Résumés
Résumé
Cet article présente un exemple d’intervention psychosociale axée sur la dimension relationnelle de l’itinérance chez les femmes. Il résume et discute les résultats d’une recherche qualitative menée auprès de l’organisme montréalais La rue des femmes entre 2014 et 2016. La méthodologie comporte l’analyse de la documentation interne de l’organisme, des entretiens individuels avec des intervenantes et des usagères, et des focus groups auprès des intervenantes. Notre recherche a identifié plusieurs facteurs agissants inhérents à cette approche dite relationnelle. Ces résultats permettent d’entrevoir les assises d’une approche clinique novatrice de la précarité, dans une perspective psychodynamique.
Mots-clés :
- itinérance,
- femmes,
- relation d’aide,
- intervention psychosociale,
- intervention communautaire,
- recherche qualitative
Abstract
This paper describes a psychosocial intervention initiative aimed at homeless women through a relational approach. The results of a qualitative study conducted at La rue des femmes from 2014 to 2016 are here summarized and discussed. Research methods included review of internal documents, individual interviews with staff and with sheltered women, as well as focus groups with personel involved in all areas of intervention. Our study highlighted the main factors contributing to the impact of such a relational approach to intervention, outlining the grounds for a novel approach to clinical work among the underprivileged within a psychodynamic perspective.
Keywords:
- homelessness,
- women,
- relationship,
- psychosocial intervention,
- community intervention,
- qualitative research
Corps de l’article
Il faut qu’il y ait de l’amour. On n’est pas avec des chiens de Pavlov. On ne veut pas les entraîner, sauf peut-être pour qu’elles finissent par croire que l’amour existe
Une intervenante rencontrée à La rue des Femmes
La proximité se définit ainsi de supporter une adresse d’un sujet dont le sentiment d’appartenance à l’humanité a été atteint. Et derrière le violent rejet dont le clinicien peut être parfois l’objet, nous supposons un appel silencieux : c’est ce que peut recouvrir la mise en place d’un cadre sans mur [...] dans [lequel] pourra s’introduire, sous transfert, une face commune entre le sujet et le clinicien en lieu et place du mur qui s’est élevé entre le sujet et le monde
Benhaïm, 2012, p. 163
INTRODUCTION
Problématique
La visibilité récente de l’itinérance dans les médias au Québec (Alibert et Tremblay-Plourde, 2014; Asselin, 2013; Marchal, 2013) et dans les orientations politiques – incluant la récente Politique nationale sur l’itinérance (MSSS, 2014) – s’explique par la prévalence croissante de ce problème. Les femmes qui ont vécu de graves traumatismes causés par la violence, les abus et le rejet depuis l’enfance sont particulièrement exposées au risque de se retrouver, à l’âge adulte, en situation d’itinérance. Inversement, l’itinérance exacerbe le risque pour elles de se retrouver dans des situations d’abus, de souffrir de troubles de santé mentale et de toxicomanie (Gaetz, Donaldson, Richter et Gulliver, 2013). L’association usuelle entre itinérance et pauvreté n’apporte de réponses qu’aux besoins immédiats (hébergement, repas, etc.) et justifie des interventions d’urgence indispensables pour répondre aux besoins des femmes en état d’itinérance. Toutefois, ces interventions s’avèrent insuffisantes pour soutenir l’amélioration à plus long terme de la situation de ces femmes (Gilbert, Lafortune, Charland, Lapointe et Lussier., 2013), laquelle nécessite une aide ciblant notamment la dimension relationnelle de leurs problèmes dans le but d’obtenir un réel impact sur leur bien-être et leurs perspectives d’avenir. La dimension relationnelle de l’itinérance a déjà été reconnue comme prédominante par plusieurs travaux, notamment un rapport du Conseil du statut de la femme (CSF, 2012), une étude de notre groupe de recherche, le GRIJA[2] (Poirier et al., 1999), et par les travaux menés sur l’attachement dans la perspective d’une continuité entre la maltraitance à l’enfance et les failles de l’inscription sociale à l’âge adulte au sortir des centres jeunesse (ACJQ, 2008). Malgré ces conclusions, cette dimension est rarement ciblée en priorité par l’intervention. Pourtant, le débordement que l’on peut constater dans toutes les ressources pour les femmes en état d’itinérance[3] (Alibert et Tremblay-Plourde, 2014; CSF, 2012; LRDF, 2012; Duchaine, 2013) témoigne durement de l’échec de l’intervention d’urgence axée sur les besoins immédiats, qui résulte essentiellement en une gestion de la misère et non en des solutions axées sur un mieux-être de la personne à plus long terme. Au-delà de l’injection rapide de financement aux organismes existants et de l’ouverture de nouveaux lits ou lieux d’hébergement pour ces femmes, un premier pas vers des solutions plus pérennes doit analyser les approches existantes, et en particulier celles du milieu communautaire, lequel a développé une véritable expertise en ce domaine. Cet article fait état d’une recherche empirique effectuée entre 2014 et 2016 à la demande de l’organisme La rue des femmes (LRDF)[4], qui s’est donnée pour objectif de documenter et d’analyser en profondeur l’approche dite de la « santé relationnelle », soit la « capacité d’être en lien avec soi-même et les autres » (LRDF, s.d.). L’organisme LRDF présente ceci de spécifique, qu’il place la santé relationnelle au fondement du continuum de services voués au rétablissement des femmes : retrouver la santé relationnelle permettrait à ces femmes d’être de nouveau socialement fonctionnelles et de sortir définitivement de l’état d’itinérance. Cette approche semble donner des résultats à Montréal : sur les 336 femmes hébergées depuis 10 ans par LRDF dans les chambres régulières, 2 femmes sur 3 ont retrouvé un logement stable et durable (LRDF, 2014-2015). Plusieurs de ces femmes étaient à la rue depuis des années, avec un vécu de violences très graves et le recours à différents mécanismes de survie (tels que la toxicomanie comme moyen d’atténuer la souffrance). Une meilleure compréhension des facteurs agissant au sein de cette approche pourra guider l’intervention offerte dans l’ensemble des structures, communautaires ou institutionnelles, s’adressant à cette population.
Objectifs
L’objectif de cet article est de décrire un exemple d’intervention axée sur la dimension relationnelle de l’itinérance chez les femmes. Le lien social, ébranlé à répétition dans la vie de ces femmes, est en effet au centre de toutes les interventions proposées par LRDF. Cette approche singulière serait efficace non seulement à court terme, mais à long terme, afin de sortir durablement les femmes de leur état d’itinérance. Cependant, parce que LRDF procède globalement de manière intuitive, les facteurs agissant dans ce type d’intervention ne sont, dans l’immanence de l’intervention, pas directement accessibles. L’objectif principal de notre recherche a été de les identifier, afin de rendre possible une formalisation de l’approche de la santé relationnelle. Notre but a été notamment de repérer, parmi toutes les dimensions de l’intervention, l’arrimage précis de tel ou tel de ses aspects à la trajectoire de rétablissement et de réinscription sociale des femmes en état d’itinérance. Cet article, qui souscrit au même objectif double de description et de formalisation que la recherche sur laquelle il s’appuie, présente une synthèse des résultats obtenus. L’intégralité des résultats est disponible dans la version intégrale du rapport de recherche (Gilbert, Emard, Lavoie et Lussier, 2017).
MÉTHODOLOGIE DE LA RECHERCHE
Afin de répondre à ces objectifs tout en tenant compte de la complexité et de la nouveauté de l’objet d’étude, la recherche à la base de cet article a opté pour un devis qualitatif. Les données ont été recueillies selon les sources et modalités suivantes : les documents produits par LRDF au fil des ans et deux rencontres avec la directrice de l’organisme pour compléter le portrait de l’organisme; vingt mémos rédigés à partir de sessions d’observation participante hebdomadaires; six entretiens de recherche semi-directifs auprès de trois intervenantes d’expérience (à raison de deux entretiens par participante); cinq entretiens de recherche semi-directifs auprès de la clientèle de l’organisme (à raison de deux entretiens par participante)[5]; deux focus groups auprès de douze intervenantes afin que celles-ci puissent commenter et bonifier les résultats préliminiares obtenus par les entretiens individuels; un questionnaire sociodémographique par participante; trois rencontres de deux heures avec la directrice et la coordonnatrice clinique afin de présenter les résultats préliminaires et dans le but de clarifier, commenter et nuancer le travail d’analyse. Les entretiens de recherche ont duré entre une heure et une heure et demie; les focus groups ont duré environ deux heures et demie. Tous les entretiens ont été enregistrés et retranscrits avec l’accord des participantes. Un échantillonnage par contrastes (Pirès, 1997) a été utilisé pour les intervenantes et les femmes afin de diversifier les caractéristiques des participantes.
