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Un dictionnaire qui s’intitule Dictionnaire québécois français s’affiche indubitablement comme dictionnaire bilingue. Et c’est bien de cette démarche que se réclame l’auteur, Lionel Meney, dans l’introduction de l’ouvrage :
En rédigeant ce Dictionnaire québécois-français [remarquez bien l’emploi du trait d’union, cette fois-ci], notre objectif a été de fournir aux Québécois, aux Français et à tous les francophones intéressés, une étude « différentielle » – sur le modèle d’un dictionnaire bilingue [en gras dans le texte] […].
Pourtant, dans le paragraphe qui suit, l’auteur précise que :
[…] le québécois n’est pas une langue à part, totalement différente du français […]. En fait, il se distingue du français standard principalement par sa prononciation et une partie (certes importante) de son vocabulaire et de sa phraséologie.
Voilà tout le problème posé en quelque dix lignes : le québécois est une langue… qui n’en est pas une ! C’est une langue : on lui donne donc un nom de langue autonome (« le québécois ») et non pas le nom d’une variété régionale du français, auquel cas on l’appellerait « le français québécois » ou « le francoquébécois ». Et on amplifie encore l’illusion en fournissant un instrument permettant la traduction de cette prétendue langue étrangère vers le français.
Revenons à la caractérisation que l’auteur donne du « québécois » : celui-ci se distingue du français par sa prononciation, son vocabulaire et sa phraséologie. Cette définition correspond très exactement à celle que l’on donne des variétés non standard du français de France, c’est-à-dire, d’une part, le français populaire urbain avec son accent faubourien, son lexique truffé d’argot et ses expressions figées et, de l’autre, tous les français régionaux comme, en particulier, le français du Midi (ou francitan) avec son accent chantant et son lexique familier. À qui viendrait donc l’idée d’intituler un ouvrage décrivant les particularités lexicales d’un français régional de l’Hexagone, par exemple le francitan : Dictionnaire francitan-français ? Ou encore, en se plaçant hors des frontières politiques de la France mais toujours en Europe, qui aurait l’idée saugrenue d’appeler le français régional de Belgique, « le belge » ou celui de la Suisse, le « suisse », pour faire ensuite des dictionnaires bilingues qui en permettent la traduction vers le français ?
Pure rhétorique ! m’objectera-t-on. Et pourtant non. Le français – sa majesté la langue française, se plaît-on à dire – a été perçu, voulu, construit comme monolithique et monumental depuis la création de l’Académie française en 1635 jusqu’à la francisation complète de la France dans le courant du XXe siècle. Le mandat des premiers académiciens était très clair, dans ce sens : surveiller la langue, canaliser son évolution et contenir ses débordements ; d’où la construction progressive non pas du français standard, qui demeure une réalité abstraite et difficilement saisissable, mais du français de référence, c’est-à-dire l’usage du français écrit et oral soutenu tel que décrit dans la grammaire (Grévisse, depuis le milieu du XXe siècle) et le dictionnaire de langue (Petit et Grand Robert ou Petit Larousse et Larousse de la langue française). Parallèlement, le mandat des maîtres d’écoles, depuis la réforme Jules Ferry en 1882, a été de réprimer l’emploi des patois et langues régionales chez les élèves et d’éradiquer toute trace de lexique et de prononciation régionale dans le français employé à l’école. Ce qui correspond à imposer ce que les Africains d’aujourd’hui appellent fort justement « le français des écoles », qui s’oppose au français oral quotidien de la rue.
Mais de tous temps et en tous lieux, la langue, le langage humain, demeure un espace de liberté. Aucune entreprise de corsetage ne réussira jamais à l’empêcher d’évoluer dans le temps et de varier dans l’espace. La langue est aussi un espace de création, et la poésie de même que la faconde populaire se plairont toujours à en faire éclater les limites.
