Corps de l’article

INTRODUCTION

Informations générales sur les troubles de la conduite alimentaire

Les troubles de la conduite alimentaire (TCA) sont définis comme une perturbation des habitudes alimentaires, de l’image corporelle et des comportements relatifs au contrôle du poids, entraînant une détérioration de la santé physique ou du fonctionnement psychologique (Fairburn et Harrison, 2003). Parmi l’ensemble des TCA figurant dans le Manuel diagnostic et statistiques des troubles mentaux, 5e édition, l’anorexie mentale, la boulimie et l’hyperphagie boulimique sont décrits comme les plus fréquents (American Psychiatric Association, 2013). La prévalence pour une période de 12 mois y étant répertoriée est de 0,4 % pour l’anorexie, de 1 % à 1,5 % pour la boulimie et de 0,8 % (hommes) ou 1,6 % (femmes) pour l’hyperphagie boulimique (American Psychiatric Association, 2013). Au Québec, l’Institut Douglas (2013) rapporte qu’environ 30 000 femmes et filles âgées entre 13 et 30 ans souffriraient de cette psychopathologie. En plus, ces experts s’entendent pour dire que de plus en plus de personnes seraient affectées par le trouble.

Les conduites alimentaires pathologiques peuvent entraîner des conséquences psychologiques et physiques importantes. Parmi les effets les plus cités, l’American Psychiatric Association (2014) rapporte l’ostéoporose, l’arythmie, les problèmes gastro-intestinaux et la dépression. Le plus inquiétant demeure toutefois le taux de mortalité. En effet, les TCA demeurent les psychopathologies ayant le taux de mortalité le plus élevé (Smink, van Hoeken et Hoek, 2012). Les décès seraient dus au suicide ainsi qu’aux conséquences physiques des TCA (Fairburn et Harrisson, 2003).

Dans la population nord-américaine, il semble que la présence de conduites alimentaires à risque (p. ex., restriction, utilisation de stratégies compensatoires), qui seront nommées ici CAAR, ne soit pas uniquement réservée à la population clinique. En effet, des études démontrent qu’elles sont également répandues dans la population dite « normale ». L’Institut Douglas (2013) rapporte que jusqu’à 90 000 femmes et filles présentent des symptômes sous-cliniques, soit un nombre trois fois plus élevé que celui des femmes affectées par un diagnostic avéré. Une étude de Gutzwiller, Olivier et Katz (2003) a d’ailleurs démontré que 61 % des collégiennes présentent des CAAR qualifiées de sous-cliniques. D’autre part, environ 47 % des femmes ayant un poids considéré comme adéquat effectuent un régime pour perdre du poids et celui-ci comprend des stratégies ayant des risques pour la santé, comme le jeûne et la prise de substances diminuant la sensation de faim (Ackard, Croll et Kearney-Cook, 2002; Stephenson, Levy, Sass et McGarvey, 1987). Tout comme pour les TCA, les formes dites partielles du trouble (sous-clinique et non-clinique) ont des répercussions psychologiques et physiques graves qui sont d’ailleurs décrites comme très similaires à celles associées au trouble clinique. En effet, ces répercussions sont, entre autres, associées à des complications médicales, des difficultés au niveau du fonctionnement, à un risque accru de problèmes médicaux et psychiatriques ultérieurs, à des tentatives de suicide et à une détresse psychologique considérable (Crow, Agras, Halmi, Mitchell et Kraemer, 2002; Garfinkel et al., 1995; Keel, Haedt et Edler, 2005; Milos, Spindler, Schnyder et Fairburn, 2005; Mond et al., 2006; Stice, Marti, Spoor, Presnell et Shaw, 2008; Striegel-Moore, Seeley et Lewinsohn, 2003; Douglas, 2013). En plus, la recherche indique que les TCA débutent généralement par des régimes alimentaires pour ensuite s’exacerber en trouble avéré (Jacobi, Hayward, Zwaan, Kraemer et Agras, 2004). Ces données renforcent l’idée d’une conceptualisation dimensionnelle des TCA, les situant sur un continuum allant de l’absence de symptôme à des manifestations cliniques (Fairburn et Harrison, 2005).

Considérant la prévalence importante des CAAR cliniques ou sous-cliniques et leurs conséquences physiques et psychologies majeures, les chercheurs et cliniciens s’entendent pour affirmer que des traitements efficaces sont essentiels. Toutefois, les données scientifiques tendent à montrer que les approches thérapeutiques actuelles sont à améliorer puisque la diminution des symptômes ne perdure pas systématiquement dans le temps, le taux de rechute atteignant 35 % (Carter, Blackmore, Sutandar-Pinnock et Woodside, 2004; Herzog et al., 1999). Il est donc juste de dire qu’un nombre considérable de personnes ne bénéficie pas pleinement des traitements actuellement proposés. Afin de remédier à la précarité de la situation, la recherche insiste sur l’importance de dépister et de traiter rapidement les CAAR, et ce, même si elles sont de nature non clinique, afin de freiner leur évolution vers une forme pathologique (Fairburn, Cooper, Doll et Davies, 2005; Neumark-Sztainer et al., 2007; Rosen, 2003). En effet, les études tendent à démontrer qu’une plus courte durée de la psychopathologie est synonyme d’un meilleur pronostic (Fairburn et Harrison, 2003).

Il faut toutefois souligner qu’un dépistage précoce est tributaire d’une meilleure compréhension de l’étiologie de ces comportements psychopathologiques complexes, celle-ci étant à ce jour méconnue (Douglas 2013; Mash et Wolfe, 2010). C’est d’ailleurs pourquoi le National Institute of Mental Health prêche en faveur de recherches supplémentaires dans le domaine des CAAR, afin d’identifier plus spécifiquement les facteurs qui précèdent l’apparition du trouble (Chavez et Insel, 2007).

Bien qu’aucune étude ne soit parvenue à identifier les causes précises des problématiques alimentaires, les recherches mettent en évidence depuis plusieurs années la perturbation marquée de la vie émotionnelle des individus ayant des conduites alimentaires problématiques, soulignant une dérégulation marquée des émotions (Brockmeyer et al., 2014; Brockmeyer, Bents, Holforth, Pfeiffer, Herzog et Friederich, 2012). Bruch (1985) fait figure de pionnière en décrivant les personnes souffrant d’un TCA comme ayant de la difficulté à différencier les sensations corporelles vécues des émotions ressenties, qu’elles peinent d’ailleurs à décrire. Elle fera allusion à ce déficit comme l’absence de conscience intéroceptive. Plusieurs chercheurs s’inspireront de ses travaux et étudieront l’alexithymie au sein des TCA; un trait de personnalité qui englobe les déficits cognitifs et émotionnels dénotés par Bruch. Une association importante entre les deux concepts a par ailleurs été démontrée (Greenberg, 1997; Nielsuchowski, 2003).

Alexithymie, conduites alimentaires à risque et régulation émotionnelle

Le concept d’alexithymie, qui désigne au sens propre « pas de mot pour les émotions », est défini par Taylor, Ryan et Bagby (1985) comme : 1) une difficulté ou une incapacité à identifier ses émotions et à les différencier de leurs sensations corporelles, 2) une difficulté à exprimer/décrire ses émotions, 3) une vie imaginaire limitée et 4) une pensée concrète, tournée vers les aspects extérieurs au détriment des aspects affectifs intérieurs. Une dimension supplémentaire a ultérieurement été ajoutée par Corcos, Pirlot et Loas (2011), soit le recours à l’action pour éviter les conflits ou exprimer ses émotions. Quoique certains chercheurs aient défini l’alexithymie comme un « état » ou une conséquence qui résulte de la psychopathologie (p. ex., TCA/malnutrition qui entraîne une importante dérégulation émotionnelle et une apparence d’affect plat), la majorité des recherches la décrit plutôt comme un trait de personnalité. En effet, l’alexithymie bénéficie d’une stabilité temporelle importante (Saarijärvi, Salminen et Toikka, 2006) en plus d’être associée à plusieurs modèles de la personnalité, tels que le modèle à cinq facteurs (Luminet, Bagby, Wagner, Taylor et Parker, 1999) et le modèle du tempérament et du caractère de Cloninger (Grabe, Spitzer et Freyberger 2001). Toutefois, bien que sa stabilité temporelle soit démontrée, il est essentiel de préciser que le niveau d’alexithymie d’un individu peut être influencé par les conditions psychologiques et physiques dans lesquelles il se trouve (Kojima, 2012).

De façon générale, on remarque que le niveau d’alexithymie atteignant un seuil clinique est distribué normalement dans la population générale, se chiffrant entre 5 et 23 % (Corcos et Speranza, 2003), alors qu’il atteint entre 32 % et 77 % dans la population souffrant d’un TCA (Bourke, Taylor, Parker et Bagby, 1992; Cochrane, Brewerton, Wilson et Elizabeth, 1993; Corcos et al., 2000; De Groot, Rodin et Olmsted, 1995; Taylor, Parker, Bagby et Bourke, 1996). La méta-analyse de Nowakowski, McFarlane et Cassin (2013), recensant un total de 59 études, confirme d’ailleurs le taux plus élevé d’alexithymie parmi les individus présentant des symptômes de TCA, et ce, nonobstant leur nature clinique ou non clinique et leur catégorie diagnostique. De plus, il est proposé que l’alexithymie constitue un facteur qui contribue de façon importante à la chronicité de la pathologie, au grand risque de rechutes et à l’échec thérapeutique (Speranza, Loas, Wallier et Corcos, 2007; Kennedy et Franklin, 2002). Étant donné le rôle déterminant de l’alexithymie, plusieurs chercheurs ont tenté d’émettre des théories permettant d’expliquer comment ce déficit émotionnel pouvait mener à l’adoption de conduites alimentaires pathologiques.

Il y a aujourd’hui consensus sur l’idée que le système émotionnel humain est constitué de trois sous-systèmes: neurophysiologique, moteur-expressif et cognitivo-expérientiel (Dodge et Garber, 1991). Un nombre important d’écrits scientifiques affirme que l’alexithymie est caractérisée par un déficit au niveau du sous-système cognitivo-expérientiel de l’émotion, c’est-à-dire par ses aspects subjectifs et verbaux (Bagby et Taylor, 1997). Ce sous-système est toutefois essentiel pour réguler adéquatement les émotions. En effet, la recherche en intelligence émotionnelle démontre que les aspects cognitifs d’une émotion, entre autres représentés par la capacité d’un individu à identifier et exprimer ce qu’il ressent, permettent de contenir l’expérience émotionnelle humaine (Salovey, Hsee et Mayer, 1993; Taylor, Parker et Bagby, 1999).

Bucci (1997) pousse plus loin la réflexion avec sa théorie bien connue des codes multiples. Cette chercheure rappelle que les aspects non-verbaux d’une émotion (p. ex., moteurs-expressifs, physiologiques) se développent en premier chez l’être humain pour ensuite voir apparaitre les aspects cognitivo-verbaux. Il arrive toutefois qu’il y ait dissociation entre les deux composantes. Par conséquent, lorsqu’un stimulus émotionnel survient, l’individu verra une activation des aspects physiologiques non-verbaux de l’émotion sans l’activation parallèle des aspects cognitivo-verbaux. Ainsi, les émotions demeurent globales et indifférenciées de leurs sensations corporelles. Cette perception somatique confuse s’avère toutefois fort déplaisante pour un individu et semble provoquer un certain débordement émotionnel impossible à réguler. Ceci expliquerait donc pourquoi l’alexithymie serait impliquée dans une multitude de psychopathologies associées à la dérégulation émotionnelle, telles que l’abus de substances, la schizophrénie, la dépression et, bien entendu, les TCA (Luminet et al.,1999; Swart, Kortekaas et Aleman, 2009; Van’t Wout, Aleman, Bermond et Kahn, 2007). Ces conduites pathologiques pourraient correspondre à une sorte de décompensation psychosomatique provoquée par l’alexithymie. En bref, une capacité adéquate à identifier et exprimer ses émotions est une ressource importante qui préviendrait le recours aux agirs somatiques et comportementaux.

Une étude en psychophysiologie de Byrne, Ditto et Silverman (1999) a d’ailleurs commencé à explorer l’hypothèse d’une dissociation entre les aspects cognitivo-verbaux et les aspects non-verbaux/physiologiques et moteurs d’une émotion. Les chercheurs ont exposé une série de participants à des extraits vidéo censés induire divers types d’émotions (positives, négatives et neutres). Les personnes ayant de plus hauts niveaux d’alexithymie présentaient un ton vagal faible, indiquant une plus grande activation physiologique. De même, Luminet et Rimé (1998) ont demandé à des participants de regarder un film à contenu émotionnel pour ensuite mesurer leur rythme cardiaque ainsi que leurs réponses cognitivo-expérientielles (c.-à-d. rappel verbal du contenu vidéo). Les individus ayant un niveau d’alexithymie plus élevé démontraient une plus grande activation physiologique (rythme cardiaque plus élevé) et moins de réponses cognitivo-expérientielles.

Les écrits scientifiques actuels permettent d’établir avec robustesse l’association entre l’alexithymie et les CAAR. Toutefois, les chercheurs s’intéressant à l’alexithymie dénoncent la pauvreté des études portant sur l’étiologie du construit, ceci limitant la possibilité d’influencer le phénomène (Nowakowski et al., 2013). Ainsi, on comprend mieux pourquoi, par exemple, un individu ayant un certain niveau d’alexithymie est plus vulnérable à diverses psychopathologies, dont les TCA, mais on ne comprend toujours pas comment un individu en vient à développer des traits alexithymiques qui le rendent ensuite sensible aux troubles mentaux. L’identification de facteurs prédisant l’alexithymie constituerait un levier important pour l’intervention en psychothérapie. En effet, les cliniciens pourraient cibler directement ces facteurs et ainsi voir une amélioration des déficits associés à l’alexithymie (p. ex., difficulté à identifier et exprimer les émotions), pour ensuite favoriser une diminution des symptômes psychopathologiques associés.

Modèles théoriques de l’étiologie de l’alexithymie

Des écrits psychanalytiques ont mis en évidence une classe de mécanismes de protection qui « mettent de côté » ou isolent l’émotion de trop grande intensité, ce qui nuit à la formation de représentations cognitives visant à élaborer l’émotion et conduit à l’alexithymie. Ces mécanismes mentaux sont différemment nommés par les auteurs comme étant le refoulement primaire, la répression, la dissociation ou les expériences non formulées. Une brève présentation de ces mécanismes est proposée ci-dessous.

Dans une récente parution, Taylor, Bagby et Parker (2016) fait état des différents modèles proposés au cours des dernières décennies pour expliquer le développement de l’alexithymie. Le refoulement primaire, une sorte de déni primitif de l’émotion, y est longuement abordé. Ce mécanisme a pour origine la présence de traumas à l’enfance, définis comme la difficulté du parent à satisfaire les besoins émotionnels de l’enfant au cours de la période préverbale. Cette théorie propose qu’un environnement invalidant empêche la combinaison des aspects physiologiques et moteurs de l’émotion à ses composantes verbales cognitives, puisque l’individu ne bénéficie pas d’occasions l’encourageant à élaborer son expérience interne (Cohen et Kingston, 1984; McDougall, 1978). Autrement dit, ces personnes « apprennent » à faire usage d’une sorte de déni/blocage de l’émotion qui les empêche de développer les aspects cognitifs ou verbaux relatifs à celles-ci. L’émotion n’est donc pas représentée au niveau verbal et demeure, par conséquent, à un niveau pré-représentationnel (Dorpat, 1985; Krystal, 1979). Les psychanalystes français ont également discuté du phénomène, quoiqu’en empruntant des perspectives théoriques quelque peu différentes. Pierre Marty (1990), par exemple, parle du mécanisme de répression, qu’il définit comme l’évitement ou l’inhibition de toutes émotions, représentations ou comportements émotionnels que l’individu perçoit comme étant inadmissible aux yeux d’autrui. Il spécifie cependant, dans ses écrits, que la répression ne permet pas de réduire le vécu sensoriel physiologique (activation) accompagnant l’émotion. Pour Marty et ses collègues, cette séparation des voies d’expression somatique et cognitive peut faire en sorte qu’une expérience émotionnelle intense, si elle n’est pas « canalisée » par les ressources cognitives de l’individu, qui dans les cas extrêmes peuvent être déficientes, peut emprunter des voies somatiques et produire des affections psychosomatiques. Dans une perspective psychanalytique relationnelle contemporaine, Stern (2010) aborde lui aussi un mécanisme semblable, mais en employant les termes d’expériences non formulées à la suite de l’intervention de la dissociation. En effet, il précise qu’afin qu’une expérience soit formulée (représentée), elle doit avoir été acceptée et articulée suffisamment par la personne. Ceci n’est pas possible si une expérience émotionnelle, perçue comme étant trop menaçante pour l’individu dans sa relation avec ses proches, est considérée comme n’étant pas à soi (non-moi) par l’intervention de la dissociation. L’expérience émotionnelle refusée et dissociée demeure alors non formulée au niveau cognitif. Ceci provoquerait chez l’individu une incapacité à accéder à l’expérience et à réfléchir sur celle-ci.

Il est important de noter que nonobstant le modèle choisi, ces auteurs indiquent que l’évitement ou la suppression émotionnelle chronique semble empêcher l’élaboration cognitive ou verbale de l’émotion, ce qui, à leur avis, prédit le développement de traits de personnalité alexithymiques. Krystal (1988) et Marty (1990) rappellent que l’absence de représentations a toutefois un impact majeur sur le mode de fonctionnement de ces individus, le rôle principal de celles-ci étant de contenir le vécu émotionnel brut (sensations physiologiques/somatiques). En effet, le caractère diffus de l’expérience non représentée provoque une détresse considérable, l’émotion étant simplement ressentie sur les plans somatique et physiologique.

Limites des études

Les mécanismes ou modèles proposés par les auteurs permettent de mieux comprendre l’étiologie de l’alexithymie ainsi que son rôle au sein des CAAR, mais ils comportent certaines limites. En effet, ceux-ci sont basés sur des écrits cliniques essentiellement théoriques et n’ont donc pas été mis à l’épreuve par la recherche empirique.

La recherche sur la régulation émotionnelle propose un concept apparenté qui se prête bien à l’opérationnalisation de ces mécanismes et qui a été associé à l’alexithymie ainsi qu’aux CAAR : la suppression expressive (Gross, 1998; Spence et Courbasson, 2012; Swart et al., 2009,). Celle-ci fait référence à l’inhibition de l’expression des émotions de manière à ne pas communiquer d’informations à autrui sur ses états émotionnels, par exemple lorsqu’on cache notre joie d’avoir une bonne main au poker (Gross, 1998; Richards et Gross, 2000). Bien que la définition laisse supposer que la suppression expressive implique uniquement les aspects comportementaux/non-verbaux de l’expression émotionnelle, certaines études ont démontré que les stratégies de régulation émotionnelle exigent également, la plupart du temps, le déploiement d’efforts mentaux (Baumeister, Bratslavsky, Muraven et Tice, 1998; Muraven, Tice et Baumeister, 1998). C’est donc ce que Richards et Gross (2000) ont examiné lors d’une étude expérimentale au cours de laquelle ils demandaient aux participants de masquer leurs émotions pendant le visionnement d’un extrait de film. Les résultats ont démontré que des coûts cognitifs particulièrement élevés sont associés à l’utilisation d’une telle stratégie de régulation. En effet, la suppression de l’émotion nuit au rappel des informations verbales contenues dans l’extrait de film puisque le discours « subvocal »/intérieur que nécessite la suppression des réactions émotionnelles épuise la mémoire verbale, qui n’est alors plus disponible pour encoder l’information qu’elle reçoit (Richards et Gross, 2000). Outre l’impact dénoté sur le plan cognitif, la suppression expressive a également des conséquences sur le plan physiologique. En effet, malgré l’effet qu’elle peut avoir de diminuer l’expression comportementale des émotions, la suppression expressive n’atténue pas le ressenti émotionnel et augmente l’activation corporelle, selon des études ayant fait usage d’instruments de mesure de l’activité physiologique (Gross 1998). Richards et Gross (2000) mettent toutefois de l’avant que des stratégies de régulation émotionnelle adaptatives, telles que la réévaluation cognitive, n’exigent pas un tel déploiement d’efforts mentaux. La réévaluation cognitive fait référence au processus cognitif par lequel l’évaluation d’une situation permet d’en atténuer ou d’en accroître le caractère émotionnel. Par exemple, un individu peut évaluer une même intervention médicale de différentes façons. Il pourrait se concentrer sur la douleur qui y sera associée ou bien sur les bénéfices qu’elle lui procurera à l’avenir. Sa perception aura un impact sur l’intensité de l’émotion ressentie (Gross et John, 2003). L’étude de Richard et Gross (2000) a effectivement démontré qu’au contraire de la suppression expressive, la réévaluation cognitive n’affecte pas négativement la mémoire verbale des individus (Richards et Gross, 2000). En effet, cette stratégie ne semble pas solliciter autant les fonctions cognitives qui sont alors disponibles à l’élaboration et la construction de représentations mentales des émotions. Par ailleurs, les études semblent indiquer que cette stratégie permet de contenir le vécu émotionnel puisque son utilisation entraîne une diminution des émotions négatives vécues (Gross, 1998). En ce sens, l’alexithymie ainsi que les CAAR ont été associées négativement à la réévaluation cognitive (Danner, Sternheim et Evers, 2014; Spence et Courbasson, 2012; Swart et al., 2009).

Afin d’outiller les cliniciens pour l’intervention auprès des individus présentant des CAAR, les chercheurs ont tenté de définir quelles stratégies de régulation émotionnelle sont employées en fonction du type de comportements alimentaires pathologiques (anorexie, boulimie, etc.). Les études actuelles sur le sujet s’avèrent toutefois contradictoires. En effet, certains résultats n’indiquent aucune différence entre les catégories diagnostiques, alors que d’autres ayant plutôt tenté une nouvelle approche en isolant les comportements alimentaires distincts (p. ex., restriction vs boulimie), rapportent des divergences (Danner et al., 2014; Harrison, Sullivan et Tchanturia, 2010). En outre, ces études soulignent que les comportements boulimiques sont associés à davantage de dérégulation émotionnelle que les conduites restrictives (Brockmeyer et al. 2014). Les comportements boulimiques sont également marqués par l’emploi plus limité de stratégies de régulation émotionnelle adaptatives (Danner et al., 2014; Svaldi, Griepenstroh, Tuschen-Caffier et Ehring, 2012). Les études ayant abordé le sujet sous cet angle sont toutefois limitées et composées de petits échantillons.

Objectifs et hypothèses de l’étude

L’objectif de cette étude est d’éprouver empiriquement l’intervention d’un mécanisme de « mise de côté » cognitive de l’expérience émotionnelle conceptualisée par des théories psychanalytiques depuis plusieurs décennies pour expliquer le développement de l’alexithymie qui, pour sa part, prédit les comportements alimentaires pathologiques. Pour ce faire, des stratégies de régulation émotionnelle ayant reçu un fort appui empirique seront utilisées : la suppression expressive et la réévaluation cognitives. Celles-ci « remplaceront » les notions de refoulement primaire, de répression ou d’expérience dissociée et non formulée. L’objectif est donc de tester des séquences hypothétiques dans lesquelles l’utilisation de diverses stratégies de régulation émotionnelles prédira les traits de personnalité alexithymiques qui eux, prédiront les CAAR. Les conduites alimentaires problématiques seront étudiées de façon générale, qu’elles soient de nature clinique ou non-clinique, la majorité des écrits mettant en évidence une importante similarité entre les deux groupes (Heatherton, Mahamedi, Striepe, Field et Keel, 1997; Patton, Johnson-Sabine, Wood, Mann et Wakeling, 1990). Ainsi, les hypothèses suivantes sont examinées :

  1. Il est suggéré que l’utilisation de la suppression expressive comme stratégie de régulation émotionnelle prédira positivement les CAAR. Cette relation sera médiatisée par les traits de personnalité alexithymiques.

  2. Il est suggéré que l’utilisation de la réévaluation cognitive comme stratégie de régulation émotionnelle prédira négativement les CAAR. Cette relation sera médiatisée par les traits de personnalité alexithymiques.

MÉTHODE

Participants

Les participantes sont 292 femmes âgées entre 18 et 51 ans (M = 22,36; É.T. = 4,27). La majorité (80,5 %) est née au Québec et 91,1 % d’entre elles ont indiqué le français comme langue maternelle. En ce qui a trait à leur occupation actuelle, 93,5 % d’entre elles sont aux études, 6,2 % occupent un emploi et 0,3 % ne sont ni en situation d’emploi ni aux études. Le choix exclusif de femmes se base sur l’idée que les TCA touchent plus particulièrement les individus de sexe féminin âgés entre 12 et 35 ans (American Psychiatric Association, 2014). En effet, les femmes constituent 90 % de la population affectée (Anorexie et boulimie Québec, 2013).

Instruments de mesure

Toronto Alexthymia Scale - 20 items (Bagby, Parker et Taylor, 1994) : Le Toronto Alexithymia Scale- 20 (TAS-20) items est l’instrument de mesure auto-rapporté le plus utilisé pour évaluer le concept d’alexithymie. Pour cette étude, la version française du questionnaire a été utilisée (Loas, Frenaux et Marchand, 1995). L’instrument se compose de trois sous-échelles, soit la Difficulté à identifier ses états émotionnels (7 items), la Difficulté à décrire ses états émotionnels (5 items) et la Pensée concrète tournée vers les aspects extérieurs (8 items). Les items du TAS-20 sont évalués sur une échelle de type Likert graduée en cinq points allant de 1 = « Totalement en désaccord » à 5 = « Totalement en accord ». Pour les besoins de l’étude, un score moyen sur 5 a été calculé pour chacune des échelles. Un score global d’alexithymie reflétant la moyenne des scores obtenus à chacune des échelles de l’instrument a aussi été utilisé. L’alpha de Cronbach a été calculé pour l’échelle globale (α = 0,85).

Emotion Regulation Questionnaire (ERQ; Gross et John, 2003) : La version française du Emotion Regulation Questionnaire (Christophe, Antoine, Leroy et Delelis, 2009) a été administrée dans le but d’évaluer les stratégies de régulation émotionnelle utilisées par les participantes. Ce questionnaire auto-rapporté a été spécifiquement conçu dans le but de mesurer deux stratégies de régulation des émotions, soit la réévaluation cognitive (6 items) et la suppression expressive (4 items). Il se compose de 10 questions évaluées sur une échelle de type Likert allant de 1 = « Pas du tout d’accord » à 7 = « Tout à fait d’accord ». Un score moyen sur 7 a été calculé pour chacune des échelles. Les alphas de Cronbach ont été calculés pour l’échelle globale (α = 0,71) ainsi que pour chacune des échelles de l’instrument, soit la suppression expressive (α = 0,83) et la réévaluation cognitive (α = 0,72).

Eating Disorder Inventory - 2 (EDI-2; Garner, 1991) : La version française du Eating Disorder Inventory - 2 (Archinard, Rouget, Painot et Liengme, 1994) a été utilisée afin d’évaluer la présence de conduites alimentaires problématiques. Pour les besoins de l’étude, seules les échelles Recherche de minceur (7 items), Boulimie (7 items) et Insatisfaction corporelle (9 items) ont été utilisées. Selon le manuel de l’EDI-2, celles-ci permettent de calculer le risque de désordre alimentaire global (23 items). Ainsi, les échelles évaluant les aspects catégorisés comme psychologiques relatifs au TCA (p. ex., ascétisme, perfectionnisme) n’ont pas été sélectionnées pour cette étude. Une échelle de type Likert graduée en 6 points allant de 1 = « Toujours » à 6 = « Jamais » permet aux participantes de spécifier jusqu’à quel point l’énoncé s’applique à leur situation. Un score moyen sur 6 a ensuite été calculé. Étant donné la nature non clinique de l’échantillon et donc de sa symptomatologie moins importante, certaines modifications ont été apportées à la cotation habituellement utilisée afin d’obtenir une plus grande variabilité au sein des réponses données par les participantes. En effet, l’échelle de Likert normalement graduée en 3 points (3 = « Toujours », 2 = « En général », 1 = « Souvent », 0 = « Quelquefois », 0 = « Rarement », 0 = « Jamais » a plutôt été graduée en 6 points allant de 6 = « Toujours » à 1 = « Jamais ». Aucun avantage ou inconvénient n’a été dénoté pour cette forme de cotation dans le passé (Garner, 1991). Les alphas de Cronbach ont été calculés pour le risque de désordre alimentaire global (α = 0,93) ainsi que pour chacune des échelles de l’instrument, soit la recherche de minceur (α = 0,89) et la boulimie (α = 0,81).

Procédure

L’ensemble des participantes a été recruté sur une base volontaire, principalement parmi les étudiantes de divers programmes d’étude offerts par l’Université de Montréal, ainsi que par le biais des réseaux sociaux. Un lien vers le site web sécurisé SurveyMonkey leur était ensuite acheminé par courriel, celui-ci leur permettant de compléter l’ensemble des questionnaires en ligne. Les seuls critères de sélection étaient d’être de sexe féminin et âgé de 18 ans ou plus. À titre incitatif, il était mentionné que deux chèques cadeaux Amazon d’une valeur de 25$ chacun seraient tirés au sort parmi l’ensemble des participantes.

RÉSULTATS

Analyses préliminaires

Préalablement aux analyses principales, les données ont été examinées afin d’évaluer la présence de scores extrêmes et d’examiner la normalité des distributions de variables. Les analyses ont révélé que les variables à l’étude sont distribuées normalement. Une participante a été retirée puisque son score Z dépassait la limite prescrite de -3,29 à 3,29 (Tabachnick et Fidell, 2013). Les statistiques descriptives ainsi que les corrélations entre les différentes variables pertinentes à l’étude ont été regroupées dans le Tableau 1.

Analyses principales

Afin de mettre à l’épreuve les hypothèses énoncées, des analyses de médiation ont été effectuées. Il s’agit d’une manière originale d’utiliser cette analyse puisqu’il est proposé de « reculer » dans la chaîne causale ou l’ordre logique des variables à l’étude. Toutefois, malgré sa valeur peu orthodoxe, cette méthode est justifiable théoriquement. En effet, la médiation est une analyse permettant de tester une séquence logique de variables dans laquelle une première variable, indépendante, en influence une seconde, intermédiaire ou médiatrice, qui en influence une troisième, dépendante (El Akremi et Roussel, 2003; Philippe, 2011). Il s’agit, en fait, de tester un processus génératif (Baron et Kenny, 1986). Cette façon d’utiliser la médiation a d’autre part déjà été employée dans une recherche dans le domaine des ressources humaines. Dans leur étude, El Akremi et Roussel (2003) affirment que le sentiment de confiance à l’égard d’une organisation et de son management est associé à l’engagement affectif des salariés. Cependant, dans leur article, les chercheurs vont plus loin en s’intéressant aux variables qui précèdent cette relation, c’est-à-dire à celles qui peuvent venir influencer le sentiment de confiance, notamment les pratiques d’empouvoirement.

Tableau 1

Statistiques descriptives et corrélations entre les variables d’intérêt

Statistiques descriptives et corrélations entre les variables d’intérêt

Note. * p < 0,05, ** p < 0,01.

RENA = Régulation émotionnelle non adaptative ou suppression expressive; REA = Régulation émotionnelle adaptative ou réévaluation cognitive; ALEX = Alexithymie; CAAR = Conduites alimentaires à risque (risque de désordre alimentaire); RM = Recherche de minceur; BL = Boulimie; IC = Insatisfaction corporelle.

-> Voir la liste des tableaux

Les analyses ont été effectuées à l’aide de la version 24 du logiciel SPSS statistique. La macro Process de Hayes (2013) qui permet d’effectuer le bootstrap test de Preacher et Hayes (2008) a été installée afin de vérifier les hypothèses relatives au modèle de médiation proposé. Dans le but de tenir compte de l’effet de l’âge, variable reconnue pour son association avec les CAAR, celle-ci a été traitée comme covariable dans les analyses de médiation effectuées.

La première hypothèse suggèrerait que l’utilisation de la suppression expressive comme stratégie de régulation émotionnelle prédirait positivement les CAAR. Il était attendu que cette relation soit médiatisée par les traits de personnalité alexithymiques. Les résultats (voir Figure 1) révèlent que l’effet indirect de la suppression expressive sur les CAAR, en passant par l’alexithymie, est significatif, b = 0,13, BCa IC [-0,073, 0,189]. La taille d’effet standardisée totale, b = 0,18, BCa IC [0,105, 0,209] se situe entre moyenne et forte (Hayes, Preacher et Meyers, 2011). Également, certains chercheurs suggèrent que l’absence de lien direct obtenu entre la suppression expressive et les CAAR suggère qu’il y a médiation totale (Baron et Kenny, 1986; Brauer, 2000; Kashy et Bolger, 1998; Mathieu et Taylor, 2006). En effet, la suppression expressive prédirait les conduites alimentaires problématiques uniquement s’il y a présence d’alexithymie. Toutefois, les termes de médiation totale et partielle sont de moins en moins employés dans la recherche en raison de leur caractère incomplet comparativement à la taille d’effet chiffrée (Hayes et al., 2011).

En vue d’explorer le modèle plus en détail, la relation de médiation a également été examinée avec chacune des catégories de CAAR (c.-à-d. recherche de minceur et boulimie). Les résultats (voir Figure 2) indiquent un effet indirect significatif de la suppression expressive sur les comportements de recherche de minceur, en passant par l’alexithymie, b = -0,13 BCa IC [0,062, 0,213]. La taille d’effet standardisée totale, b = 0,14 BCa IC [0,065, 0,221] représente un effet de taille moyenne (Hayes et al., 2011). L’absence de lien direct entre la suppression expressive et les comportements de recherche de minceur révèle encore une fois qu’il y a médiation totale (Baron et Kenny, 1986; Brauer, 2000; Kashy et Bolger, 1998; Mathieu et Taylor, 2006). En ce qui a trait à la boulimie, les résultats (voir Figure 3) démontrent un effet indirect significatif de la suppression expressive sur la boulimie, en passant par l’alexithymie, b = 0,13 BCa IC [0,082, 0,297]. La taille d’effet standardisée totale, b =  -0,14 BCa IC [0,142, 0,312], représente un effet de taille moyen (Hayes et al., 2011). Il s’agit une fois de plus d’une médiation totale.

Figure 1

Modèle de médiation : suppression expressive, alexithymie et conduites alimentaires à risque

Modèle de médiation : suppression expressive, alexithymie et conduites alimentaires à risque

-> Voir la liste des figures

Figure 2

Modèle de médiation : suppression expressive, alexithymie et recherche de minceur

Modèle de médiation : suppression expressive, alexithymie et recherche de minceur

-> Voir la liste des figures

La seconde hypothèse suggérait que l’utilisation de la réévaluation cognitive comme stratégie de régulation émotionnelle prédirait négativement les CAAR. Cette relation serait médiatisée par les traits de personnalité alexithymiques. Les résultats (voir Figure 4) démontrent un effet indirect significatif de la réévaluation cognitive sur les CAAR, en passant par l’alexithymie, b = -0,04 BCa IC [-0,086, -0,003]. La taille d’effet standardisée totale, b = -0,04 BCa IC [-0,089, -0,003], représente un effet de petite taille (Hayes et al., 2011). Par ailleurs, l’absence de lien direct entre la réévaluation cognitive et les CAAR indique encore une fois la présence d’une médiation totale (Baron et Kenny, 1986; Brauer, 2000; Kenny, Kashy et Bolger, 1998; Mathieu et Taylor, 2006).

Figure 3

Modèle de médiation : suppression expressive, alexithymie et boulimie

Modèle de médiation : suppression expressive, alexithymie et boulimie

-> Voir la liste des figures

Figure 4

Modèle de médiation : réévaluation cognitive, alexithymie et conduites alimentaires à risque

Modèle de médiation : réévaluation cognitive, alexithymie et conduites alimentaires à risque

-> Voir la liste des figures

De nouveau à titre exploratoire, la relation de médiation a également été effectuée avec chacune des catégories de CAAR. Les résultats (voir Figure 5) indiquent un effet indirect significatif de la réévaluation cognitive sur les comportements de recherche de minceur, en passant par l’alexithymie, b = -0,03 BCa IC [-0,095, -0,005]. La taille d’effet standardisée totale, b = -0,03 BCa IC [-0,072, -0,003], représente un effet de petite taille (Hayes et al., 2011). En ce qui a trait à la boulimie, les résultats (voir Figure 6) démontrent un effet indirect significatif de la réévaluation cognitive sur la boulimie, en passant par l’alexithymie, b = -0,04 BCa IC [-0,083, -0,002]. La taille d’effet standardisée totale, b = -0,05 BCa IC [-0,097, -0,002], représente un effet de petite taille (Hayes et al., 2011). Les Figures 1, 2, 3, 4, 5 et 6 présentent les résultats issus des analyses évaluant les modèles de médiation proposés.

DISCUSSION

Bien qu’un lien robuste ait été établi entre l’alexithymie et les CAAR, les études insistent sur la nécessité de recherches supplémentaires concernant l’étiologie de l’alexithymie, permettant ainsi de mieux comprendre son rôle dans le développement des symptômes psychopathologiques (Leweke, Leichsenring Kruse et Hermes, 2012; Nowakawski et al., 2013). L’objectif de cette étude était donc d’approfondir la compréhension du déficit de régulation émotionnelle à la base des CAAR en examinant l’apport de mécanismes logiquement préalables à l’alexithymie, soient ceux-là favorisant (suppression expressive) ou l’entravant (réévaluation cognitive). Ces stratégies ont été identifiées sur la base d’hypothèses théoriques psychanalytiques formulées depuis plusieurs années. Afin d’évaluer l’intérêt de l’ajout de ces variables explicatives, des analyses de médiation ont été effectuées.

Figure 5

Modèle de médiation : réévaluation cognitive, alexithymie et recherche de minceur

Modèle de médiation : réévaluation cognitive, alexithymie et recherche de minceur

-> Voir la liste des figures

Figure 6

Modèle de médiation : réévaluation cognitive, alexithymie et boulimie

Modèle de médiation : réévaluation cognitive, alexithymie et boulimie

-> Voir la liste des figures

La première hypothèse proposait de tester une séquence hypothétique selon laquelle la suppression expressive prédit positivement les traits de personnalité alexithymiques qui, eux, prédisent positivement la présence de CAAR. L’analyse de médiation a confirmé le résultat attendu. Ces conclusions sont en accord avec les travaux théoriques de plusieurs psychanalystes rapportant que la suppression d’une émotion sous diverses formes (p. ex., refoulement primaire, répression, dissociation et expériences non formulées) a des répercussions sur la formation de représentations mentales des émotions. En effet, la suppression semble être un processus qui taxe les facultés cognitives (Richards et Gross, 2000) qui sont alors indisponibles pour le traitement cognitif de l’information accessible. On se retrouve donc face à une personne ayant un « éprouvé émotionnel » sans les cognitions y étant rattachées, c’est-à-dire en présence d’un individu ayant des traits de personnalité alexithymiques qui peut donc difficilement identifier et exprimer sa vie interne (Corcos et Speranza, 2003). Une telle carence au niveau de la représentation empêcherait la personne de contenir son vécu émotionnel, les CAAR étant ainsi une manifestation symptomatique de cette dérégulation émotionnelle.

La seconde hypothèse proposait de tester une chaîne hypothétique d’événements selon laquelle l’utilisation de la réévaluation cognitive prédit négativement les traits de personnalité alexithymiques, ceci prédisant ensuite une présence réduite de CAAR. L’analyse de médiation a confirmé le résultat attendu. Ce résultat va dans le sens des études ayant appuyé l’idée que la réévaluation cognitive favorise un bon fonctionnement des processus cognitifs (Richards et Gross, 2000). Ainsi, il est possible de penser que cette stratégie encourage la formation des représentations verbales/mentales relatives aux émotions et, par le fait même, limite le développement de traits de personnalité alexithymiques chez l’individu. Par conséquent, il est possible de croire que la personne serait en mesure de gérer ses émotions adéquatement, réduisant ainsi la formation de décharges somatiques ou de symptômes de l’agir, ici les CAAR. Les résultats de ces deux hypothèses vont dans le sens des propositions de chercheurs influents dans le domaine de l’alexithymie qui situent les interventions sur le vécu émotionnel au centre du traitement des symptômes somatiques et des agirs comportementaux. En effet, Lane et Schwartz (1987) mettent de l’avant, depuis plusieurs années, l’importance d’aider le patient à symboliser son vécu par la formation de représentations mentales des émotions. Il s’agit, à première vue, d’un processus plutôt élémentaire de la psychothérapie, soit aider le patient à faire sens de ses expériences internes difficiles, comme ses émotions et ses pensées. Cependant, ceci s’avère menaçant pour une personne tentant d’éviter ou de limiter ces états aversifs. La suppression expressive ainsi que la réévaluation cognitive sont donc des pistes d’intervention concrètes sur lesquels les cliniciens pourraient agir. En effet, leur application suggère d’aider le patient à cesser progressivement l’évitement de l’émotion (suppression) pour laisser place à son exploration, permettant alors l’émergence de schémas cognitifs émotionnels (réévaluation).

Certaines pistes d’interventions sont suggérées dans la littérature pour aider les personnes qui présentent des traits de personnalité alexithymiques. Tout d’abord, puisque le contexte dans lequel se trouve un individu est associé à l’alexithymie, il est suggéré de favoriser un climat d’acceptation en thérapie, et ce, en validant fréquemment l’expérience émotionnelle du patient (Kennedy et Franklin, 2002). Également, il est proposé d’aider le patient à reconnaître le déficit au niveau de l’identification et de l’expression émotionnelle (Taylor, 1999). Le thérapeute peut ensuite nommer régulièrement les émotions du patient lorsqu’elles se manifestent en séance, permettant ainsi la prise de conscience d’un plus large éventail d’expériences affectives (Swiller, 1988). Il s’agirait ensuite de faire le lien entre « le mot émotionnel » (p. ex., tristesse, colère) et les symptômes observés, les sensations physiques et les expressions faciales (Kennedy et Franklin, 2002). En offrant diverses interprétations, le thérapeute aiderait le patient à symboliser ses expériences et donc à former des représentations verbales/mentales des émotions ressenties. Selon Linehan (1993), un affect indifférencié est ainsi « transformé » en émotion discrète (p. ex., tristesse, joie, colère). Il serait probablement important de faire cet exercice en revisitant les expériences passées, puisque les traumas en bas âges (p. ex., négligence, abus, environnement familial hostile) sont associés à l’alexithymie et aux CAAR (Krystal, 1988, 1997; Mazzeo et Espelage, 2002). Lane et Schwartz (1992) croient que ce genre de démarche thérapeutique aiderait éventuellement le patient à ressentir moins de détresse psychologique puisqu’il sera en mesure d’organiser et de différencier ses expériences émotionnelles, diminuant par le fait même les décharges comportementales et somatiques (p. ex., CAAR).

Au-delà des interventions proposées, cet article met en évidence l’importance d’agir sur les mécanismes potentiellement précurseurs de l’alexithymie, soit la suppression et la réévaluation cognitive. En ce qui a trait aux psychothérapies existantes, les interventions basées sur la mentalisation, telles que la Mentalisation Based Treatment de Bateman et Fonagy (2004), peuvent s’avérer intéressantes pour ce type de patients. La mentalisation est définie comme la capacité à se représenter ses états mentaux ainsi que ceux des autres afin de comprendre leur influence sur le comportement (Bateman et Fonagy, 2006). Ce genre de thérapie met l’émotion au centre du traitement et tente d’encourager l’individu, avec l’aide du thérapeute, à détailler son expérience interne et à considérer différentes interprétations pour ses pensées et émotions, soit un processus très similaire à la réévaluation cognitive (Bateman et Fonagy, 2010). Les thérapies de type psychanalytique ou psychodynamique pourraient aussi être pertinentes. Ces approches considèrent qu’une psychothérapie efficace doit inclure l’interprétation des défenses du patient (Summers et Barber, 2010; Shedler, 2010; Weiner et Bornstein, 2009). En effet, celles-ci sont vues comme une forme d’évitement/suppression (p. ex., répression, refoulement, déni et dissociation) empêchant le patient de développer de l’introspection sur ses expériences internes. À leur avis, l’interprétation des défenses contribue à ramener à la conscience des pensées, des fantasmes ou des émotions maintenus dans l’inconscient et qui, de cette façon, provoquent une détresse psychologique importante (Langs, 1973).

Certaines thérapies cognitivo-comportementales dites de « troisième vague » pourraient s’avérer fort pertinentes, puisqu’elles placent la régulation émotionnelle au centre de leur traitement et travaillent principalement à limiter la suppression/l’évitement de l’émotion : la thérapie d’acceptation et d’engagement (ACT; Hayes, Strosahl et Wilson, 2002) et la thérapie comportementale dialectique (DBT; Linehan, 1993). Elles commencent, par ailleurs, à démontrer leur efficacité auprès des problématiques de l’alimentation (Juarascio, Forman et Herbert, 2010; Salbach, Klinkowski, Pfeiffer, Lehmkuhl et Korte, 2007; Salbach-Andrae, Bohnekamp, Pfeiffer, Lehmkuhl et Miller, 2008; Telch, Stewart Agras et Linehan, 2001). On considère que leur succès est dû au fait que ces interventions ne se centrent pas principalement sur les aspects comportementaux des TCA, mais plutôt sur le vécu émotionnel interne. Cet angle favoriserait l’adhésion au traitement des personnes ayant des comportements alimentaires problématiques puisqu’elles sont généralement peu mobilisées à être en thérapie.

L’ACT est une intervention ayant pour objectif d’améliorer la flexibilité psychologique d’un individu, c’est-à-dire sa capacité à être en contact avec ses pensées et ses émotions. Ainsi, l’ACT encourage fortement l’apprentissage du processus d’acceptation. Ce principe est considéré comme l’opposé de l’évitement expérientiel et se base sur l’idée qu’il faut permettre aux pensées ainsi qu’aux émotions négatives d’aller et venir, sans tenter de les modifier et sans se laisser submerger par elles. L’ACT incite donc à entretenir une attitude d’ouverture, de bienveillance, de non-contrôle, d’exploration et de curiosité à l’égard de toutes les expériences intérieures, sans les juger.

En ce qui concerne la DBT, cette thérapie a été élaborée par Marsha M. Linehan (1993), pour venir en aide aux personnes faisant des tentatives de suicide chroniques. Le plus souvent, il s’agissait de personnes ayant reçu un diagnostic de trouble de personnalité borderline, une psychopathologie ayant pour symptôme clé la dérégulation émotionnelle (p. ex., tentatives de suicide et automutilation). Tout comme l’ACT, la DBT tente d’amener la personne à reprendre le contrôle de ses pensées et de ses émotions. Pour ce faire, elle inclut, entre autres, un volet pleine conscience (mindfulness) dont l’objectif est d’apprendre à observer et à décrire sans jugement ses pensées et ses émotions, et ce, sans tenter de les modifier. Elle inclut aussi un volet de tolérance à la détresse permettant à l’individu de supporter ses expériences internes difficiles et donc d’éviter les agirs comportementaux (Rathus et Miller, 2014).

Cette recherche fait preuve de plusieurs forces importantes. Tout d’abord, l’utilisation de variables que l’on peut opérationnaliser, soit la suppression expressive et la réévaluation cognitive, a permis un premier éclairage empirique sur des modèles théoriques proposés depuis plusieurs décennies pour expliquer l’alexithymie. De plus, l’utilisation d’analyses de médiation, même si elle ne laisse pas conclure à des relations causales, permet d’établir une séquence hypothétique entre les variables à l’étude. Dans un autre ordre d’idées, cette étude répond aux critiques des recherches actuelles qui rappellent la nécessité de nouvelles connaissances permettant d’améliorer les traitements offerts aux personnes souffrant de troubles de l’alimentation. Ainsi, l’alexithymie étant vue comme un facteur contributif de « l’échec thérapeutique » (Corcos et Speranza, 2003), la suppression expressive et la réévaluation cognitive sont des pistes d’intervention concrètes supplémentaires sur lesquelles les cliniciens pourront travailler. De plus, cette étude est l’une des rares à mettre à l’épreuve la contribution d’un développement émotionnel adéquat (c.-à-d. réévaluation cognitive), la plupart des études effectuées à ce jour étudiant davantage le développement pathologique (Brockmeyer et al., 2014; Haynos, Roberto, Martinez, Attia et Fruzzetti, 2014; Racine et Wildes, 2013). Du point de vue méthodologique, le grand nombre de participantes permet d’assurer une bonne puissance statistique. De plus, le choix de questionnaires standardisés et largement utilisés par la communauté scientifique permet de comparer plus facilement les résultats obtenus à ceux des autres études. Également, les versions françaises des instruments utilisés ayant été validées, ceci atteste de la validité des réponses des participantes provenant majoritairement d’une population francophone.

Néanmoins, les résultats de cette étude doivent être considérés en lumière de certaines limites. Tout d’abord, les participantes étaient des femmes adultes provenant majoritairement du milieu universitaire, ceci limitant la généralisation des résultats aux adolescents, au sexe masculin, à la population clinique ainsi qu’aux autres adultes de la population. D’autre part, bien que les analyses de médiation suggèrent la présence d’une séquence des variables testées, aucune inférence causale ne peut être mise de l’avant. Des recherches expérimentales seront nécessaires afin de déterminer de façon robuste la direction des relations observées. De plus, cette étude fait uniquement usage de questionnaires, il serait donc intéressant de considérer d’autres types d’instruments de mesure, tels que l’évaluation de l’alexithymie ou des CAAR par un professionnel lors d’une entrevue ou l’introduction d’un journal dans lequel les participants détailleraient les comportements alimentaires problématiques du quotidien. Également, bien que la suppression expressive ait sans aucun doute un lien logique et empirique avec le vécu émotionnel interne, et ce, malgré sa composante essentiellement comportementale, il serait intéressant d’inclure et de mesurer plus directement d’autres stratégies d’évitement émotionnel. Parmi celles-ci, il serait pertinent d’inclure la suppression cognitive ou de pensées, c’est-à-dire l’inhibition de pensées non désirées. Il a été prouvé que cette stratégie augmente l’accessibilité aux pensées que l’on tente d’inhiber (Wenzlaff et Wener, 2000) et, par le fait même, l’activation émotionnelle, comme démontré par des mesures physiologiques (Wegner, Bloom et Blumberg, 1997). Une autre stratégie intéressante est le recours à un mode de pensée analytique. Celle-ci est définie comme la tendance à intellectualiser une situation émotionnelle vécue plutôt que de se centrer sur l’expérience interne éprouvée (Watkins, 2008). D’autres types d’évitement comportemental pourraient aussi être inclus. Par exemple, l’évitement peut faire référence aux conduites effectuées dans le but d’échapper à des situations qui peuvent engendrer du stress, par exemple un phobique social qui évite de faire ses oraux à l’école. Ce processus empêche l’extinction de la peur puisqu’elle est maintenue par conditionnement opérant (Mowrer’s, 1947). Ce modèle est, par ailleurs, aujourd’hui très connu dans le domaine des troubles anxieux (Lissek et al., 2009). La distraction ou l’hyperactivité sont aussi des formes d’évitement comportemental auxquels il serait pertinent de s’intéresser. La distraction fait référence, entre autres, à prendre un verre avec des amis, écouter la télévision ou jouer aux jeux vidéo. En modération, cette stratégie est nécessaire puisqu’elle permet à l’individu de « recharger ses batteries ». C’est plutôt lorsqu’une personne y a systématiquement recours qu’elle devient nocive. L’hyperactivité, pour sa part, est définie comme le surinvestissement d’une activité telle qu’une profession, un sport ou une activité créative. Par exemple, on peut penser à un homme qui passerait beaucoup de temps au travail pour éviter son sentiment de solitude à la suite du décès de sa conjointe.

Malgré tout, il est important de souligner que cette étude a des contributions qui sont à la fois théoriques et pratiques. Sur le plan théorique, elle démontre empiriquement l’importance de certains mécanismes proposés par des théories psychanalytiques formulées au cours des dernières décennies pour expliquer le développement et les conséquences de la dérégulation émotionnelle, et ce, en permettant de mieux comprendre le rôle de l’alexithymie dans les CAAR. D’un point de vue pratique, les résultats contribueront à l’amélioration des traitements thérapeutiques actuels en ouvrant la réflexion sur des cibles d’intervention concrètes à mettre en place.