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Malgré une mention générique indiquant d’emblée une forme d’inachèvement (le terme notes), Pour orienter les flèches. Notes sur la guerre, la langue et la forêt ne constitue ni un document de travail préparatoire ni la mise en chantier d’un livre à venir. Cette publication ne se présente pas non plus comme une ébauche ou comme un cahier d’exercices ayant antérieurement servi à l’écriture d’un autre ouvrage. Les courtes historiettes, les commentaires sur l’actualité, sur la littérature, la forêt ou la chasse, les fragments de poèmes et les réflexions métaphysiques s’y bousculent ; ils sont sollicités par tous les discours hétérogènes et contradictoires contemporains à l’écriture du preneur de notes.
La disposition du texte sur les pages reproduit cette logique erratique : les entrées sont séparées par des blancs typographiques, de façon irrégulière, et non par des marques de temporalité, comme c’est le cas pour le journal, par exemple, où elles sont datées. Cependant, il est important de souligner que si le passage du temps n’est pas marqué par la datation des moments d’écriture, la succession des événements de l’actualité tisse une toile de fond à ces notes. Une progression, voire une certaine narrativité organise les cinq carnets rassemblés dans ce livre en les inscrivant dans l’actualité internationale « récente » ; les Jeux olympiques de Sydney, les manifestations en marge du Sommet de Québec, le 11 septembre 2001 et le temps de la chasse sont cités tels des témoins du temps qui a passé. Ils circonscrivent ce projet d’écriture dans le temps historique.
Le livre de François Hébert ne représente pas non plus la construction de la personnalité ou de l’ethos de son auteur – voire du personnage de son auteur – par un dédoublement du je, ce qui est courant dans le journal. Les événements cités déclenchant ou relançant l’écriture ne concernent pas les faits de la vie personnelle du preneur de notes ; comme en témoignent les événements donnés en exemple précédemment, ce sont plutôt des points de repère puisés dans la sphère publique. Cet ancrage temporel minimal et, pourrait-on dire, public, crée un effet de lecture inusité et original : il permet au lecteur de se situer à nouveau vis-à-vis des événements cités et de revoir sa propre interprétation du passé récent à travers celle de François Hébert. Le filtre de l’écriture de Hébert se superpose à celui du lecteur, qui peut ainsi, a posteriori, recomposer son passé. Le lecteur de ces notes assiste donc à la fois au théâtre de la réalité tel qu’il s’est joué chez François Hébert, tache par tache, bribe par bribe, au moment où l’actualité se déroulait, et à la reprise en différé de son interprétation de cette actualité, telle que sa mémoire l’a conservée.
Toutefois, même si le terme notes ne peut couvrir entièrement la dénomination générique journal, dans les notes de François Hébert – comme dans toute littérature personnelle – le point de vue intime du sujet prime. Ces notes développent par moments une logique argumentative, mais demeurent le plus souvent décousues et spontanées, l’auteur étant mis en alerte et stimulé par les multiples discours qui le traversent. C’est ce processus d’écriture, oscillant entre l’errance et la recherche de vérité non systématique, deux dimensions de l’essai, que décrit François Hébert : « J’écris à l’oreille, parfois. Ces carnets sont acoustiques […] Propositions discutables, idées inimaginables, images solides, têtes chercheuses. Je n’invente rien, ne prouve rien, ne conte pas d’histoires. La musique est absente de ces lignes et mes images sont abstraites. Nous sommes à l’essayage » (p. 21). Il s’agit donc d’essayer des idées et des images, sans présumer de leur valeur, sans les qualifier d’essais ou de poésie – et pourtant, des essais en devenir, ainsi qu’un certain nombre de vers et de fragments de poèmes émaillent ce livre.
Si ces notes pêle-mêle sur la guerre, la langue et la forêt sont suscitées par l’omniprésence, dans les marges de l’écriture (c’est-à-dire la rumeur des médias de masse, mais aussi la parole des poètes), de discours hétérogènes – par exemple, Hébert commente à la fois les paroles insignifiantes d’un animateur radiophonique radio-canadien, la poésie de Denis Vanier et l’évangile selon Mathieu –, tous ces discours se voient liés, voire conciliés. Il apparaît que c’est l’atomisation et l’incomplétude du contenu qui garantit son unité ; d’une certaine façon, ce livre rappelle discrètement la poétique du fragment des romantiques allemands. En effet, non sans quelque ironie, François Hébert propose que ce soit Dieu – le « réparateur des brèches », comme le spécifie un « modeste bâtiment où loge “L’Église de Dieu” » (p. 17), boulevard Saint-Laurent – qui travaille à lier ses notes, car, ajoute-t-il, « une telle tâche [le] dépasse, vous pensez bien » (p. 17). Il semble donc que ces notes soient en quête d’un auteur – d’une certaine autorité –, un peu comme François Hébert lui-même face aux dieux.