Nous avons commencé par compiler les documents produits par l’organisme afin de caractériser l’approche étudiée. Les thématiques émergeant de cette analyse et de l’observation ont structuré les canevas d’entretiens utilisés aux étapes suivantes. Les entretiens individuels et les focus groups ont été soumis à une analyse de données thématique (Paillé et Mucchielli, 2016) afin de faire ressortir les différents axes de l’intervention.
En accord avec les objectifs énoncés ci-dessus, les résultats présentés ici prennent la forme d’un effort de théorisation effectué à partir de données témoignant d’une approche développée intuitivement.
RÉSULTATS
Notre recherche a permis de produire des résultats très détaillés (Gilbert et al., 2017). La synthèse qui en est présentée ici se concentre sur la manière dont la dimension relationnelle oriente l’intervention à LRDF. Elle est divisée en deux parties; la première cherchant à offrir un panorama des visées, modalités et principes sous-jacents à l’intervention, la seconde entrant davantage dans le vif des facteurs agissants au coeur de cette intervention.
L’approche de LRDF : survol
Les objectifs et visées de l’intervention
Dans la logique de la majorité des organismes intervenant auprès des populations itinérantes, la documentation interne de LRDF formule en ces termes l’objectif ultime de l’organisme : le « retour à l’autonomie avec une adresse fixe et un emploi pour toutes les personnes en état d’itinérance ». LRDF se veut un tremplin pour les femmes, un lieu de rétablissement qui devrait permettre éventuellement le passage vers un autre lieu. Ce passage vers le logement fonctionne toutefois plutôt comme un horizon sous lequel se placent des objectifs intermédiaires (toujours identifiés ainsi dans la documentation de l’organisme) : 1) offrir une adresse fixe; 2) redonner une stabilité; permettre une démarche de reconstruction de soi et un suivi ; 3) réduire les interventions policières. Ces objectifs intermédiaires tentent de répondre aux besoins fondamentaux des femmes, ainsi identifiés et ordonnés à leur tour : 1) la sécurité physique et durable (un lieu pour se déposer); 2) l’hygiène, l’intimité et la dignité (reprendre contact avec l’intimité d’une chambre privée); 3) la survie (sans que l’urgence soit la seule priorité); 4) la reconstruction (réconciliation avec soi-même, son histoire, sa vie, le monde).
La typologie des besoins proposée par Simard (2016) nous permet de baliser l’intervention à LRDF selon trois objectifs à court, moyen et long terme : 1) Avoir un abri : services d’urgence organisés autour des besoins de base pour la survie (p. ex., refuges, dépannage alimentaire). 2) Avoir un lieu à soi : services à court et moyen terme visant la stabilisation de la personne (p. ex., appartements supervisés, centres de jour). 3) Avoir une vie : services orientés vers le rétablissement psychosocial (p. ex., organismes de réinsertion sociale et professionnelle). Bien sûr, les objectifs spécifiques varient selon les femmes desservies. Cette typologie, ainsi que les objectifs qui sous-tendent l’offre de service de LRDF, ont trouvé un écho dans nos entretiens avec les intervenantes et la direction. Au premier niveau de l’intervention (« avoir un abri », selon Simard), la réponse est commandée par l’immédiateté du besoin, le minimum vital. LRDF offre un refuge pour se déposer. C’est l’intégrité physique et psychique de l’individu qui est considérée, principalement à travers la satisfaction des besoins de base : manger, se vêtir, avoir un toit et dormir. Les intervenantes associent cela à un besoin primordial de recouvrer sa « dignité » : « Pour moi c’est un droit que j’ai, j’ai droit à un logement, à m’habiller, à me nourrir. […] Si tu n’as pas ça dans la vie [...] ta dignité est bafouée » (Int.[6]). C’est la dignité qui, toujours selon les intervenantes, aurait le pouvoir d’ouvrir une brèche dans la circularité des parcours d’itinérance – par l’advenue, pour les femmes accueillies, d’une expérience divergente, qui permettrait un autre regard sur leur vie. C’est pour qu’une telle expérience ait le temps de se vivre que, selon LRDF, la stabilisation de ces femmes (le deuxième niveau de l’intervention : « avoir un lieu à soi », selon Simard) est une priorité. Soulignons ensuite qu’à LRDF, le travail sur soi a préséance sur le retour en logement autonome. Un changement est attendu au niveau individuel, condition pour entrevoir les possibilités d’une réelle altération du rapport à l’autre. Les femmes elles-mêmes évoquent d’ailleurs le risque de répétition lorsqu’un travail d’une certaine profondeur psychique n’est pas envisagé : « [J]’ai trop peur de reproduire ce que j’ai reproduit, et c’est moi qui faut qui change. Parce que si moi je ne change pas ma vision de moi, et moi ma façon d’être, je vais attirer encore, le même genre. […] c’est beaucoup de chemin à faire » (F.). C’est ainsi, tant dans le discours des intervenantes que dans celui des femmes, que peut s’initier le troisième niveau de l’intervention (« avoir une vie », selon Simard).
L’offre de service et les modalités de l’intervention
La proposition de l’organisme suit la logique d’un continuum de services intégrés et répartis dans les trois établissements suivants, dont les objectifs sont à court, moyen ou long terme : la maison Jacqueline, qui offre un centre de jour et 20 lits d’hébergement d’urgence; la maison Olga, qui offre, en plus d’un centre de jour, 3 lits d’urgence et 20 chambres à court, moyen et long terme; la maison Dahlia, qui offre 12 studios pour des séjours allant jusqu’à 2 ans. L’équipe est constituée d’intervenantes, d’accompagnatrices, de la directrice et de la coordonnatrice clinique et, bien que fonctionnant selon un principe d’égalité, témoigne d’une certaine hiérarchie dans la pratique. Les accompagnatrices sont responsables des suivis psychosociaux individuels ; c’est elles qui ont la connaissance la plus approfondie des femmes qu’elles rencontrent. Les intervenantes d’expérience et les cheffes d’équipe jouent le rôle de mentor pour les intervenantes plus récemment intégrées.
La particularité de LRDF est de se positionner comme un filet de sécurité (position revendiquée par l’organisme, mise de l’avant par les intervenantes et attestée par les femmes interrogées), puisque dans le cas où toutes les ressources seraient indisponibles, LRDF demeure accessible en tant que dernier recours. Ce parti-pris vise à la fois à pallier les failles du système d’aide en itinérance (manque de ressources adaptées) et à accueillir les femmes qui n’ont pas pu demeurer dans les autres structures existantes (en particulier en raison de leurs difficultés relationnelles, tels les comportements agressifs, mais aussi de problèmes plus spécifiques, tels la toxicomanie, les problèmes de santé mentale, etc.). Cette ouverture a été soulignée dans nos entretiens avec les intervenantes comme essentielle, voire vitale : « À LRDF, on prend les cas qui sont refusés partout […]. » (Int.) « Certaines n’ont pas de liens [...] sauf ici. » (Int.) « [Ç]’a pris combien d’années [durant lesquelles] c’est nous qui l’avions là et que personne n’en voulait, évidemment ! Mais elle serait morte, cette femme » (Int.). Précisons dès maintenant que l’organisme entretient un rapport particulier avec la violence des femmes. LRDF souhaite en effet à la fois garantir un environnement sûr, mais, en même temps, soutenir des femmes qui peinent à établir des relations interpersonnelles et dont la violence fait partie des modes d’expression. Ainsi, nous le verrons, LRDF préconise une application non rigide des règlements à ce sujet.
La compréhension de l’itinérance comme un état d’itinérance
LRDF comprend l’itinérance comme un état (caractéristiques internes) et non comme une situation (caractéristiques externes). La documentation interne de l’organisme précise : « [L]’état d’itinérance est un état extrême de déconnexion relationnelle de soi et des autres, causé par une souffrance relationnelle intolérable générée par des blessures relationnelles extrêmement graves ». Afin de se protéger de la douleur générée par des expériences de rejet, d’abandon ou d’autres traumatismes, le sujet en viendrait à se couper tant de lui-même que d’autrui – ce qui n’est pas sans rappeller le syndrome d’auto-exclusion décrit par Furtos (2008). La santé relationnelle qui, rappelons-le, vise à rétablir la capacité d’être en lien avec soi-même et avec les autres, est donc un axe fondamental du rétablissement désiré et une dimension à prendre en charge tant dans l’évaluation que dans l’intervention. En ce sens, la santé relationnelle, particulièrement réduite chez les personnes en état d’itinérance, est considérée par LRDF comme un des aspects de la santé globale de l’individu au même titre que la santé physique et la santé mentale (et en interaction avec elles).
La notion d’état d’itinérance a trouvé un écho dans les propos des femmes interrogées (« c’est un état intérieur » [F.]). La plupart ont décrit leur précarisation (psychique et sociale) progressive comme un processus, dont la genèse est rapportée à une histoire infantile éprouvante faite de conflits et ruptures affectives répétées. La fragilisation des liens qui en a résulté a entraîné, dans la plupart des cas, une persistance de la rupture comme modalité relationnelle. Ces femmes se sont isolées de plus en plus : « [J]e n’avais plus personne dans ma vie. […] [J]’avais mis tous mes amis de côté, là, je m’étais tassée parce que je me suis sentie tassée. […] Je sentais qu’ils ne comprenaient pas ma détresse » (F.). Cet isolement progressif semble converger, dans les récits que nous avons recueillis, vers une chronicisation, un état de méfiance permanent à l’égard de l’autre quel qu’il soit.
