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L’article publié dans le premier volume de la Revue québécoise de psychologie en 1980 portait sur des considérations méthodologiques relatives à la mesure des interactions parents-enfants (Larivée et Beltempo, 1980). Nous nous interrogions alors sur les conditions les plus favorables au développement cognitif. Pour faire écho à ce qui est demandé pour le numéro du 40e anniversaire de la Revue québécoise de psychologie, nous présentons brièvement un aspect du principal champ de recherche du premier auteur relatif aux théories et aux mesures de l’intelligence.

Cet article comprend deux parties. Dans la première, nous présentons brièvement quelques mythes relatifs à l’intelligence véhiculés en psychologie. Dans la deuxième partie, nous abordons le modèle des intelligences multiples (IM) de Gardner dont nous illustrons l’usage qu’en fait l’auteur d’un livre pour enfants récemment publié dont la trame est précisément basée sur les IM.

QUELQUES MYTHES ÉMANANT DE LA RECHERCHE EN PSYCHOLOGIE

Selon Lilienfeld, Beyerstein, Lynn et Ruscio (2009), la psychologie a généré au fil des ans cinquante mythes dont plusieurs ne cessent d’être alimentés par les médias, quelquefois même par des universitaires et dont on peut encore trouver des relents dans des livres pour enfants. Parmi ces mythes, en voici six relatifs à l’intelligence humaine : la plupart des gens n’utilisent que 10 % de leur cerveau; certaines personnes sont neurogauchères tandis que d’autres sont neurodroitières; faire entendre du Mozart aux bébés stimule leur intelligence; la mémoire humaine fonctionne comme un magnétophone ou comme une caméra vidéo qui enregistre fidèlement les événements; les tests d’intelligence sont biaisés au détriment de certains groupes; les étudiants apprennent mieux si le style d’enseignement correspond à leur style cognitif. Ces six mythes n’ont rien de surprenant, car l’intelligence a toujours occupé une place importante en psychologie. Comme l’intelligence demeure une question capitale pour la recherche en psychologie, il va de soi que des mythes se glissent dans la croyance populaire à la faveur de la diffusion de certains résultats. Dans le passé, ces mythes ont été dénoncés à de nombreuses reprises par Larivée et Gagné, (2007); Larivée, Baribeau et Pflieger (2008); Larivée, Sénéchal et Gagné (2013); Latendresse, Larivée et Miranda (2006); Rousseau, Gauthier et Caron (2018). Ces mythes peuvent se retrouver à la fois dans des ouvrages de psychologie populaire et dans la littérature scientifique, montrant, s’il le fallait encore, que la psychologie peut facilement déraper.

Outre le phénomène des mythes émergeant des théories sur l’intelligence, celles-ci traversent des modes. Par exemple, dans la formation des psychologues, on est passé – sans bien sûr que les approches successives occupent tout l’espace – de la psychométrie avec la notion de QI, au développement cognitif selon Piaget, aux intelligences multiples de Gardner (dans certaines universités) ainsi qu’à la neuropsychologie et aux neurosciences cognitives. Au XXIe siècle, l’intelligence artificielle a pris un essor considérable dans l’univers de la recherche.

Quoiqu’il en soit, le mot intelligence occupe toujours une place importante dans la société et revêt mille et une significations. On parle régulièrement de ville intelligente, de téléphone intelligent – de smartphone chez les Français évidemment – de voiture intelligente, de montre intelligente, de maison intelligente, d’intelligence d’affaire (un anglicisme) et d’intelligence artificielle.

Avec un tel déploiement langagier, il n’est pas surprenant que la théorie des intelligences multiples (IM) développée par Gardner (1983/1993) connaisse un tel succès. Le modèle des IM s’est implanté dans la société surtout par le biais de l’éducation chez les enseignants qui voient dans cette approche un moyen de valoriser par exemple un enfant dont les succès sportifs l’emportent sur ses rendements en français ou en mathématiques. Un pas vient d’être franchi pour permettre aux parents de comprendre qu’il y a Tellement de façon d’être intelligent! (Genhart, 2017 titre traduit et adapté par Gagnier, 2018). Les livres que les parents lisent à leurs enfants sont de plus en plus nombreux, de plus en plus alléchants visuellement, intéressants et bien adaptés à l’expérience des petits. De plus, ils ne se démodent pas. L’ouvrage de Gagnier a toutes ces qualités. Il peut même apporter un bien-être aux enfants qui se sentent différents des autres et, du coup, augmenter leur estime d’eux-mêmes. Gagnier ne manque d’ailleurs pas de souligner qu’une « bonne estime de soi est considérée comme l’un des principaux facteurs de protection contre les difficultés d’adaptation! » (p. 30). Son ouvrage offre également une autre particularité intéressante qui s’inscrit dans une nouvelle tendance : des livres à double destination (les enfants et les parents). Ainsi, dans Tellement de façon d’être intelligent!, dans une première partie, l’auteure aborde, à l’aide d’une narration (histoire) captivante un problème que certains enfants vivent et ajoute une partie didactique destinée aux parents. De cette façon, non seulement les enfants se sentiront compris par cette lecture, mais les parents deviendront plus à même de bien saisir d’éventuelles difficultés chez leurs enfants.