C’est bien ce dont il s’agit : une recherche métaphysique parcourt le livre entier. Dans le premier carnet, « L’oiseau Trébel. Carnet pour préparer la chasse d’automne », la question est traitée avec humour et réserve. Elle est réactivée avec plus d’insistance et une certaine détresse dans « Dum loquimur. Carnet pour remonter le temps », le deuxième carnet, rédigé au moment où entrent dans le discours social – et dans l’écriture – les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis ; car « la guerre est dans les mots mêmes, aussi » (p. 96). Dans la troisième section du livre, « Dans la mêlée. Carnet pour mettre de l’ordre dans mes idées », Hébert parcourt sa conscience et son histoire afin de donner un sens à la guerre, pour finalement abandonner. Il n’y a de sens que la détermination divine dont les humains sont l’objet : « “Cache ton dieu”, dit Valéry. Pas besoin, le mien s’en charge tout seul […] En ce moment même, écrit-il, que les dieux m’inspirent dans les mots que je tape sur le clavier de mon Omnibook 6000, cela est mon espoir et ma certitude. Et mon inconnaissance » (p. 113). Jusqu’à ce point du recueil, les carnets ne permettent pas de faire de l’ordre ; ils créent un espace pour l’incertitude et s’ingénient à la mettre en valeur.
Mais dans « Leçons de la chasse. Carnet pour orienter les flèches », le vent tourne. C’est finalement en pratiquant la chasse à l’arc que l’auteur parvient à assumer son expérience du sacré et à se délester de ses interrogations métaphysiques insolvables. La chasse et la forêt apportent l’assurance nécessaire pour continuer à croire : « Le dieu est là, pourquoi serait-il ailleurs ? » (p. 145). La dimension instinctive de la chasse et l’atemporalité (l’attente du chasseur aux aguets, le temps qui arrête sa course) dans laquelle elle plonge le preneur de notes rapprochent du sacré – à savoir du rite qui ponctue le temps, de la dépense nécessaire de temps qui donne conscience du sacré. Puis, doucement, l’orientation des commentaires dévie vers l’apprivoisement de la mort. Ce sont les animaux mourants qui enseignent comment se comporter face à l’insondable : « Qui sont ces corps que nous fûmes, que nous eûmes. J’apprends du cerf comment mourir. Ô roches, nos oreillers » (p. 190).
Enfin, dans « Boisilleur. Carnet pour être » ( le titre de ce cinquième et dernier carnet est éloquent (, la réponse de la forêt relance l’écrivain sur les pas de son écriture comme le chasseur sur les traces du gibier : « Je n’écris pas pour revivre ou survivre, mais pour vivre. De profundis » (p. 201). L’auteur associe donc sa parole aux chants funèbres, dont la sobre splendeur émanait d’ailleurs des « grands bois » baudelairiens, charroyant la frayeur du sujet poétique se projetant dans sa mort. Écrire – et vivre – pour apprendre à mourir, au jour le jour, voilà donc le projet de ce recueil de carnets ; car vivre et mourir sont les deux termes de l’équation que tente de résoudre François Hébert. Ses carnets lui permettent au moins d’exposer cette équation puis, au bout du parcours, de la résoudre – temporairement. D’une certaine façon, l’éparpillement et le foisonnement des discours rapportés, qui donnent un aspect heurté et ludique au texte, sont resserrés et transformés par l’orientation métaphysique que l’écrivain donne à ses commentaires.
En lisant Pour orienter les flèches. Notes sur la guerre, la langue et la forêt, il ne faut donc pas rechercher une démonstration philosophique achevée ou la mise en oeuvre d’un art de parler, d’une rhétorique exposant les convictions de l’auteur. Dans ces carnets, la pensée se construit au fil des événements significatifs de l’actualité et de la plume ; elle se fait écriture. Elle a donc le loisir de s’arrêter sur un mot ou sur une expression, de saisir le lecteur dans sa sensibilité pour la langue, mais sans aller plus loin dans la réflexion. Si d’aventure l’occasion se fait belle, alors la pensée développe davantage le mot, la phrase ou le commentaire intuitif constituant en fait l’assise d’une réflexion potentiellement plus large – qui serait plus satisfaisante. Le carnet, tel que François Hébert le pratique, tient donc le lecteur captif, tendu constamment vers la prochaine fois où il sera question de, laissant momentanément sa curiosité frustrée – mais il lui réserve tout de même le plaisir non négligeable de se prendre pour un dieu et de dégager de ces notes une cohésion.