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La recherche sur la littérature migrante au Québec devient un modèle du point de vue scientifique et même éthique pour d’autres sociétés métissées. Les travaux de Nathalie Prud’Homme, de Lucie Lequin, de Maïr Verthuy, de Daniel Chartier, de Lise Gauvin, de Pierre L’Hérault, de Clément Moisan et Renate Hildebrand, de Silvie Bernier poursuivent la réflexion sur l’écriture migrante que des textes pionniers de Pierre Nepveu ou de Sherry Simon avaient entreprise dans la décennie 1980 et l’enrichissent en introduisant de nouvelles approches.
Le livre de Nathalie Prud’Homme, La problématique identité collective et les littératures (im)migrantes au Québec (Mona Latif Ghattas, Antonio D’Alfonso et Marco Micone), qui était, à l’origine, un mémoire de maîtrise, dirigé par Jacques Pelletier, aborde le discours identitaire au sein de la littérature (im)migrante au Québec.
Une double question ouvre le livre : « Que devient le concept d’identité collective à notre époque ? » et « que lui arrive-t-il dans les cadres canadien et québécois ? » (p. 11). Le ton est ainsi donné à l’analyse, parsemée de réflexions sur l’identité collective et l’identité individuelle. Après s’être arrêtée à une série de concepts, de valeurs et de principes tels que l’État-nation, la citoyenneté et le mondialisme, l’auteure se penche sur les contextes canadien et québécois ainsi que sur la problématique de « l’identité collective au coeur de la littérature québécoise ».
L’approche théorique de Nathalie Prud’Homme sur les rapports entre littérature et société s’inscrit dans la sociocritique. Elle tient à étudier le discours social et son inscription dans le texte littéraire ; à l’intérieur du discours social, elle analyse le discours identitaire dans sa dimension collective, à travers un corpus littéraire inscrit dans l’écriture (im)migrante. Ce corpus est constitué de trois récits d’écrivains migrants, soit Le double conte de l’exil (1990) de Mona Latif Ghattas, Avril ou l’anti-passion (1990) d’Antonio D’Alfonso et Le figuier enchanté (1992) de Marco Micone. Trois critères de sélection l’ont emporté dans le choix des auteurs : les écrivains devaient avoir vécu au Québec pendant la décennie 1980, étant donné l’intensification du questionnement identitaire collectif dans cette période, devaient avoir déjà publié des oeuvres témoignant de l’existence d’un projet d’écriture cohérent, enfin les écrivains devaient avoir des trajectoires personnelles, tout comme une perception de leur écriture et un but particuliers.
Les auteurs retenus ont différents degrés d’engagement politique et une grande richesse de réflexion. Nathalie Prud’Homme étudie leurs récits en scrutant les énoncés à la base du discours, les thèmes, le choix des personnages et la forme du récit. Ces textes sont perçus comme « relais » de divers discours, formant l’ensemble du discours identitaire et comme des espaces d’interrogation du discours social. Dans cette perspective, l’auteure établit un dialogue non seulement entre les éléments des trois récits et d’autres textes des mêmes écrivains mais aussi avec les discours des sciences humaines (politique, sociologie, histoire) et le discours culturel dans son ensemble.
Après l’analyse des récits qui met en relief le retour à l’ethnicité dans Le double conte de l’exil, l’ethnicité comme solution d’appartenance culturelle dans Avril ou l’anti-passion et la construction d’une identité collective associée à la « culture immigrée » dans Le figuier enchanté, Nathalie Prud’Homme montre que la quête identitaire possède une dimension individuelle et une dimension collective, qui se complètent. Dans la conclusion, l’auteure situe face à face la littérature migrante et la littérature contemporaine des Québécois d’origine française en appuyant la représentation de « dialogue des mémoires », proposée par Pierre Nepveu, et en indiquant des exemples de la polyphonie qui se construit entre les textes.
Les apports de cette étude se situent à plusieurs niveaux. Tout d’abord, en tant que texte issu d’un mémoire de maîtrise et balisant le parcours de recherche de l’auteure (qui, en 2002, finissait une thèse de doctorat à l’Université du Québec à Montréal), ce livre devrait faire partie de la bibliographie à consulter par les étudiants d’Études supérieures / Troisième cycle des Études littéraires et des Sciences humaines. Car on y remarque, d’une part, l’effort de structuration et de clarté d’un travail universitaire basé sur la rigueur et décidé à apporter des éléments nouveaux tout en reconnaissant les recherches préalables ; d’autre part, la progression dans le travail d’autonomisation qui, partant d’un ensemble de références théoriques (cf. Marc Angenot, Régine Robin, Mikhaël Bakhtine), élargit et enrichit de plus en plus les horizons de l’analyse.
Il faut souligner la volonté de l’auteure de construire un dialogue entre la littérature et « les discours des sciences humaines » ainsi qu’avec « le discours culturel dans son ensemble ». De ce point de vue, nous constatons un effort d’équilibre entre l’analyse d’aspects liés à la théorie littéraire et d’autres associés à divers domaines disciplinaires. Ainsi, l’analyse des frontières entre l’autobiographie et l’autofiction (p. 82-87) ou l’étude de la « construction baroque » d’Avril ou l’anti-passion (p. 106) coexiste avec l’excellente analyse de certains aspects sociolinguistiques concernant les immigrants, les dimensions vernaculaire et véhiculaire de la langue (cf. p. 94-100).
Une autre dimension très intéressante est la capacité et la volonté de poser des questions et de proposer des redéfinitions qui interpellent non seulement le chercheur mais aussi l’être humain, le citoyen : « tout nationalisme n’est qu’ethnocentrisme plus ou moins dissimulé ? » (p. 90), « Que devient l’identité individuelle ? Les individus doivent-ils être liés par des appartenances communes ? Que devient l’identité collective ? Que peuvent signifier les critères de nationalité, tels la langue et la culture, dans un contexte d’immigration ? » (p. 94).
Nathalie Prud’Homme insiste sur la nécessaire redéfinition de l’identité collective et de ses composantes telles que l’État-nation : « La définition de l’identité collective […] est complexe, elle sera toujours partielle et se doit également d’être perméable aux changements » (p. 152).