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C’est un superbe livre que signe Jean-Philippe Warren. On ne s’attelle pas ici à l’analyse de la théorie dumontienne de la société, tâche qu’a commandée l’oeuvre de la plupart des grands auteurs. Le titre l’indique et ne trompe pas. C’est bien aux « intentions primordiales » que l’on s’en tiendra. C’est dire qu’on laisse à d’autres la systématisation de l’appareil conceptuel dumontien, la déconstruction de ce que serait, par exemple, sa théorie de la culture, cela au profit d’une mise à jour des origines.
Le pari est tenu. Le déterrement de ces intentions profondes permet de lire ce que sera devenu le Dumont de la maturité et de retrouver, en effet, ce que furent ses premières révélations. Warren montre de manière très convaincante, me semble-t-il, que les intentions de départ se sont traduites dans l’oeuvre du sociologue dont la plupart d’entre nous n’ont aperçu que les constructions élevées qu’autorisaient de solides fondations souterraines.
Une première partie est consacrée au thème de l’exil en reprenant fidèlement le mot de Dumont à propos de son passage de la culture première à la culture savante ou, si l’on veut, de la culture populaire à la culture savante. Cet arrachement à son milieu d’origine, Dumont en paiera le tribut d’une sorte de mauvaise conscience. Ce thème constitue la deuxième partie du livre en même temps que le leitmotiv. C’est que ce travail d’excavation des intentions primordiales s’appuie en effet sur une thèse : l’itinéraire dumontien serait habité dans ses inatteignables profondeurs d’un remords, d’une mauvaise conscience qui résulterait du sentiment d’avoir trahi le milieu ouvrier auquel finira par échapper le savant. C’est aussi ce remords qui va fonder toute l’entreprise de Dumont. L’intellectuel qu’il devient ne cesse de vouloir retrouver ses racines populaires. Non pas parce qu’il récuserait de la sorte la culture savante qui est désormais son royaume, mais parce que Dumont y croit enfouie une intention première, une vérité des choses du monde que tout discours porté sur lui devrait se vouer à restituer.
Les entreprises de connaissance qui se déploieront dans la culture savante trouvent leur objet dans ce mystère qui fait de la présence au monde une aventure commune et une angoisse à conjurer. Mais, Dumont s’est employé à le montrer et Jean-Philippe Warren y insiste beaucoup, la mise en discours de ce vivre-ensemble, qui est l’objet même de la culture, ne saurait, sans perdre le sens même de son entreprise, se détourner de ce qui la suscite d’abord : l’élucidation du sens de cette présence et la manière d’être homme parmi les hommes. Les troisième et quatrième sections sont ainsi consacrées à ce que l’on pourrait appeler l’effectuation de cette position sur le plan de l’approche sociologique. L’empirisme de la Faculté des sciences sociales de Laval représente pour Dumont le seul sentier que doit emprunter le travail portant sur une société québécoise dont il déplore au cours des années cinquante qu’on la connaisse si mal. Il sait que cette ignorance laisse libre cours à l’emprise des vieux discours, ceux-la mêmes qui la cernent et la font captive d’un empêchement d’advenir à elle-même, ceux-là mêmes qui réitèrent d’autant plus facilement l’autorité de la tradition qu’une parole nouvelle ne s’est pas encore levée pour les confronter. C’est donc la parole qu’il faut retrouver après le silence de la longue hibernation, la parole comme réappropriation des choses refusées. Mais jamais Dumont ne s’abandonnera à une quelconque mystique de la parole. Il sait bien qu’elle peut aussi à sa façon reconduire les empêchements d’antan, qu’elle peut aussi se dévoyer dans le bavardage et l’opinion. La parole qu’il faut redonner au peuple, écrasé de silence, c’est alors celle qui émancipe sans tourner le dos au silence qui la recèle, celle qui réconcilie la tradition et le projet qu’il est possible de formuler à partir d’elle.
On l’aura compris, Warren parvient magnifiquement à restituer les concepts dumontiens de culture première et seconde, de culture comme mémoire et distance, mais il le fait par l’évocation, sans jamais recourir à une théorie sociologique dont l’effet serait de désenchanter ce que l’auteur cherche manifestement à préserver dans le mystère des origines. En cela, il rejoint l’intention dumontienne de la nécessaire solidarité entre le monde et ses représentations. Il s’en tient aussi à cet impératif dumontien qui consiste à toujours conjuguer une volonté de compréhension à un idéal d’explication.
