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À la suite des travaux de Maurice Agulhon sur les cercles méridionaux français du dix-neuvième siècle, l’étude de la sociabilité est devenue un champ majeur d’investigation de l’historiographie française. Il suffit de feuilleter la Bibliographie annuelle de l’histoire de France pour en constater les résultats. La rubrique « sociabilité » ne fait son apparition qu’en 1989, mais rapidement thèses, monographies et articles se bousculent au portillon : pas moins de 37 entrées en 1996 ! Toutefois, cette dynamique branche de l’histoire culturelle n’a eu que des effets limités en ce qui concerne l’histoire littéraire qui ont été quasi exclusivement restreints à l’étude des intellectuels. En effet, si l’on excepte les travaux menés à l’Institut d’histoire du temps présent sur les sociabilités intellectuelles, la sociabilité littéraire n’a suscité que de rares études. Tout s’y passe comme si la sociabilité, en littérature, était entièrement déterminée par la lutte entre autonomie et hétéronomie, capital économique et capital symbolique. Dans les études québécoises, le sort réservé à la sociabilité est tout différent. Du côté des travaux historiques, outre les actes du colloque dirigé par Roger Levasseur (De la Sociabilité. Spécificité et mutations, Montréal, Boréal, 1990), il n’y a guère eu que les recherches accomplies par Andrée Fortin et son équipe. Par contre, du côté des littéraires, on s’est emparé très tôt de la notion de sociabilité. Et ce fut précisément ceux qui adoptaient la perspective du champ littéraire qui le firent le plus volontiers. On a ainsi fait de l’étude de la sociabilité une des voies royales menant à la compréhension de cette sphère sociale bien particulière qui est celle des acteurs littéraires. Le projet de la Vie littéraire du Québec est un parfait exemple de l’intégration harmonieuse de la sociabilité à la théorie du champ.
Membre de l’équipe de la Vie littéraire, Pierre Rajotte a contribué activement à faire reconnaître l’intérêt heuristique et historique de l’étude de la sociabilité littéraire. Il poursuit son travail de pionnier et d’animateur en ce domaine, en livrant au public Lieux et réseaux de sociabilité littéraire au Québec (voir aussi le numéro de Voix et images sur « La Sociabilité littéraire », publié sous sa direction). Ce volume réunit sept études, précédées d’une préface d’Alain Viala et d’une présentation. Le texte de Viala constitue une très stimulante entrée en matière et mérite le détour. S’élevant contre l’idée – fort répandue – voulant qu’en littérature « les usages sociaux ne [soient] qu’accessoires, contingents, circonstanciels », il souligne le fait que les réunions d’écrivains ne sont pas que des « lieux de gestion mais bien des lieux de pratique ». Il indique que pour les mouvements littéraires la sociabilité est un phénomène incontournable, car à la base même de leur constitution, et insiste sur l’importance de la sociabilité comme passage du privé au public. Avec ces remarques, l’importance de la sociabilité littéraire est établie d’entrée de jeu, et les études qui suivent viendront illustrer les multiples facettes de cet objet. C’est d’ailleurs là un des mérites majeurs du recueil : on essaie d’y explorer plusieurs types de sociabilité, de façon à dresser un tableau des avenues ouvertes par ce champ d’études. Tour à tour, les réseaux de correspondance, les salons, les revues, les maisons d’édition, les académies et les associations professionnelles d’écrivains sont abordés. Cependant, l’état des connaissances sur ces types de sociabilité ou sur les cas étudiés varie considérablement. Une étude tout à fait prospective peut ainsi jouxter un chapitre synthétisant des recherches de longue haleine. Cela était sans doute inévitable, étant donné la nouveauté de certains objets, mais donne à une ou deux reprises l’impression de recherches encore trop imprécises. En revanche, le lecteur a ainsi droit à un état des lieux indiquant quelles zones en sont aux premières explorations et lesquelles commencent à être plus amplement arpentées et fouillées.
