernant la protection de l’enfance, on en arrive à une classification plus fine, et surtout plus finement distinguée, de l’enfance eu égard à l’objet plus spécifique du livre. Ainsi, à travers par exemple les écoles d’industrie et de réforme, on a commencé à distinguer les enfants errants, réfractaires, orphelins ou abandonnés des délinquants, c’est-à-dire les enfants négligés ou éventuellement en danger de devenir des délinquants. À ceux-ci, on appliquait une politique de redressement par l’imposition d’un cadre disciplinaire rigide, alors qu’on cherchait à prévenir chez les seconds qu’ils ne sombrent dans la dite délinquance. L’enfant n’étant pas un adulte, il devait bénéficier autant de tribunaux particuliers que d’institutions pénales spécifiques.
Un troisième fil conducteur mérite d’être souligné qui concerne cette fois, à partir de la loi de 1924 sur l’adoption, le statut social que l’enfant acquiert progressivement à la faveur de l’affrontement Église-État soulevé par la question de l’adoption. L’importance de la circulation des enfants orphelins, voire abandonnés, dans les réseaux familiaux a été mise en évidence les travaux de C. Collard, entre autres. Or cette circulation opérait sans cadre fixe dans une sorte de flou juridique qui ne manquait pas de soulever quelques problèmes. La loi sur l’adoption posait de manière directe la question de l’autorité parentale, soulevant ainsi les passions dans le débat public : il s’agissait d’abord et avant tout de protéger l’enfant sans égard à son statut légal. De même, par la suite, lors de l’adoption de la loi sur la protection de l’enfance en 1944, tant l’introduction de l’idée de négligence parentale que celle de reconnaissance des besoins affectifs et intellectuels de l’enfant allaient provoquer d’immenses débats qu’on ne peut restreindre sinon de manière abusive à un conflit Église-État. Dans la perspective d’une régulation des comportements parentaux, l’idée même d’une déchéance de l’autorité parentale apparaissait insupportable à plusieurs.
Par delà le fait que ce livre a les défauts de ses qualités – il apparaît en effet parfois inégal et quelque peu éclaté – il donne néanmoins une vue fort juste et appropriée de ce vaste domaine de la protection de l’enfance. Il soulève surtout des questions essentielles sur l’autonomisation de la catégorie d’enfance dans une société comme le Québec.