Corps de l’article

J’ai l’impression qu’il n’y a pas un humain qui peut survivre s’il n’a pas eu une marque d’amour une fois dans sa vie. Ça le raccroche à la vie. C’est assez puissant quelque part. Quand finalement on prend soin de quelqu’un… quand tu vois l’impact que ça a pour toutes les années d’enfer… c’est puissant… c’est puissant.

Une intervenante de La rue des Femmes

INTRODUCTION

L’ampleur du phénomène de l’itinérance chez les femmes est de plus en plus reconnue (Gouvernement du Québec, 2014). Les femmes sont non seulement présentes de manière accrue au sein de la population itinérante, mais elles sont aussi considérées comme le groupe ayant connu la croissance la plus rapide dans le milieu (Gouvernement du Québec, 2019; Lavalières, 2004). En amont des expériences traumatiques qu’elles vivent durant l’itinérance, les trajectoires de vie de ces femmes seraient marquées de violences structurelles et institutionnelles qui vulnérabiliseraient davantage cette population déjà marginalisée (Bellot et Rivard, 2017; Gilbert et al., 2020). Des situations particulièrement préjudiciables (par exemple, la violence physique et psychologique, les sévices sexuels, la négligence et la maltraitance), combinées à leur ampleur, leur durée et leur fréquence, constituent des facteurs pouvant pousser ces femmes à la désaffiliation sociale (Gélineau, 2008; Gouvernement du Québec, 2008).

Alors que trois grands facteurs semblent depuis longtemps contribuer de façon globale à l’itinérance (la pauvreté et le chômage, l’absence de logement à coût modique, et l’accumulation de problèmes relationnels (Poirier et al., 1999)), le phénomène de la désaffiliation sociale est de plus en plus considéré au fondement de cette problématique. D’une part, les services offerts en réponse aux besoins immédiats des femmes en situation d’itinérance, tels que l’hébergement et les repas, ne suffisent pas à soutenir l’amélioration de leur situation à long terme (Gilbert et al., 2013). D’autre part, bien que l’aide en itinérance soit abordée en termes d’efficacité et d’accessibilité des services essentiels, le vécu de ces femmes reste souvent exprimé, malgré tout, en termes de discrimination, d’exclusion, voire de déshumanisation (Bellot et Rivard, 2017). Devant la croissance grandissante de cette population et le débordement que l’on observe dans toutes les ressources pour femmes en situation d’itinérance (Duchaine, 2013; LRDF, 2020; TCLCF, 2015), force est de constater l’existence d’une inadéquation entre les droits, les besoins et les services offerts à ces femmes les plus exclues (Bellot et Rivard, 2017).

L’importance de la dimension relationnelle de l’itinérance étant reconnue dans la littérature (ACJQ, 2008; CSF, 2012; Poirier et al., 1999), celle-ci demeure toutefois peu circonscrite en ce qui a trait à l’intervention avec ces femmes dites « désaffiliées ». D’ailleurs, peu d’emphase est mise sur la relation d’aide du point de vue des intervenantes qui oeuvrent auprès de cette population, pourtant les premières concernées. Cet article propose d’explorer la dimension relationnelle de l’intervention en itinérance féminine sous l’angle de l’expérience vécue par les intervenantes[2][3].

C’est à partir de ces deux points centraux – la dimension relationnelle et l’expérience des intervenantes – que l’organisme montréalais La rue des Femmes (LRDF ci-dessous) a développé, au cours des vingt-cinq dernières années, une approche d’intervention centrée sur le concept original de « santé relationnelle ». Défini comme la « capacité vitale d’être en lien avec soi-même et avec les autres », ce concept implique aussi, pour l’organisme, une redéfinition de l’itinérance comprise en tant qu’un « état de stress post-traumatique complexe chronique » qui découlerait de la perte de cette capacité à être en lien (LRDF, s.d.). Conséquemment, l’organisme dispense des services à travers une approche axée sur la relation d’aide, l’accueil et la sécurité, pour aider ces femmes à guérir de leurs blessures relationnelles et pour « retrouver la santé relationnelle et leur vie » (LRDF, s.d.). Cette définition de l’itinérance et la représentation de la guérison à travers la relation d’aide ne sont pas sans écho avec le phénomène de désaffiliation et l’idée de la réaffiliation possible de ces femmes les plus exclues.

Au sein de cette approche d’intervention novatrice (Gilbert et al., 2019) axée sur la dimension relationnelle de l’itinérance, l’enjeu de l’implication demandée aux intervenantes demeure. En effet, lorsque la relation occupe une place centrale dans l’intervention, c’est la santé des aidées et des aidantes qui est mise en question (Rhéaume, 2006). Bien que les aidantes qui oeuvrent auprès de ces populations marginales ou souffrantes soient souvent perçues comme particulièrement dévouées ou même exceptionnelles (Aubin et al., 2012), ces premières ne sont pas à l’abri des impacts reliés à ce travail. En effet, de nombreux risques liés à la fonction d’intervenante en relation d’aide sont nommés dans la littérature : risques, notamment, d’identification à la souffrance de l’autre, de confusion de rôle, de stress traumatique secondaire, de traumatisme vicariant, de fatigue de compassion, d’épuisement professionnel (voir, entre autres, Aubin et al., 2012; Causse, 2008; Fortin, 2014; Gilbert et Lussier, 2005; Rhéaume, 2006). Étymologiquement, le travail d’intervenante lui-même recèle une certaine problématique, voire un certain paradoxe: « In-ter-venire, venir entre, suggère la venue d’une personne qui se place entre deux partis, deux moments, deux phases, premier sens de la particule ‘inter’; mais c’est aussi venir parmi, à l’intérieur, faire partie de, s’insérer, appartenir. » (Rhéaume, 2006, p. 5). Selon cette perspective, être intervenante revient à jouer entre ces deux pôles, entre le « venir de l’extérieur » en tant que guide, en tant qu’aidante, et le « venir parmi » en s’impliquant, en « se mêlant à ».

Cette expérience, vécue quotidiennement par les intervenantes qui travaillent à LRDF, est aussi celle à laquelle font face de nombreux organismes à Montréal. Cependant, LRDF pose cette expérience relationnelle au coeur de l’intervention auprès des femmes en état d’itinérance et de grande précarité. Dès lors, comment comprendre l’expérience des intervenantes qui soutiennent une approche d’intervention « relationnelle » (donc, basée sur le lien à soi-même et aux autres) avec ces femmes dites désaffiliées? Quels sont les enjeux qui sous-tendent un tel type d’intervention selon la perspective des intervenantes?

Objectifs et méthodologie

L’objectif de cet article est d’explorer l’expérience vécue de la relation d’aide par des intervenantes qui oeuvrent en contexte d’itinérance féminine. Il s’agira d’analyser certains processus, points clés et enjeux soulevés dans leurs récits, puis de discuter des potentialités et limites des postures d’interventions exposées.

L’expérience de la relation d’aide peut être explorée avantageusement sous l’angle de la description phénoménologique, telle que le propose notamment la méthode qualitative et existentielle élaborée par Max Van Manen (1990; 2014). La tâche d’une telle approche – novatrice dans le contexte de l’aide en itinérance au Québec – consiste à explorer la structure que forment les différents rapports intentionnels[4] que l’être humain entretient avec le monde, afin de décrire son monde tel qu’il le vit (Van Manen, 2014). Cette perspective considère que l’être humain est concerné dans sa manière d’exister, de ressentir et de comprendre son expérience à partir des existentiaux, tels que la corporéité, la spatialité, la temporalité et la relationalité. De fait, l’être humain serait lié au monde par la manière dont il fait l’expérience de son corps, de l’espace vécu, du temps vécu et des relations qu’il entretient avec autrui, avec le monde environnant et avec lui-même[5] (Van Manen, 1990).

