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SpÉcificitÉs des Étudiants

À leur arrivée dans les établissements d’enseignement supérieur, les jeunes adultes sont dans une période de réaménagement de leur construction psychique. La nécessité d’abandonner certains investissements pour se concentrer sur un petit nombre, voire sur un seul, les renoncements nécessaires au choix d’orientation font des premières années après le lycée une période pendant laquelle l’organisation psychique de l’étudiant est mise à rude épreuve. De plus, c’est aussi la période de séparation d’avec le foyer familial, souvent du fait de la nécessité d’aller étudier dans une autre ville, ou par choix d’autonomisation.

Nous sommes toujours à la recherche d’un terme pour décrire cette période de la vie : post-adolescence, adulescence…

Durant cette période, tout change : leurs investissements intellectuels, leur environnement et leurs réseaux relationnels. Les investissements qui ont soutenu leur organisation psychique jusqu’alors, leur semblent disparaitre, s’éloigner ou être remis en cause par leur propre choix ou un choix qui leur a été imposé. Des phases de désorganisation psychique avec plus ou moins de symptômes (dépressions, troubles des conduites alimentaires, toxicomanies, psychoses), parfois très inquiétantes, peuvent apparaitre. Le plus souvent, elles laissent place à des phases de réorganisation avant la stabilisation, liées à de nouvelles rencontres et/ou de nouveaux investissements.

La question du choix d’orientation, et donc du renoncement aux autres choix, est particulièrement exacerbée de nos jours, car elle se combine avec la pression sociale / parentale concernant le parcours idéal afin de pouvoir avoir la meilleure situation professionnelle possible qui devient un élément essentiel de l’identité en temps de crise.

En France, les conditions de vie des étudiants décrites dans l’enquête de La Mutuelle des étudiants/IFOP en 2011, sont souvent précaires, 24 % des étudiants déclarent ne pas avoir de revenus suffisants pour subvenir à leurs besoins et 26 % déclarent avoir des difficultés financières importantes. Ces conditions aboutissent au fait que les étudiants gagnent en autonomie, sans toutefois pouvoir devenir indépendants, restant fortement liés matériellement à leurs parents puisque pour 73 % des étudiants, la cellule familiale constitue la principale source de revenus. De nombreux étudiants (28 %) déclarent exercer une activité rémunérée, et 20 % de ceux-ci pensent que cela nuit à leurs études.

Les étudiants sont pris dans les rets d’une véritable contradiction, celle d’une autonomisation qu’ils souhaitent, que la société demande et attend, sans en avoir les moyens matériels, ni le pouvoir de les acquérir. Cette dépendance, non résolue en phase de confrontation à ses idéaux personnels, peut prendre la forme d’une prolongation d’une problématique psychique à l’adolescence.

Ces différentes sources de tension se combinent et provoquent un mal-être chez plus d’un tiers des étudiants.

Par ailleurs, une autre période de la vie estudiantine peut être porteuse d’une grande fragilisation, il s’agit de la fin des études et de la transition avec la vie professionnelle. En effet, nombre d'étudiants décompensent au moment de quitter le statut d’étudiant et d'aborder ce qui est convenu d'appeler « la vie active », le devenir adulte. Il s'agit en fait de la sortie de la post-adolescence, qui se révèle parfois pleine de dangers.

L’enjeu de la prévention comme de la prise en charge sera de reconstituer un narcissisme dynamique afin d’éviter que le sujet ne s’engage dans des voies sans issues, comme le refus systématique de tout avec l’exacerbation de la destructivité ou le fait de ne rien choisir afin de rester dans une « totipotence » comme nombre d’étudiants brillants.

Quelques éléments sur la santé psychique des étudiants en France

La santé des étudiants, et en particulier la santé psychique, est une préoccupation de plus en plus partagée. Les études de l’OMS parues en mai 2014, de l’Observatoire de la vie étudiante (2010, 2013, 2016), des mutuelles étudiantes comme celles de la LMDE (2005, 2011, 2014) et du réseau EMEVIA (2015) ont alerté le grand public sur l’état de santé des jeunes et des étudiants.

En France, les études de l’Observatoire de la vie étudiante sont les plus alarmistes, la dernière publiée en 2016 montrant (ressenti lors de la semaine précédant l’enquête) :

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La prévalence des troubles psychiques

Nous avons synthétisé diverses études scientifiques qui, avec les études des mutuelles, permettent d’avoir une idée de la prévalence des difficultés psychologiques présentées par les étudiants. Même si les méthodologies, les durées d’observation et les échantillons des différentes études sont assez disparates, nous pouvons en déduire que :

  • 27 à 38 % des étudiants présentent un syndrome dépressif léger parfois appelé souffrance dépressive (Boujut, Kopeck, Bruchon-Schweitzer et Bourgeois, 2009; Eisenberg, Golberstein et Gollust, 2007; Lafay, Manzanera, Papet, Marcelli et Senon, 2003; LMDE/IFOP, 2011; OVE, 2016; Rotenstein et al., 2016).

  • 4 à 9 % des étudiants présentent un syndrome dépressif majeur (Boujut et al., 2009; Eisenberg et al., 2007; Lafay et al., 2003; Verger, Guagliardo, Gilbert, Rouillon et Kovess-Masfety, 2010).

  • 5 à 15 % des étudiants présentent un trouble anxieux (Eisenberg et al., 2007; Kanuri, Taylor, Cohen et Newman, 2015; Verger et al., 2010).

  • 6,5 à 7,5 % des étudiants présentent un trouble des conduites alimentaires (Boujut et al., 2009; Tong et al., 2014).

  • 3 à 13 % des étudiants consomment régulièrement de l’alcool (LMDE/ IFOP, 2011; Verger et al., 2010).

  • 3 à 17 % des étudiants consomment régulièrement du cannabis (Boujut et al., 2009; LMDE/IFOP, 2005; LMDE/IFOP, 2011; Verger et al., 2010).