LES INTELLIGENCES MULTIPLES

Au-delà des mythes véhiculés en psychologie, particulièrement ceux qui concernent la croissance personnelle, certaines théories sur l’intelligence ou certaines approches présentent des connivences avec les mythes en dépit de leurs apparences académiques. C’est le cas du modèle des IM de Gardner.

Au moins deux raisons expliquent le succès du concept des IM propagé sur les cinq continents (Chen, Moran et Gardner, 2009). Premièrement, les IM ont tout pour séduire. Si nous étions des enseignants au primaire, nous adopterions probablement cette théorie en raison de l’espoir qu’elle suscite. Quoi de mieux en effet que de miser sur d’autres formes d’intelligence pour contrer les difficultés d’apprentissage en matière cognitive, voire les échecs d’élèves moins performants en mathématiques (intelligence logico-mathématique) ou en français (intelligence linguistique).

Deuxièmement, tel que souligné plus haut, l’intelligence fait encore partie des sujets chauds dans l’univers de la recherche scientifique. Par exemple, sans nier l’importance d’autres variables, dont certains traits de personnalité et l’autodiscipline (Borghans, Golsteyn, Heckman et Humphries, 2016; Duckworth et Seligman, 2015), le QI demeure le meilleur critère de réussite scolaire aux niveaux primaire et secondaire (Anderson, Lovén et Bergman, 2014; Fagan, Holland et Wheeler, 2007; Hegelund, Fleusborg-Madsen, Danmeyer et Morteson, 2018; Leclerc, Larivée, Archambault et Janosz, 2010; Mackintosh, 2004; Nisbett et al., 2012; Strenze, 2007). Cette donnée dont les fondements ont été maintes fois démontrés touche des cordes sensibles et fait débat depuis belle lurette comme s’il restait inscrit dans l’air du temps. Il va s’en dire que l’approche des IM l’alimente à merveille même si les arguments de ces défenseurs ne font que gonfler la remise en question du QI dans le monde scolaire.

Nous avons critiqué ailleurs la théorie des intelligences multiples (Larivée, 2007, 2010; Larivée et Sénéchal, 2010, 2012). Pour la circonstance, retenons six critiques. Premièrement, sommes-nous en présence d’intelligences ou de talents? Même si le modèle de Gardner repose sur des dimensions du fonctionnement intellectuel pour la plupart négligées dans les tests de quotient intellectuel (QI) traditionnels, cela ne signifie pas pour autant que nous sommes en présence de différentes intelligences. En se basant sur les huit critères (voir Encadré 1) postulés par Gardner (1983/1993) pour déterminer l’existence d’une intelligence autonome, ne pourrait-on pas assister à une prolifération d’intelligences? Par exemple, Goleman (2009) propose une intelligence écologique qui serait une combinaison de l’intelligence naturaliste et émotionnelle et Sternberg (2010) suggère même une intelligence éthique. Des particularités différencient en effet les individus dans les champs de l’activité humaine qu’on appelle traditionnellement « talents ». S’agit-il pour autant d’intelligences (Hunt, 2004)? Même s’il admet avoir abusé du terme intelligence en l’appliquant à des domaines qui eussent probablement exigé l’emploi d’un terme différent, Gardner maintient que la distinction entre le talent et l’intelligence traduit un biais culturel en faveur de la logique et du langage au détriment d’autres capacités. Gardner et Walters (1996) concluent alors : « Si vous voulez, appelons-les tous talents ou toutes intelligences » (p. 53).

Deuxièmement, on peut s’interroger sur le caractère novateur dont se réclame Gardner. Ce dernier semble ignorer les résultats des analyses factorielles de ses prédécesseurs. Par exemple, quatre de ses intelligences correspondent à des facteurs mis en évidence par Cattell et Horn (Horn et Stankov, 1982) : son concept d’intelligence linguistique correspond à l’intelligence cristallisée (Gc); l’intelligence logico-mathématique, à l’intelligence fluide (Gf); l’intelligence spatiale, au facteur visuospatial (Gv) et l’intelligence musicale, au facteur d’organisation auditive (Ga). Si Gardner et Horn aboutissent aux mêmes résultats, le premier par le biais de la spéculation et de l’anecdote et le second par la démarche empirique, où est la nouveauté?

Troisièmement, la position de Gardner quant à l’indépendance des intelligences est plutôt ambiguë. D’un côté, il défend l’idée que les intelligences sont relativement autonomes. D’un autre côté, il concède que l’exercice d’une seule intelligence ne saurait suffire : tout individu normal possède chacune de ces intelligences « puisque toutes les fonctions sociales nécessitent plus d’une intelligence » (Gardner, 1997, p. 219). Gardner a lui-même convenu qu’un « même domaine peut solliciter plusieurs intelligences et [qu’] une intelligence donnée peut se déployer dans plusieurs domaines » (Gardner et Walters, 1996, p.56).