Malgré les nombreux risques liés à la fonction d’intervenante, peu d’études questionnent comment la relation d’aide est vécue à partir de l’expérience rapportée par ces aidantes dans le contexte d’itinérance. Pourtant, plusieurs lectures phénoménologiques du vécu de l’intervention font transparaitre la pertinence de s’intéresser à l’expérience vécue au sein de divers contextes de relation d’aide, notamment en soins infirmiers et spirituels (Goyette, 2018; Lavoie et Bourgeois-Guérin, 2021; Mecheri, 2019; Vachon, 2010). L’utilisation d’une telle approche phénoménologique comme outil réflexif et d’analyse a permis, dans ce présent article, de décrire et mieux comprendre comment les intervenantes font l’expérience de la relation d’aide via l’exploration des quatre existentiaux proposés par Van Manen (1990).

Recueil des données

Cette étude s’inscrit dans une recherche plus large, intitulée Une intervention novatrice auprès des femmes en état d’itinérance : l’approche relationnelle de La rue des Femmes (Gilbert et al., 2017). Trois types de données recueillies dans le cadre de cette recherche ont été sélectionnés et utilisés pour la présente étude : des notes et mémos issus des observations de terrain et des analyses de la documentation de l’organisme, afin se familiariser avec l’approche de LRDF; des entretiens qualitatifs en profondeur réalisés avec des intervenantes à des fins d’analyse; et des entretiens de groupe d’intervenantes (focus group) afin de peaufiner les analyses.

Six entretiens non directifs d’environ une heure trente ont été menés auprès de trois intervenantes, à raison de deux entretiens par intervenante. Ces entretiens, transcrits intégralement et analysés, ont permis de faire ressortir le caractère essentiel de l’intervention selon leur perspective. Dans la mesure où seule une question d’amorce était prédéterminée (« J’aimerais que vous me parliez du travail que vous faites à LRDF ») et que les thèmes du schéma d’entretien n’ont été élaborés que pour orienter, si nécessaire, les relances du chercheur, ces entretiens menés de façons « non directive » (Gilbert, 2007) ont permis d’explorer et de rassembler le matériel narratif principal des analyses. Le seul critère de sélection pour ces entrevues était d’avoir une expérience minimale de cinq ans en tant qu’intervenante à LRDF. Deux entretiens de groupe, d’une durée d’environ 2h30, ont été menés auprès de 12 intervenantes (un groupe de 8 et un groupe de 4, incluant les 3 intervenantes ayant participé aux entretiens individuels) âgées de 24 à 59 ans et ayant entre 3 mois et 13 années d’expérience à LRDF[6].

Méthode d’analyse

Suite à une première écoute flottante des entretiens individuels, une analyse thématique a été effectuée (Paillé et Mucchielli, 2013). Subséquemment, l’analyse existentielle (Van Manen, 1990; 2014) a consisté à explorer et regrouper les thématiques selon les quatre existentiaux pour chaque participante. Puis, une analyse en mode écriture (Paillé et Mucchielli, 2013) a permis de synthétiser les descriptions existentielles individuelles. Ces analyses ont été par la suite augmentées et nuancées par les données recueillies lors des entretiens de groupe (enregistrements audio) et des observations de terrain (notes de terrain). Pour assurer la rigueur des résultats, les différentes étapes de l’analyse, ont été effectuées en étroite collaboration avec l’équipe de recherche (chercheure principale et assistante de recherche).

Dans la section suivante, différents thèmes, issus de l’analyse existentielle, et d’autres, plus inférentiels et issus de l’analyse en mode écriture, seront élaborés. Tel un film qui offrirait plusieurs versions d’une même scène, avec des points de vue différents (Lamarre, 2004), les dimensions existentielles s’articulent entre elles en permettant de mettre en lumière l’expérience relationnelle des intervenantes dans sa globalité. Les existentiaux étant difficilement dissociables dans l’expérience vécue telle que rapportée par les intervenantes, les résultats et la forme qu’ils prennent tendent à s'imbriquer étroitement. Ainsi, ils sont considérés dans cet article comme des « éclairages » à partir desquels il est possible de générer des descriptions de l’expérience vécue. Ce « film » pourra par la suite être analysé, questionné et critiqué dans sa globalité lors de la discussion.

Il est notable que l’expérience des intervenantes se soit majoritairement élaborée, au cours des analyses, sous l’angle de la spatialité. Les représentations, souvent spatiocorporelles, de leur expérience, sont le résultat d’une rencontre entre les récits des intervenantes et les interprétations subjectives[7] du chercheur ayant eu cours durant les analyses. Les auteurs issus des domaines de la psychologie d’orientation psychodynamique et humaniste, ces approches théorico-cliniques ont teinté et nourri les analyses et la discussion. L’accent étant ici placé sur « la personne qui fait l’expérience du phénomène et non le phénomène lui-même en tant qu’objet » (Guimond-Plourde, 2005, p. 9), c’est à partir de cette rencontre (intersubjective) avec les intervenantes qu’ont été esquissés les thèmes liés à leur expérience vécue de la relation d’aide.

RÉSULTATS

Le déploiement des neuf thèmes ici élaborés s’est fait dans un souci de retracer le chemin sillonné par les intervenantes en relation d’aide, avec les femmes en situation d’itinérance. Bien que l’entrée de ce cheminement puisse se faire par diverses avenues, c’est par une exploration de la corporéité que s’entame cette section. On remarquera que les sous-titres mettent en évidence la spatialité de l’expérience vécue des intervenantes en situation relationnelle. Situation spatiale, temporelle et complexe qui, explorée ici progressivement comme un espace à découvrir, s’ancre aussi dans l’historicité de chacune des intervenantes rencontrées ayant, chacune à son rythme, exploré ce monde méconnu. La plupart des thèmes élaborés sont abordés sous forme de questionnement, à la fois pour représenter les interrogations ayant émergé des échanges et des analyses, ainsi que pour laisser ouverts le dialogue, la réflexion et, parfois, la critique. Tenter de répondre à ces questions par les propos mêmes des intervenantes c’est, pas à pas, les laisser nous guider dans leur monde vécu. C’est dans ce monde où l’urgence règne, qu’elles ont pris le temps de s’asseoir et de nous accueillir, l’instant de nous partager et faire sentir ce que c’est, pour elles au jour le jour, la relation d’aide en itinérance.

Le corps, contenant-résonant des espaces intérieurs?

À travers toutes les activités quotidiennes, au sein de la relation d’aide, des situations et des comportements spécifiques de certaines usagères, résonnent chez les intervenantes et, souvent, les font réagir. Alors que le calme est bien installé à l’intérieur d’elles, qu’elles se trouvent dans une « espèce d’harmonie avec la vie »[8], une usagère peut poser un geste ou dire quelque chose qui fait que, tout d’un coup, les intervenantes sont « complètement déstabilisée[s], complètement déracinée[s] ». Des questions émergent :

« Comment ça se fait que j’ai de la fumée qui me sort par les oreilles? […] que tout à coup j’ai envie de brailler […] ou que je ne suis plus dans le flow de la vie où ça se passe… vivante, disponible? »

À partir de ces questionnements, cette intervenante tourne son attention vers le rapport à soi et à son corps vécu dans la situation relationnelle. Ce dernier n’est pas seulement représenté comme un corps dans un espace-temps déterminé : il est vécu comme un espace en soi, qui porte sa propre histoire. Ce corps vécu, qui sera dépeint non pas comme un contenant au sens traditionnel, mais comme un contenant-résonant, est une source abondante d’informations et d’éclaircissements à propos de l’autre, de soi-même et du lien.