Cette modalité relationnelle particulière, les intervenantes la repèrent comme un dénominateur commun chez les femmes desservies : « Oui, méfiante. Parce qu’elle a eu confiance peut-être dans sa vie un jour, et puis ça n’a pas été facile. Elle a perdu la confiance de quelqu’un. Donc finalement, elle va généraliser ça » (Int.). Comme les femmes, les intervenantes associent les blessures sous-jacentes à la situation actuelle aux traumatismes de l’enfance ayant abîmé les liens affectifs précoces : « elles ont perdu la confiance des gens qui les entouraient très tôt » (Int.), « le lien est souffrant » (Int.); « [o]n est tout le temps dans la blessure relationnelle » (Int.).
Le cadre d’intervention
Dans un tel contexte, le cadre de l’intervention repose largement sur le lien de confiance que les intervenantes établiront au cas par cas avec les femmes. C’est même une condition, aux dires des intervenantes comme des femmes, pour qu’une intervention porteuse de sens (signification et direction) puisse être amorcée. « [J]uste de savoir qu’il y a quelqu’un pour moi […], ça compte. » (F.). Il semble même que le cadre d’intervention offert par l’organisme se situe davantage au niveau affectif qu’à un niveau externe (comme le serait un cadre structuré autour d’objectifs prédéterminés et de règlements). Les appellations « milieu de vie » et « maison » que l’on trouve dans la documentation interne corroborent cette vision, de même que le travail basé sur la métaphore familiale qui y est effectué – dont il sera question plus loin.
Les facteurs agissants dans l’approche de LRDF
Ce survol de la vision et de l’approche de LRDF nous permet d’aborder les facteurs agissant au coeur de l’intervention. La dimension relationnelle est, dans le cadre que nous avons décrit, le facteur principal qui oriente tous les aspects de l’intervention. Au nombre de ces facteurs agissants, notre recherche a identifié : l’accueil inconditionnel et le cas par cas, l’instauration d’une nouvelle temporalité, le travail sur les crises, le travail des limites, le travail des affects et de l’identification, le travail de la différence et la reconstruction du lien par la métaphore familiale. Autant de leviers qui, en adéquation avec la trajectoire singulière des femmes, permettent de rompre la circularité (ou la « spirale », selon Gélineau, 2008) de celle-ci au profit d’une remise en mouvement d’abord intérieure (désir et demande), puis extérieure (stabilisation). Pour clore la présentation des résultats et faire la jonction avec la discussion, nous avancerons que l’efficace de l’intervention provient en particulier de la manière dont LRDF met au travail la métaphore familiale.
L’accueil inconditionnel, l’accueil de la parole spontanée
Une des caractéristiques principales de LRDF consiste en son acceptation inconditionnelle, sans discrimination, de toutes les femmes qui cognent à sa porte. « L’approche de LRDF, c’est vraiment d’accueillir puis d’y aller avec ce qui est là, au moment où on reçoit la personne. » (Int.) Rien n’est exigé d’aucune femme pour être accueillie. Certaines femmes qui sont « barrées[7] » de toutes les autres ressources seront encore acceptées à LRDF, dont personne n’est « barré à vie » (Int.) : la violence physique, par exemple, peut entraîner la « mise en congé » (Int.) pendant un temps de certaines femmes, mais dans l’ensemble, quoique balisées, les conduites agressives et les crises n’entraînent pas l’exclusion. L’organisme cherche ainsi à adapter son approche (et son cadre d’intervention) au cas par cas, ce qui, dans le contexte de l’instabilité inhérente aux situations de grande précarité, impose une adaptation des intervenantes « au jour le jour », « minute par minute » (Int.).
La notion de cas par cas renvoie au fait que les intervenantes connaissent et tiennent compte de l’histoire singulière de chacune des femmes. Cette connaissance se construira lentement, mais surtout, elle requiert l’établissement préalable d’une relation de confiance, préoccupation centrale de l’intervention dans les premiers temps. « Parce que si moi je veux faire mon intervention, il faut que la femme ait confiance en moi. Il faut qu’il y ait un lien » (Int.).
Au moment de l’accueil, les intervenantes disent ainsi tenter de préserver un regard exempt de préjugés. Elles se garderont, par exemple, de recueillir des informations sur le passé de violence de telle ou telle femme, évoquant le fait que l’aide s’en trouverait entravée, parasitée. « Moi, si elle a fait quelque chose de mal quelque part, je ne veux pas le savoir. Moi, c’est [...] la personne humaine qui m’intéresse. Puis je travaille avec ça » (Int.). L’acceptation de certains non-dits renvoie au respect du « rythme » (Int.) de dévoilement : la parole n’est jamais forcée. « Tu veux connaître son histoire, mais tu veux que ce soit elle. Sauf que elle, elle a tellement peur, des fois, qu’elle a peur de s’approcher de toi. Donc tu vas comme doucement, doucement, jusqu’à ce que le lien se crée. Et puis, tranquillement, elle va venir te voir » (Int.). La parole est accueillie au moment où elle se présente et sous la forme qu’elle prendra – ce qu’ont confirmé plusieurs femmes interrogées.
La verbalisation n’est pas toujours aisée pour ces femmes. Leur histoire personnelle restera souvent voilée sur une longue période, d’autant que la mise à distance de l’autre est souvent caractéristique de leur mode relationnel. À LRDF, les intervenantes acceptent d’être mises à distance durant le temps qu’il faut[8] : « [Ç]’a pris du temps, ça a pris au moins 5-6 mois avant que j’accepte d’aller voir juste une intervenante » (F.). L’intervention tentera aussi de favoriser l’expression de soi par d’autres moyens, notamment le recours à une médiation non verbale via des ateliers (de textile, de photographie, de musique et de chant). Il est possible d’y voir un objectif double : favoriser la reprise de contact avec soi-même par le biais de la création (Pivard et Sudres, 2008), mais aussi développer les habiletés relationnelles et, partant, le lien avec les intervenantes et les autres femmes. Également, les intervenantes ont conscience du fait que ce n’est pas parce qu’il y a parole qu’elle sera signifiante et gage d’investissement relationnel. Habituées de passer d’une institution ou d’un organisme à l’autre, certaines femmes se borneront à répéter une histoire trop souvent abordée. Les intervenantes évoquent de nouveau le temps requis pour dépasser cette première étape : « Et puis avec le temps, […] c’est elle qui va parler d’elle. […] [O]n ne lui demande rien sur elle » (Int.). Elles se placent ainsi, durant les premiers temps, en position d’attente active d’une possibilité d’introspection et partent du principe que toute suggestion ou injonction de leur part sera vouée à l’échec. « Nous on attend [...] que ça vienne d’elle-même. Parce que ça ne sert à rien que moi je dise à mes collègues : "écoute, moi je pense qu’elle est prête à aller faire sa thérapie" » (Int.).
Ouvrir une brèche dans la circularité de l’itinérance, instaurer une nouvelle temporalité
Sous l’approche « minute par minute » (Int.) émerge la visée de l’instauration d’une autre temporalité, cette fois axée sur le long terme. Un des défis cardinaux de l’intervention consiste à briser le régime d’immédiateté intrinsèque au mode de vie de la rue, pour réinstaurer (en l’assurant) une continuité de l’existence. L’approche de l’organisme permettrait de rompre la répétition de la trajectoire de ces femmes, de créer une brèche dans la circularité de l’utilisation de services proposés aux personnes en état d’itinérance (« certaines femmes errent de ressources en ressources » [Int.]). Après le moment de l’accueil dans l’ici et le maintenant de la détresse, et de la réponse aux besoins de base, vient en effet l’offre d’un séjour à plus long terme (quelques mois), une proposition – nous insistons sur ce terme, qui contraste avec les obligations relatives à certains cadres d’intervention – de se mettre en action, de se confier et d’être accompagnée. C’est le deuxième temps de l’intervention que décrit Simard (2016) : la stabilisation.
En termes d’intervention concrète, cette proposition commence par prendre la forme d’un refus : celui de se cantonner à répondre à la demande urgente présentée par les femmes comme une question de vie ou de mort. En fait, pour que les femmes soient logées plus longtemps, une demande implicite leur est adressée : amorcer un travail sur soi. C’est une sorte de renversement par rapport à la posture initiale d’accueil inconditionnel. Il s’agit, pour les intervenantes, d’activement introduire un délai dans la réponse aux besoins immédiats, en même temps qu’on élève le niveau des exigences à l’égard des femmes – tout cela progressivement, au bon moment pour chacune. « Et dans ces demandes intenses… c’est encore du jonglage [...] : oui y répondre et en même temps… pas trop » (Int.). C’est ce délai (cette attente) qui fera brèche dans la logique de l’immédiateté, dans l’espoir (l’attente) qu’une demande d’un autre ordre (celui du désir plutôt que du besoin immédiat) soit entrevue chez les femmes. Au-delà de la frustration de l’instant, cette exigence semble bien reçue par les femmes : « J’ai comme besoin qu’on me pousse […] J’ai l’impression, quand on ne me met pas de pression que [...] je m’en fous. J’étais tellement découragée d’être devenue ça dans la rue… ça ne me tentait plus de recommencer à redevenir quelqu’un [...] » (F.).