  • 4 à 15 % des étudiants ont ou ont eu récemment des idées suicidaires (Boujut et al., 2009; Conseil national de l’Ordre des médecins, 2016; LMDE/IFOP, 2005; LMDE/IFOP, 2011; Rotenstein et al., 2016).

  • 5 % des étudiants, et 16,5 % de ceux qui présentent un syndrome dépressif majeur, ont effectué une tentative de suicide (Lafay et al., 2003; LMDE/IFOP, 2005).

  • Le suicide est la deuxième cause de mortalité chez les 18-25 ans, et la première si l’on tient compte des accidents et des prises de toxiques (OMS, 2014).

Le suicide est une cause majeure de décès prématurés (Observatoire National du Suicide, 2014) : plus de 11 000 décès par suicide ont été enregistrés en France métropolitaine en 2011 et près de 200 000 personnes ont été accueillies aux urgences après une tentative de suicide. Un Observatoire national du suicide a été créé en septembre 2013, son objectif est de mieux connaître cette réalité afin de mieux la prévenir.

Actuellement, les statistiques sur le suicide ne permettent pas d’extraire des données spécifiques concernant les étudiants. Dans son premier rapport, l’Observatoire national du suicide relève que chez les jeunes de 8 à 24 ans, les troubles mentaux, et en particulier les troubles dépressifs et psychotiques, sont 7,3 fois plus associés au suicide qu’aux autres décès dans cette tranche d’âge. Ceci est nettement supérieur à ce qui est mesuré pour les autres classes d’âge. Ce qui veut dire que le suicide est, encore plus que pour les autres classes d’âge, très lié aux troubles dépressifs et psychotiques chez les jeunes de 8 à 24 ans. Dans le cadre de la prévention du suicide, il est donc essentiel, à côté des actions sur les autres facteurs de risque, de mettre en place une prévention efficace des troubles mentaux, en particulier chez les adolescents et les jeunes adultes.

Les étudiants en médecine

En France, l’étude « La santé des étudiants et jeunes médecins » effectuée en 2016 par le Conseil national de l’Ordre des médecins (CNOM 2016), si elle est orientée sur la question du burn out, nous donne quand même des indications sur cette population. Un quart des étudiants en médecine ayant répondu à cette enquête ont déclaré être en état de santé moyen ou mauvais. Ce taux est particulièrement élevé chez les étudiants de 2ème cycle, puisqu’ils représentent plus de 30 % de cette catégorie. 14 % de l’ensemble ont déclaré avoir eu des idées suicidaires.

La consommation de psychotropes en auto-prescription semble problématique dans cette population, en particulier chez ceux qui déclarent être en mauvais état de santé et avoir des idées suicidaires, qui sont 36,8 % à déclarer consommer en auto-prescription des anxiolytiques, 20,7 % des antidépresseurs et 26,5 % des somnifères. Ces taux sont respectivement de 7,4 %, 2,2 % et 6 % pour ceux qui se déclarent en bonne santé, et de 11%, 4 % et 9,2 % pour l’ensemble des étudiants ayant répondu à l’enquête.

De plus, parmi ceux qui déclarent avoir un état de santé mauvais ou moyen et déclarent avoir eu des idées suicidaires (n = 578 sur 7858), plus d’un tiers déclarent consommer de l’alcool tous les jours ou plusieurs fois par semaine.

Rotenstein et al. (2016) ont effectué une méta-analyse de 195 études portant sur 129 123 étudiants en médecine dans 47 pays. Ils ont démontré que 27,2 % (de 9,3 % à 55,9 %) des étudiants présentaient une dépression et que 11,1 % (de 7,4 % à 24,2 %) déclaraient avoir des idées suicidaires.

Ces prévalences chez les étudiants en médecine sont tout à fait similaires à celles relevées chez l’ensemble des étudiants.

Donc, une part non négligeable des étudiants présente des difficultés psychologiques qui, même lorsqu’elles sont « légères », ont un coût important pour l’individu et la société. En effet, tous les troubles à cet âge peuvent avoir des conséquences importantes sur la trajectoire de vie de l’étudiant et provoquer un échec universitaire voire une désorganisation psychique plus importante.

L’accès aux soins

Certaines études se sont intéressées à l’accès aux soins. Seul un nombre restreint des étudiants en souffrance accèdent à des soins psychologiques ou psychiatriques. Les études françaises des mutuelles relèvent un taux de consultation maximum de 30 % chez ceux qui présentent une difficulté psychologique, c’est-à-dire que 70 % des étudiants en souffrance ne consultent pas.

Verger et al. (2010) montrent que 30,5 % parmi ceux qui présentent un trouble psychiatrique consultent un professionnel de la santé (16,7 % un généraliste et 17,8 % un psychologue ou un psychiatre), et encore plus inquiétant, seulement 35 % de ceux présentant les troubles les plus sévères consultent (19,6 % un généraliste et 23,3 % un psychologue ou un psychiatre). Donc, fait majeur en termes de risque de chronicité, seuls 23,3 % des étudiants présentant des troubles psychiatriques sévères ont bénéficié d’une consultation spécialisée.

L’étude de la LMDE (2011) montre, d’une part, que le taux de consultation n’est que de 16 % parmi ceux en situation de « mal-être », essentiellement auprès des généralistes, mais aussi que seulement 8 % des étudiants connaissent les Bureaux d’Aide Psychologique Universitaires (centres de consultation et de prise en charge psychothérapeutique réservés aux étudiants et extérieurs aux universités).

L’étude de Rotenstein et al. (2016) déjà citée plus haut montre que seulement 15,7 % des étudiants en médecine présentant une dépression auraient bénéficié d’une prise en charge.

