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Le deuil désigne tout à la fois la perte d’un être cher, les coutumes qui accompagnent cet événement (Hanus, 1995; Thomas, 1985) et l’activité psychologique spécifique enclenchée par cette situation encore appelée « travail de deuil » (Bacqué, 2000) et, plus récemment « processus de cicatrisation » (Fauré, 2018). Ce travail s’opère toutes les fois où nous perdons quelqu’un ou quelque chose qui pour nous, avait de l’importance et constituait une forme d’étayage. Le deuil réfère à la perte par décès d’une personne avec laquelle le survivant avait établi un lien affectif significatif et le processus psychologique consécutif à cette perte. Cette dépossession va rompre un certain équilibre et exiger un travail souvent douloureux d’ajustement appelé travail de deuil (Bourgeois, 2003). D’ailleurs, c’est souvent à l’aube de la perte de l’être cher que nous prenons conscience de son importance et du rôle qu’il assurait dans l’équilibre psychique. Sur ce schéma initial et par extension, le deuil peut être évoqué à propos d’autres pertes comme celles de capacités physiques, cognitives, perte d’objets matériels importants pour la personne, perte d’un lieu de vie, d’un idéal… Dans tous les cas, un état psychologique est induit et un « travail » est entamé qui a pour objet de créer une autre relation avec cet objet perdu afin d’ouvrir des perspectives de vie intégrant cette perte.

Le travail de deuil est nécessaire, obligatoire à sa manière. C’est un processus naturel (Fauré, 2018). Source de souffrance, le deuil est repoussé, parfois vécu en décalé, mais on ne peut en faire l’économie. Il demande du temps, car si la séparation peut être brutale, le détachement est toujours progressif.

Nécessité? La relation au défunt ne peut se poursuivre dans sa forme initiale, pourtant la personne n’a pas disparu au niveau psychique comme en témoigne tout le travail de deuil. L’être n’est disparu que dans un certain format, celui de son accessibilité physique. Ce qu’enseigne le travail de deuil ne tient pas uniquement à la disparition de la personne, à son absence physique, mais à sa surprésence qui se rejoue sans relâche dans la psyché. L’intensité de cette présence, notamment dans les premiers temps du deuil, la rend difficilement soutenable. Elle est source de beaucoup de souffrance. Reconfigurer ce lien est donc un enjeu central pour continuer à vivre dans une relation apaisée avec le défunt. Tout se passe comme s’il fallait d’abord profondément accepter la perte, renoncer à l’autre pour pouvoir renouer avec lui d’une autre manière (Fauré, 2018).

Avec le deuil, la relation entre l’endeuillé et le défunt apparait comme irrémédiablement rompue. Pourtant, il vit dans une sorte d’ambivalence. Ce texte présente un dispositif qui a pour objet d’accompagner la mise en mot de la souffrance de l’endeuillé, de favoriser l’expression de contenus indicibles, en vue de contribuer à l’établissement progressif d’une relation plus apaisée avec le défunt.

LE DEUIL ENTRE ABSENCE ET PRÉSENCE DE L’AUTRE

Le deuil est la réaction à la perte d’un « objet » investi, tout particulièrement une personne proche (Bourgeois, 2003). Il est nécessaire à la vie de l’endeuillé à travers la réorganisation de la relation au disparu. L’activité psychique relative au deuil confère au défunt une place à part. Pendant un certain temps, son souvenir envahit et perturbe le quotidien de l’endeuillé. Le défunt est omniprésent se glissant à travers des objets parfois anodins, des souvenirs, des lieux, des situations. Tout est occasion de rappel de son existence et chaque évocation constitue une expérience éprouvante qui se délite au long du travail de deuil (Freud rééd. 1988; Hanus 2008; Moline, 2008, Zech, 2006).

À la présence massive du défunt dans l’espace psychique, réplique la dure réalité quotidienne de son absence effective. Tout se passe comme si à la mort physique décrétée par l’arrêt des fonctions et des organes ou par le dernier souffle stipulant la mort comme arrêt absolu d’une vie, répondait l’obstination de cette même vie se prolongeant sur le plan interne. Disparu physiquement, le défunt prend pour l’endeuillé une place encore plus importante que lorsqu’il était vivant. C’est un peu comme si l’endeuillé éprouvait au plus profond de lui-même que l’autre n’était pas seulement objectivement extérieur, mais résidait en lui et participait de manière invisible à sa vie. Il touche alors que notre existence est fondamentalement co-tissée avec autrui et qu’une existence coupée de cette intrication avec autrui est une illusion. Le temps de deuil viendrait révéler qu’autrui participe continuellement à notre vie, non seulement sur le plan externe, mais aussi de manière subtile sur le plan interne. Cet espace interne « résiste » à la mort matérielle et physique, mais doit faire l’objet d’un réaménagement de la relation qui est le travail de deuil.