« Faut que je sois capable de sentir c’est où quand que je me sens mal pis… le lien à soi c’est ça, sentir ses… là, ça ne va pas bien, là, ça va bien, là, ça ne va pas bien, mais pourquoi? Qu’est-ce qui se passe? Écouter ça, écouter ça tout le temps dans le fond… »

Lorsqu’elles sont touchées dans leur joie de vivre, lorsque la colère prend le dessus, les intervenantes sont appelées à « aller voir » ces lieux internes. Il s’agit d’un des premiers mouvements d’un lien à soi-même dans l’intervention, vers un intérieur de soi qui se laisse toucher, qui peut être déstabilisé et qui a parfois mal. Dans cette exploration, il n’y a pas qu’un écho singulier à la relation qui est ressenti; mais bien une pluralité d’échos : au sens où cet intérieur renferme plusieurs contenants-résonants sensibles que certaines intervenantes « ouvrent et ferment », à la recherche du lieu affecté. Cette recherche à l’intérieur de soi est évoquée à la fois comme un regard, une écoute, un ressenti – non pas dans cette linéarité, mais dans une complémentarité. Il semble en effet difficile de séparer leur action l’une de l’autre, puisqu’elles se déploient, dans une certaine simultanéité, au sein d’un ressenti corporel multisensoriel.

Quels contenants-résonants? Son passé, son histoire… une temporalité partagée

Parfois, une usagère appuie sur un « bouton rouge » qui vient déranger, voire bouleverser une intervenante dans son vécu intime, dans son histoire personnelle. Pour s’assurer que l’intervention ne soit pas qu’une réplique inconsciente du « bouton rouge », les intervenantes sont appelées à explorer leur ressenti de ce qui a été touché, « brassé », « déstabilisé » en se demandant : « Où » est-ce que j’ai été touchée? « Dans » quel aspect de moi-même? « On ouvre, on ferme le couvercle… »  En fouillant un peu, une participante nous dit qu’elle finit par :

« … se retrouver avec des blessures d’enfance, avec des ci, des ça, avec des flashs… Faut que je m’écoute tout le temps pour avoir l’intervention la plus juste possible, qui soit l’intervention que la femme a de besoin et non pas l’intervention que moi j’ai de besoin. »

À travers cette exploration, les intervenantes peuvent prendre conscience de l’historicité qui guide leurs interprétations des situations relationnelles. « Plus on fait cette introspection-là, plus on ouvre notre sphère de conscience… à un moment donné on peut voir plus ». Sans ce regard et cette écoute de leur ressenti, ancrées à l’intérieur de soi, certaines intervenantes risquent d’être aveugles aux zones d’elles-mêmes qui sont affectées par les difficultés qui peuvent émerger dans la relation d’aide, comme les comportements intenses, les demandes exigeantes et l’urgence.

Ainsi, c’est la temporalité même qui est constamment partagée entre la présente situation relationnelle et l’histoire des intervenantes, comme si la frontière de l’instant relationnel devenait assez poreuse pour ouvrir une brèche vers un contenant-résonant du passé. Le ressenti et les résonances avec leurs propres évènements passés sont parfois si forts, que les intervenantes arrivent à comprendre la souffrance qui s’exprime au présent à partir de ce passé bien rangé, bien contenu et parfois oublié. « On interprète tellement les choses qu’on voit par rapport à notre histoire. Un moment donné quand on guérit les souffrances… on construit autre chose et on voit autre chose. » Plus les intervenantes reconnaissent l’histoire à laquelle la relation présente fait écho, plus la temporalité et le ressenti qui y est lié s’éclaircissent. Elles revisitent ainsi ces contenants, ces zones et ces lieux passés, pour leur permettre de départager ce qui appartient à leur histoire et leur vécu de ce qui est en jeu dans l’ici-maintenant, pour soi et pour l’autre.

Ressentir quoi? Comment? « Mon corps; son corps »

« Pour moi, c’est d’être suffisamment disponible dans toute son énergie, d’être à l’écoute… moi mon outil, c’est que je me mets en face de la femme pis je la ressens… mais pour ça il faut que je sois disponible à l’intérieur. Si j’ai des soucis, si j’ai eu une mauvaise journée, je ne peux pas la ressentir, je suis trop prise avec mes affaires. »

Les intervenantes parlent souvent d’être à l’écoute des usagères, non seulement de leurs paroles, mais de cette « énergie » qu’elles dégagent. Comme si celle-ci – déployée par des paroles, des gestes, des regards, des émotions, des contacts physiques – était projetée jusqu’en des lieux intérieurs des intervenantes pour y faire écho et parfois se réfléchir sur des parois sensibles. Souvent vécue corporellement et physiquement, cette énergie prend un espace et, parfois, remplit intérieurement l’intervenante. Elle a un caractère qui se perçoit, qui se ressent. Elle est comme le vent : parfois chaotique « comme un vortex », « désorganisée » et « dans tous les sens »; parfois plus calme, plus flottante. Elle est le souffle qui vient « brasser en dedans » : « Le vent, c’est comme l’extérieur… Les femmes, c’est comme le vent… pis les vagues c’est moi… La vague, ça peut être nous [les intervenantes] … »

Pour « ressentir [les] femme[s] », les intervenantes doivent être « dans l’ouverture » et « suffisamment disponibles » à l’intérieur d’elles-mêmes, telle une eau calme prête à accueillir le souffle du vent qui parfois la frôle, la touche ou lui « rentre dedans carrément », en provoquant des réverbérations qui font alors office de sources d’informations sur la situation relationnelle. Lorsqu’elles sont prises par leurs propres affects, certaines intervenantes ne se sentent pas assez réceptives pour bien accueillir et « ressentir » ces vagues provoquées par les femmes. Une roche lancée dans une eau calme provoquera davantage de réverbérations notables que dans une eau tourmentée :

« On suit la vague. C’est vrai, on suit la vague. Et puis quand ça arrive [une crise], on reste calme, on gère la situation… »; « Même si j’ai vécu quelque chose la veille, et cetera, j’essaie de me remettre au neutre à chaque fois pis… si ça m’a touchée beaucoup ben c’est là que c’est le plus difficile. »

Plusieurs des intervenantes se représentent le corps vécu comme ce lieu qui accueille, contient et résonne cette énergie de l’autre, mais aussi leurs propres sentiments, leur histoire, leur vécu, les soucis de « la journée d’hier » et ceux de demain. Pour ressentir – corporellement, physiquement, énergétiquement –, l’intervenante doit se « mettre au neutre » et ouvrir ses lieux intérieurs pour se laisser imprégner des dires, des paroles, des gestes des usagères. En ce sens, le corps des usagères est aussi considéré comme médium d’expression de leur vécu interne : « Je pense qu’on a un corps qui a un langage… Je laisse jamais ça de côté, peu importe les approches que je vais, je veux toujours voir le lien physique avec l’émotionnel. »

Considérant le corps comme révélateur de l’état émotionnel, les intervenantes peuvent aussi agir et intervenir en se basant sur des informations corporelles et verbales que les usagères expriment dans la relation :

« Un regard, un mot, une position de corps dans un passage, t’sais… en ce moment je vois beaucoup de choses. On dirait que je suis plus posée alors je vois les détails. [Claque des doigts] Un regard. Un geste. “Tac-tac” et ça me renseigne tellement sur où est-ce qu’elle est la femme à ce moment-là… »

L’expression d’un regard, d’un geste ou d’une posture peut être tout aussi révélatrice qu’une parole. Elle-même, la parole, prend corps. Les intervenantes reçoivent différentes expressions verbales, qui sont parfois criées, « vomies sur elle » ou chuchotées en secret. Le visage que prend alors la relation d’aide, dans ses diverses formes, laisse des impressions, des tonalités, qui affectent les intervenantes dans leur corporéité. L’expérience relationnelle sera imprégnée de ces impressions, de ces traces laissées par la relation qu’elles ressentent.