Une étude américaine effectuée par Eisenberg et al. (2007) montre des taux d’accès aux soins plus élevés : de 16 à 63 % en fonction de la pathologie. Les étudiants présentant des troubles anxieux consultent en plus grand nombre. Ces auteurs montrent que les freins à l’accès aux soins sont essentiellement liés aux représentations des difficultés psychologiques et à l’absence de disponibilité des étudiants. Il n’y a pas de frein financier, car les soins psychiatriques de première intention sont gratuits et bien repérés dans l’Université où a été effectuée cette étude.

Pour Eisenberg et al. (2007), les représentations conscientes sous-tendant la résistance à aller consulter un psychiatre ou un psychologue sont les suivantes :

  • « Le stress est normal à l’université » : 51 %,

  • « Ne pense pas avoir besoin de soins » : 45 %,

  • « Les symptômes disparaîtront tout seuls » : 37 %,

  • « N’a pas le temps » : 32 %,

  • « Ne pense pas que quelqu’un pourrait comprendre ses difficultés » : 20 %,

  • « S’inquiète de ce que les autres vont penser de lui » : 20 %.

En France, l’enquête nationale Conditions de vie des étudiants en 2013 de l’Observatoire de la vie étudiante révèle que les renoncements aux soins (cela concerne tous les soins, y compris somatiques), représentent 27,2 % et ont comme raisons principales :

  • « J'ai préféré attendre que les choses aillent mieux d’elles-mêmes » : 54,9 %,

  • « Je n’en avais pas les moyens financiers » : 48,6 %,

  • « Je me suis soigné par moi-même » : 46,5 %,

  • « Mon emploi du temps ne me le permettait pas » : 35,4 %.

Les freins aux consultations psychologiques ou psychiatriques sont multiples. La méconnaissance des troubles, les représentations liées à la psychiatrie, le sentiment honteux de ne pas « y arriver » comme les autres, de ne pas répondre à l’injonction de réussite portée par la société et aussi, en France, la méconnaissance des réseaux de soins et les conditions financières ne permettent pas une prise en charge suffisamment adéquate. Contrairement aux États-Unis, les soins sont très difficiles d’accès en France, même pour les étudiants en grande souffrance.

L’absence de soins adéquats pour les étudiants dans ce moment crucial de leur construction identitaire personnelle et sociale représente un risque d’aggravation important.

Présentation des PPOP

La prévention secondaire

Il nous paraît essentiel que la première étape des soins puisse être proposée très précocement au plus près du début de la désorganisation de l’étudiant afin de lui permettre de se réorganiser et reprendre les commandes de sa trajectoire, évitant l’installation rapide d’une relation morbide à son entourage de par l’auto-engendrement et l’auto-renforcement de sa conduite pathologique.

Particulièrement en psychiatrie, le soin précoce est une prévention, et la prévention peut nécessiter un accompagnement long sans que cela soit un soin psychiatrique ou même psychothérapeutique. Il est dommageable que le clivage entre prévention et soin soit autant marqué du coté administratif, les limites en termes de temps n’ont pas de sens pour acter le clivage soins / prévention en psychologie. Cette séparation ne peut se faire que sur le type d’accompagnement proposé et non sur sa durée, d’où la nécessité de bien définir les cadres d’intervention, les objectifs de chaque dispositif afin que les professionnels y intervenant puissent y rester pertinents.

Nous nous écartons d’un modèle purement médical, qui porte, selon nous, une dimension normative, niant l’individualité de chacun et la dimension maturative de certaines crises, voire la partie féconde et créative de certains patients structurés de manière particulièrement fragile.

Les difficultés psychologiques ne peuvent pas être appréhendées avec le seul modèle médical, la psychiatrisation des symptômes d’une crise développementale peut être tout aussi dommageable que de ne pas les prendre en compte.

Le terme de crise doit être compris au sens systémique du terme, c’est-à-dire un état réversible temporaire, une rupture d’équilibre relationnel du sujet avec lui-même et/ou son environnement. C’est un moment d’extrême instabilité qui doit trouver une issue dans un changement au risque de voir se développer un trouble psychiatrique. Même si elle peut être bruyante, la crise reste réversible si les changements interviennent et ne peut se réduire à l’expression symptomatique d’une maladie mentale caractérisée.

La mise en place de « repérages » uniquement symptomatiques ne ferait qu’inscrire l’étudiant dans un statut de malade anonymisé, alors que la plupart du temps, l’intervention précoce permet d’éviter une évolution péjorative.

La demande d’aide, la première rencontre

En plus de leurs camarades, de nombreux professionnels à l’université sont quotidiennement en contact avec les étudiants : les enseignants, les personnels administratifs. D’autres sont en contact avec eux lorsqu’un problème d’un autre ordre que psychologique survient : les directeurs des études, les assistantes sociales, les services d’orientation, les services handicap.

Les signes des souffrances psychologiques apparaissent sous d’autres formes et la plainte de l’étudiant peut s’adresser à n’importe quel adulte présent auprès de lui, soit sous la forme d’une demande d’aide claire, soit masquée. Le décrochage, les difficultés d’apprentissage, l’épuisement face à la charge de travail, sont souvent les seuls signes de difficultés qui recouvrent bien souvent des processus complexes à risque d’aggravation si l’accompagnement adéquat et pluridisciplinaire n’est pas proposé.

Il nous semble que la prévention secondaire des troubles psychologiques ne peut s’effectuer que dans le cadre d’une facilitation du recours au psychiatre et/ou au psychologue et en sensibilisant tous les acteurs des structures d’enseignement aux difficultés psychologiques que peuvent rencontrer les étudiants, non pas en les formant à un quelconque repérage diagnostique.

La chaîne d’aide et la place du psychologue ou du psychiatre à l’université

L’ensemble des professionnels de l’université en contact avec les étudiants doit constituer une chaîne d’aide. Il s’agit d’effectuer une sorte d’hybridation entre les accompagnements pédagogique, social et psychologique. Chacun étant vigilant à rester dans son champ de compétence, mais les échanges répétés avec les autres professionnels, et l’intégration des psychiatres ou psychologues dans la structure universitaire, permettent un recouvrement partiel de ces champs et une facilitation des passages de l’un à l’autre, avec une complémentarité que l’on ne retrouve pas dans les organisations trop clivées.