Du côté des types de sociabilité un peu mieux connus, les réseaux de correspondance, les revues et les académies sont tour à tour abordés par Richard Giguère, Nancy Houle et Pierre Rajotte. Le premier explore une des correspondances les plus nourries de l’entre-deux-guerres, celle d’Alfred DesRochers (près de 2000 lettres échangées avec une cinquantaine d’écrivains). Pour Giguère, le propre de ces échanges tiendrait à ce que, par delà la volonté de socialisation, la correspondance aurait été « un moyen d’apprendre et de se former ». Les duos épistolaires seraient ainsi pour DesRochers autant d’« écoles de pensée » par lesquelles il a pu consolider sa connaissance de la littérature et des dessous du champ littéraire en voie de constitution. L’intérêt majeur de cette étude est de montrer, par un survol d’ensemble, que les relations épistolaires de maître à disciple peuvent être plurielles et parallèles, en même temps que volatiles. Il serait cependant possible, sans contredire cette lecture, de postuler que le désir de formation manifesté dans ces lettres est déterminé par une lutte pour l’information, « ressource » extrêmement précieuse dans les stratégies littéraires.
Après les correspondances, ce sont sans nul doute les revues qui ont suscité, dans le domaine des sociabilités littéraires, le plus grand nombre d’études. Toutefois, malgré les efforts de groupes tel que celui de La Revue des revues, ce nombre est limité et les études éparses. Bien que les revues structurent depuis près de deux siècles le champ intellectuel, on commence à peine à dépasser l’analyse idéologique pour se pencher sur leur fonctionnement. En se penchant sur celui de La Relève et sur ses liens avec les réseaux québécois ou français de la même époque, Nancy Houle se situe dans le sillon des travaux qui tentent de voir dans les revues des lieux de sociabilité, en même temps que des organes de production idéologique ou littéraire. Ses remarques sur la distinction entre l’équipe de rédaction chargée des tâches éditoriales et le petit groupe de discussion se réunissant chaque semaine pour discuter des orientations générales (et jouir des plaisirs de la table), de même que sur les principales relations entretenues par le réseau de La Relève, bien que justes, n’apportent pas véritablement un éclairage nouveau. Pourquoi ne pas avoir poussé un peu plus loin, de façon à étudier dans le détail la provenance des collaborateurs à la revue (ils sont plus de soixante, mais on ne nous parle jamais que des six ou sept mêmes individus) ? Paradoxalement, d’ailleurs, les rapports avec les autres groupes sont évoqués en des termes idéologiques, et non pas en fonction de participation à un réseau commun.
De son côté, Pierre Rajotte apporte avec son article sur les académies canadiennes-françaises une synthèse de ses travaux sur les associations littéraires au Québec. Passant tour à tour en revue la très furtive Académie de Montréal (1778), la Société royale du Canada puis l’Académie canadienne-française, sans oublier les velléités académiques qui se manifestèrent tout au long de cette histoire, il dresse un portrait détaillé et érudit de la plus institutionnelle des formes de sociabilité littéraire. Ce faisant, il en éclaire les multiples enjeux, aussi bien politiques que symboliques, et retrace sur la longue durée le processus d’autonomisation du littéraire, lequel fut loin d’être en ligne droite. On y retrouve ainsi une des plus claires formulations et applications de la thèse selon laquelle ce processus est ancien et fort avancé au début du vingtième siècle. On pourra toutefois se demander si une distinction entre champ intellectuel et champ littéraire n’aurait pas conduit son auteur à insister davantage sur le caractère relatif de l’autonomie du champ littéraire à l’époque. Dans quelle mesure, à la fondation de la Société royale (1880), le champ littéraire n’est-il pas indistinct du champ intellectuel en général ? Mais c’est là une question qui déborde largement du cadre que s’était fixé Pierre Rajotte et montre l’intérêt de son étude.