L’écouter, s’écouter, s’entendre... Les débuts de la relation?

« Lorsqu’il y a une femme qui commence à travailler avec nous. On commence à créer une bonne entente, une bonne relation. […] On l’écoute et puis tranquillement elle va avoir confiance en nous. Et pis avec le temps, le lien va se créer... »

Selon cette intervenante, une écoute unidirectionnelle – vers l’autre ou vers soi-même – ne saurait créer un lien. Le « mythe » de la mésentente relationnelle s’effacerait à mesure que l’on pratique cette écoute, et la relation s’harmoniserait lorsque l’extérieur (usagères) et l’intérieur (intervenantes) s’entendent. Mais comment arriver à cette « bonne » entente?

Une intervenante dit à une coéquipière : « Ben je voyais que tu jammais[9]. Tu figeais quand il y avait des moments de violence. »  Face à une situation de violence, la seule réaction possible d’une intervenante était de figer. Le regard rivé sur l’autre, elle était démunie. Bien qu’elle ait pu voir et recevoir la violence de certaines usagères, elle ne pouvait y répondre que par la paralysie. Ce n’est que plus tard, par un retour à soi-même encouragé par une coéquipière, mais aussi dans l’expérience du temps, qu’elle a pu voir et comprendre sa peur, qu’elle ressentait comme à son insu : « Maintenant que tu me le dis… je le vois et je l’entends. J’étais figée parce que j’avais peur de ma propre violence. »

Ainsi, la qualité de la relation dépend grandement (voire entièrement?) de la capacité de l’intervenante à pratiquer cette écoute, qui se doit d’être bidirectionnelle. Étant donné les blessures profondes des femmes que côtoient les intervenantes, l’écoute de soi doit toujours être jumelée à une grande écoute de l’autre. Les intervenantes doivent alors distinguer ce qui peut être entendu par les usagères de ce qui ne peut l’être, sans quoi la susceptibilité et la souffrance de celles-ci risquent de les faire réagir :

« C’est des femmes de coeur, mais très blessées… Il faut que t’en prennes une pis tu décortiques, pis d’être capable de dire “ben ça on le touche pas, parce que sinon c’est trop effrayant”. C’est très difficile d’approche parce qu’elles sont susceptibles et blessées. Alors c’est dur de… tu peux pas leur arriver pis leur lancer ça. Tu sais que ça… tu vas la faire choker[10]. »

Les usagères sont « très réceptives et très sensibles », parfois « beaucoup plus que l’on veut se l’admettre. » Par contre, elles ne s’interrogent généralement pas sur ce ressenti : elles y réagissent. Si une intervenante leur « lance » une parole qui leur fait ressentir quelque chose de désagréable, elles réagiront : « Des fois, je suis sèche, directe… et les femmes me rentrent dedans ». Les intervenantes doivent alors se faire grandes auditrices de la scène relationnelle afin d’orchestrer l’intervention qui sera la plus ajustée, à la fois aux besoins des usagères et à ce que celles-ci sont prêtes à entendre, tout en étant bien ancrée dans leur propre ressenti. Auditrices et cheffes d’orchestre… les intervenantes doivent pratiquer activement cette écoute sensible pour trouver un terrain d’entente et harmoniser une relation de confiance. Et comme elles le rapportent: « tranquillement [l’usagère] va avoir confiance en nous et puis avec le temps, le lien va se créer... puis tranquillement avec le lien on arrive à ouvrir un peu plus cette conscience… »

Nonobstant l’apparente complexité d’une telle posture relationnelle, une intervenante met en garde quant à l’application séquencée ou la théorisation d’une telle démarche : « Quand je parle de relationnel, ce n’est pas de la théorie, c’est du vécu. »

« Si tu travailles avec la tête, tu peux pas travailler ici parce que tu calcules, tu calcules, tu calcules. Un moment donné tu capotes. Quand c’est à l’intérieur, tu as plus le ressenti. Tu sens la personne. J’ouvre… j’ai l’ouverture du coeur. Ma tête est là pour réfléchir, mais c’est mon coeur que je regarde beaucoup pour prendre certaines décisions. »

Ressentir est indispensable au travail de l’intervenante. Ce ressenti ne se calcule pas, il se vit. Toutefois, son utilisation comme outil d’intervention dans la relation d’aide n’est pas donnée d’emblée à toutes les intervenantes. Par exemple, les nouvelles intervenantes sont souvent invitées à cheminer dans leur formation en mettant entre parenthèses les théories qu’elles portent, afin de se fier davantage à leur vécu de la relation d’aide : qu’est-ce que ça vient chercher chez soi, plutôt que ce qu’est-ce que ça veut dire dans telle théorie? « Il faut amener une ouverture chez les nouvelles quand c’est trop fermé. »

La résonance avec leur propre vécu devient un outil avec lequel les intervenantes cherchent à acquérir une double reconnaissance de la souffrance qui leur est exprimée, et elles reconnaissent alors la souffrance à la fois chez les usagères et chez elles-mêmes. Ressentir les résonances de leur vécu et de leur passé devient alors pour les intervenantes une véritable manière de connaître ou comprendre, qui, dans la situation relationnelle, supplante les connaissances théoriques et semble apaiser, pour un temps, la complexité de l’approche d’intervention avec ces femmes les plus démunies.

Se guérir pour guérir l’autre… guérir l’autre pour se guérir

Outre le travail sur soi qui s’effectue à travers la relation d’aide, un approfondissement de certaines situations et problématiques a lieu lors de supervisions cliniques, de réunions d’équipe ou de rencontres individuelles avec une thérapeute de l’organisme ou de l’extérieur. « Autrement dit, 24 heures sur 24 on travaille sur nous. » C’est un constant travail sur soi :

« Dans les démarches comme ça, dans les démarches d’intériorité où tu vas aller voir tes blessures, tu te sens vulnérable au coton. Mais il y a une telle force… parce que ça prend le courage d’aller se mettre en vulnérabilité et d’aller toucher les bobos et d’aller les exprimer, puis d’oser dire qu’il y a peut-être autre chose que cette souffrance-là. »

Cette intervenante s’engage dans une telle démarche et se met dans cette position « vulnérable » parce qu’elle estime pouvoir ainsi comprendre un autre aspect de la souffrance, cette « autre chose » que la souffrance porte. Aller voir ses propres blessures, en prendre conscience et les guérir apporte une compréhension renouvelée de la souffrance. Elle n’est plus seulement celle qui déstabilise lorsqu’on la rencontre : elle devient un « levier » de compréhension des enjeux relationnels.