L’advenu de ce deuxième temps de l’intervention est soutenu par le cadre de l’organisme, puisque le temps d’hébergement ne pourra dépasser une certaine limite sans que ce type de travail sur soi ne soit entrepris. Les femmes doivent « cheminer », « s’investir » (Int.) pour avoir accès à un séjour à moyen terme. La décision, à l’inverse, de ne pas prolonger leur séjour sera prise selon les mêmes critères. Cette exigence, soulignent les intervenantes, ne referme pas l’offre initiale : les femmes qui ne sont pas prêtes à entreprendre ce travail pourront poursuivre leur circulation d’un organisme à l’autre et revenir quand elles le voudront. Mais pour certaines, une démarche introspective prendra progressivement forme.
À ce sujet, certaines femmes relèvent combien le rôle des intervenantes peut consister à soutenir leur propre mouvement : « avoir de l’assistance pour faire mes choses que j’ai à faire, pour reprendre ma vie en main » (F.). Plus encore, le rôle des intervenantes pourrait être entrevu comme celui d’accompagnatrices de la formulation d’une demande, de relais d’un désir sous-jacent parfois rendu inaccessible par le cumul des expériences pénibles. Plusieurs auteurs évoquent d’ailleurs cette nécessité pour l’intervenant d’être disponible à porter le désir, voire l’espoir de l’autre, pour un temps (Gilbert et Lussier, 2007; Simard, 2016). Ce relais aide à formuler ce qui est ressenti, dans l’attente que la femme puisse reprendre à son compte cette « fonction » d’introspection, ce regard sur soi : « Puis il faut les amener aussi à voir qu’elles ont un langage, qu’il y a un langage à l’intérieur d’elles, qu’elles doivent apprendre elles-mêmes à nommer des choses à ce niveau-là » (Int.).
Le travail des crises
Une autre façon de rompre la circularité de la trajectoire des femmes a été mise de l’avant tant par les intervenantes que par les femmes. C’est le cas de la réponse aux situations de crise. La crise, c’est la décharge immédiate, incontrôlée. Elle est comprise à LRDF – quoique cette compréhension soit largement intuitive – comme une voie d’expression alternative à la mise en mot. Les femmes, d’ailleurs, témoignent elles-mêmes d’une vertu expressive de la crise : « À un moment donné, j’ai fait une crise, puis [nom d’une intervenante] m’a dit que les intervenantes étaient contentes que j’aie fait cette crise-là… parce que ça sortait une boule, ça sortait quelque chose qui montait en moi. Je sortais la colère… » (F.). La crise est prise au sérieux par les intervenantes en tant que levier pour le changement (plusieurs auteurs mentionnent ce potentiel des crises, par exemple Chahraoui, 2014). Elle est évoquée à ce titre non seulement comme l’occasion de briser des « vitres » qui bloquent les femmes, mais aussi comme celle de « semer quelque chose », de créer un « lien affectif, humain » (Int.). Sa modalité diffère certes du récit policé, mais le sens en est le même : quelque chose du passé – récent ou infantile – semble faire irruption dans le moment présent. Les crises « réveillent le passé », disent les intervenantes. Cette résurgence brutale, dans l’ici et le maintenant, des traumatismes inhérents à l’histoire personnelle est saisie par l’intervention comme une opportunité d’aller plus loin.
Le lien de confiance préalablement établi sous-tend le travail sur la crise : « Quand tu lui parles, normalement si tu as [...] un lien solide, elle va t’écouter. Même si elle est vraiment hors d’elle-même, elle va t’écouter. […] Parce que […] s’il n’y a pas de lien, la femme, elle […] va continuer sa crise, elle fait même pas attention » (Int.). Ce travail, plus ou moins conscientisé selon les intervenantes, « n’est pas toujours facile » (Int.) et requiert une grande tolérance.
La plupart des interventions ne visent pas l’interprétation de la crise. À minima, il s’agit de contenir les femmes afin de limiter la durée de la crise et de prévenir les blessures, « être là pour ne pas que ça aille plus loin » (Int.). La présence en corps rassurante de l’intervenante permettrait de crever la bulle imaginaire que forme la crise pour ramener la femme à la réalité incarnée. Le travail sur le sens de la crise, s’il a lieu, est reporté en après coup. C’est ce que préconise l’organisme et certaines intervenantes soulignent que ne pas tenter d’élaborer ce sens, c’est passer à côté de cette mise en acte de quelque chose d’intérieur et ignorer les potentialités de changement qu’elle recèle.
Le travail des limites
Les propos des intervenantes témoignent toutefois d’un décalage entre l’idéal d’ouverture, d’accueil inconditionnel et de tolérance à LRDF, et l’impératif de poser des limites dans l’intervention. Les limites sont souvent tracées – non sans frustration – par les intervenantes pour se protéger elles-mêmes. Elles évoquent notamment le risque d’un envahissement lié au caractère insondable de la demande des femmes, un « puits sans fond » (Int.), un vide impossible à combler autrement que par le don de soi. « Se protéger, pour moi, c’est être capable de reconnaître où sont mes limites et mes besoins; si je ne vais pas regarder où sont mes propres besoins, à un moment donné, je […] me vide comme un petit sac » (Int.). Plusieurs images amenées évoquent la fonction nourricière et la dévoration : être la « vache à lait », « se faire manger la laine sur le dos », être « avalées tout rond » (Int.). Mais sous un autre angle, ces mêmes limites sont perçues par les intervenantes comme profitables à l’intervention. Poser ses limites, c’est refuser de se laisser envahir par la logique de l’urgence qui est celle de la femme, et se soustraire par là au risque d’une intervention circulaire. « Parce que si tu [réponds aux] mille et une demandes qui sont infinies sans te grounder vraiment, eh bien […] elles disent : “bon, elle elle commence à courir comme une poule sans tête ˮ » (Int.). La réponse automatique pourrait en cela constituer un piège qui entraverait l’intervention à plus long terme, tandis que poser des limites serait une façon de provoquer l’émergence d’un désir, celui de « reprendre [s]a vie en main » (F.). Dans tous les cas, le principe central à la prise en charge demeure à l’oeuvre : le lien n’est jamais renié, la limite est posée « avec amour » (Int.). En après-coup, certaines femmes interrogées ont d’ailleurs attesté de l’utilité de balises pour qu’un changement ait pu advenir dans leur trajectoire : « Je sais que ça va être plus dur pour moi si je ne suis […] pas surveillée […] il y en a qui voient ça négatif, mais moi je vois ça positif » (F.).
En dernière instance, notons que c’est selon la subjectivité de chaque intervenante que seront tracées des limites : tout dépendra « de notre senti face à son urgence » (Int.). Les intervenantes ont d’ailleurs témoigné de la nécessité d’un travail sur soi-même exigeant et continu afin de mener une intervention appropriée. Car plus le cadre est souple, plus le poids des décisions relatives à l’intervention (la prise de décision comme telle, et la responsabilité qu’elle entraîne) peut s’avérer lourd à porter.
Ultimement, d’ailleurs, la limite prendra parfois la forme d’un recours à une aide extérieure, essentiellement médicale ou légale, en particulier quand les intervenantes sentent « la » limite ultime (la mort) poindre à l’horizon – dans les cas de surconsommation, d’extrême agitation et d’agressivité, ou de risque suicidaire. Aider signifie alors reconnaître ses propres limites et s’en remettre à un autre dans l’intervention.
Le travail des affects et l’identification
La compréhension des intervenantes sur laquelle repose l’intervention se situe à la fois au niveau intellectuel et au niveau affectif. À LRDF, le second prend largement le pas sur le premier, lequel sera même mis entre parenthèses. « Si tu as des outils que tu as appris en théorie qui peuvent te servir, oui, mais tu les mets derrière. […] en itinérance, c’est important d’être avec son vécu » (Int.). L’empathie est présentée à la fois par les intervenantes et la coordonnatrice clinique comme le socle du « travail avec le coeur » (Int.) proposé par LRDF. C’est elle qui permet, en acceptant de ressentir sa propre peine devant l’histoire des femmes, de s’y reconnaître, une compréhension de souffrances souvent mal ou non formulées, compréhension qui oriente l’intervention. Ce ressenti est aussi psychique que physique. Les intervenantes apprennent à écouter avec « tous leurs sens » (Int.), notamment en étant sensibles à ce qu’elles-mêmes ressentent; la compréhension par le corps permet d’accéder à l’au-delà des mots.