De plus, le psychiatre ou psychologue doit avoir une expérience importante de la psychopathologie et une pratique toujours active afin de pouvoir proposer une analyse psychologique fine et pertinente, dépassant le simple relevé de symptômes, prenant en compte toute la dynamique psychique de l’étudiant et de son environnement, que ce soit lors des échanges avec les équipes enseignantes et administratives, ou lors de la rencontre avec l’étudiant.

La présence d’un soignant au sein même de la structure universitaire permet de proposer aux étudiants une expérience de mobilisation psychique ou une première marche facile d’accès vers un parcours de soins, mais aussi la création d’une sorte de compagnonnage permettant un travail commun respectant la position de l’autre au bénéfice de l’étudiant.

Par exemple, l’enseignant rencontrant un élève en difficulté pourra, grâce à l’expérience acquise lors des échanges réguliers avec le service social, le psychologue ou psychiatre de l’établissement, travailler l’adressage de l’étudiant au maillon suivant de la chaine d’aide.

Chaque professionnel de l’université en contact avec l’étudiant peut devenir un point d’entrée dans le parcours d’aide, d’accompagnement ou de soins.

Dans le cadre des troubles psychiatriques émergents, la facilitation d’une prise en charge précoce permet, dans une certaine mesure, de réduire les conséquences de la maladie, en particulier l’installation dans la chronicité et la désinsertion socio-professionnelle.

Il ne s’agit pas de proposer des soins classiques, psychothérapeutiques ou psychiatriques au sein de la structure universitaire, même si, parfois, l’accompagnement peut durer de nombreux mois. Ce dispositif ne devra pas être basé sur l’idée que quelques consultations d’évaluation suffiraient à faire un « repérage », un diagnostic, afin d’effectuer une orientation vers les soins, et donc de limiter en nombre les possibilités de recevoir les étudiants.

Il s’agit pour nous d’une véritable démarche de soins, au sens du « care » par opposition au « cure » (entendu comme traitement d’une pathologie constituée), d’un accompagnement afin de prendre soin. Il s’agit pour les soignants d’être au bon endroit au bon moment pour un individu et de permettre à l’étudiant de modifier sa trajectoire de vie pour éviter l’écueil de l’aggravation des troubles psychiques. En cela, l’étudiant est particulièrement fragilisé par rapport à d’autres populations, car il dispose d’assez peu de temps pour éviter les conséquences universitaires d’une difficulté psychologique transitoire. Il s’agit de prendre en compte à la fois le devenir psychique et l’avenir socioprofessionnel de l’étudiant. Il ne s’agit pas forcément de l’aider à réussir dans la voie dans laquelle il est déjà engagé, mais de lui permettre de réaménager ses investissements psychiques afin qu’il puisse dessiner sa propre trajectoire.

En particulier, une attention accrue peut être portée aux moments de transition, qui sont souvent des éléments de fragilisation pour l’étudiant, grâce au travail de compagnonnage du psychologue ou psychiatre intégré à la structure universitaire. Ces périodes de transition sont à la fois communes à toutes les structures comme le début des études, leur fin avec le passage à la vie active, mais peuvent être aussi spécifiques à une filière particulière, comme le passage de l’agrégation pour les élèves de certaines grandes écoles, la période de la thèse pour d’autres, la sélection en Master pour certains, l’externat ou l’internat pour les étudiants en médecine, le « service militaire » pour les polytechniciens …

Les identités scolaires et personnelles sont entremêlées à cette période de la vie, l’accompagnement psychique ou premier soin permet bien souvent la reprise des capacités cognitives, et surtout la capacité de se penser soi-même. Le psychologue ou le psychiatre en position d’accompagnement peut commencer à accompagner le mouvement de désidéalisation et un deuil des études afin d’éviter le deuil de soi-même. Le psychiatre ou psychologue expérimenté sera attentif, non pas uniquement aux symptômes, mais aussi à la structuration ou évolution vers un handicap réversible ou non. En évitant la réponse unique, stéréotypée, symptomatique, il pourra proposer à l’étudiant présentant un moment de déstructuration, un parcours de soin et un parcours d’étude permettant de préserver à la fois l’identité personnelle et l’identité scolaire de celui-ci, aussi grâce aux liens avec les autres maillons de la chaîne d’aide.

Fonctionnement des PPOP

Nos Pôles de Prévention et d’Orientation Psychologique sont animés par des psychiatres insérés au sein des structures universitaires concernées. Un long travail d’accordage avec les équipes de la scolarité et les enseignants, mais aussi directement auprès des étudiants, permet d’optimiser l’adressage à la consultation de prévention.

Beaucoup de situations ne nécessitent qu’un faible nombre de consultations (1 à 3), mais d’autres ouvrent vers des suivis de prévention durant plusieurs années. Une sorte d’accompagnement de l’étudiant dans sa construction psychique peut s’opérer en complément des accompagnements pédagogiques, éducatifs et sociaux, les accompagnements s’accordant tout en gardant leurs spécificités. De plus, l’accompagnement psychologique peut être une interface entre les soins externes, quand ils sont nécessaires, et les autres accompagnements.

Il nous semble indispensable que ces dispositifs soient portés par une structure de soins, pour éviter l’isolement du psychiatre ou psychologue assurant ce travail. Par ailleurs, ce professionnel doit être localisé au sein même de la structure universitaire. Dans ce modèle, c’est aux psychologues et psychiatres de se déplacer pour « aller vers » les étudiants.