Le deuil témoigne que l’objet n’est absolument pas disparu dans l’espace psychique. L’enjeu est de faire face à l’omniprésence du disparu et d’opérer la transformation de la relation avec l’être physiquement absent. Ce processus de désengagement est très lent et débute avec la phase dépressive, étape centrale du travail de deuil. Accompagnée de nombreux symptômes, cette phase est traversée de mouvements affectifs contradictoires, souvent violents, et de conduites paradoxales : présentification excessive du défunt et oubli, conduites démonstratives d’égard et agressivité, activisme désordonné et aboulie généralisée, poursuite de la vie et troubles somatiques identificatoires, culpabilité et revendications adressées à des tiers… La déstabilisation issue du deuil engendre une dichotomie vécue. C’est une sorte d’incapacité à relier simultanément deux expériences extrêmes, deux vécus inconciliables que sont la (sur)présence de l’autre et son absence absolue et irrémédiable. Le travail de deuil résulte de la disparition, du manque, de la perte, mais a pour objet de réguler la surprésence de l’autre. Il y a bien des occasions dans la vie de faire l’expérience que l’autre n’est jamais aussi présent que quand il n’est pas là. Le facteur aggravant avec la mort est que cette absence est irréversible.

Au risque de n’être que le simple relais d’une psychologie populaire, nombre de travaux en restent à une perspective naturaliste, qui avec la force de l’évidence perceptive, se focalise sur l’absence, la perte. Avec ce travail, nous voulons souligner que ce qui se passe au niveau psychique est contre-intuitif, puisqu’il ne relate en aucun cas la disparition de l’autre. Finalement, l’enjeu du travail de deuil accompli, serait non pas tant la possibilité de nouveaux investissements (Sauteraud, 2012), que le renouvellement ou la redéfinition de la relation à cet autre qui continue de témoigner d’une histoire passée se poursuivant sous d’autres formes. Le dispositif que nous exposerons à la suite a pour objet de favoriser l’expression du vécu de l’endeuillé et de participer à l’élaboration d’une nouvelle relation au défunt, à l’aide d’une procédure indirecte analogique. L’utilisation de ce dispositif ne se substitue pas à l’écoute empathique de l’endeuillé et des sentiments contradictoires qui l’assaillent. C’est une aide supplémentaire pour créer des liens de sens dans le cadre d’une relation accompagnante du douloureux processus de deuil. La médiation de l’arbre - l’arbre métaphore - constitue un support facilitant pour évoquer ce phénomène psychique hautement paradoxal qui est le travail de deuil. Au rythme et selon ses possibilités de l’endeuillé, la situation vécue de deuil est métaphorisée à l’initiative de l’endeuillé avec un support, qui non seulement entretient de multiples accointances avec l’humain, mais aussi tire sa croissance et son existence de l’assortiment des contraires, de la relation entre la terre et l’air. L’arbre peut dire en même temps le vide et le plein, la présence et l’absence, la vie et la mort et bien d’autres choses au hasard des particularités de l’histoire de chacun.

JOSÉPHINE, CONTINUER À VIVRE

Joséphine est une retraitée de 71 ans, discrète et effacée, dont la vie a basculé dans cette tempête (Moissenet, 2004) que constitue le veuvage avec le décès de son mari, suite à un cancer six mois auparavant.

Elle décrit une vie de couple heureuse, la survenue de deux grossesses, une vie rythmée par le travail, la vie de famille et une implication dans le réseau d’amis. Elle est actuellement sous antidépresseurs pour un état dépressif réactionnel à la perte de son époux. Celui-ci est encore très présent dans le discours, notamment à travers le parcours implacable imposé par la maladie contre lequel « les médecins n’ont rien pu faire ». Après plusieurs rencontres et afin de l’aider à mettre en mot son expérience actuelle, le dispositif Épreuve des trois arbres (Fromage, 2011, 2012a) lui est proposé. Il vise à dessiner et écrire son histoire sous un autre format, un format imagé qui permet d’exprimer d’une autre manière des contenus profonds, disparates, désorganisés, éprouvants, mais aussi d’ouvrir de nouvelles perspectives, des fenêtres.

Exprimer un vécu profond et avancer : l’Épreuve des Trois Arbres (ETA)