Sans qu’on l’exprime directement, l’idée de l’autonomie toute relative du champ littéraire, au début du siècle, est néanmoins une des conclusions implicites d’un autre des très bons articles de ce recueil, celui de Josée Vincent sur la section française de la Canadian Authors Association (1921-1935). Exploitant avec brio une documentation virtuellement inconnue, déposée dans les archives de la Société des écrivains canadiens (bnq), elle retrace l’histoire difficile de cette première association professionnelle d’écrivains qui, inféodée à la fédération canadienne et impécunieuse, accueillit dans ses rangs ou à ses activités le tout-venant de la scène culturelle : artistes, journalistes, juges… jusqu’aux conjoints des membres. C’est, entre autres raisons, ce qui a mené à sa dissolution en 1935. Néanmoins, elle manifesta se présence par des conférences, des Semaines du livre, des interventions auprès des gouvernements et des directeurs de théâtre, de même que par des campagnes de presse. Bien que son bilan fût maigre, selon Josée Vincent, cette association contribua malgré tout à « rassembler les écrivains autour d’un enjeu primordial, celui de la reconnaissance de leurs intérêts matériels », ainsi qu’à promouvoir le livre et la lecture auprès du public. Un des aspects particulièrement intéressants de cette association, qui a d’ailleurs entraîné des dissensions, est celui de sa mondanité, qui lui donne « l’image d’un club social de grands bourgeois ». Type de sociabilité quasi complètement oublié, de nos jours, et largement ignoré par l’histoire littéraire et sociale, la mondanité fut pourtant au coeur des relations sociales de l’élite des trois derniers siècles, au Québec comme ailleurs. Cindy Béland y consacre son article, dans lequel elle tente de montrer l’existence et l’importance des salons littéraires canadiens-français. On y retrouve une documentation rarement exposée sur un certain nombre de salons particuliers, de celui des Viger à ceux de « Françoise » (Robertine Barry) et de « Madeleine » (Madeleine Gleason Huguenin), ainsi que l’esquisse d’un modèle du salon littéraire, tracé à partir de l’exemple français. Dresser un tel modèle n’est pas chose aisée, du fait de la rareté et de la pauvreté des études sur la mondanité ; néanmoins les travaux de Martin-Fugier, de Bidou-Zachariasen et autres auraient pu asseoir plus solidement, sur le plan sociologique, l’examen de la mondanité. Cela dit, et bien que l’on puisse estimer par trop idéalistes les jugements sur la « liberté » offerte aux femmes par les salons, Cindy Béland aura eu le mérite d’ouvrir avec cet article un domaine de recherche extrêmement riche, tant sur le plan littéraire que sur ceux de la sociologie et de la politique.
En plus de la mondanité, deux autres lieux de sociabilité peu étudiés à ce jour ont droit à des études : la maison d’édition et la librairie. Bien que toutes deux soient envisagées à plusieurs reprises pour leur rôle dans la vie littéraire et culturelle, celles-ci n’ont à peu près jamais, au Québec, été analysées comme lieux de rencontre entre des acteurs de la scène littéraire. Isabelle Boisclair montre pourtant tout l’intérêt d’une telle étude, en se penchant sur l’histoire de la maison d’édition Remue-Ménage. On y voit comment la constitution d’un réseau féministe autour de cette maison permit en premier lieu l’affirmation d’une position collective dans le champ littéraire, pour servir par la suite d’intégration au champ, pour de nouvelles écrivaines, celles plus connues passant alors à d’autres maisons d’édition. On y explore aussi un aspect souvent laissé de côté, parce qu’il ne cadre pas avec la perspective disciplinaire adoptée par les chercheurs, à savoir celui de la nature hétérogène des réseaux, laquelle au Remue-Ménage était due à la convergence « des milieux communautaires, universitaires et littéraires actifs dans la mouvance féministe ». Enfin, Isabelle Boisclair y lance une hypothèse qui mériterait d’être examinée, selon laquelle la constitution et la participation à un réseau sert davantage aux nouveaux « entrants » qu’aux acteurs déjà légitimés. Frédéric Brisson examine, pour sa part, l’histoire de la Librairie Déom en tâchant de montrer qu’elle fut un point de rencontre pour toute une série d’écrivains et d’intellectuels du début du vingtième siècle. La documentation y est abondante, mais la démonstration n’est pas entièrement convaincante, dans la mesure où ni la solidité ou la permanence des relations entre les acteurs, ni surtout leur intégration à un réseau unique et collectif n’est véritablement prouvée. C’est d’ailleurs là la manifestation d’une des rares faiblesses qui traversent le volume, qui est par ailleurs solide, novateur et des plus intéressants : l’absence de véritable définition des diverses notions employées. Tout lien n’intègre pas nécessairement à un réseau, tout lieu de sociabilité ne transforme pas ipso facto l’ensemble des acteurs qui s’y retrouvent en un réseau global, un salon n’est pas « littéraire » du seul fait de la présence d’écrivains : ces reproches méthodologiques que l’on peut adresser aux auteurs auraient pu être évités par le recours à des considérations théoriques plus approfondies. Toutefois, il faut tenir compte du fait qu’il s’agit là d’une des premières explorations systématiques du domaine des sociabilités littéraires. Aussi pouvons-nous le recommander à tous ceux qu’intéresse la vie littéraire québécoise dans ses multiples dimensions.