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L’étude réalisée par Ollivier Hubert allie l’histoire religieuse, l’anthropologie et la sociologie d’une manière neuve et féconde. L’auteur met à contribution des matériaux souvent utilisés dans les études d’histoire religieuse, mais il amène le lecteur sur une voie peu fréquentée. Il observe les rites non comme des indicateurs de la pratique religieuse, mais comme des processus de normalisation des conduites et des pensées. Les rites sont ici des vecteurs actifs de l’exercice du contrôle social, porteurs des stratégies de pouvoir et d’une vision particulière du monde. Si le point de vue privilégié est celui de l’Institution, il n’en résulte pas une histoire institutionnelle classique. Inspiré par les travaux de Claude Lévi-Strauss, Ollivier Hubert explore toutes les dimensions de la ritualité et particulièrement les interstices, c’est-à-dire les points de jonction entre le discours sur les rites et les gestes effectués. Là, les acteurs introduisent des écarts et des détournements de sens que l’Église tente de contrôler et de réduire.
L’Église s’est positionnée comme unique détentrice d’un savoir capable d’apaiser les manifestations de la colère divine, s’arrogeant ainsi le pouvoir d’entretenir ou de rétablir le lien entre Dieu et les humains. Cette position clé dans le champ du sacré lui a permis de classer les rites : d’une part, le rite efficace, accompli d’une manière précise par le prêtre ; d’autre part, le rite illégitime, imitation trompeuse et inefficace de la vraie religion et transgression du sacré. Cette sacralisation s’est accentuée depuis la Réforme protestante jusqu’au milieu du XIXe siècle, grâce justement à la mise en scène rituelle et aussi par l’usage systématique de la notion de sacrilège dans le discours religieux. L’Église est parvenue à institutionnaliser les rites en discréditant tout contact direct entre les laïcs et Dieu. Le sacré est devenu un espace interdit où seuls les membres du clergé pouvaient circuler sans risquer de commettre un geste sacrilège.
Si le discours est univoque, l’exercice rituel est plus complexe. Infiniment répété et inscrit dans le réel, le rite est susceptible de laisser s’infiltrer des compromissions, des débordements et des appropriations. L’Église a donc élaboré une structure de contrôle qui a gagné en précision à mesure que le XIXe siècle avançait. Cette structure s’est développée en deux voies. D’abord, l’Église a utilisé le livre pour transmettre son savoir sur les rites. Elle a imposé aux prêtres le rituel de Saint-Vallier, alors qu’elle mettait à la disposition des laïcs des ouvrages liturgiques conçus expressément pour eux. D’autre part, l’Église s’est assurée de la conformité des rites par la formation des prêtres, par des visites pastorales et par le contrôle des performances rituelles. À cet égard, les laïcs ont joué un rôle non négligeable puisqu’ils étaient spectateurs des actions de leur curé.
Le processus d’institutionnalisation des rites a toutefois débordé la sphère du sacré. Il s’est insinué dans la vie quotidienne des fidèles et a transformé leurs représentations du temps, de l’espace et du corps. En modelant leurs perceptions du réel, les rites ont créé des différences sur lesquelles ont été instaurées les divisions sociales. Les rites, maniés par l’Église, sont devenus des outils qui ont participé à la construction des identités. Sur le plan social, les rites ont permis à l’Église de construire les principes d’exclusion et d’intégration à la culture commune. Sur le plan religieux, la performance rituelle a unifié la communauté chrétienne et elle a autorisé la communion de cette communauté avec Dieu. L’achèvement de ce processus de normalisation des rites a amené l’Église à se présenter comme seule institution détentrice d’un pouvoir social et religieux efficace.
C’est ici que l’étude d’Ollivier Hubert fait une avancée remarquable. D’autres historiens ont abordé la vision de l’Église et sa structure d’encadrement, mais nous n’avions pas, au Québec, une analyse de la progression de ce contrôle ecclésial à travers les gestes quotidiens des fidèles soumis à l’Institution. Ollivier Hubert a adopté une approche interdisciplinaire qui élargit les perspectives de l’histoire religieuse. Il développe un champ de recherche prometteur, où peu d’historiens se sont engagés. L’auteur devra maintenant viser à faciliter la compréhension, pour des historiens non initiés, des concepts empruntés à la sociologie et à l’anthropologie.