Présentation du dispositif

L’Épreuve des Trois Arbres (ETA) est un dispositif polyvalent qui a pour vocation de favoriser l’expression de la personne sur ce qu’elle vit actuellement, ce qui est central pour elle au moment sans que l’on puisse en préjuger de l’extérieur (Fromage 2011, 2012). Il est utilisable à partir de 5 ans, quel que soit le genre. Des ajustements peuvent être effectués lors de la passation pour des personnes présentant des handicaps, des difficultés passagères ou chroniques. Ce n’est pas un test qui disposerait de normes pour évaluer, mais un facilitateur pour extérioriser et formuler des phénomènes aussi insaisissables que la mort (Fromage, 2018, 2013). L’ETA n’est pas centré sur un problème psychologique particulier, mais sur une personne qui vit une situation toujours singulière. Le thème de l’arbre est alors utilisé pour guider la mise en récit de soi, car l’arbre est une figure stable et cohérente à laquelle chacun peut s’identifier spontanément. L’arbre est comme une silhouette, un filigrane de soi sur lequel on peut poser ou jeter sans égard pour la disposition, les contenus qui surviennent. De ce déballage, de cette profusion possible, ou au contraire d’un discours contenu et rationalisé à outrance, sortiront invariablement des perspectives nouvelles. Sous ce représentant de soi sous forme d’arbre créé par soi, à partir des productions les plus improbables, un autre sens se profile intuitivement pour la personne elle-même. L’arbre est « structure de sens, matrice de résilience, tuteur de développement » (Fromage, 2019b). La personne est invitée à dessiner des arbres et à y associer leurs histoires, selon un protocole en 12 étapes réparties en trois phases. Chaque histoire racontée dans le protocole est absolument unique comme « dans la vraie vie »! Le protocole est progressif, conçu pour ne pas ajouter de la souffrance à celui qui consulte. Par identification à l’arbre produit, le dispositif permet de dire sa vie sur le mode de la métaphore, de « dire sa vie sans la dire » comme le résumait si bien un adolescent.

L’ETA permet de mettre des mots sur le traumatique, l’indicible voire l’inaccessible. C’est un moyen pour explorer sans effraction l’inconnu en soi, l’exposer et le transformer, un outil de conscientisation. Il utilise le thème de l’arbre et il est construit sur le principe de la polarisation, car l’Épreuve des Trois Arbres n’est pas non plus qu’une « histoire d’arbre ». La construction du protocole reproduit la bipolarisation naturelle du psychisme, cette scission permanente et dialectique qui bipartitionne les fonctionnements humains entre « ce qui attire » et « ce qui repousse ». Attraction et répulsion sont les deux mouvements fondamentaux contradictoires qui structurent et produisent toutes les attitudes et tous les comportements, englobant les niveaux cellulaires, sensoriels, affectifs, émotionnels, cognitifs, interpersonnels, etc. Une partie des dysfonctionnements psychologiques résulte du difficile assortiment de cet antagonisme de base, de l’impossible dépassement des oppositions. Dans l’ETA, ces pôles obligés sont plus particulièrement mis en scène dans la phase II du protocole avec la réalisation d’un arbre de rêve et d’un arbre de cauchemar associés à leurs rêves respectifs.

Le dispositif est proposé dans le cadre d’une relation de confiance mutuelle où des mots ont déjà été posés sur cette expérience de deuil, à chaque fois singulière, bien qu’universelle. Des prises de conscience sont souvent perceptibles lors de la passation. L’ETA ne donne pas lieu à un compte rendu, mais à une lecture partagée qui vise à relire conjointement le protocole sur un mode dialogique et toujours analogique. L’enjeu n’est pas d’injecter une levure (interprétation), mais d’activer par compréhension de l’intérieur, par empathie un levain, c’est-à-dire un potentiel de transformation posé dans le protocole et issu de la personne elle-même. Il s’agit de créer les conditions pour que lèvent les ressources présentes (maïeutique). La lecture partagée est faite quelque temps après la passation, selon une méthodologie précise qui vise le développement de voies nouvelles à l’initiative de la personne. Le psychologue accompagne ces développements en adoptant les trois attitudes centrales issues de la psychologie humaniste : présence ouverte à l’ensemble de la situation vécue, non-jugement (c’est-à-dire non-évaluation et non-interprétation) et compréhension empathique de l’expérience d’autrui, pris dans sa globalité (Rogers, 1970). L’ETA n’est pas un obstacle à la relation avec l’accompagnant, mais une invitation et une opportunité pour approfondir subtilement, intuitivement, le dédale d’un vécu de deuil et par delà de l’indicible. Le cheminement est à l’initiative de la personne. À l’exact rythme des pas de l’endeuillé qui dépose. L’ETA ne vise ni à ralentir ni à accélérer le travail de deuil, puisqu’il n’ambitionne rien à la place de l’autre. Il permet l’expression et le dépôt de fortes charges affectives très diverses sur un support analogique. Cette approche est tout particulièrement facilitatrice quand la situation est paradoxale. Le discours rationnel ne peut rien sur ce vécu intense de l’endeuillé qui doit concilier simultanément absence et surprésence du défunt. Il est nécessaire d’adopter une autre posture, de se décaler, se mettre en biais pour sortir de ce cadre rationnellement impossible, comme barré. L’approche imagée, indirecte, analogique permet ce pas de côté. À la différence d’une démarche expérimentale, l’expérience vécue ne délivre aucune preuve, mais la certitude intime d’un éprouvé à jamais unique qui ne s’inscrira pas dans les arcanes des sciences exactes, mais dans celles de l’expérience phénoménologique de la personne. À cet égard, l’ETA est un dispositif opérationnel dans une grande diversité de terrains. Dans une société où la mort constitue un tabou (Lenoir, de Tonnac, 2004), celle-ci est facilement évoquée dans la phase II du protocole. Pourtant, comment figurer et verbaliser le vertige de la perte et donner forme au non pensable (Jankélévitch, 1977)?