« … quand tu vas voir tes propres blessures, que tu les reconnais chez les autres et que tu te rends compte que les autres… pour moi sont des leviers… Je peux faire face aux difficultés du monde sans me sentir à l’envers parce que à l’intérieur, je suis allée guérir mes affaires. »

Ayant exploré leurs différents enjeux personnels, les intervenantes peuvent alors accompagner les usagères dans leur lien à elles-mêmes et dans l’accueil de leurs propres souffrances. Face à la souffrance vécue, une intervenante rapporte qu’elle ne se ferme pas : « au contraire, c’est des bras qui s’ouvrent et on se prend dans les bras! »

« À la source, il y a une vibration, un écho, qui permet d’être capable… D’avoir vécu des choses, d’avoir ouvert la porte à soi-même dans ses différentes sphères, ça permet d’être capable d’aider la personne à ouvrir la porte de son coeur, à libérer ses souffrances et les accueillir tranquillement à un rythme qui est le sien. » 

Entre ces « bras qui s’ouvrent », l’espace de la relation d’aide se déploie comme un lieu révélateur des enjeux personnels au sein duquel les intervenantes, elles aussi, peuvent se guérir :

« Je te reflète tes affaires, tu me reflètes les miennes… »; « Pour moi, on voit ce qui est en nous à l’extérieur… donc si ça fait peur, ben il y a de la peur à l’intérieur. Si ça c’est ben effrayant, qu’est-ce qui est effrayant à l’intérieur? »; « Si on arrive à comprendre qu’on est des outils pour soigner nos blessures les uns les autres, à ce moment-là il y a une autre énergie qui s’installe, il y a une autre ouverture qui s’installe, on sort de l’état de guerre. »

En ce sens, la relation d’aide représenterait essentiellement un outil qui tend à soigner les blessures de toutes les femmes impliquées dans l’intervention. La compréhension issue de la dialectique entre l’intérieur et l’extérieur devient alors cet outil ou ce levier à partir duquel la relation peut devenir soignante.

L’autre, comme soi… (humaine, femme)

Au cours des entrevues et des observations, bien que les termes « participantes[11] » ou « usagères » étaient parfois utilisés, c’est en tant que « femmes » que les intervenantes les désignaient : « Les femmes », « Nos femmes », « La femme dont je m’occupe ». Cette sensibilité aux qualités humaines de la femme (usagère) est affinée à mesure que les intervenantes cheminent : « Ce deuil, ce traumatisme, je peux l’accueillir, je le comprends parce que je l’ai travaillé sur moi, j’ai fait un cheminement… Et ça nous rappelle c’est quoi l’humain. »

Le fait que la femme soit « comme moi » – humaine, femme – est ce qui permet à cette intervenante de légitimer l’utilisation de son propre vécu pour l’aider. Elle peut utiliser sa propre compréhension de la souffrance humaine, de sa souffrance au féminin. Les rôles d’intervenante et de femme en état d’itinérance sont secondaires à leur humanité. À la question : « Vous devez avoir le coeur ouvert, dans quel sens? » une intervenante répond : « Le coeur ouvert pour accepter le monde. Pour dire: “c’est une personne comme moi” ». Être ouvert à l’autre, c’est l’accepter comme soi-même, c’est l’accepter en tant qu’être humain. Les usagères sont d’abord humaines, d’abord femmes.

« Puis comme on est tous des humains… quand que je partage un moment de vie avec une femme que je pense que ça va l’aider dans ce qu’elle vit… elle me dit “mais tabarouette… finalement vous êtes comme nous autres!” Puis je l’ai regardée et j’ai dit “Bien oui!” Et j’ai dit “tu sais, ce n’est pas parce que j’ai le chapeau de l’intervenante que je suis différente de toi qui est sans domicile, et cetera. On est des humains avant tout.” Je suis passée par des moments pas drôles… j’en suis passée à travers, si j’en suis passée à travers, tu peux passer à travers. Tu vas passer à travers d’une autre façon. »

Cet accueil fondamentalement humain des femmes ne sert pas seulement à les comprendre, mais sert aussi à leur refléter leurs propres qualités. Ainsi, pour les intervenantes, accueillir les femmes d’abord en tant qu’humaines dans l’espace relationnel, c’est aussi leur refléter leur humanité profonde. Les intervenantes peuvent alors utiliser leur propre histoire, leur propre vécu – qu’elles partagent avec les femmes en tant que qualités essentiellement humaines – afin de les aider à cheminer.

Et les limites? L’instable point d’équilibre entre l’ouverture et la fermeture

Parfois, lorsque les intervenantes accueillent les blessures d’une usagère, il arrive un point où elles doivent s’arrêter, où elles ne peuvent plus la suivre. Dans leur désir d’aider, elles poursuivront parfois leurs interventions en restant souples, ouvertes et malléables, jusqu’à ce qu’elles réalisent qu’elles sont en train de « couler » … « C’est là que je me suis rendu compte que, non. » Arrivée à un certain point, une intervenante rapporte ne plus pouvoir continuer dans la peur, dans la souffrance ou dans l’urgence. C’est pourtant par de telles expériences que les intervenantes arrivent à apprivoiser, à cerner, voire à former leur propre limite, à savoir jusqu’où elles peuvent se laisser affecter et imprégner par la relation, sans s’y perdre :

« Je me sens, pis là je me dis “non, aujourd’hui c’est… même si je feel à l’extérieur, mais pour l’intervention, il y a quelque chose qui manque là.” Parce que pour faire l’intervention devant une crise, il faut être vraiment solide à l’intérieur de soi… Sinon, ça ne va pas être une bonne intervention. Donc je vais comme me retirer, pis je vais laisser ma collègue le faire. »

Lorsque les intervenantes connaissent leur limite, cette dernière devient un point d’ancrage solide, un point de repère à partir duquel elles peuvent juger de leur capacité à intervenir dans diverses situations. Ainsi, quand elles sentent que leur limite est touchée, que leur solidité est affectée, elles peuvent choisir de se retirer, de rétrécir l’ouverture à l’autre et intervenir en conséquence.

« Ça t’oblige aussi beaucoup à te grounder. Faut que tu sois vraiment enracinée, super enracinée… parce que tu es confrontée tout le temps à de l’urgence, de l’urgence de vivre... Il y a une espèce de désorganisation à l’intérieur… Toi dans ton intervention faut que tu sois comme un pilier qui vient grounder tout ça. »

Tel un arbre dont les branches suivent les mouvements du vent, l’intervenante est appelée à se laisser toucher par la rafale de l’urgence, tout en cherchant à s’ancrer, à bien s’enraciner à la base. Cette solidité intérieure est nécessaire pour ne pas se laisser imprégner de la désorganisation, pour ne pas « courir comme une poule sans tête », pour savoir dire « non ». Dans les situations plus difficiles, les intervenantes sont sur ce point d’équilibre, parfois déstabilisé, entre l’ouverture, la disponibilité à l’autre et le retrait vers soi, la fermeté et la solidité. Selon les plus anciennes, cette position serait en fait une « ouverture authentique » que chaque intervenante doit rechercher et qui, avec l’expérience, s’éclaircira davantage en même temps que la découverte de ses propres limites.

Le soutien de l’expérience relationnelle : l’amour

Au cours des entretiens individuels et de groupes, un terme est revenu à de nombreuses reprises: l’amour. Dans ces témoignages, l’amour est palpable. Une empreinte, une trace d’amour est laissée par le travail « avec le coeur » et l’ouverture « du coeur » des intervenantes envers les usagères de l’organisme. Ces marques d’amour dans leur travail vont de pair avec leur amour de l’être humain :

« J’ai l’impression que… il n’y a pas un humain qui peut survivre s’il n’a pas eu une marque d’amour une fois dans sa vie. Ça la raccroche à la vie. C’est assez puissant quelque part. Quand finalement on prend soin de quelqu’un… quand tu vois l’impact que ça a pour toutes les années d’enfer… c’est puissant… c’est puissant. »

Prendre soin de l’autre est empreint d’un amour vital, au sens où celui-ci peut sauver et peut raccrocher à la vie les femmes les plus exclues. L’amour peut avoir un impact puissant pour l’autre tout en étant porteur d’une légère tendresse pour soi. D’une part, toutes les modalités de « don d’amour » des intervenantes envers les femmes peuvent avoir un impact positif ou provoquer un changement important chez ces dernières. Notamment en leur reflétant leurs qualités humaines et, du même souffle, en les invitant à se remettre en lien avec elles-mêmes. D’autre part, lorsque les intervenantes énoncent « l’amour », nous entendons que ce mot est porteur de quelque chose d’apaisant pour elles-mêmes. À l’évocation de ce thème, l’ambiance de la rencontre change : le rythme s’adoucit, une tension s’estompe, les corps se déposent… Dans le premier groupe d’entretien, à la suite de vifs et complexes échanges concernant l’explication de l’intervention, une intervenante rappelle l’importance de l’amour. Toutes les intervenantes ont manifesté leur acquiescement, dans un soupir de soulagement. L’évocation de l’amour semble provoquer chez les intervenantes une sensation d’adoucissement, comme une tendresse sur laquelle elles peuvent s’appuyer, à la fois comme raison et comme devoir de l’intervention.