L’introspection permet aux intervenantes de discerner, dans le travail basé sur l’affectivité, ce qui revient à soi de ce qui revient aux femmes – ces femmes qui auront subi dans d’autres lieux des agirs (comme l’expulsion) en réponse à leurs propres agirs (comme les crises). Elle est ce qui leur permet, tout d’abord, de rompre la circularité des réponses en miroir : « [C]’est d’arriver à faire le ménage de ça [la colère] pour avoir une intervention qui – le geste que je vais poser, la parole que je vais dire – serve sa difficulté à elle » (Int.). Mais elle est aussi ce qui les protège de l’épuisement professionnel lié à la malléabilité d’un cadre qui se soutient du « don de soi » (Int.).
Les diverses modalités de l’introspection permettent ainsi aux intervenantes de fonder leur intervention dans une sorte d’identification avec les femmes, en attestant avec humilité et authenticité de leur humanité commune : « on est des humains avant tout » (Int.). Humilité, car en acceptant ses propres faiblesses, il est plus facile, disent-elles, de recevoir l’autre tel qu’il se présente. L’authenticité semble, quant à elle, incontournable pour éviter une rupture du lien, qui serait provoquée par les réactions de défense développées par ces femmes à l’historique relationnel difficile : « si on est faux, ça ne passe pas » (Int.); « si tu n’es pas vrai, elles le savent tout de suite et tu te fais rentrer dedans » (Int.). L’humanité commune, enfin, est amenée comme base de l’identification, au sens où les intervenantes, s’identifiant aux femmes (« Tu existes, j’existe » (Int.)), leur feront sentir qu’elles peuvent être aimées en tant qu’humain à part entière, ce qui participe à leur sentiment d’exister.
En bout de ligne, le processus psychique d’identification des intervenantes aux femmes est ce qui leur permet de comprendre les difficultés du dévoilement : « ça nous arrive à toutes » d’ouvrir et de refermer le couvercle (Int.). C’est lui qui soutient la posture d’ouverture et de disponibilité à l’autre, assortie de la mise entre parenthèses des attentes et du jugement chez les intervenantes. C’est lui qui permet ensuite la résonance, l’« écho », la « vibration » (Int.) au niveau de l’histoire, du « cheminement » (Int.) et de la souffrance (voire parfois même, du traumatisme), qui fondent les affinités de chaque intervenante avec une ou des femmes, prémisse importante du lien. Enfin, c’est lui qui soutient l’empathie, donc la tolérance à l’égard de certaines conduites – incluant les crises et les excès – et la capacité de les mettre à profit dans l’intervention.
Le travail de la différence
Plusieurs intervenantes mettent cependant en relief l’importance d’être conscientes de la différence entre soi et l’autre pour que soient sauvegardées l’intégrité des intervenantes et la possibilité de leur travail. Celles-ci tiennent à ce que, malgré le partage de certaines expériences similaires dans leur parcours, les intervenantes assument avoir « une longueur d’avance » sur les femmes dans leur « travail de guérison ». Partager leurs expériences avec elles permet de sortir les femmes du sentiment d’isolement et de leur montrer qu’« on peut s’en sortir » (Int.). Par ailleurs, la posture de modèle assumée par les intervenantes dépasse la similarité des parcours : par exemple, lorsque les intervenantes posent des limites, c’est selon elles le respect de soi-même qui pourrait être entrevu par les femmes.
Arriver à assurer ce travail de la différence est pour les intervenantes le fruit d’un apprentissage. Plusieurs disent avoir donné sans limite au début afin de préserver le lien, puis avoir compris que l’épuisement les guettait si elles ne prenaient pas une certaine distance. L’équipe constitue un soutien important et joue le rôle de tiers dans cette implication : une réunion d’équipe hebdomadaire permet à la coordonnatrice clinique de soutenir ou valider les interventions effectuées, de même que le partage de l’expérience des plus expérimentées. Les intervenantes ont également une supervision bimensuelle, à l’externe, qui les aiderait notamment à prendre conscience de leurs identifications aux souffrances des femmes pour s’en distancier. Ces tiers ont ainsi une importance primordiale dans l’intervention, en tant que possibilité de réintroduire une dimension réelle au sein d’une identification (dans un rapport duel) essentiellement imaginaire.
La reconstruction du lien ou la métaphore familiale
Fortement en lien avec la notion de vie collective, avec les processus identificatoires et le rôle de modèle, nombre d’assertions des intervenantes rencontrées convergent vers l’image d’une famille, qu’il s’agisse du regard porté sur les femmes, sur elles-mêmes, sur l’ensemble du milieu ou encore sur certains aspects de l’intervention. Certaines caractéristiques des femmes relevées dans le discours des intervenantes rappellent en effet l’enfance : un niveau de responsabilisation limité, les crises et certains comportements d’opposition, et les rivalités sororales. « Ce sont des enfants », « des femmes avec des blessures d’enfants », diront les intervenantes. En corollaire, ces dernières sont placées en position d’autorité parentale : « On est là comme des mamans » (Int). Les intervenantes mettent à profit cette répartition des places. D’une part, il peut être proposé explicitement aux femmes de réinvestir, puis de réparer, dans le cadre des suivis psychosociaux, une période spécifique de leur histoire, là où certains enjeux éducatifs, relationnels ou affectifs auraient achoppé. « Ok, on reprend là ce que tu aurais dû recevoir dans ta période de zéro à deux ans. Je vais te faire faire des exercices qui visent ça, parce qu’on te l’a pas donné. On va aller dans telle période à telle période pour […] se redonner une forme d’éducation, si tu veux, avec des valeurs » (Int.). D’autre part, dans l’ici et le maintenant de cette « école de la relation » (Int.), différents enjeux relationnels et développementaux peuvent surgir chez les femmes sur un mode que l’on pourrait qualifier de transférentiel, fournissant autant d’occasions de les travailler. « Dans le fond c’est comme si ils me réapprenaient les bases de la vie que moi je n’ai pas, [que] je n’ai pas apprises » (F.).
Plus spécifiquement encore, c’est une référence claire à la fonction maternelle qui ressort du discours des intervenantes. Les intervenantes disent en particulier incarner la « bonne maman » (Int.) qui satisfait aux besoins et rassure, la « mère qui nourrit » (Int.). Toutefois, la dynamique relationnelle nous semble également receler une connotation éducative au-delà du lien affectif primitif (mère-enfant), laquelle repose sur le positionnement des intervenantes comme modèle, notamment le rôle qu’une grand-mère pourrait jouer pour une mère. Par exemple, une intervenante accompagnera une mère et ses enfants au parc, afin de lui montrer comment passer du temps de qualité avec eux ; cetteintervention cherche expressément, selon l’intervenante, à réparer un modèle défaillant ou absent dans l’histoire personnelle de la femme.
S’il y a possiblement réinvestissement, par l’intervention, des relations précoces parent-enfant, il semble que la fonction paternelle (celle de la Loi, de la limite, le tiers qui permet l’ouverture du lien mère-enfant vers le social) soit également portée par certaines des intervenantes ou par le groupe à certains moments de l’intervention. En fait, un des processus visés par cette reproduction du schéma familial est, comme dans le développement infantile, l’ouverture de la relation fusionnelle mère-enfant (le nourrissage, le soin primaire) sur l’extériorité de relations multiples, puis une socialisation complexe. Concrètement, avec le temps, l’équipe s’introduit peu à peu dans la relation privilégiée instaurée au départ entre une intervenante et une femme – soit par la référence à l’interne à d’autres intervenantes spécialisées, soit par l’intervention de la coordonnatrice clinique qui vient médiatiser cette relation, soit par l’accompagnement ponctuel des femmes à des consultations externes à l’organisme.
Le passage à l’extérieur
L’objectif à long terme est le passage à la société par la redirection vers des ressources à l’externe. C’est la troisième étape de l’intervention selon la typologie de Simard (2016) : « avoir une vie ». Au moment de ces transitions, les intervenantes se montrent particulièrement sensibles au risque de rechute dans la circularité. L’extérieur – de l’organisme – est en effet associé à la menace. Certes, cet extérieur est avant tout l’instabilité liée à l’itinérance (particulièrement axé sur la fuite de la confrontation à soi), qui en vient à s’opposer à l’intérieur du « foyer » (notre terme) proposé par LRDF : l’accueil, l’inclusion avec sa proposition de réinvestir l’intériorité. Mais il est aussi associé à la société normative et à ses institutions. Source de crainte et d’anxiété, le plus souvent associé à de multiples déceptions antérieures, au rejet voire à la déshumanisation, cet extérieur paraît aussi inaccessible que repoussant aux femmes qui le fuient activement.
La première étape de ce passage repose sur la mise en lien (Int.) avec des tiers à l’interne (fonction paternelle susmentionnée) – une autre intervenante de LRDF qui possède une expertise particulière, par exemple, en toxicomanie. Ensuite, régulièrement, ces intervenantes proposeront d’accompagner en personne les femmes à l’extérieur, dans les institutions (souvent les hôpitaux), afin de contrer les éventuelles réticences des professionnels (ces femmes sont souvent lourdement stigmatisées voire « barrées » [Int.]), mais aussi les « peurs » (Int.) des femmes elles-mêmes (de s’exposer au rejet). Cet accompagnement favoriserait la généralisation du lien avec d’autres intervenants et professionnels, afin de répondre aux différents besoins : travailler sur leur dossier de crédit, les orienter vers des thérapies ou cures de désintoxication, leur trouver un logement et favoriser le maintien du logement, reprendre le contact avec leur famille, etc. On voit bien comment c’est le lien de confiance préalablement établi avec la première intervenante qui soutiendrait la trajectoire d’aide subséquente, conçue comme une généralisation possible de la relation d’aide.
Faire passer une résidente à l’extérieur, c’est ultimement mettre fin à son séjour pour lui proposer d’investir un nouveau milieu de vie plus adapté à ses besoins. Certaines femmes auront la possibilité de loger à la maison Dahlia[9], là où les femmes viennent « rencontrer leur solitude » (Int.) dans un cadre propice à travailler ce nouveau rapport à soi. D’autres seront dirigées vers des ressources ciblant un problème précis, alors que pour d’autres encore, ce passage doit les amener vers un logement supervisé. Dans tous les cas, en amont, les femmes sont préparées et accompagnées par les intervenantes. « Il faut la préparer. […] Avec des personnes fragiles comme ça, si tu peux le savoir trois mois à l’avance tant mieux » (Int.). Le risque est que l’orientation vers un autre milieu d’intervention soit vécue par les femmes comme une énième situation de rejet – le sentiment qu'on démissionne face à leur cas, qu’elles n'ont pas assez de valeur pour qu'on persiste.
Il faut préciser que ce moment de référence à l’externe apparaît parfois conflictuel du côté des intervenantes, notamment à cause du lien – pivot de l’intervention. Certaines intervenantes évoquent en effet la force de leur attachement pour expliquer des réticences survenues chez elles au moment de laisser partir une femme dans un lieu pourtant plus adapté à ses besoins : « C’est sûr que ça nous [a] fait de quoi parce qu’on s’était attachées à elle […] c’est l’équipe médicale qui nous [a] demandé […] d’arrêter d’aller la voir pour pas qu’elle continue à penser qu’elle était pour revenir ici » (Int.). De même, la perception finalement partagée par les femmes et les intervenantes d’un intérieur chaleureux opposé à un extérieur plus froid (« s’il y avait des petits foyers d’accueil avec tout cet amour… […] mais il n’y en a pas » [Int.]) tend à engendrer une surprotection – ce qui fait écho à la métaphore parentale – pouvant entraver l’autonomisation des femmes.
DISCUSSION
La recherche dont nous faisons ici état avait pour objectif de saisir, pour les formaliser, les caractéristiques de l’approche de LRDF, à titre d’exemple d’intervention axée sur la dimension relationnelle auprès des personnes en état d’itinérance. Les pages suivantes vont s’employer à discuter et à en étayer théoriquement les facteurs agissants. Ce travail de formalisation est d’autant plus utile que l’approche de LRDF, intuitive, s’ancre dans le savoir expérientiel et la réalité des femmes accueillies plutôt que dans des approches théoriques existantes. Néanmoins, s’y retrouvent des éléments essentiels des approches cliniques relationnelles, en particulier des référents psychanalytiques, que nous allons tâcher de faire ressortir.
Le dispositif et les mécanismes transférentiels
La souplesse du cadre de l’intervention est un élément fondamental de l’approche de LRDF. Le cadre offre, si l’on peut dire, un espace de jeu aux femmes – jeu qui nécessite un minimum de règles pour être joué à plusieurs, jeu qu’on leur donne pour que se déploie l’expression personnelle, jeu qui consiste, comme au théâtre, à présenter à nouveau quelque chose qui existait déjà, à le raviver dans l’actuel. Peut-être serait-il d’ailleurs plus pertinent de parler de dispositif d’accueil (Mellier, 2006) que de cadre : défini non comme un ensemble de règles, mais comme « une disposition, un état d’esprit, une manière d’être », le dispositif permet en effet aux intervenantes de se mettre elles-mêmes au travail (un travail concret, mais d’abord, psychique) lorsqu’elles accueillent la souffrance de l’autre (Mellier, 2006, p. 151).
Cet aspect de l’intervention est fortement lié à l’idée d’un « cadre interne » chez l’intervenante (Ciccone, 2014; Gilbert et Lussier, 2007; Mellier, 2006), formé essentiellement des balises et repères intériorisés de chaque intervenante, et qui leur permet de « naviguer […] entre les deux extrêmes du continuum autorité-parité » (Gilbert et Lussier, 2007, p. 141). Ce cadre interne vient se substituer à la discipline d’un cadre externe objectivé en des règles strictes, lesquelles porteraient le risque de court-circuiter « la marge de manoeuvre individuelle nécessaire au progrès » (Int.). Mis au travail dans l’introspection[10], il s’ajuste constamment au gré des interactions avec chaque femme. L’accueil inconditionnel correspond bien, à LRDF, à la « constitution d’un espace de réconfort et de première protection afin de permettre l’énonciation de la souffrance » (Soulet, 2005, p. 29). Le dispositif – compris comme disposition des accueillantes – sous-tend cet accueil, accueil de ce que les femmes déposent chez les intervenantes, « en mots comme en actes ». Le dispositif « doit devenir [un] “espace de contenanceˮ pour réaliser un travail du lien, […] espace concret, le lieu où l’intervention se déroule, mais aussi “espace psychiqueˮ au sens de W.R. Bion » (Mellier, 2006, p. 152). Dans le cas de LRDF, le terme de « foyer » nous a semblé propre à nommer ce lieu où le cadre matériel se confond avec un dispositif essentiellement affectif jouant avec la métaphore familiale.
L’ouverture d’un tel espace peut être mise en parallèle avec la « fonction contenante » dans l’intervention : dans les moments où l’intériorité se manifeste avec vigueur, de façon désordonnée et sans préavis, une présence réceptive qui cherche à verbaliser, pour l’autre, ce qui se passe en lui, est souvent extrêmement féconde. La présence incarnée de l’autre s’offre alors comme un cadre substitutif au cadre interne défaillant – en ce sens, la simple présence (des intervenantes) constitue « le premier temps de tout travail de contenance » (Mellier, 2006, p. 152). Le dispositif à LRDF apparaît donc propre à soutenir la fonction contenante dans la gestion des agirs et des crises; du reste, cette potentialité de l’intervention nous semble à formaliser et soutenir davantage dans la formation et l’encadrement des intervenantes.
Toutefois, nous l’avons évoqué, le travail dans l’ici et le maintenant de la crise peut aller plus loin, et c’est une autre spécificité de LRDF. D’une certaine manière, pour les intervenantes, recevoir les manifestations d’agressivité des femmes tout en maintenant une présence, c’est « donne[r] sens à l’agir inefficace […] en en faisant une “demandeˮ » (Brelet-Foulard, 2004, p. 25). La crise dit quelque chose de singulier – qu’il faut saisir et relayer – sur la manière d’être de la femme qui la vit, en particulier sur son (dys)fonctionnement relationnel. Elle représente une sorte de mise au jour des défenses produites au fil d’un parcours douloureux. En ce sens, la notion de transfert, définie comme « la transposition, le report sur une autre personne […] de sentiments, désirs, modalités relationnelles jadis organisés ou éprouvés par rapport à des personnages très investis de l’histoire du sujet » (Denis, 2005, p. 1832), permet d’éclairer le contenu (à la fois historique et psychique) de la crise. Il ne s’agit pas de forcer le lien avec l’histoire des femmes, mais plutôt de travailler auprès d’elles, au présent, à la « prise de conscience de l’expérience qu’[elles sont] en train de vivre » (Mellier, 2006, p. 152). La psychanalyse a démontré la valeur de ce travail dans l’actuel de la rencontre avec l’autre, occasion de (re)mettre en acte ou en mots son passé, de le réactualiser. C’est la puissance thérapeutique que permet le transfert – comme transposition des enjeux inconscients des relations passées dans la relation actuelle avec l’intervenante, et comme manifestation actuelle, dans la crise, de ce qui a été refoulé.