Le protocole ETA de Joséphine

Afin de ne pas alourdir le texte, nous présenterons uniquement la phase II du protocole (Hergué, 2015) qui sollicite des dimensions profondes de la conscience. Cette phase, nommée « Arbre mythique » par contraste avec la phase I intitulée « Arbre de base » a pour objet de créer un espace onirique, un espace de rêverie éveillée dirigée sur le thème de l’arbre. Cette phase est composée de trois étapes (E 9, 10, 11) et a pour objet de forcer le contraste entre ce qui attire (E9) et repousse (E 10) en profondeur la personne. La phase II est ainsi polarisée autour de la réalisation d’un arbre de rêve (attraction, E9) et d’un arbre de cauchemar (répulsion, E 10). Ce dernier exprime souvent crument des contenus hautement négatifs. Disposant alors des deux tendances fondamentales animant l’activité psychique (désiré / refusé), l’étape 11 propose de les relier par un récit qui associe les deux arbres.

Le protocole réalisé est comparable à un conte personnel. Il est analysé selon les codes de l’analyse fonctionnelle développée par Propp (1970). L’arbre est assimilé à l’acteur central dont il s’agit de décrire les caractéristiques et les actions : que fait l’arbre et comment le fait-il? Ainsi, afin d’écarter le jugement, l’analyse d’un protocole ne donne pas lieu à un compte rendu, mais à une analyse fonctionnelle de l’arbre dans sa dimension botanique qui servira de base à la lecture partagée.

Étape 9, Arbre de rêve (AR) :

Récit associé : Ces arbres rêvent de pouvoir continuer longtemps leur cycle sans que l’on vienne les perturber. Qu’ils vivent heureux le plus longtemps possible!

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L’arbre de rêve est figuré sous forme de quatre arbres représentant les quatre saisons et il souhaite poursuivre ce cycle indéfiniment. Le temps est ici conçu sur un mode circulaire. Les mêmes événements se répètent périodiquement, l’hiver est suivi du printemps et ainsi de suite, sans qu’une fin puisse être assignée au processus. L’arbre constitue une sorte d’invariant que les saisons – le temps, les événements – n’affectent pas en profondeur.

Étape 10, Arbre de cauchemar (AC) :

Récit associé : Le vent, la pluie l’ont fait tordre de douleur. Ses branches sont tombées et la foudre a écartelé son tronc et l’a brûlé.

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À l’instar du dessin, le récit est réaliste. Il évoque un arbre torturé par des agents extérieurs (vent, pluie, foudre) entrainant douleur, amputation et destruction par le feu. Le temps est linéaire. L’arbre subit, impuissant, un événement extérieur qui impacte sa trajectoire et provoque un quasi-arrêt. La mort est évoquée par euphémisme.

Avec ces deux étapes, deux tendances diamétralement opposées sont exposées. L’une évoque la vie selon le cycle des saisons, l’autre la destruction et la mort. Comment Joséphine peut relier ces positions antagonistes? C’est l’objet de l’étape 11 (E 11) de la phase II.

Étape 11, rêve commun à l’Arbre de rêve (AR) et à l’Arbre de cauchemar (AC) : Les autres arbres peuvent le stimuler pour qu’il puisse encore trouver de l’énergie pour survivre.

Comme pour marquer la distance avec ce cauchemar, l’arbre est évoqué sur un mode impersonnel. Son seul espoir de survie serait d’être perfusé par un collectif d’arbres. Le scénario qui pourrait renverser la situation est fragile, hypothétique, suspendu.

En synthèse de l’ensemble de la phase II, l’arbre de cauchemar occupe une place prépondérante, subissant une amputation (une partie du tronc et le houppier). En termes psychologiques, il figure ce que vit et repousse Joséphine au fond d’elle-même. La situation peut évoluer favorablement si une aide extérieure se profile (cf. E11, les « autres arbres »).

Lecture partagée

Une fois réalisé, le protocole Épreuve des trois arbres donne lieu à une analyse précise (Fromage, 2012a) puis à une lecture partagée. Deux regards se portent sur un même espace intermédiaire qui est le protocole. La lecture partagée ne consiste pas à restituer les données issues de l’analyse du protocole, mais à formaliser un temps d’échange avec la personne. L’objectif n’est pas de déployer un « savoir expert » sur l’autre, mais de faciliter les mises en lien, les recentrages, un renouvellement de la perspective toujours à l’initiative de la personne et selon ses possibilités du moment. La démarche relève de la maïeutique et non de la réalisation d’un compte rendu.