Maintenant que la francisation de la France est chose faite, les institutions et le public osent se montrer plus accueillants à l’idée d’une image plurielle de la langue française. On a donc commencé, depuis peu, à intégrer les régionalismes de France dans les dictionnaires Larousse et Robert, ceux-ci venant s’ajouter aux régionalismes de la francophonie (canadianismes, belgicismes, helvétismes, principalement) consignés depuis déjà vingt à trente ans. Et ces régionalismes de France viennent de faire l’objet d’un remarquable dictionnaire : Pierre Rézeau, Dictionnaire des régionalismes de France, Bruxelles, De Boeck Duculot, 2001, 1 140 p. Parallèlement, un projet de dictionnaire universel francophone a été publié en 1997 (Dictionnaire universel francophone, Paris, Hachette Édicef, 1 554 p. ; décrit et accessible sur le site web de l’éditeur) et continue d’évoluer vers une forme qu’on souhaite plus satisfaisante que les premiers prototypes.
Dans ce contexte, que dire du Dictionnaire québécois français ?
Ce n’est pas un dictionnaire de traduction, puisque « le québécois » n’est pas une langue étrangère par rapport au français.
Ce n’est pas un dictionnaire correctif puisque, comme le souligne l’auteur dans son introduction, il fournit « une étude différentielle […], sans jugement de valeur, en juxtaposant les différences entre les deux variétés de langues. ».
Ce n’est pas non plus un dictionnaire descriptif complet, car qui dit différentiel dit description partielle. En outre, y sont omis les régionalismes du francoquébécois, comme « gigon », dans le parler du Saguenay–Lac-Saint-Jean.
Enfin, ce n’est pas un dictionnaire historique puisque telle n’est pas son intention. À ce propos, l’auteur aurait dû se garder de glisser ici et là des notes historiques, car ce champ dépasse manifestement ses compétences.
En définitive, le titre de « Dictionnaire » donné à cet ouvrage se justifie par le format du volume, semblable à celui des Petit Robert et Petit Larousse, et par le fait qu’il s’agit d’une compilation de matériaux linguistiques présentés en ordre alphabétique. Mais à qui peut bien servir un ouvrage de ce type ? Les étrangers qui veulent lire la littérature québécoise urbaine des cinq dernières décennies – romans, journaux et revues – l’apprécieront sûrement pour l’énorme quantité de matériaux phonéticographiques, lexicaux et phraséologiques, pour la clarté des explications et la présence de nombreux exemples littéraires. L’ouvrage remplacera donc avec bonheur l’affreux Dictionnaire de la langue québécoise de Léandre Bergeron (Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.) sur lequel on était obligé de se rabattre jusqu’ici, faute de mieux. Mais, pour la littérature plus ancienne, en particulier pour la mouvance des « romans de la terre » (Guèvremont, Rinfret, F.-X. Savard, etc.), les lecteurs étrangers de même que les Québécois devront retourner aux dictionnaires de canadianismes plus classiques : Glossaire du parler français au Canada (Québec, L’action sociale, 1930, 709 p. ; réimpression Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1968) et Dictionnaire des canadianismes de Gaston Dulong (Québec, Septentrion et Larousse Canada, 1989, 461 p. ; Québec, Septentrion, 1999, 549 p.). Enfin, pour le vocabulaire commun au franco-québécois et au franco-acadien, et pour le vocabulaire spécifiquement acadien, qu’on rencontre dans les oeuvres d’Antonine Maillet, on se servira impérativement du remarquable Dictionnaire du français acadien de Yves Cormier (Montréal, Fides, 1999, 440 p.).
Finalement, comment qualifier ce Dictionnaire québécois français ? Dans la mesure où le dictionnaire attendu pour le français québécois est un ouvrage en tous points semblable au dictionnaire du français acadien mentionné ci-dessus et qu’un tel ouvrage est en cours de publication (Dictionnaire historique du français québécois, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1998, 640 p.), le Dictionnaire québécois français fait figure d’anachronisme (chose périmée), de rossignol (objet démodé, marchandise invendable), d’avatar (mésaventure, malheur) et d’imposteur (qui cherche à en imposer par de fausses apparences).