La relation d’aide, un chemin en famille

« Les équipes, je les vois aller puis je vois qu’elles sont quand même nouées là… Je sens que c’est toujours présent là par rapport au soutien, puis en même temps c’est ce qu’on doit dégager pour les femmes. Parce que quand elles nous sentent, quand elles sentent qu’il y a un conflit entre deux travailleuses, elles peuvent… Elles sont très réceptives… Puis elles ont des bons feelings. Tu sais à ce niveau-là, elles peuvent manipuler. C’est quelque chose à faire attention à ce niveau-là. »

D’un côté, l’entretien du lien entre les intervenantes peut se vivre comme un devoir d’intervention. Du moins, une attention doit être portée à ce que ce lien entre coéquipières dégage pour les usagères, afin de ne pas provoquer de situations problématiques. D’un autre côté, la relation peut être élevée au-delà d’un devoir d’attention ou d’un devoir professionnel, tel que pressenti dans ces extraits :

« C’est les femmes les plus exclues. Donc, pour les inclure, il faut que toi-même tu t’inclues. Il faut que tu sois incluse... Il faut que tu aies la philosophie de La rue des Femmes... Il faut que tu t’adaptes à ça. […] C’est ma deuxième famille. J’ai été adoptée par La rue des Femmes, puis moi aussi j’ai, j’adopte des femmes. C’est comme ma deuxième famille. »

Cette métaphore familiale montre que le lien se situe aussi à un autre niveau que celui du don et du devoir. L’adoption de la philosophie de LRDF nécessite le passage par une affiliation, qui permettra aux intervenantes d’y intégrer à leur tour les femmes usagères par le biais de la relation d’aide. Étant incluses dans la famille de LRDF, ayant été « adoptées » par l’organisme, les intervenantes peuvent alors elles aussi « adopter » les usagères. Elles se font adoptées-adoptives… « C’est comme une école de relation. Si ça ne marche pas avec maman, on va voir papa ou la tante, la cousine… On joue tellement de différents rôles pour différentes femmes… » 

Un rôle qui est occupé sans être explicitement nommé est celui de l’enseignante ou de l’éducatrice au sein de cette « école de la relation ». Un devoir de transmission semble inhérent aux représentations de ce rôle. Du reste, l’apprentissage n’est pas réservé uniquement aux usagères.

« Ça me relie, parce que je me rends compte que la souffrance humaine si je suis passée par là, il y en a d’autres qui sont passés par là puis quand on fait un chemin de guérison… Puis c’est ce qu’on fait dans les équipes, on est toutes en chemin de guérison à quelque part. […] Puis, on a besoin, moi j’en suis certaine, on a besoin de soigner la relation, le lien. C’est pour ça qu’on travaille ici. »

La souffrance et la guérison permettent d’être liée à l’autre, notamment grâce au chemin que les intervenantes ont emprunté, parcouru et qu’elles partagent avec les autres femmes. Ce « chemin de guérison », c’est ce en quoi consiste le travail qu’elles font à LRDF, comme le rappelle une autre intervenante : « Moi ma leçon en ce moment c’est vraiment prendre soin de moi en prenant soin des autres ». C’est en ce sens que « l’école de la relation », où l’on soigne la relation et le lien, n’est pas seulement le chemin que les femmes empruntent, mais aussi celui des intervenantes qui les accompagnent.

« C’est vraiment un trajet de vie. Un grand cheminement de guérison… Le processus est encore en train de se développer… C’est quelque chose qui a monté chez moi. […] On grandit toutes comme intervenantes… Tout le monde grandit… La maison grandit… »

Dans la relation d’aide, un trajet se dessine, une guérison s’enclenche, un « processus… se développe ». C’est alors que la relation devient un chemin, un cheminement à la fois professionnel et très intime, qui s’ancre, qui « monte » en soi et qui fait grandir. Qui fait grandir non seulement les intervenantes, mais aussi « Tout le monde » et même « La maison ». Ainsi, la relation est vécue comme ce lieu rassembleur où toutes peuvent grandir, se développer et se guérir. À travers les relations qu’elles tissent entre elles, les intervenantes forment, avec les femmes et les membres de leur équipe, une « deuxième famille » qui se développe, qui grandit, sous un même toit.

DISCUSSION

Avec l’image de la maison, nous tenons un véritable principe d’intégration psychologique… La maison est imaginée comme un être vertical… La maison est imaginée comme un être concentré… Les géographes ne cessent de rappeler que dans chaque pays, l’inclinaison du toit est un des signes les plus sûrs du climat.

Bachelard, 2012, p. 18-35

L’analyse réalisée à l’aide des existentiaux fournit plusieurs angles et éclairages, voire différentes prises de vue sur le phénomène de la relation d’aide telle que vécue par les intervenantes rencontrées, au sein de leur organisme. Cette discussion peut aussi être abordée en termes photographiques et pensée comme un négatif des thèmes abordés au cours de l’analyse des résultats : les zones d’ombre de l’analyse s’éclaircissent, et les intrications thématiques se spécifient et sont mises en évidence. Il s’agira ici de penser à la fois certaines limites, critiques et ouvertures que dévoilent ces résultats, à partir notamment de l’image de la maison. Au coeur de celle-ci, l’expérience sensible sera dépeinte comme le foyer autour duquel se rassemblent les intervenantes et les femmes de l’organisme dans une relation horizontale et égalitaire, et à partir de laquelle elles visent l’élévation de leur communauté.

Le foyer de la relation : l’expérience sensible (ressenti et affectivité)

Lorsque l’on articule les différentes modalités d’être qui se manifestent à travers les existentiaux analysés, la relation d’aide se présente comme une invitation à la formation d’une sensibilité profondément humaine – envers les autres et soi-même. Les intervenantes insistent sur l’importance de cette sensibilité, d’abord ressentie corporellement, subjectivement, puis intersubjectivement dans la relation d’aide, préférablement à une logique d’intervention qui serait davantage fondée sur des théories et des techniques. Ici, l’orientation serait celle du retour à soi via le ressenti, le vécu « de l’intérieur ». Ressenti qui, rappelons-le, serait source d’informations par rapport aux soubassements de la rencontre.

Selon une perspective développementale, Alain Lebel (2009) souligne que, tout en intervenant « avant l’inscription de processus relationnels », « le corps dans sa corporéité même s’offre comme objet primaire pour la psyché » et que ce « noyau physique est ce qui fait la différence pour chaque être humain » (p. 8). Ceci n’est pas sans écho avec l’expérience de la corporéité dont les intervenantes témoignent, ici en contexte relationnel d’intervention : celle qui les pousse à « regarder leur coeur », à écouter l’intérieur et à ressentir. Elles ont mentionné le fait qu’elles ne pouvaient pas seulement « travailler avec la tête », au risque de tomber dans les « calculs ». Avant la réflexion, il y a le ressenti, le vécu – comme si adopter cette posture d’intervention nécessitait un certain abandon de soi, une certaine « régression[12]» vers le ressenti. « Régression », parce que les intervenantes semblent se positionner au niveau de la communication et de l’intersubjectivité dites « primaires », au sens d’un « partage d’état psychique » ou d’une « expérience émotionnelle partagée » (Houzel, 2003, p. 24), qui précéderait la reprise par une réflexivité plus formelle. L’intellect serait là pour se ressaisir de ce qui, en amont, a saisi les intervenantes dans leur vécu; pour donner forme à ce qui était d’abord informe au niveau du ressenti.

Dans ses diverses formes (regards, mots, gestes, émotions, etc.), la relation d’aide laisserait des « impressions » et des « tonalités » (Meyor, 2008, p. 50) qui affecteraient les intervenantes dans leur corporéité. Pour tirer des informations de ces « impressions » relationnelles, de ces traces laissées par la relation d’aide, la capacité de ressentir aurait besoin d’être liée à celle d’être affectée, au sens phénoménologique[13]. En allant « mettre de la conscience » où elles ont été touchées, en tentant de cerner cette « intériorité » affectée, les intervenantes chercheraient des résonances avec leur propre vécu (présent et passé) et arriveraient à mieux entendre et comprendre les souffrances ou enjeux actualisés dans la rencontre. Par contre, comme exploré plus tôt, elles doivent parfois savoir dire « non » : lors d’une intervention qui leur « rentre dedans carrément », lorsqu’elles sentent qu’elles ne peuvent plus continuer ainsi sans « couler », c’est que leur limite est atteinte, voire dépassée.

Est-ce dire que, pour pouvoir être informative, cette démarche nécessiterait que les intervenantes se laissent affecter au-delà de ce qu’elles peuvent tolérer? La richesse d’une telle posture d’intervention, acquise au cours d’une formation à la sensibilité par « l’ouverture du coeur », passerait-elle inévitablement par l’expérience et la confrontation (répétée) des intervenantes à leurs propres limites? Cette question soulève celles tout aussi complexes de la formation des intervenantes à cette posture d’intervention et de la possibilité de maintenir celle-ci jusqu’à… jusqu’où?

L’horizontalité de la relation : caractère identificatoire et égalitaire de la relation d’aide

Lorsque l’on analyse le vécu corporel, spatial et temporel de la relation d’aide, il y a à chaque fois une bipolarité retrouvée à partir d’un entremêlement de deux partis : passé-présent, extérieur-intérieur (à la fois de l’organisme et du corps propre), usagères-intervenantes – bref, de l’autre et de soi. Si le vécu peut être envisagé comme le foyer de la relation d’aide, son caractère horizontal y est toutefois central : toutes y participent, l’alimentent, s’y réchauffent. Même la guérison est, à terme, horizontale. Le vécu de toutes doit être pris en considération et accueilli de façon égale avec, notamment, empathie. 

En contexte clinique, le thérapeute empathique, en plus de reconnaître, comprendre et valider la souffrance de patient, l’éprouve émotionnellement (Chabrol, 2012). Dans le même sens, le vécu des intervenantes inclut leurs propres expériences et celles de l’autre, qu’elles doivent porter et écouter à la fois en s’y identifiant et en s’en différenciant, pour notamment refléter cette capacité d’ouverture aux usagères. L’accueil de l’autre comme soi-même, à un même niveau (horizontal), est ici central. À partir du concept d’empathie, cette « souffrance partagée » étroitement liée aux notions d’identification, de mentalisation et de contre-transfert[14], on peut soutenir qu’une fonction thérapeutique et qu’un processus de changement pourraient être induits lorsque, en contexte clinique, un thérapeute tolérerait « des sentiments éprouvés comme intolérables par le patient sans les agir. » (Chabrol, 2012, p. 6) La tolérance à la souffrance co-vécue, exprimée par les intervenantes, pourrait ainsi leur permettre d’accompagner les femmes dans l’ouverture et l’accueil de leur propre vécu et de leurs propres souffrances, désormais considérées comme « leviers » dans la relation d’aide. De fait, les résultats exposent combien les intervenantes se placent souvent dans cette posture, parfois vulnérable, parce qu’elles estiment pouvoir tirer une compréhension renouvelée de la souffrance des femmes.

Théoriquement, l’expérience de l’empathie pourrait être vécue positivement, par exemple en contexte clinique, lorsque « le fardeau émotionnel est ressenti comme compensé par un vécu d’altruisme, d’expérience humaniste enrichissante et de fonction contenante, thérapeutique. » (Chabrol, 2012, p. 6). L’équation psychologique « altruisme égale sociabilité » (Moscovici, 2000, p. 75) exprime bien l’altruisme dit participatif[15], au sens où il vise à soutenir un lien particulier (familial, par exemple). Ce type d’altruisme semble s’exercer chez les intervenantes en faveur d’un lien avec les femmes dans le besoin, mais aussi en faveur d’un lien avec elles-mêmes et avec l’organisme dans sa globalité, en tant que maison, en tant que famille. C’est d’ailleurs là la pertinence de se risquer à ressentir et être empathique au vécu traumatique de l’autre : fonder un lien avec ces femmes les plus exclues. Pour reprendre la définition de Serge Moscovici (2000, p. 77) : dans l’altruisme participatif, « le soi et l'autre ne sont pas vraiment distincts. Ils se remplacent l'un l'autre en changeant constamment de position comme les parents et les enfants dans le cycle de la vie. » Telles qu’explorées via l’analyse de l’expérience vécue des intervenantes, les positions d’intervenantes et de femmes en situation d’itinérance sont présentées comme secondaires à ce qu’elles ont de commun : leur humanité. Si l’expérience sensible et empathique soutient l’intervention tout au long du développement du lien avec l’autre, l’altruisme pourrait être ce qui enclenche l’établissement du lien.

En plus d’un sens, c’est dire que les intervenantes se mettent à risque de vivre des souffrances induites par le contact répété à la détresse d’autrui[16], mais aussi par la possibilité de revisiter ou raviver en elles-mêmes certaines expériences douloureuses, potentiellement traumatiques. Ce vécu qui est rencontré, au moment où il est rencontré, échappe peut-être en amont à l’autre, mais aussi à soi : « (…) comme la saisie en l’autre, de ce qui est étranger à mon moi et ce qui est étranger au sien. » (Freud, 1921, dans Paquin, 2009). Cette définition de l’empathie par Freud rejoint celle de la temporalité « à départager », précédemment analysée, comme si les intervenantes se tiendraient à la frontière poreuse qui sépare le vécu de l’autre dans la relation présente et leur propre vécu d’un passé (parfois étranger, voire inconscient) prêt à être affecté. À partir de cette ligne semblent être mises en relief deux postures que les intervenantes doivent endosser en alternance: celle de l’identification au vécu de l’autre comme étant similaire au leur (mêmeté) et celle de la différenciation face au vécu de l’autre en tant qu’autre (altérité).

Se placer sur cette limite, dans une posture de vulnérabilité, serait-il le prix à payer pour mieux accueillir et comprendre la souffrance d’une population aussi vulnérable? Si oui, il importe de se demander dans quel cadre les intervenantes peuvent-elles s’assurer de ne pas rester fixées dans une telle posture « régressive » – au sens d’une disposition essentielle pour ressentir l’autre avant de pouvoir le penser[17], alors que cet autre porte souvent un vécu chargé, voire traumatique.

Le cadre relationnel et ses limites

Du reste, des questions demeurent : Comment les intervenantes peuvent-elles se maintenir là, sur cette limite? Comment encadrer la formation, le maintien et la saine cohabitation des postures sensible, identificatoire et de différenciation chez les intervenantes? Confrontées à certains contresens et aléas de l’intervention, sur quoi s’appuyer?

D’une part, les intervenantes s’appuient sur une philosophie d’intervention à laquelle elles sont invitées, à laquelle elles adhèrent, puis pratiquent et transmettent. Comme si l’altruisme proposé au départ par l’organisme était « normatif », mais devenait « participatif » (Moscovici, 2000, pp. 80-82) pour celles qui demeurent en poste. L’image de l’intervenante adoptée-adoptive soulignée plus haut est ici évocatrice : « …pour les inclure… il faut que tu sois incluse… il faut que tu aies la philosophie… » Se rappeler, puis s’appuyer sur des valeurs communes – voire une mission commune – participerait à la possibilité même d’une telle posture d’intervention.

En ce sens, dans les entretiens individuels et de groupe, l’amour est souvent évoqué comme un point central, à tout le moins transversal ou liant de toute la maisonnée. L’analyse de ce thème (du « don d’amour »), sans le définir nettement, a souligné ses fonctions d’appui, voire de justification et de devoir de l’intervention. Malgré son équivocité dans le discours des intervenantes, l’amour, un peu comme leur philosophie, semble donner un sens (apaisant) pour elles là où il n’y en a pas toujours – ou lorsqu’il est difficile à trouver… C’est sous les signes de cet amour, de l’altruisme et de la mission que la verticalité de la relation d’aide se dessinerait, là où « tout le monde grandit » et que « la maison grandit ».

D’autre part, un peu comme lorsque les intervenantes évoquent cet amour-appui avec l’effet d’apaisement qu’il fait naître chez elles, celles-ci expriment que s’appuyer sur le ressenti même de la relation d’aide plutôt que sur la théorie viendrait parfois enlever la complexité ou la difficulté (justement) vécue lors de la rencontre de l’autre. Ce qui à première vue peut sembler paradoxal ou circulaire se veut un gage de cohérence interne avec l’organisme et sa philosophie[18]. C’est dire que des intervenantes expriment pouvoir trouver appui au sein même de leur vécu parce qu’il serait, en tant que ressenti et ouverture à l’affection, à la fois le point d’ancrage de la relation et l’outil essentiel de l’intervention et de la formation à la relation d’aide. Si la philosophie, les valeurs et la mission sont le pourquoi de l’intervention, le vécu est le comment. C’est probablement en ce point central, tel que souligné précédemment, que les intervenantes se rapprochent le plus de leur limite et que l’on touche, en même temps, à la richesse rendue accessible et aux écueils potentiels d’une telle approche d’intervention.

Écueils, parce que la souffrance éventuellement vécue au sein de la relation avec cette population est, au final, reçue et soutenue par les intervenantes elles-mêmes. Les possibilités qu’offre une telle approche à la fois audacieuse, humaine et ouverte à l’autre sont dès lors dépendantes des capacités des intervenantes à rester là, solides, en relation. D’une part, comment s’assurer que le don de soi dans la relation d’aide ne devient pas un sacrifice de soi? Comment s’assurer que la réflexivité quant à la relation d’aide ne s’effondre pas et n’impacte pas l’intervention après avoir été affectée par l’autre? D’autre part, comment protéger les usagères de ces potentielles dérives de l’intervention? Ces questions débordent évidemment la spécificité d’un seul organisme et touchent, sous plusieurs angles, la mission communautaire de l’intervention auprès des populations marginalisées et désaffiliées; mais elles sont de mise lorsque l’on considère la place primordiale que prend la dimension relationnelle et expérientielle dans l’approche exposée par les intervenantes rencontrées.

Dans le cadre de la recherche de laquelle est issu cet article, des éléments de réponses et d’autres interrogations ont été soulevés. Tout bien considéré, le cadre relationnel, compris ici comme le soutien à la relation d’aide, se situerait dans les relations, leur perpétuation et parfois même leur interversion au sein de la maison : dans le soutien qu’offrent les équipes, la « famille », la maisonnée. Pour reprendre la métaphore, si le vécu est le foyer et que la philosophie est la fondation, l’expérience partagée avec les paires édifie la charpente de la maison et du toit[19]. Nonobstant toutes les possibilités qu’offre la représentation horizontale de la relation d’aide et de la maisonnée, on peut se demander encore quels sont les outils dont doivent disposer les intervenantes pour, ensemble, supporter et contenir toutes ces expériences relationnelles. Bien que les intervenantes nous aient nommés certains contextes où, notamment, le groupe participe à ce soutien[20], cela reste un aspect ici moins élaboré ou exploré. À la lumière des résultats et des questionnements qui en découlent, il serait nécessaire d’explorer davantage et nourrir l’idée trop rapidement effleurée par les intervenantes de ces espaces d’élaborations où elles pourraient partager, penser, repenser, mettre à distance et se réapproprier, peut-être différemment, leurs expériences vécues, parfois difficiles, de la relation d’aide.

La citation de l’intervenante, qui fait office de titre au présent article, « Je suis ici pour les aimer… » nécessite ici son complément : « … mais je ne suis pas ici pour me faire aimer. » Cette dernière marque franchement la différence de postures entre celle des aidantes et des aidées. Pour les intervenantes, un glissement s’opère entre une posture qui serait similaire à celle des usagères, parce qu’égale à elles en tant qu’humaines, et une posture différente de celles-ci, parce que vécue spécifiquement par les intervenantes en tantqu’intervenantes. Celles-ci, représentées comme les « piliers » de la maison, introduisent un minimum de différence dans l’horizontalité de la relation d’aide en se plaçant dans leur propre expérience, justement différente, d’aidante. Cette dernière posture, qui réintègre l’altérité et la différenciation dans la relation d’aide, est celle qui a été ici la moins abordée par les intervenantes, alors qu’elle apparaît nécessaire au maintien de l’équilibre relationnel et expérientiel. Nécessaire, parce que, se situant dans des postures différentes, les intervenantes n’ont pas forcément les mêmes besoins que celles qu’elles veulent aider. Le soutien offert aux unes comme aux autres doit donc être différent ou à tout le moins être sensible à cette différence.

CONCLUSION

Au terme de ces réflexions, il apparaît clairement que, pour les intervenantes rencontrées, le travail d’intervention avec ces femmes les plus exclues engage l’entièreté de leur être. De la profondeur du vécu relationnel, jusqu’à l’amour pour autrui, portée par leur philosophie et une mission, elles s’engagent dans un cheminement intense et sinueux. Cette mission est aussi celle d’un milieu communautaire qui transcende l’organisme pris individuellement, puisque, en plus d’un sens, il s’agit ici d’une mission humanitaire : donner une place aux personnes les plus exclues. Une place, non seulement sous un toit, mais dans un lien à l’autre, avec des inter-venantes qui à la fois « se mêlent à » et s’impliquent dans les communautés marginalisées tout en « venant de l’extérieur » et en s’en différenciant (Rhéaume, 2006, p. 5). Se mêler, s’impliquer, s’identifier : cette part du rôle des intervenantes et de son soutien a bien été éclairée par l’exploration du vécu de la relation d’aide. La place de l’autre, de l’extérieur, de la différence et du support de cette différence, bien qu’essentielle dans l’intervention et pour les intervenantes, reste toutefois une question en suspens qui nécessiterait que l’on s’y attarde davantage.