La lecture partagée avec Joséphine a lieu deux semaines après la passation de l’ETA. Reprenant contact avec son protocole, sa première réaction est d’intervenir sur la phase III en changeant l’ordre des arbres dessinés à l’étape 1. Lors de la passation, l’arbre 1 était associé au passé (enfance), l’arbre 2 au présent (Noël), l’arbre 3 au futur (renouveau). Désormais, A1 et A2 renvoient au passé et A 3 au présent. Elle se justifie spontanément « c’était ce que j’ai ressenti au moment… aujourd’hui, je commencerai comme cela » et de poursuivre, un peu songeuse : « çà, modifie tout en fait… ». Comme si, percevant intuitivement le chemin parcouru, une capacité à anticiper se restaurait : l’espace du futur est libre.

Puis évoquant spontanément l’arbre de cauchemar, elle déclare : « Je pensais avoir dessiné des arbres en bonne santé (rire)…enfin pas tout à fait morts, mais… (elle fixe l’arbre de cauchemar) c’était la foudre qui l’avait abîmé, les branches sont tombées… et puis là je vois des petits rejets qui veulent vivre de ce côté-ci. Il a une chance de recommencer une vie. »

Dans ce monologue énoncé sans hâte, Joséphine mesure l’espace entre son souvenir et l’arbre dessiné. Grâce au « langage arbre », elle est en mesure d’évoquer explicitement et simultanément la bonne santé et la mort, puis de commenter sa production à la fois sous l’angle de la destruction et sous la facette d’un renouveau. Initialement, le protocole ETA réalisé relatait l’omniprésence du pôle négatif à travers l’arbre de cauchemar. Joséphine est maintenant en capacité d’évoquer sur un même plan, les deux polarités antagonistes que sont la vie et la mort, de relier des composantes que la pensée rationnelle sépare, fondement d’une situation impossible ou paradoxale.

Son attention se focalise alors sur les rejets comme capables de reformer un arbre, de relancer une nouvelle histoire. L’arbre de cauchemar condensait la mort – le mot peut désormais être prononcé -, il contient maintenant des signes d’espoir. La perspective est modifiée, le lien aux contenus mortifères est révisé, mais non dénié. L’arbre joue ici à plein sa fonction de symbole en contenant tout à la fois une dimension et son opposée.

Puis Joséphine continue : « dans la partie qui n’a pas été brûlée par la foudre, il puise dans la terre suffisamment de nourriture pour pouvoir donner à manger à ses feuilles, à ses petites branches… et puis vivre quoi! Finalement, il retrouverait de l’énergie tout seul, bah oui tout seul… peut-être attendre quelque temps que ses racines soient bien fortes en restant dans son environnement ». À la faveur de l’arbre, c’est un peu comme si Joséphine déclinait un programme qui pourrait être le sien. Aucune intervention n’a été nécessaire pour que se poursuive un récit métaphorique qui introduit dans l’espace psychologique des ouvertures, de nouveaux possibles.

DISCUSSION : GARDER TRACE ET REPARTIR

Le registre de la métaphore spontanément utilisé par les endeuillés offre de saisir intuitivement l’insaisissable. Sans référence directe au niveau humain qui affleure, l’arbre décrit la situation de Joséphine ainsi que l’élaboration qu’elle en fait au fur et à mesure et qui a débuté avec le temps de la passation. Naturellement, elle poursuit en recherchant ici, appui sur le sol et approfondissement d’une assise comme condition d’un nouveau départ. La poussée vers le haut suppose l’affermissement de l’implantation, qui à son tour, sert la vie aérienne. Un arbre, pour grandir, pousse simultanément vers le haut et vers le bas, comme un enfant se développe en combinant croissance du corps et apprentissages variés sur les plans physique et symbolique. Ce renouveau est proclamé par Joséphine comme une autogenèse bien que la référence directe à la solitude soit répétée à deux reprises. Notons enfin que tous ces déploiements peuvent se faire sans déracinement, presque tranquillement. L’ETA n’est pas une sorte de distraction constructive, car il y a identification à l’arbre dessiné dès les premiers récits (E4) avec l’utilisation du « Je ». Le sens se fait au pas de l’endeuillé.

L’arbre guide le surgissement des significations au milieu de l’élaboration et est suffisamment parlant pour qu’il ne soit pas besoin de référer à des développements psychologiques. Ainsi : « … puis là, je vois des petits rejets qui veulent vivre de ce côté-ci. Il a une chance de recommencer une vie. » Dans cette phrase, il serait maladroit et non respectueux de la personne elle-même, que de lui faire remarquer, que les petits rejets sont semblables aux « petits » projets qu’elle est en train de mettre en place dans sa vie réelle et qu’ils attestent qu’elle recommence une vie. Les liens directs avec sa « situation humaine » que la personne peut verbaliser sont à son initiative. Une spécificité du dispositif ETA est de rester dans le cadre botanique, d’échanger en « langage arbre » sans chercher à traduire (interpréter) dans une dimension psychologique. Cette démarche maïeutique impose une véritable formation.

Souvent, nous pouvons observer que la réalisation du protocole produit déjà des effets perceptibles dans les références directes au deuil que la personne est en train de vivre. Le cheminement psychique se fait naturellement dans un cadre métaphorique. Peu d’interventions sont nécessaires et, pour opérer pleinement, elles doivent adhérer au cheminement botanique sans allusion au plan psychologique sauf si la personne y fait directement référence. Pour évoquer le paradoxe auquel confronte le travail de deuil, absence / surprésence du défunt, il est nécessaire de recourir à une forme de pensée non rationnelle qui rend plausible ce qu’une pensée logique ne peut concevoir. Accompagner en faisant référence au plan botanique c’est continuer à cheminer avec l’endeuillé dans la même langue que celle qui a servi dans le protocole, puisque celui-ci exprime l’histoire personnelle en format analogique. La métaphore filée accompagne sans violence. Très souvent des contenus humains peuvent affleurer. Ils sont accueillis comme un véritable travail d’élaboration au rythme de l’endeuillé, de pontage entre deux plans distincts (humain / botanique), d’établissement de sens à son initiative.

S’il fallait traduire en langage psychologique pour le lecteur non initié à notre démarche, on pourrait dire que dans le protocole l’arbre de cauchemar de Joséphine figure la part d’effraction suscitée par le décès du mari. Celle-ci est formulée, non déniée, y compris lors de la lecture partagée et même avec le redépart enclenché lors de celle-ci par Joséphine, cet arbre consigne sur son tronc la marque de l’événement. À partir du système racinaire préservé, une autre vie recommence (rejets) qui conserve les traces de la précédente (chablis) libérant ainsi de la culpabilisation, le tronc abimé figurant la perte du mari. Une sortie du paradoxe  se réalise: le mari est présent et absent. La réunification de plans disjoints autorise un avenir pour Joséphine.

Dans le travail de deuil, deux mouvements importants sont toujours à l’oeuvre, le mouvement dépressif et la culpabilité. La dépression qualifiée de réactionnelle est un moment central s’exprimant dans la perte de l’élan vital occasionnant la perturbation des grandes fonctions essentielles (alimentation, sommeil, sexualité…) et la capacité à se projeter dans l’avenir. Avec cette médiation, des possibles sont initiés en langage arbre par la personne elle-même. Des éléments d’avenir (rejets) apparaissent qui signalent que la perspective change. Des projets concrets vont effectivement naitre.

Toute relation à l’égard d’autrui comporte une part d’ambivalence qui apparaît suite au décès dans des mouvements de culpabilisation versus déculpabilisation. Ceci constitue souvent un frein dans la mesure où certaines conduites sont réprimées par fidélité au défunt.

Ici, on peut observer au cours de la lecture partagée, l’attention accordée spontanément à l’Arbre de cauchemar et l’entrain de Joséphine pour faire repartir son arbre abîmé qui figure en elle la partie touchée par le décès du mari. Utilisant ce dont elle dispose à savoir le système racinaire et les rejets placés latéralement, le mouvement prospectif est en marche vers le haut (feuilles et petites branches) comme vers le bas (enracinement). Ce mouvement ne peut être entravé par du remords lié à ce qui pourrait apparaître comme oubli ou abandon du défunt, puisque l’arbre même repoussant conserve la mémoire du séisme avec son tronc brisé. Afin de se prémunir de mouvements de culpabilité, ce n’est pas tant la fidélité à l’autre d’avant qu’il s’agit de préserver, mais la mémoire d’une histoire antérieure. La trace qui demeure sur le tronc fait signe, sans pour autant empêcher que s’esquissent les bribes d’une nouvelle histoire. L’enjeu final du travail de deuil n’est pas d’immobiliser un état antérieur, mais plutôt d’utiliser cette histoire antérieure pour continuer d’avancer. L’arbre permet d’explorer intuitivement des voies difficiles à exprimer directement en langage humain. Il ne force pas la parole qui peine à émerger sans le soutien d’autrui, il se fait porte-parole tellement il est semblable à une grange à métaphores dans laquelle l’endeuillé peut puiser à volonté. Ce dispositif ETA ne s’applique pas mécaniquement à la manière d’un test qui serait censé résoudre à tous coups la problématique du deuil. Son utilisation s’inscrit dans une relation antérieure avec le psychologue marquée par la confiance et la sécurité. L’Épreuve des trois arbres vient comme une proposition pour générer une histoire alternative, une autre histoire qui nécessite d’intégrer la perte pour continuer à vivre.