Par ailleurs, le dispositif – le foyer – est la caisse de résonance qui permet l’écho d’une humanité commune, levier pour l’émergence chez les femmes d’un désir de s’en sortir. L’efficace réparatrice de l’intervention adviendrait ainsi, pour partie, en-deçà de la démarche explicite, dans le jeu d’identification/différenciation joué avec (et par) les intervenantes et le fait de peu à peu vivre autrement l’investissement affectif de ce lien. Le soutien de l’équipe, de la coordonnatrice clinique et de la superviseure apparaît ici fondamental : la médiation par un tiers permettrait en effet d’éviter une trop grande proximité affective avec les femmes (par suridentification) et soutiendrait la distanciation nécessaire pour qu’un véritable travail ait lieu. Par là, l’organisme pourrait parvenir à contrer l’un des principaux risques du travail auprès de cette population : l’épuisement des intervenantes (Bastard, 2005) ou, en d’autres termes, le risque que la souffrance des femmes ne devienne celle des intervenantes (Gilbert et Lussier, 2005) et, ainsi, brime l’intervention.
Les temporalités de l’intervention
L’ambition de LRDF est de constituer une « école de la relation » (Int.), d’abord pour les résidentes, mais aussi dans la mesure où chaque intervenante y met en chantier sa propre dynamique relationnelle et affective. Ce type de travail sur l’« espace relationnel » a été documenté par plusieurs auteurs (Gilbert et al., 2013; Mellier, 2006; Simard, 2016). Soutenu par la personne (corps et psyché) des intervenantes, il se conduit en plusieurs étapes – dont le découpage est loin d’être net dans les faits – et ouvre le plus souvent sur une remise en chantier des étapes du développement infantile et de la création du lien social. La possibilité d’un tel chantier repose sur la sortie de la temporalité de la rue, sortie qui se produit de façon non linéaire, car toujours en lien avec les particularités de chaque femme. Quatre temps ayant chacun leur fonction spécifique ont été repérés dans le travail des intervenantes.
L’accueil et la réponse d’urgence aux besoins primaires – que d’autres appellent l’« assistance » (Durif-Bruckert, 2008, p. 315). Ce moment, pour LRDF, est celui de l’« accroche », pour un éventuel travail psychique, à partir d’un besoin d’ordre « social, judiciaire [ou] somatique » (Mellier, 2006, p. 152). L’accroche tenterait d’extirper les femmes de « l’éternel présent » dans lequel elles vivent en majorité, les sortir de l’injonction à « vouloir tout, tout de suite » (Bastard, 2005, p. 110; Durif-Bruckert, 2008) pour laisser le temps au désir de se formuler.
Le travail dans l’actuel, l’efficacité de l’intervention dans l’ici et le maintenant. Dans le lien émergeant se présente un matériel actuel qui, en tant qu’apprésentation d’enjeux psychiques plus profonds, pourra être mis au travail par les intervenantes. Ce travail, basé sur l’action souterraine du dispositif (identification/différenciation, présence, empathie, suspension du jugement) et l’ouverture d’un espace pour le jeu permettant de réparer les aptitudes relationnelles, n’est pas centré sur l’anamnèse; il nécessite de se garder d’un lien direct entre les symptômes et toute causalité psychique de ceux-ci (Mellier, 2006). L’intervention se met plutôt au pas du rythme de chaque femme et reste à l’affût de tout ce qui pourrait faire brèche dans leur parcours, tout en leur appartenant. C’est le travail à partir de la crise et, plus largement, à partir de la relation transférentielle.
L’« accompagnement » (Durif-Bruckert, 2008) de la demande d’aide sur plusieurs années. Cette demande ne s’exprime pas, de prime abord, pour toutes les raisons évoquées précédemment (renvoyant à la méfiance habituelle de cette population, voir Bastard, 2005; Durif-Bruckert, 2008; Mellier, 2006). Les femmes arrivent à LRDF avec un mécanisme de protection bien installé, la rupture : rupture avec l’extérieur menaçant, y compris les aidants (Bon, 2008), avec un passé empreint de honte et de culpabilité, rupture avec le réseau social et avec soi-même (Bastard, 2005). En ce sens, il faut comprendre l’état d’itinérance (cet état de rupture permanent et généralisé) comme une défense active dont les femmes auront du mal à sortir. À l’inverse, la « “remontéeˮ vers un mode de vie resocialisé » (Hassin, dans Noirot, Descarpentries et Mercuel, 2000, p. 770) les expose à une résurgence de toutes les angoisses, à la menace d’une intégrité chèrement protégée par les multiples coupures. Envisager les possibilités de resocialisation est, par conséquent, un moment extrêmement délicat dans l’intervention.
Cette étape de l’accompagnement (la troisième), mérite d’être élaborée davantage. L’approche de LRDF met l’accent sur l’importance, pour chaque femme, d’accéder à la formulation en première personne d’une demande qui sorte de l’urgence – qui soit davantage de l’ordre du désir que du besoin. À ce titre, LRDF peut être rapprochée de démarches plaçant l’empowerment à la base de tout changement (tant individuel que social) – c’est-à-dire une reprise de pouvoir sur sa propre vie, un développement de sa capacité d’agir. Bien sûr, une telle demande ne peut émerger si la logique de la rupture opère encore, et c’est là tout le sens de l’accompagnement proposé; lequel vise à créer, sur de longues années au besoin, les conditions (relationnelles notamment) de l’émergence d’une demande en première personne.
Dans un tel contexte, la demande est en quelque sorte devancée par l’offre de services, et le sens de celle-ci s’en trouve modifié : il s’agit pour les intervenantes d’opérer une sorte de déchiffrement progressif d’une « demande masquée » (Soulé, dans Mellier, 2006), de dépasser l’ordre manifeste des besoins primaires pour accéder (et faire accéder) à l’ordre latent du désir – qui seul permet un retour sur soi mobilisateur (d’agentivité) pour la personne dans son ensemble. Certains auteurs identifient l’absence de désir – sous la forme de la « disparition des capacités d’initiatives » (Bastard, 2005, p. 110), ou de « l’impasse de son projet d’être quelqu’un, quelque part » (Simard, 2016, p. 52) – comme un trait caractéristique de cette population. Cela se comprend aisément si l’on suppose la rupture avec soi-même comme défense. Renouer, par-delà les mécanismes de rupture, avec son désir, c’est renouer avec sa vitalité comme sujet.
Pour un temps, toutefois, la « demande doit […] être portée par un “tiersˮ » (Bastard, 2005) – ce qui n’est pas sans résonance avec la proposition de Mellier d’un « travail de pensée » où « l’appareil à penser de l’un [peut] “contenirˮ et transformer les contenus de l’autre » (Mellier, 2006, p. 147), donc avec la fonction contenante précédemment évoquée. La notion de relais, déjà amenée, peut nous aider à comprendre cela : pour relayer le désir des résidentes, les intervenantes sont amenées à « mettre en pensées » (et éventuellement en mots) ce qu’elles-mêmes perçoivent et comprennent de ces femmes et de leur désir, à partir de ce qu’elles vivent et ressentent auprès d’elles. Elles se représentent, pour éventuellement le mettre en mots (une demande nommée), ce qui sinon n’était exprimé que par le corps, les actes. La littérature soutient d’ailleurs qu’un tel relais permet, à terme, de pallier la mise en acte de cette demande sous la forme visible de la précarité (Assoun, dans Durif-Bruckert, 2008, p. 319). Ce travail de co-construction de la demande est aussi exigeant pour les intervenantes qu’il est nécessaire pour les femmes, qui peuvent alors se l’approprier, finalité ultime de ce type d’accompagnement sur le plan psychique (Durif-Bruckert, 2008).
Enfin, quatrième temps de l’intervention, le passage vers l’extérieur. Si « répondre à la précarité psychique est une tâche sociale » (Mellier, 2006, p. 152), le passage à l’extérieur est la clé de voûte du parcours vers la sortie de rue. Durif-Bruckert (2008) évoque non seulement l’image de « passerelles » entre les services, mais l’image évocatrice de « passeurs ». Cette posture est adoptée (non sans effort) par les intervenantes non seulement à l’interne, lorsqu’il s’agit d’amener une femme à consulter une autre intervenante ou une accompagnatrice, mais également dans l’accompagnement des femmes auprès des partenaires externes. La métaphore familiale évoquée dans les résultats permet de bien comprendre ce processus et ses difficultés.
Reconstruire le lien dans la régression
La fonction maternelle occupée par les intervenantes est posée comme la prémisse fantasmatique du travail de réinvestissement du lien affectif. Il s’agit pour commencer d’un lien d’ordre primitif, de la satisfaction des besoins primaires – comme le laisse entrevoir la métaphore de la mère nourricière. Cette « présence humaine signifiante », dont l’archétype est dans le lien mère-nourrisson, est nécessaire pour éventuellement « se laisser atteindre par le discours », à l’opposé des réactions suscitées par les agirs (Benhaïm, 2014, p. 161). Puis, par l’introduction d’un tiers (fonction paternelle) dans le rapport privilégié femme-intervenante, un passage vers le lien social est envisagé; un passage nécessaire, selon Roy et Morin (2007), qui prend le relais de l’engagement premier. La préoccupation est la même que dans le développement infantile : si la réponse aux besoins primaires demeure automatique, elle sera perçue comme une extension d’un moi omnipotent (Winnicott, 1971). Sans introduction d’une frustration dans la réponse au besoin immédiat, l’autre (l’intervenante) et le social (l’organisme, les institutions, la société) ne seront pas reconnus comme « entité[s] de plein droit » (Winnicott, 1971, p. 168). Le travail des limites et l’introduction du tiers dans l’intervention servent, à LRDF, à briser l’idée première d’un utopique lieu de non-manque (circularité des besoins primaires et de leur satisfaction immédiate, voir par exemple Grunberger, 1993).