Clinique de l’étudiant en filière sélective

Autonomisation, Individuation, Relation au cadre et aux adultes

La confrontation avec l’autonomie, alors que l’individuation et la subjectivation peinent à se mettre en place du fait même de la temporalité singulière des études, est brutale pour les étudiants des grandes écoles et en médecine. Ils passent du cadre contraignant de la PACES ou de la classe préparatoire au cadre plus souple de l’école ou de la deuxième année de médecine. En préparant leur concours d’entrée, ils ont un emploi du temps précis et minuté, une obligation de travailler sans cesse, une attention permanente des adultes sur leur « hygiène » de vie, même intime. Ils ne manquent pas de conseils sur l’organisation de leur vie, sur leur sommeil, leur alimentation, leurs activités extra-scolaires à bannir ou à conserver selon certains, et même sur leur vie amicale et amoureuse, source potentielle de « dispersion ».

Certains élèves décrivent même ce premier contact avec les études comme une période formatant leur temps, leur vie et même leur pensée, dans le seul but de la réussite au concours et non pas comme un processus d’apprentissage satisfaisant leur curiosité dans une temporalité qui permettrait quelques périodes de contemplativité. Souvent, tout est organisé comme si l’étudiant, ses parents, ses professeurs et parfois certains médecins « traitants » formaient une seule équipe dédiée à la réussite du concours.

Lorsque le concours est obtenu, le cadre est totalement différent, les professeurs, passé le moment des félicitations, disparaissent du paysage. Ils ont réussi, n’ont plus rien à apporter à l’élève et peut être même sont-ils quelque peu soulagés de passer le relais. Les parents aussi ont terminé leur travail, ils ont accompagné leur enfant jusqu’à la prestigieuse école ou la faculté de médecine et sont certains que celui-ci ne peut avoir qu’une trajectoire parfaite, ils ne se soucient plus de son avenir et lui font souvent savoir.

Beaucoup d’étudiants vivent cette période avec un sentiment d’abandon qui, s’il s’ajoute au sentiment de vide lié aux renoncements consentis et aux difficultés de choix, aggrave de manière importante leur souffrance.

Ce besoin de cadre et de compagnonnage pourra se reporter sur l’institution universitaire, et un transfert plutôt maternel s’opère souvent, en particulier lorsque l’étudiant est accueilli dans une structure avec peu d’effectif et une identité forte comme le sont les grandes écoles en France (École Normale Supérieure (ENS), École Polytechnique (Polytechnique), École des Hautes Études Commerciales (HEC), …), où existe une « camaraderie » de ceux qui ont fait « le parcours du combattant » et font partie d’une même promotion au sein d’une élite, « ceux qui se choisissent ou sont choisis »

Louis Althusser en a témoigné dans son autobiographie « L’avenir dure longtemps » (1992, p. 155), décrivant l’ENS, il écrit : « Un véritable cocon maternel, le lieu où j’étais au chaud et chez moi, protégé du dehors, que je n’avais pas besoin de quitter pour voir les gens car ils y passaient ou y venaient, surtout quand je devins connu; bref, le substitut lui aussi d’un milieu maternel, du liquide amniotique ».

Cette tendance régressive génératrice d’une néo-dépendance va permettre à certains de rejouer avec l’institution universitaire une partie des aléas et avatars de leur relation adolescente à leurs parents. La dépendance et la conflictualité qui en découlent à nouveau dans l’après-coup d’un passé qui se répète… dans un futur antérieur, peuvent être particulièrement exacerbées. Ce qui se joue ainsi permet souvent à l’étudiant de parachever les réaménagements de l’adolescence, de se défaire, parfaire ou refaire.

Souvent, la réalité de l’institution universitaire est décevante pour ceux qui, l’ayant trop idéalisée, en attendent trop. L’espoir d’y trouver un sein maternel bon et nourricier ne peut qu’être déçu et en découle, pour certains, une phase douloureuse de désillusion.

En miroir, certains étudiants se sentent envahis par un sentiment d’imposture, ils n’auraient pas dû intégrer cette filière sélective, surtout au regard de certains camarades, décrits comme particulièrement brillants, qui n’ont pas réussi. La dévalorisation s’étend, ils ne sont pas dignes de cette réussite et tous les autres sont beaucoup plus intelligents qu’eux. À l’extrême, ceci peut aboutir au développement d’un sentiment de culpabilité de réussite qui s’apparente à la culpabilité du survivant.

Certaines grandes écoles disposent d’un internat où nous pouvons observer ces mouvements de régression ainsi que l’attachement fort (de l’adhésion à l’adhérence) des étudiants au cadre de vie. Dans les moments de désorganisation, l’école revêt une importance particulière, certains vont s’y enfermer, se cloîtrant dans leur chambre. Bien souvent, les passages à l’acte, tentatives de suicide ou suicides sont effectués au sein même de l’école, même pour les étudiants n’y vivant pas. Comme si ces actes s’adressaient à la communauté éducative ou faits pour protéger le giron familial.

La découverte de la « vie d’adulte », du métier

L’arrivée dans la structure universitaire après la préparation d’un concours très sélectif peut confronter l’étudiant à une « vie d’adulte » à laquelle il n’a pas été suffisamment préparé. De plus, en Médecine, lors du début de l’externat (stages en milieu hospitalier), la confrontation à la réalité de la maladie, aux angoisses de mort, à l’impuissance de la science face à la concrétisation de la finitude au lit du malade, et enfin, ne l’oublions pas, à l’excitation générée par une nouvelle proximité –promiscuité, peut déstabiliser nombre d’étudiants.

Comme Alice, que nous recevons assez tard dans son parcours, puisque nous la voyons lors de sa cinquième année de médecine alors qu’elle a 24 ans. Elle consulte pour « difficultés à gérer l’externat ». Elle explique se sentir anxieuse, hyper-émotive, en difficulté dans la confrontation avec la souffrance d’autrui et en difficulté devant la responsabilité qui incombe aux médecins.