Dans l’accompagnement, le psychologue a recours aux techniques de l’entretien non directif sur le thème de l’arbre, tout spécialement la reformulation inversée au rythme des capacités d’élaboration de la personne. Mais dans cette présence active qui conjugue les trois attitudes de base énoncée par la psychologie humaniste (Rogers, 1970), à savoir présence attentive, non-jugement et compréhension empathique, il peut s’autoriser à faire des propositions ou formuler de scénarios qui ouvrent sur d’autres perspectives : « Et au bout des branches cassées que se passe-t-il? Le rejet installé sur le bas du tronc pourrait-il, en grandissant, faire un arbre? Et que devient l’arbre brûlé par la foudre?... » Les pires situations peuvent être parlées : souffrances longtemps gardées secrètes, choses indicibles, tabous et traumas emmêlés, culpabilités enfouies, évolutions impensables. Les interventions prennent une allure étrange pour le néophyte, car les références au plan humain sont mises de côté pour laisser à la personne toute liberté d’établir les liens de sens qui conviennent à son parcours. L’éveil de ce potentiel humain chez l’endeuillé s’effectue dans un compagnonnage avec le psychologue au cours de la lecture partagée en langage arbre (ou analogique). Le protocole sert de point d’appui à cet échange. Il signale les particularismes de la situation pour chaque endeuillé. Parfois, la personne fait des allusions directes à sa propre vie. Celles-ci sont accueillies et le plus souvent réinstallées dans le registre métaphorique qui permet d’ouvrir des voies de sens inaccessibles à un discours rationnel. L’arbre est une structure signifiante. À la manière de l’eau, il peut prendre toutes les formes et s’adapter à une infinité de situations, car sur le fond, dans sa réalité botanique, il est une entité dressée qui relie deux milieux opposés - le souterrain et l’aérien - deux espaces contradictoires. Symbole des symboles (Bachelard, 1984), l’arbre s’émancipe de la pensée rationnelle en figurant tout à la fois, comme dans l’arbre de cauchemar de Joséphine, l’absence et la présence, la cassure et le renouveau. Dans la valse des mouvements de va-et-vient inhérents au deuil et décrits dans la littérature, aller-retour entre avant et maintenant, il est nécessaire de prendre bien soin de soi pour laisser poindre par petites touches les bourgeons d’un avenir où sommeillent des promesses... Cette flexibilité à élaborer est au coeur du cheminement de l’endeuillé et constitue une clé pour avancer en âge, l’art d’agencer et de combiner les contraires. Alors, à ce prix, le deuil peut être aussi enseignement, un enseignement qui demandera toujours du temps.

Certains liens se font selon des combinatoires aussi sophistiquées qu’improbables, sur le moment ou après coup, dans une intimité qui demeure secrète ou se dévoile lors des séances dans le sourire esquissé ou le rire soudain, les pleurs parfois. L’intensité peut être forte, mais cela ne fait jamais violence, car le tempo de la découverte est entre les mains de la personne.

Dans l’ETA l’arbre forme coussin… Toutes les voltiges peuvent être réalisées par la personne sans danger, à condition de demeurer sur l’espace ETA qui tel un tapis, amortit les chutes, ce qui revient en termes d’accompagnement à demeurer en « langage arbre ». Cette expression que nous avons créée désigne un type d’intervention qui fait référence au végétal. Elle a pour objet de suspendre le jugement et l’évaluation tant du côté de la personne que du côté de l’accompagnant permettant ainsi une expression ouverte de la situation et l’émergence de nouveaux points de vue. Le protocole ETA constitue un dispositif de médiation dans l’accompagnement des endeuillés, car la figure de l’arbre permet à la personne de construire la manière singulière dont elle problématise sa situation de vie. Les interventions sont toujours centrées sur l’arbre qui porte la parole singulière de la personne. Cette procédure indirecte libère des limitations usuelles du langage et permet à des contenus profonds de s’exprimer. L’ETA est un dispositif polyvalent qui peut constituer une aide supplémentaire dans l’accompagnement psychologique de l’endeuillé. Il s’inscrit alors comme une étape au sein d’une relation marquée par la confiance établie avec le psychologue. L’ETA est proposé comme une possibilité pour l’endeuillé de faire une autre histoire, une histoire alternative à ce qu’il vit et prend l’aspect d’un contrat spécifique à l’intérieur de la relation d’aide : «  Voulez-vous dire tout ce qui vous anime dans une autre forme, d’une autre manière? Aller plus loin d’une autre façon? Etc. » L’ajustement de la proposition est précisément calé par le psychologue sur ce qui a été évoqué auparavant. L’ETA est notamment profitable dans les situations qui donnent l’impression de stagnation. La passation peut se dérouler en plusieurs séances, être suspendue puis reprise ou arrêtée en respectant une procédure. Ces « arrêts » sont autant d’opportunités d’approfondir un aspect du vécu de l’endeuillé. L’objectif est de faciliter l’expression et la transformation de vécus. Différentes variations techniques peuvent être utilisées afin de s’ajuster au mieux à chaque personne. Au-delà de l’acquisition des compétences à utiliser le dispositif, le défi pour le psychologue est d’adopter une écoute flexible et ouverte entre le plan psychologique et le plan analogique selon les capacités de l’endeuillé. C’est la limite principale.

L’arbre ici a permis de dire la mort, d’en autoriser le mot, d’explorer d’autres perspectives que la mort comme fin absolue (Fromage, 2018) tout en ménageant des traces du passé (cicatrice) qui n’entravent pas l’émergence d’un avenir (rejets), manière élégante de circonvenir la culpabilité et les mouvements qu’elle engendre. Aussi sous couvert d’arbre, de nombreuses situations peuvent être évoquées, explorées, façonnées, remodelées. Par l’arbre, se trouve touchée et extériorisée la réalité interne de la personne. Mais c’est elle-même qui accomplit la tâche, cautérisant ici, reliant ou évacuant par là, raboutant de-ci, delà. Inhérente au travail de deuil, cette tâche dans les profondeurs de la conscience est à l’initiative de l’auteur, qui tout à la fois, apporte la situation et la reconfigure selon des intuitions ténues ou au contraire fulgurantes.

Le deuil est une réaction à l’absence de l’autre, une absence massive et irréversible génératrice d’une souffrance indescriptible, mais force est de constater que dans le champ de la conscience, le défunt est omniprésent et c’est cette présence qui perturbe la présence au monde de l’endeuillé. Toutes les relations, tous les investissements sont contaminés. Au niveau psychique, il n’y a pas disparition et l’enjeu central du travail de deuil est de faire évoluer la relation, car l’autre a changé de statut, l’autre est un autre, mais il demeure toujours actuel dans la vie de l’endeuillé. Ce processus nécessite du temps. Ce que nous dit le deuil, c’est que l’autre n’est pas mort. Les rituels funéraires l’attestent (Thomas, 1985; Zech, Delespaux, & Ryckebosch-Dayez, 2013) en épousant et accompagnant ce mouvement lent et profond de la vie psychique de l’endeuillé.

LE DEUIL COMME ENSEIGNEMENT?

Le deuil est la réaction psychologique complexe à la perte d’un proche qui avait un rôle important dans le fonctionnement de la personne. La clinique du deuil enseigne que cet « objet » n’a absolument pas disparu dans les profondeurs de la conscience, contrairement à ce qu’une appréhension réaliste laisserait penser. Il est au contraire surprésent au point d’impacter puissamment toute la vie de la personne. L’absence de l’autre dévoile sa présence quasi organique dans mon existence. Son absence non réversible perturbe en profondeur à travers le dérèglement des grandes fonctions vitales. La perte de l’autre inaugure bien souvent la prise de conscience du rôle crucial d’autrui dans la vie de la personne. Présence qui envahit tous les plis du quotidien, les plus intimes comme les plus infimes et avec laquelle il faut cependant continuer de tisser la vie. L’enjeu est de faire évoluer la relation avec l’autre, car si l’autre est disparu, la relation n’est pas rompue pour autant, mais tout au contraire extrêmement prégnante.

Il s’agit alors de tresser un autre type de relation à « l’objet » en rapport à sa nouvelle forme. Ainsi, la surprésence devient peu à peu présence dans la mesure où s’installe une forme de convivialité avec le défunt, lentement, avec des à-coups dans les comportements du quotidien, les attitudes, les propos, les référencements internes que sont les valeurs partagées, transmises parfois, co-validées toujours. La valeur a une consistance temporelle que n’affecte pas la mort dans la mesure où d’autres prolongent sa vitalité.

Le statut donné à l’autre en soi conditionne cette relation pacifiée : comment il continue-t-il de participer à ma vie? Sa présence demeure perceptible, car l’autre toujours co-écrit notre identité, l’autre nous tisse de manière incessante. La présence de l’autre est saisie à travers son absence. Le vide laissé, fait vivre le plein de tout qui a été co-tissé avec autrui. Le livre de S. Varley (2010) est incroyablement parlant à cet égard : l’autre continue de vivre à la mesure de ce qu’il a co-fondé en nous-mêmes (Hanus, 2008). Le deuil, paradoxalement, contribue à éclater l’illusion d’un « Je » autoétablie. Le défunt révèle, par son absence-présence, un nous qui perdure dans un je-nous (Fromage, 2019) que le travail de deuil a pour finalité de redessiner sous un autre format.

La mort du proche crée une double rupture : la rupture d’un avenir partagé avec l’autre et l’arrêt de mon propre avenir dans la mesure où l’autre porte par anticipation mon destin. L’autre m’inscrit deux fois au passé : sans avenir commun avec lui, mais aussi en ce qu’il témoigne de mon à-venir, à savoir la mortalité comme devenir partagé. L’effraction de sa mort pollue la croyance en un avenir indéfini qui induit le sentiment d’infinitude et déstabilise durablement.

Par extension, l’expérience du deuil vient bouleverser et questionner tout l’ancrage habituel de la vie de l’endeuillé amenant possiblement à revisiter nombre d’investissements relationnels. Finalement, comment ressentons-nous l’impérieuse contribution d’autrui à notre vie? Quand, alangui par l’attente, l’amant(e) est-il le plus amoureux de l’autre : quand il est présent ou absent? Paradoxalement, le deuil devient invitation à renouer avec la richesse de chaque présent partagé avec l’autre, à vivre avec plus d’attention.