Les quatre premières parties du livre font très nettement ressortir la préoccupation de Dumont pour l’engagement de l’intellectuel. Cette préoccupation, Warren le montre bien, ne provient pas uniquement des tourments de l’exil que l’auteur a d’emblée mis en lumière. Elle participe aussi d’un air du temps, celui des années de l’après-guerre, où il a fallu réinventer l’intellectuel sous la figure de l’engagement et de la présence au monde. Cela, nous le savons, a été particulièrement vrai des intellectuels chrétiens. Jean-Philippe Warren rappelle de manière à la fois concise et très pertinente l’influence du personnalisme au cours de la période et montre la profonde empreinte qu’il aura laissé sur le jeune Dumont. L’auteur réserve d’ailleurs la cinquième et dernière partie du livre à la question du personnalisme. Avec les traces laissées par l’exil, la rencontre du personnalisme, et plus exactement de Mounier, constitue la détermination souterraine la plus puissante de l’oeuvre de Dumont. Là-dessus, Warren est particulièrement convaincant.
Il ne tient pas du hasard qu’il réserve à ce rapprochement la dernière section de son livre. Il veut laisser le lecteur sur la thèse qui lui semble la plus éclairante du parcours dont il a cherché les premières balises. Là encore, s’impose la thèse de la nécessaire fusion entre théorie et pratique, entre la foi et l’engagement. Surtout, ce que la complicité de Dumont avec le personnalisme révèle selon Warren, c’est davantage qu’une sourde angoisse devant l’unité perdue du monde, une désespérance en face de la fragmentation de la culture et l’évanescence de l’appartenance à la société qui en est le corollaire. Ce qui émerge avec plus de force encore, c’est bien la « nostalgie de l’Être », la tristesse qu’inspire la disparition de ce paysage familier qui s’offrait à lui de la fenêtre de la maison paternelle. Warren nous laisse, le sait-il, avec le portrait d’un homme déçu du monde moderne. Si Dumont a pu écrire dans Le lieu de l’homme que l’objet de ses préoccupations en ce qui concerne la culture, c’est le « drame qui la tourmente », on comprend, à lire Warren, que le jeune Dumont sait déjà que ne s’éteindra plus le tragique qui l’habite, que la déchirure du monde est définitivement consommée, que nul « supplément d’âme » ne pourra, comme en un sursaut d’humanité, venir combler le gouffre qui s’est creusé entre « le monde du sens et celui des formes concrètes de l’existence » (Le lieu de l’homme, p. 7).
Je ne peux passer sous silence la beauté de l’écriture de ce livre. Jean-Phillipe Warren, à l’image de Dumont lui-même, accorde manifestement beaucoup d’importance à la manière de dire. Il sait que l’évocation est parfois plus puissante que la description. Tant par le style que par le ton, l’écriture rappelle, comme dans un rêve éveillé, la manière de dire de Dumont faite de tournoiements au-dessus du thème, de variations autour d’un thème unique comme dans la symphonie. Mais il n’y a pas que dans le style que ce livre constitue comme l’écho de la parole dumontienne. De la même manière en effet que Warren montre que Dumont, dans ses diverses entreprises, rappelle toujours la nécessité de remonter à l’intention première, il va lui-même relire Dumont à la recherche de ce qui féconde au plus profond l’oeuvre du sociologue. La recherche des intentions primordiales appliquée à Dumont constitue alors la mise en oeuvre pratique de l’imprécation du maître à toujours revenir à un motif premier. De la lecture se dégage une impression de « Dumont au carré ».
Le plan du livre lui-même révèle le projet d’écriture de Warren. En n’épuisant pas le thème du personnalisme qu’il aborde dans la section « l’empirisme de l’école de Laval », afin de garder l’essentiel de sa signification pour les deux derniers chapitres, l’auteur met en exergue ce qui lui semble constituer la pierre angulaire de l’humanisme dumontien : l’idée personnaliste de réconciliation de l’homme avec lui-même sous l’égide de la responsabilité et de la liberté.
On ne devrait jamais reprocher à un livre de ne pas aborder ce qui ne relève pas de son projet explicite. Mais, je ne peux m’empêcher de signaler au passage qu’il n’aurait pas été dépourvu d’intérêt que l’auteur s’autorise de plus amples considérations à portée plus sociologique. Le travail est très attentif aux influences mais relativement peu sensible à l’effet de la conjoncture sociale et politique qui va pourtant contribuer fortement à la définition de l’architectonique conceptuelle de Dumont. Lorsque, anticipant la critique que l’on pourra faire de son approche, l’auteur souligne que la pensée de Dumont ne s’est pas faite toute seule et qu’elle doit à certaines influences, c’est encore à Mounier que l’on reviendra et à la mouvance personnaliste. Ainsi, les années trente et quarante sont celles d’une critique du libéralisme et du totalitarisme. Warren le sait bien et il évoque les tourments de ces années de crise et de guerre. Il aurait pu évoquer le très grand traumatisme que va engendrer la découverte des camps de la mort sur la génération de Dumont. De manière plus générale, si l’on avait plus résolument inscrit la pensée de Dumont dans la trame philosophique des années quarante, on aurait pu pertinemment la rapprocher de l’influence de la phénoménologie heideggérienne dont on a souvent l’impression qu’elle habite la conception dumontienne de l’homme, en particulier dans cette idée d’une irréductible appartenance de l’homme à la contingence de sa propre histoire, dans la nécessité aussi de ne pas lui tourner le dos au nom d’une quelconque tentative de rationalisation de la présence au monde. Mais n’est-ce pas aussi d’une certaine façon un thème de l’existentialisme sartrien avec lequel Dumont partage, au-delà de son athéisme proclamé, les thèmes de la liberté et de la responsabilité ?
Dans le contexte plus étroitement québécois cette fois, les années cinquante sont traversées par le grand débat sociographique portant sur la question de la persistance de la tradition et sur la nécessité de passer à la modernité. Nous savons que ce débat trouve son matériel théorique dans les travaux effectués en sol québécois par les sociologues et anthropologues inspirés par l’empirisme de l’École de Chicago. Il eut été intéressant de relier les propensions empiristes du Dumont des années cinquante à cette approche inspirée par l’École de Chicago et qui servira d’arrière-plan au programme de recherche que prépare Hughes à la demande du père Lévesque pour la Faculté des sciences sociales.
De la même façon, l’auteur ne s’autorise pas de critique de la sociologie dumontienne. Pourtant, ce qu’il nous montre de façon si remarquablement convaincante aurait pu l’amener, par exemple, à discuter de ce qui prend parfois l’allure d’un certain conservatisme chez Dumont. La section intitulée « L’enseigne de néon » et plus encore celle que chapeaute le titre révélateur de « L’unité perdue » révèlent une critique de la modernité dont on n’est pas toujours certain qu’elle se soit affranchie de « l’hypothèque romantique » comme Gadamer a pu le dire de l’herméneutique qui le précédait, tout entière attentive à l’enracinement de l’homme dans la culture et réfractaire aux entreprises de la Raison. Certes, Dumont a trop montré l’importance des sciences sociales pour qu’il soit permis de l’associer directement à l’anti-modernisme romantique. Mais, on aurait pu interroger plus avant la mélancolie des origines qui traverse largement toute l’oeuvre de Dumont, la certitude d’un sens premier plus vrai, plus essentiel, logé dans les tréfonds de la culture première. Cette posture n’est-elle pas celle qui autorise Dumont à toujours vouloir remonter vers la « Genèse » du Québec et à une certaine essence canadienne-française qu’il conviendrait maintenant de prolonger dans la souveraineté ? N’est-elle pas responsable de la critique qui s’abat actuellement sur lui et dans laquelle cette posture est démasquée au nom de l’ethnicisme qu’elle recèlerait bien malgré elle ?
Il faut enfin souligner la beauté de la brève conclusion intitulée « L’hiver de la mémoire ». Jean-Philippe Warren y ramasse superbement sa thèse sur Dumont et parvient en quelques pages à synthétiser ce qu’il aura mis en perspective des sources les plus profondes de l’univers dumontien.