Dans l’espace d’intermittence qui leur est proposé (finement ajusté « minute par minute », qui représente le gros du temps d’intervention), les femmes apprivoisent ainsi le lien de confiance, c’est-à-dire la possibilité que la figure d’attachement s’absente sans que le lien s’en trouve détruit. Cela repose sur la capacité de l’intervenante à savoir se montrer suffisamment disponible pour que la confiance se bâtisse, et suffisamment absente pour ouvrir vers l’autonomie et la démultiplication des liens. Cette progression pointe vers les hypothèses de Winnicott au sujet de la « mère suffisamment bonne » (Winnicott, 1953), syntagme qui désigne la capacité de la mère à répondre « suffisamment » aux besoins tout en introduisant un délai dans la réponse (et maintenir chez l’enfant la possibilité du manque et du désir). Ultimement, les travaux de Winnicott sur la survivance de l’objet et la destructivité (Winnicott, 1969) peuvent être aussi évoqués pour comprendre le rôle que joue la présence persistante des intervenantes, qui survivent (tout en les recevant) aux agressions, au vide et à la frustration (« survivre », c’est pour Winnicott ni se retirer ni exercer de représailles).
Le passage vers l’extérieur et l’autonomie est difficile pour les femmes, de même que pour les intervenantes. Toujours dans l’optique d’un réinvestissement de l’histoire affective infantile, il paraît possible de rapprocher ce moment des aléas propres à l’adolescence. La période de latence, puis celle de l’adolescence, sous-tendent en effet l’ouverture à l’investissement affectif d’autres personnes que les figures d’attachement premières, parentales en particulier. L’adolescence est une période d’individuation, soit « d’appropriation par le sujet de ses désirs propres » afin de « nourrir ses projets de vie » (Birraux, 2014, p. 32); « il s’agit bien de passer à autre chose, de ne pas en rester là, dans cet état de "pas tout à fait fini" » (Marty, 2014, p. 38). Du côté des intervenantes, il est clair que des enjeux d’attachement peuvent se manifester lorsqu’il faut diriger une femme avec qui elles se sont liées vers une autre ressource plus adaptée à ses besoins – la laisser quitter le foyer. Laisser partir un enfant dans le social en étant convaincu que l’ailleurs ne saurait reproduire à l’identique la chaleur du milieu familial est une étape importante quoique potentiellement souffrante pour les parents. Comme pour les intervenantes, il s’agit d’acccepter qu’un autre pourra répondre de façon adéquate, quoique différente, aux besoins et aux désir de la personne investie.
CONCLUSION : POUR UNE CLINIQUE DE LA PRÉCARITÉ CENTRÉE SUR LA SANTÉ RELATIONNELLE
En conclusion, soulignons que le travail sur le lien ne saurait être ni séquencé ni formalisé à outrance. Toutesles occasions de travail sur le lien, dans la quotidienneté de la vie communautaire et suivant les particularités de chaque femme, peuvent être saisies (Mellier, 2006). C’est ainsi que le travail dans l’ici et le maintenant permet qu’éventuellement puissent se dessiner les contours d’un travail à long terme, dans un lien affectif investi, toujours en progression. Du reste, au vu du lien qui apparaît inversement proportionnel entre la rigidité/robustesse du cadre et l’implication subjective des intervenantes (plus le cadre est souple, plus il revient aux intervenantes de fixer elles-mêmes les limites), une formalisation plus accentuée du dispositif d’intervention pourrait être envisagée afin de limiter le possible épuisement professionnel.
Une telle formalisation ne doit toutefois pas signifier la perte du caractère intuitif de l’intervention : la sensibilité à la réalité singulière de chaque femme est ce qui fait la force de cette approche, c’est elle qui permet la production d’un savoir au plus près des enjeux inhérents à l’état d’itinérance. La littérature – et en particulier des références aux approches psychothérapiques (humaniste, psychanalytique) – présente un certain nombre de balises théoriques sur lesquelles l’intervention pourrait s’appuyer : par exemple, en théorisant davantage la dynamique transférentielle et contre-transférentielle, le travail de contenance, les enjeux de la destructivité et les parallèles avec les stades du développement infantile, le tout en particulier au niveau du travail des crises. L’idée n’est pas que les intervenantes bénéficieraient davantage d’un cadre contraignant, mais qu’elles pourraient mettre à profit une élaboration collective plus poussée de leur « cadre dans la tête » (Mellier, 2006, p. 153).
Par ailleurs, les résultats de la recherche présentée ici ont trouvé des échos dans les écrits des différents auteurs concernant cette population. Si la littérature sur l’itinérance et la précarité tend à mettre de l’avant l’importance du lien, relativement peu d’auteurs se sont attardés à théoriser une approche qui le prenne pour fondement. Cet article cherche à ouvrir un tel chantier, en particulier pour le contexte de l’intervention auprès de femmes en situation de grande précarité. Le travail affectif sur le lien constitue, à LRDF, le socle pour intervenir sur deux tableaux : le travail sur soi-même (permettre à un désir d’émerger, de se projeter) et le travail concomitant sur la prise en compte de l’autre comme sujet (intégrer graduellement les balises de la vie sociale).
L’approche de LRDF a aussi le bénéfice de rompre avec une intervention axée sur les symptômes immédiatement visibles (l’instabilité résidentielle), qui souvent peine à briser la circularité de l’itinérance. La prise en compte de l’historique des personnes, le souci particulier pour leur dynamique propre et leurs mécanismes de défense permettent de mener un travail approfondi au contact immédiat de cette population particulièrement difficile à aider.
Le concept de santé relationnelle repose sur une vision inclusive de la santé, qui « annexe […] tout à la fois les situations d’impasses sociales, d’atteintes symboliques (représentations du corps et estime de soi), et d’atteintes à l’intégrité et la dignité humaine » (Durif-Bruckert, 2008, p. 308). Mais il repose aussi sur une vision inclusive de la notion de relation : l’approche de LRDF aborde la relation à la fois dans une perspective temporelle (histoire et évolution), affective (la notion de foyer) et bidirectionnelle (le lien à soi est aussi important que le lien à l’autre). Cette intrication de différents plans, qui se produit de manière organique dans l’intervention, permet une prise en compte compréhensive des blessures relationnelles des femmes et ouvre vers un changement profond. Plus encore, elle permet la remise en chantier de certaines potentialités du lien dans ses composantes affectives et sociales, ce qui semble constituer la prémisse de toute démarche de réinsertion sociale.
Parties annexes
Notes
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[1]
Adresse de correspondance : Département de psychologie, Université du Québec à Montréal, C.P. 8888, Succursale Centre-ville Montréal (Québec) H3C 3P8. Téléphone : 514-987-3000 #4441. Courriel : gilbert.sophie@uqam.ca
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[2]
Groupe de recherche sur l’inscription sociale et identitaire des jeunes adultes (www.grija.ca).
-
[3]
La majorité des ressources montréalaises d’hébergement pour femmes en état d’itinérance débordent, avec un taux d’occupation de 196 %.
-
[4]
Une recherche financée par le Service aux collectivités de l’Université du Québec à Montréal.
-
[5]
L’une des participantes ne s’est pas présentée au second entretien.
-
[6]
Pour plus de clarté, nous précisons directement dans le texte si certains termes ou analyses proviennent du discours des intervenantes ou des résidentes de l’organisme. Les citations tirées des entretiens avec les intervenantes sont suivi de « (Int.) » lorsqu’il s’agit d’une intervenante, et de « (F.) » lorsqu’il s’agit d’une femme résidente.
-
[7]
Expression généralement utilisée dans le réseau de l’itinérance, faisant référence à l’expulsion d’une personne hors d’un organisme en guise de représailles face à des comportements inadaptés. LRDF y préfère le terme de « congé » qui reflète davantage la vision de l’organisme.
-
[8]
L’organisme se démarque en cela du mode d’intervention prévalant dans les services psychosociaux institutionnels, où l’anamnèse (parole imposée et dévoilement de l’histoire) et le « plan d’intervention » (adéquation entre demande des consultants et celle des professionnels, objectifs d’intervention prédéterminés) conditionnent l’offre de services.
-
[9]
La aison Dahlia est l’une des trois maisons de La rue des Femmes; il s’agit de 12 studios de transition dans lesquels les femmes bénéficient d’un hébergement supervisé.
-
[10]
Une analyse détaillée du vécu affectif et émotionnel des intervenantes est disponible dans le rapport, voir Gilbert, Emard, Lavoie, et Lussier, 2017, p. 95-105.
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