Quatrièmement, il est clair que les neuf formes d’intelligence n’ont pas le même statut. Par exemple, être privé de savoir-faire musicaux ou sportifs n’est pas une limitation majeure, tandis qu’être privé d’habiletés linguistiques ou logico-mathématiques joue sérieusement sur l’adaptation psychosociale d’un individu. Vouloir à tout crin octroyer un statut identique à toutes les intelligences, c’est, à notre avis, tenir une position plus idéologique que scientifique.

Cinquièmement, en ce qui concerne le choix des critères pour établir l’autonomie d’une intelligence autonome, d’autres que Gardner, faut-il le rappeler, les ont proposés. En effet, Burt (1949) utilisait le même procédé pour regrouper les habiletés intellectuelles en quatre facteurs sous g (Messick, 1992). La présentation des huit critères dépasserait le cadre de cet article (pour une description, voir Larivée, 2007). Cependant, on se serait attendu à ce que Gardner montre en quoi les huit critères s’appliquent à chacune des neuf intelligences. Par exemple, une table à double entrée aurait permis de voir combien de critères rencontrent chaque intelligence. Kail et Pelligrino (1985) ont fait l’exercice dans quatre cas : l’intelligence musicale serait soutenue par six critères; l’intelligence corporelle, par cinq et les intelligences personnelles, par trois (voir aussi White, 2006).

Sixièmement, on peut considérer que la mesure des I’IM est un raté. Opposé à l’utilisation du QI comme mesure de l’intelligence du fait qu’elle n’évalue qu’une habileté générale et de surcroit dans un cadre artificiel, Gardner (1999) préconise en lieu et place une approche écologique centrée sur l’observation des comportements dans le milieu naturel sur une longue période. Autrement dit, pour être valide, une évaluation devrait s’effectuer dans des conditions proches de la réalité et proposer la résolution de problèmes de la vie courante. Par exemple, pour mesurer l’intelligence spatiale, il suggère d’observer un sujet circulant dans un endroit qui ne lui est pas familier; pour mesurer l’intelligence interpersonnelle, il observera un sujet qui discute avec un vendeur ou assiste à une réunion houleuse. On comprend mal que l’auteur se rabatte sur des observations hautement enclines à la subjectivité et, du coup, encourt le risque de tomber dans le piège du biais de confirmation éminemment présent en psychologie (Larivée, Sénéchal et St-Onge, 2018; Larivée, Sénéchal, St-Onge et Sauvé, 2019; St-Onge et Larivée, 2018).

Gardner (2016) a quand même reconnu non seulement qu’il n’a consacré aucun effort significatif pour créer de telles situations, mais que sa théorie n’est plus guère d’actualité compte tenu du développement des connaissances. Au total, est-ce pertinent de proposer une théorie dont les assises scientifiques sont si peu solides?

CONCLUSION

Nul doute que le livre Tellement de façon d’être intelligent! peut encourager certains enfants dont l’intelligence tend à se situer à la marge des intelligences logico-mathématiques et linguistiques, représentatives de la réussite académique. Nous avons tout de même un peu plus de difficultés à accepter qu’on laisse croire aux parents que la théorie des IM serait dûment vérifiée. En prenant l’exemple des IM, nous avons voulu illustrer que les intervenants psychosociaux s’inspirent trop souvent de théories séduisantes sans se préoccuper de leur validité, comme c’est souvent le cas en sciences humaines appliquées. La théorie de Gardner s’inscrit dans cette liste et lui-même le reconnaît volontiers : « la notion d’intelligence multiple n’est pas encore une donnée scientifique prouvée » (Gardner, 1997, p. 20). En fait, la liste des intelligences ne fait que refléter des témoignages et des arguments réunis jusqu’à ce jour (Kornhaber et Gardner, 1993). Depuis ces aveux, sauf erreur, aucune recherche n’a démontré, hormis sur la base de témoignages, la validité de l’approche. L’engouement des enseignants pour l’idée des IM n’est-il pas alors surprenant?

En attendant des vérifications plus solides, les IM font encore partie des mythes psychologiques véhiculés dans le monde de la psychologie, aidés en cela, par le monde de l’éducation. Quoi qu’il en soit, la recherche se poursuit. Par exemple, un des huit critères déterminant l’existence d’une intelligence autonome vient de recevoir un appui important. Shearer et Karanian (2017) ont en effet confirmé que chacune des formes d’intelligence « correspond bel et bien à un réseau distinct de neurones qui permet justement le traitement cérébral des aptitudes qu’il y avait associées » (p. 73). Cet apport de Shearer et Karanian (2017) constitue un exemple pour inciter d’autres chercheurs qui souhaiteraient donner ses lettres de noblesse scientifiques à la notion d’intelligence multiple pour que celle-ci quitte le monde des mythes.