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Antonio Damasio est professeur de neuroscience, de psychologie et de philosophie à l’Université de la Californie du Sud où il dirige également le Brain and Creativity Institute. Il a de nombreuses publications à son crédit, dont le livre bien connu Descartes’error.[1] Il a reçu de nombreux prix et est considéré comme un chercheur majeur en neuropsychologie. Il présente, dans le présent ouvrage, une large vision de l’espèce humaine et du fonctionnement des processus physiologiques et neurologiques en remontant jusqu’aux origines de la vie. Dans cette brève recension, je m’inspire du dernier chapitre où il résume son propos.

Le titre du présent ouvrage m’a été suggéré par deux faits. Le premier s’est présenté il y a 100 millions d’années lorsque certaines espèces d’insectes ont développé un ensemble de comportements, de pratiques et d’instruments sociaux qu’on pourrait qualifier de culturels si on les compare aux équivalents humains. Le deuxième remonte plus loin dans le temps, il y a quelques milliards d’années, des organismes unicellulaires ont également fait preuve de comportements sociaux qui se conforment schématiquement à certains aspects des comportements socioculturels humains

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Damasio constate que ces faits sont peu ou pas notés dans l’approche conventionnelle, mais il explique que les comportements sociaux ont émergé tôt dans l’évolution des espèces et n’ont pas attendu l’arrivée des humains. Voilà ce qui semble « étrange ». Certaines stratégies de coopération, par exemple, étaient déjà présentes chez les bactéries, il y a plus de trois milliards d’années et chez les eukaryotes (cellules avec un noyau), un peu plus complexes et apparues plus tard. Leur succès, comme celui des autres êtres vivants venus par la suite, a été façonné par les exigences de l’homéostasie. La machinerie génétique de ces organismes qui ont survécu s’est transmise aux futures générations et cela jusqu’à l’Homo sapiens. La biologie humaine – ou mieux, la neuropsychologie – est donc vue ici dans une perspective temporelle très étendue.

Autre chose étrange, les sentiments (feelings : ce qui est senti) n’ont pas reçu l’attention et le crédit qu’ils méritent comme « motifs, moniteurs et négociateurs » des entreprises culturelles humaines. Pour mieux en saisir l’importance, l’auteur remonte aux origines des espèces pour constater que les sentiments et même la conscience ne sont pas des phénomènes récents survenus dans l’évolution. Ils sont anciens et remontent au Cambrien (500 millions d’années passées), puisqu’ils sont associés au tronc cérébral et aux noyaux du télencéphale situés sous le cortex. Seuls les processus dits critiques de la conscience – la représentation et l’intégration des expériences – dépendent du cortex et sont plus récents.

Un troisième point justifie le titre : l’omniprésence de l’homéostasie qui remonte jusqu’aux origines de la vie. L’homéostasie - caractéristique commune aux êtres vivants - a contribué à la régulation de la vie de sorte que les vivants sont soumis à ses impératifs. Par le fait même, l’homéostasie assure l’équilibre, la survie et l’épanouissement des vivants tout au long de l’évolution, Damasio élargissant ainsi la définition classique.

Un autre principe contribue à l’étrange ordre des choses : « Des parties du système nerveux ou son ensemble ne peuvent être les seuls producteurs et pourvoyeurs des phénomènes mentaux » (p. 240). Ces derniers – tels les sentiments – sont l’oeuvre de « l’interaction entre les systèmes nerveux et les structures non nerveuses de l’organisme » (p. 240). Il ne s’agit pas, selon l’auteur, de relations entre deux entités séparées « corps et cerveau », selon la manière dont le pensait Descartes, mais d’une « intégration ». Il s’agit de l’oeuvre de structures et de processus non seulement « contigus », mais « continus » et « interactifs ». Il s’agit, d’ajouter Damasio, d’une « position biologiquement intégrée ».

Un dernier élément important et étrange de l’ordre des choses, la culture. Damasio constate que deux explications conflictuelles s’affrontent en ce qui a trait à l’apparition ou plutôt à la création de la culture : le comportement humain résulterait de phénomènes culturels autonomes versus le comportement humain serait la conséquence de la sélection naturelle, telle que supportée par les gènes. Pourtant, ajoute l’auteur, le comportement est le résultat des deux influences selon des proportions variables. Il propose trois conclusions à ce propos.

  1. Une meilleure connaissance de la biologie favorise une meilleure compréhension des relations entre la culture et les processus de la vie.

  2. La richesse et l’originalité des aspects de la culture ne sont pas « réduites » par les connaissances de la biologie.

  3. Une meilleure connaissance des substrats et des processus que nous partageons avec les autres êtres vivants ne diminue pas les caractéristiques distinctives des humains.

L’homéostasie, les sentiments, les comportements sociaux, la culture, voilà des thèmes importants du livre. Et pour chacun, Damasio remonte aux origines, donne un bref aperçu des progrès et insiste sur les interactions corps – cerveau, biologie – culture. Bref, il s’agit toujours de comprendre l’évolution d’un organisme total dans son environnement.

Damasio voit large, remonte loin, formule une vision renouvelée de notre espèce et suscite la réflexion. Un livre qui, en principe, intéresse tout intellectuel désireux d’apprendre.

Antonio Damasio effectue une grande exploration des relations inextricables entre esprit, corps et les sources des sentiments humains. […] Il amène le lecteur dans une aventure qui commence avec les organismes unicellulaires, le cerveau et culmine avec les origines de la conscience et des cultures humaines. Cet ouvrage original et stimulant intellectuellement pourrait changer la vision de vous-même et de votre espèce.

Leonard Mlodinov, physicien et écrivain américain, pochette du livre