J’ai commencé à lire avec la raison du savant puis transité vers la nébuleuse des sentiments et de la mémoire, me rappelant à la fois mes origines charlevoisiennes et la lecture du grand livre de Fernand Dumont, L’anthropologie en l’absence de l’homme (Presses universitaires de France, 1981) ; l’auteur, on s’en souvient, mettait en lumière le complexe de supériorité du savant, habilement dissimulé sous la chape de l’objectivité (p. 306). Après avoir procédé à une critique sommaire, je dérogerai aux procédés d’évaluation classiques en confrontant mes souvenirs à la reconstitution des anthropologues. D’entrée de jeu, Perron et Gauthier prennent la mesure de la région : les effectifs humains de Charlevoix sont fort modestes, quelque grandioses que soient ses paysages ; de 19 000 en 1900, l’espace observé compte aujourd’hui une trentaine de milliers d’habitants disséminés le long de la côte depuis la Petite-Rivière-Saint-François et Baie-Saint-Paul jusqu’à Baie-Sainte-Catherine. L’arrière-pays (Sainte-Agnès, Saint-Hilarion, etc.) s’est forcément humanisé après le littoral dominé par deux agglomérations : Baie-Saint-Paul et La Malbaie dont les auteurs soulignent, à juste titre, la rivalité et les dissemblances. En conformité avec les autres ouvrages de la collection, le livre affiche le primat des pesanteurs matérielles qui embrouille parfois la saisie de l’expression culturelle. Ainsi, à propos des frayeurs suscitées par le tremblement de terre de 1663, les rédacteurs écrivent : « La crainte […] s’estompe, au grand déplaisir des religieux qui ne peuvent compter sur d’autres appuis aussi puissants pour freiner les ardeurs lors des carnavals qui suivront » (p. 63). Le lecteur aura sans doute reconnu soit une pointe d’humour, soit une allusion à la méchanceté des robes noires se réjouissant (« au grand déplaisir ») du malheur d’autrui. L’historien George Wrong, auteur d’une monographie sur Murray Bay, était moins prévenu contre les prêtres, du moins ceux du début vingtième siècle : il nota l’encouragement à l’industrie laitière donné par le curé même si ce dernier ne percevait pas de dîme sur cette production (A Canadian Manor and Its Seigneurs, Toronto, Macmillan, 1926, p. 191). Pour avoir lu quelques-unes de ces études régionales, voire longuement recensé l’Histoire de la Côte-du-Sud (Revue d’histoire de l’Amérique française, automne 1994, p. 261-265), j’admire une fois encore l’ampleur, la richesse et la variété de la documentation. Quelque privilégiée qu’elle soit, en raison de sa précision, la source statistique ne fait pas ombrage au document qualitatif ; le nombre de références aux cahiers de prônes, documents révélateurs des contenus de la prédication et des informations qui passent par la chaire, laisse présumer un dépouillement systématique des archives paroissiales. Il y a tout de même lieu de s’étonner de l’absence de renvois aux cahiers de Saint-Hilarion. Une bonne analyse des prônes de cette paroisse a échappé aux rédacteurs (« Pouvoir, contrôle social et vie quotidienne à Saint-Hilarion, 1870-1925 », S. Gagnon, R. Hardyet al., L’Église et le village au Québec 1850-1930, Leméac, 1979, p. 35-70). On y trouve, par exemple, des renseignements très riches sur les carences de l’école au sein d’une communauté pauvre. Trêve de mesquineries. Le livre est bien fait. Qu’il y ait beaucoup de comparaisons avec d’autres régions était inévitable, même si le procédé suscite quelquefois la désagréable illusion du déjà lu. Ces comparaisons n’en sont pas moins pertinentes en ce qu’elles fournissent la preuve que le pays qui a fait rêver tant d’artistes et de touristes a toujours été relativement handicapé par son pauvre potentiel agricole et très mal pourvu de ressources naturelles ; ainsi s’explique le sous-développement de Charlevoix, contrastant avec l’illusion de richesse créée par ses estivants. Les auteurs …
Normand Perron et Serge Gauthier, Histoire de Charlevoix, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval et Les éditions de l’IQRC, 2000, 387 p.[Notice]
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Serge Gagnon
Centre interuniversitaire d’études québécoises.