Enfant unique d’un couple séparé assez tôt dans son enfance, elle est, avec sa mère, relativement isolée au niveau familial. Elle n’a plus de contact avec son père décrit comme souffrant d’une maladie psychiatrique très invalidante. Elle n’a jamais eu de liens avec ses grands-parents paternels, qui auraient désapprouvé l’union de ses parents et la grossesse. Ses deux grands-parents maternels sont morts bien avant sa naissance. Sa mère vit maintenant en couple depuis quatre ans. Avant l’arrivée du beau-père dans leur vie, Alice décrivait une relation quasi-fusionnelle avec sa mère.

Alice expose son parcours scolaire. Elle a redoublé la troisième année de médecine, juste avant l’externat, mais reste très motivée et brillante, car elle a validé en parallèle un master de santé publique, a suivi un Diplôme Universitaire « santé et humanité ». Elle a vécu quelques temps dans un foyer pour étudiants et occupe maintenant un appartement sur le même palier que celui de sa mère et son beau-père.

Alice a bénéficié d’un premier suivi psychologique à l’âge de 14 ans, puis d’un suivi psychiatrique depuis l’entrée au lycée, se sentant « mal dans sa peau ». Ce psychiatre la suit toujours actuellement, en ville. L’an dernier, elle a sollicité en plus l’aide ponctuelle d’un psychologue devant les difficultés qu’elle rencontrait avec le début de l’externat.

Alice expose son vécu pendant cette première année d’externat : la découverte de la relation avec les patients, l’impression de « leur faire la conversation », car il lui semble qu’ils ont besoin de parler. Ceci entrave son objectif d’apprendre à mener un interrogatoire clinique. Elle a l’impression de ne pas être à la hauteur, de ne pas avoir assez de connaissances, de ne pas réussir à réaliser un examen clinique. Elle a le sentiment d’être débordée, de ne pas avoir le temps. Elle culpabilise, s’isole des autres étudiants, arrête ses activités extra-scolaires. Elle diminue son temps de sommeil, jusqu’à quatre heures par nuit, pour étudier plus. Elle décrit l’apparition d’idées morbides, envisageant alors de se jeter par la fenêtre du service, ou de se poignarder chez elle. Elle révèle lors de la première consultation trois ébauches de geste suicidaire.

Alice évoque également l’apparition de troubles des conduites alimentaires au cours de la quatrième année de médecine, à type de boulimie sans vomissement associée à une prise de poids importante.

À l’issue de cette rencontre, Alice mentionne qu’elle a essayé de mettre en place des stratégies, plutôt comportementales, pour tenter de lutter contre la tristesse, comme faire du sport, prendre des bains, voir des amis, chanter, regarder des vidéos d’animaux ou d’enfants qui jouent, précise-t-elle, lire des romans ou de la poésie. On évoque les passages à l’acte suicidaire qu’elle n’avait pas identifiés comme tels.

Dès la deuxième rencontre, Alice aborde son questionnement autour de la relation médecin-malade, et plus précisément autour de la juste distance. Cette « maladie » de son empathie est évidemment à relier aux relations décousues avec son père souffrant. Elle raconte le plaisir qu’elle a dans le lien avec les patients, qu’elle met en balance avec le sentiment de ne pas être à la hauteur, à la fois en terme de connaissances théoriques et en terme de « savoir-être médecin ». L’idéal du moi marqué par l’absence du père se montre plus exigeant, tyrannique et cruel que son enveloppe sur-moïque.

Elle rapporte plusieurs épisodes où elle s’est retrouvée « tétanisée comme un lapin dans des phares » dans des situations d’urgence : lors de gardes au SAMU auxquelles elle a fini par renoncer, ou au bloc opératoire lorsqu’on lui demandait de réaliser un geste. Elle s’accuse d’erreur médicale. Elle se sent paralysée par le sentiment d’avoir la vie d’autrui entre ses mains, paralysée à l’idée d’être dangereuse. Elle effectue des liens avec des épisodes de sa vie personnelle (appel du SAMU alors que sa mère venait de perdre connaissance, mais n’évoque pas les potentialités suicidaires du père). Les épisodes d’hyperphagie s’estompent en parallèle.

Au bout de quelques consultations, Alice s’autorise à élaborer les ressentis qu’elle peut avoir à l’égard des patients ou des différents membres de l’équipe médicale. Elle s’autorise à ressentir de la colère, à la comprendre et à « faire avec ». Colère envers une patiente qui l’a insultée dans un moment de douleur physique et d’angoisse. Colère envers un interne de gynécologie qui aurait exprimé un jugement moralisateur envers une patiente.

Moins tétanisée de mal faire, de mal être, elle s’autorise plus de spontanéité, à composer avec sa personnalité et l’image attendue d’un médecin. Elle observe les attitudes et les contre-attitudes des internes, des médecins qui l’entourent, dans un jeu d’identification croisé tantôt au patient, tantôt au médecin, qu’elle verbalise et questionne en entretien.

Alors qu’elle avait l’impression de susciter l’agacement de ses responsables, elle arrive à reprendre confiance en elle, en ses compétences. Elle acquiert le raisonnement et la démarche médicaux tout en ayant un regard plus affûté car plus mature, sur les relations qui se jouent à l’hôpital. Sa transformation et l’acquisition d’un savoir-être médecin « adulte » a pu être soutenu et advenir grâce à ces quelques consultations in-situ en parallèle d’un suivi extérieur bien mené.

Question du choix et du désir

Pour de nombreux élèves des grandes écoles en France, la question du choix de leur orientation ne s’est jamais posée. Brillantissimes au collège puis au lycée, il a semblé naturel à tout le monde, eux y compris, que la classe préparatoire aux grandes écoles était ce qu’ils devaient faire. Pris dans leur statut de bon élève, très gratifiant pour les enseignants, les parents et les grands-parents, ils persistent et signent sur leur lancée, travaillant d’arrache-pied pour continuer à distribuer des gratifications, et réussissent leur concours, sans forcément comprendre la fonction du « fétiche » qu’ils remplissent, extension narcissique des proches presque aussi superficielle parfois que celle du « bouc émissaire ». L’un est mis en arrière, l’autre en avant… les deux à l’écart.

Tout au long de ce parcours, la promesse leur est faite qu’ils pourront ensuite choisir et faire ce qu’ils veulent (c’est-à-dire en dehors du choix des parents), surtout s’ils intègrent une grande école. Et effectivement, c’est le cas. À l’arrivée, tous les possibles sont ouverts, ils sont choyés et, enfin, leur est posé la question de leurs intérêts personnels.

Mais ces propositions, ce cadre « idéal », stimulant leur désir de connaissance et pour certains leur pulsion épistémophilique, soit leur curiosité infantile, met nombre d’élèves dans un grand embarras. Soit, toujours intéressés par de multiples domaines, ils sont contraints d'en abandonner certains et d'opérer un deuil de certains investissements. Soit ils réalisent brutalement qu’ils n’ont jamais vraiment pensé à ce qui les intéresse en dehors du plaisir de travailler pour l’adulte et pour eux-mêmes. Soit encore, et c’est tout particulièrement le cas des étudiants en médecine, ils comprennent après-coup l’intérêt majeur si ce n’est vital qu’ils avaient enfant pour les recoins et orifices du corps, les méandres de l’esprit, la maitrise de la mort, les pulsions d’effraction ou l’interrogation sur d’où viennent les enfants, le besoin de réparation. Toutes données fantasmatiques obéissant à une logique inconsciente qui contamine (et fait « bugger ») la logique plus mécaniste d’accéder au prestige d’une carrière qui satisfait l’idéal parental. Le court-circuit dans l’après-coup est, dans la rencontre médecin-malade, généré par le transfert, source de trop grande empathie ou de conflit d’incertitudes et d’impossibilités de guérir, soigner ou aggraver.

Ils entament un processus d’élaboration parfois douloureux qui, s’il rencontre des difficultés ou des fragilités psychiques, peut aboutir à une désorganisation importante. L’étudiant perd alors toute capacité à étudier, obnubilé par le sentiment de vide né de la révélation d’une absence de connexion étroite entre leur moi (social) et leur soi : « le fondement de la synthèse du moi est le fond narcissique du psychisme » selon Jean Guillaumin (1997, p. 851). Sans aide et soutien psychologique, ces étudiants peuvent finir par décrocher et avoir une trajectoire brisée.

Comme Olivier, élève normalien en philosophie, qui est venu consulter au PPOP en deuxième année, très déprimé, car il venait de réaliser que ses études ne pouvaient l’amener qu’à la recherche et à l’enseignement. Né d’une mère psychologue et d’un père professeur des universités, il avait toujours beaucoup investi le travail intellectuel, sans qu’il n’y ait aucune pression (matérielle palpable) sur la réussite scolaire. Découvrant assez tôt la philosophie grâce à sa mère, il n’avait pas développé d'autres investissements et n'avait jamais pensé à ce qu’il pourrait « faire » comme métier.

Lorsque nous le rencontrons, il vient d’être confronté au premier échec de sa vie : sa petite amie l’a quitté pour un autre garçon. Jusque-là, il avait toujours tout réussi, ses études, ses relations amoureuses, n’ayant « jamais été quitté par aucune fille », dira-t-il. Orienté vers des soins et accompagné, il a pu obtenir son agrégation de philo, puis après quelques « errances » professionnelles trouvera un poste de manager dans une grande agence de publicité, abandonnant donc le professorat « comme papa ».

Un autre exemple : Arthur, élève normalien en mathématiques venu nous voir après un échec aux partiels de M1 en première année, à la fois déprimé et très angoissé par le conflit avec son père concernant cet échec. Originaire d’une petite ville de province, un père professeur de physique en classes préparatoires, une mère institutrice, il racontera qu’il n’y avait pas d’espace dans la famille pour d’autres investissements que la scolarité. Étant particulièrement doué en mathématiques, y trouvant (quand) même un peu de plaisir, il n’avait jamais questionné la trajectoire qui avait été dessinée pour lui et avec lui, c’est-à-dire intégrer une grande école pour devenir chercheur et enseignant à l’université. Il ne nous dira qu’au troisième entretien qu’il pratique assidûment la danse contemporaine. Il avait toujours suivi des cours depuis son adolescence et s’était quasiment professionnalisé au sein d’une troupe pendant ses classes préparatoires. Cette activité était qualifiée de perte de temps par le père, mais était un peu soutenue par la mère. Il n’avait pas osé s’inscrire à un cours de danse en arrivant à Paris. Cependant, il a rencontré un groupe de jeunes qui pratiquaient la danse de rue et il a passé une grande partie de son temps à danser avec eux, se mettant à se marginaliser progressivement, en rupture avec le modèle parental. Ne travaillant plus du tout, il développa un sentiment de culpabilité important et une inhibition intellectuelle majeure qui l’empêcha complètement d’étudier et même de rédiger ses copies aux partiels dont les sujets étaient très accessibles avec son niveau de préparation. Orienté vers des soins, il a fini par être en totale rupture avec sa famille et par abandonner sa scolarité. Nous avons appris plus tard, par l’analyste à qui nous l’avions adressé, qu’il avait continué à danser sans pouvoir complètement en vivre, faisait des petits boulots et allait plutôt bien.

Difficultés d’apprentissage

L’arrivée en grande école, de par l’effet de la réussite, réactive un certain nombre de questions qui peuvent mettre en péril les équilibres chèrement acquis dans l’enfance, empêcher l’utilisation pour d’autres que soi de la pulsion épistémophilique, et donc mettre l’étudiant en situation d’échec.

Apprendre, c’est accepter de manquer et de dépendre de l’autre. Penser, c’est se séparer. L’adolescent est confronté à la frustration, à la castration et à la perte du sentiment de toute puissance, d’omnipotence et d’omniscience de l’enfance. Il va devoir rivaliser avec ceux qui lui transmettent son savoir, les dépasser. Il est pris dans un paradoxe, le savoir acquis donne accès à l’autonomie, mais acquérir ce savoir l’éloigne et le sépare des êtres aimés dont il dépend, voire lui permet de prendre leur place imaginairement, mais aussi réellement pour certains étudiants qui désirent enseigner à leur tour.

Le savoir peut être vécu comme une arme de destruction du parent ou du professeur. Ce dont l’étudiant a besoin, l’école, les professeurs et les parents, est aussi ce qui menace son autonomisation. Si l’étudiant n’arrive pas à investir d’autres supports identificatoires, il risque de se retrouver bloqué et de mettre en échec ses apprentissages, une sorte de sabotage permettant de ne pas attaquer les objets d’amour.

Pour certains, apprendre, c’est aussi s’éloigner de leurs racines, de la culture familiale. Ceci peut constituer une coupure avec un sentiment de trahison. La culpabilité de dépasser les siens peut être doublée par l’étrangeté du monde nouveau dans lequel ils évoluent, qui pourrait les assimiler et les rendre étrangers à eux-mêmes, dont les parents n’ont aucune représentation et des difficultés à l’appréhender. L’étudiant se sent progressivement de plus en plus éloigné « des siens » et peut vivre très difficilement cette acculturation.

Par exemple, Pierre, un élève normalien en philosophie, trop éloigné des origines ouvrières familiales par son savoir et ses intérêts et peu intégré au milieu parisien, car ne disposant pas des codes et des enjeux sociaux nécessaires, se retrouve brutalement dans un entre-deux avec un sentiment d’étrangeté qui le dévaste. Tout son parcours avant la grande école est parsemé de rencontres avec des professeurs séduits par la vivacité de son esprit, qui se sont toujours beaucoup investis dans la relation et les échanges intellectuels avec lui. Il réalise douloureusement qu’il a « dépassé » ses anciens « modèles », lorsque de retour chez ses parents, il est allé rendre visite à son professeur de philo de terminale et a été très déçu du « niveau des échanges » qu’ils ont eus. De plus, à Paris, il se sent considéré comme un élève parmi les autres sans pouvoir se lier à ses professeurs, et se plaint de ne pas avoir assez d’échanges privilégiés avec eux.

Il s’apparente à un migrant culturel entre deux parentés, qui ne retrouverait ni dans son milieu d’origine, ni dans son nouveau milieu, le sentiment d’appartenance à une communauté. De plus, il a le sentiment que sa réussite n’est pas valorisée par ses parents et ses amis de lycée. Ils le questionnent essentiellement sur le métier qu’il exercera et surtout le pressent « à le trouver rapidement » pour ne pas faire éternellement des études. En particulier, ils ne voient pas de meilleure réussite que de revenir dans leur région pour enseigner en collège ou lycée.

Incapable de trouver de nouveaux supports identificatoires, incapable de se nourrir de ce que l’école peut apporter, refusant tous les savoirs qui lui ont couté ses relations antérieures, il gèle tout. Très revendiquant envers l’école qui, dit-il, ne lui donne pas assez, ne le soutient pas assez, il s’agrippe à ses murs pour ne pas sombrer, il s’isole et s’enferme dans sa chambre, passant son temps à visionner des séries en boucle. Il présentait une symptomatologie très inquiétante avec des éléments persécutifs. La prise en charge fut difficile et longue, mais Pierre a pu se dégager de ses difficultés et construire sa propre trajectoire, réussissant brillamment le concours de l’Agrégation et s’orientant vers une carrière de chercheur.

Troubles psychiatriques

L’âge des étudiants correspond à la période pendant laquelle peuvent apparaître des troubles psychiatriques beaucoup plus importants, et nous sommes souvent en première ligne lors de ces décompensations, comme pour Jacques.

Il est un élève brillant qui n’avait jamais posé aucun problème d’après ses parents qui le décrivent tout de même comme très réservé et un peu dans son monde pendant son adolescence. Son parcours a tout d’une trajectoire idéale, une famille issue de la classe moyenne, des parents professeurs en collège connaissant bien les parcours scolaires. Ses deux premières années d’études se passent sans encombre, il réussit ses examens brillamment.

Au début de sa troisième année, nous sommes alertés par ses camarades qui ne l’ont pas vu à la rentrée et auxquels il n’a pas répondu de tout l’été. Ceux-ci ne connaissant pas les parents de Jacques et n’ont pas osé les appeler. Nous leur conseillons de le faire, ils apprennent qu’il a été déprimé pendant l’été et qu’il est censé être retourné à l’école. La mère s’inquiète à son tour, car elle n’a pas eu de nouvelles depuis plus de trois semaines au moment où les camarades l’ont jointe. Elle nous appelle et nous raconte l’été de Jacques, pendant lequel il s’est replié chez ses parents, refusant tout contact avec l’extérieur. La mère n’avait pas été trop alertée par ce comportement, car cela lui était déjà arrivé certains étés lorsqu’il était adolescent. Elle fut rassurée de le voir préparer sa rentrée et revenir à l’école.

Avec ces éléments, du fait qu’il soit logé à l’internat de l’école, nous sommes allés voir s’il était présent dans sa chambre, personne ne répondant, nous avons fait ouvrir la porte et nous l’avons trouvé prostré sur son lit. Il accepta progressivement de nous parler et il s’avéra être dans un état délirant aigu avec de nombreuses hallucinations auditives et visuelles. Plus tard, il nous dira que les idées délirantes et les hallucinations étaient présentes depuis sa première année de classes préparatoires aux grandes écoles avec une intensité moindre. