Corps de l’article
P. Doray et C. Maroy analysent dans cet ouvrage la formation en alternance entre l’école et l’entreprise, vue comme une manifestation du rapprochement entre le monde de l’éducation et l’univers de la production.
Dans la première partie, les auteurs présentent quelques repères théoriques sur les relations entre l’éducation et le travail, d’inspiration sociologique avant tout, tout en soulignant la diversité des interprétations du mouvement actuel de rapprochement. Aux approches structurelles, ils préfèrent les approches interorganisationnelles : le partenariat est aussi le résultat d’un processus social de transaction et d’ajustement réalisé par les parties, qui ne se limite pas à des ajustements organisationnels ou pédagogiques ; il a une dimension symbolique correspondant aux justifications que les acteurs produisent pour donner valeur, sens et légitimité au rapprochement. Pour évaluer ce processus, il est nécessaire, mais insuffisant, de procéder à une analyse des contributions et rétributions de chaque partie ; il faut aussi qualifier la nature des échanges entre l’école et l’entreprise. On fait la distinction entre divers régimes d’échange : marchand, industriel, domestique, civique…
Dans la deuxième partie, Doray et Maroy définissent les cadres institutionnels de l’alternance comme la recherche d’un rapprochement entre les instances éducatives et productives. C’est l’occasion de décrire, pour la Communauté française de Belgique et le Québec, les systèmes scolaires, certaines politiques éducatives récentes, ainsi que diverses mesures favorisant l’alternance, mises en place par les différents paliers de gouvernement.
La troisième partie est la plus originale. Pour saisir le processus de construction des relations entre acteurs éducatifs et productifs, les auteurs s’appuient sur quatre études de cas réalisées au moyen d’interviews semi-directives auprès des directeurs, des professeurs, des élèves, des responsables et des tuteurs des entreprises impliqués dans des pratiques d’alternance pour des formations professionnelles en bureautique et en électronique en Belgique et au Québec. Un chapitre distinct est consacré à chacune de ces quatre expériences, ensuite comparées dans un autre chapitre. Cette partie a la grande vertu d’évaluer les expériences à partir de la même grille d’analyse (mise en oeuvre de l’alternance, contributions et rétributions dans l’échange, processus symboliques, nature des régimes d’échange en présence etc.). Il ressort de ces chapitres que l’on est encore très loin de pratiques pédagogiques radicalement différentes, s’appuyant résolument et également sur l’école et l’entreprise. Mis à part le cas du lycée technique belge de la Plaine (les noms des établissements sont fictifs), où l’alternance s’appuie sur le principe de la pédagogie par projet, les expériences consistent en de légères améliorations apportées au stage. Il y a même lieu de se demander si c’est véritablement de stage qu’il s’agit, les élèves travaillant habituellement dans les mêmes conditions que les autres salariés, étant considérés plus ou moins comme de nouveaux employés temporaires et dans les deux cas québécois, avec rémunération.
Les auteurs se risquent à décrire les régimes d’échange. Au lycée de la Plaine, il est d’abord industriel, en raison du projet réalisé dans le cadre de l’alternance, mais aussi domestique et secondairement civique ; les dernières caractéristiques pourraient tenir à la localisation du lycée, à l’extérieur d’un grand centre. À l’Athénée du Parc, le régime d’échange est marchand et civique. Dans les deux collèges québécois du Fleuve et de la Forêt, la relation est qualifiée de régime d’échange marchand et industriel ; le caractère marchand pourrait tenir à la rémunération des stages.
Résolument inscrit dans une perspective sociologique, cet ouvrage n’en est pas moins intéressant pour des lecteurs formés dans une autre discipline. Quelques commentaires s’imposent néanmoins.
Compte tenu de l’importance de l’insertion professionnelle pour ceux qui font la promotion de l’alternance, Doray et Maroy auraient pu aller plus loin dans la deuxième partie du livre et décrire de façon plus détaillée le marché du travail des jeunes dans les deux pays : l’insertion s’y fait-elle aussi facilement ? Le chômage y affecte-t-il les jeunes avec la même intensité ? L’activité sur ce marché des jeunes, notamment ceux encore à l’école, y est-elle la même ? Il aurait aussi été souhaitable de mieux y étayer l’affirmation que les populations comparées dans la troisième partie sont parfaitement comparables. Les élèves en troisième année du cours collégial en sont à leur 14e année d’études, âgés de 19 ou 20 ans et depuis longtemps affranchis de l’âge scolaire obligatoire au Québec. Est-ce le cas, par exemple, des élèves inscrites en 6e secondaire à l’Athénée du Parc ?
Vu la grande utilisation qui en est faite, on peut regretter que les auteurs ne se soient pas étendus plus longuement, dans la première partie, sur la caractérisation des échanges et n’en aient pas montré davantage les fondements, la portée et la pertinence. Nous avons, quant à nous, éprouvé bien des difficultés à saisir le sens des divers régimes d’échange, par ailleurs associés dans un passage du livre au métier de la production (marchand et industriel) et de l’éducation (domestique et civique). Même si les auteurs ne manquent pas de souligner que cette association relève de la caricature, nous ne pouvons, à notre tour, que douter que les enseignants ne soient pas préoccupés par leurs conditions de travail, seulement par celles de leurs élèves et l’égalité des chances ! Notons à ce sujet qu’en science économique, les avantages recherchés par les parties de l’échange sont certes habituellement privés, mais pas nécessairement pécuniaires : les entreprises n’essaient pas toujours d’obtenir le maximum de profit à court terme, pas plus que les travailleurs ne cherchent le maximum de revenu. Ce qui est maximisé, c’est le bien-être, bien plus que le profit ou la rémunération.
Les interviews en profondeur sont peu utilisées en science économique, où l’on est plus intéressé par les comportements que par les intentions ou les justifications que l’on en donne. En parcourant l’ouvrage, nous avons souvent trouvé étonnants le ton ou le contenu de certains propos rapportés, qui suggèrent que la confiance entre les parties dans les projets d’alternance n’est pas totale. La propension de plusieurs acteurs du milieu scolaire à se draper de toutes les vertus laisse perplexe, particulièrement à la lumière de leur participation parfois très faible. Un des objectifs des interviews serait-il de démasquer les prétentions des acteurs en les confrontant à leurs comportements ?
Une des conclusions est que l’école et l’entreprise conservent leurs propres pratiques et ne cherchent pas à collaborer intimement au développement d’un projet commun de formation. Les enseignants continuent à se définir comme tels et les tuteurs ne se conçoivent pas comme des pédagogues. Il est tentant d’y voir une infirmation de la thèse des auteurs : en un sens, la dimension symbolique du travail de ces acteurs paraît avoir peu de poids.
Seuls les élèves semblent connaître une certaine transformation identitaire, ayant l’impression d’être enfin considérés comme des adultes et de travailler pour vrai. Le contact avec le milieu du travail est, pour eux, une source de motivation, ce qui entraîne des retombées pédagogiques non négligeables. Il leur permet d’acquérir de l’expérience, de se faire connaître par les entreprises et éventuellement de se faire embaucher, sans compter qu’il suppose l’exercice d’un travail vraisemblablement relié aux compétences, même si au dire de certains acteurs, les avantages de l’alternance résident tout autant, sinon plus, dans la socialisation professionnelle que dans l’apprentissage technique comme tel. Bref, dans les projets d’alternance, c’est finalement l’élève qui s’ajuste le plus et, pourrait-on ajouter, qui obtient les principaux avantages. Ceux pour qui l’école et la formation existent avant tout pour les élèves, pas pour les firmes ni les enseignants ni les gouvernements, ne peuvent qu’applaudir en même temps que regretter que dans la synthèse des contributions et rétributions, les élèves n’aient pas été distingués des établissements scolaires.
La difficulté à mobiliser les entreprises dans les projets d’alternance ne saurait surprendre outre mesure. Quiconque s’en étonne devrait retourner aux écrits de Gary Becker (Human capital, New York, Columbia University Press, 1964), où est faite la distinction entre formation générale et spécifique. L’intérêt d’une entreprise dans la formation tient à la possibilité d’en obtenir les avantages, qui est faible quand la formation est transférable et la mobilité des travailleurs, importante. Cependant, des travaux plus récents ont montré que l’information imparfaite lors de l’embauche pouvait mener l’entreprise à se lancer dans des activités de formation générale. Bien des éléments de cette interprétation, dominante encore aujourd’hui en science économique, sont certes présents dans le livre de Doray et Maroy, mais en filigrane seulement. En faire état plus explicitement et en détail aurait été utile à la compréhension du comportement des acteurs issus de l’entreprise… en plus de conforter l’ego de l’économiste. Que ce dernier se console : il trouvera sa nourriture ailleurs, dans la découverte d’autres facettes peu explorées du rôle de l’école et de l’entreprise dans la formation professionnelle.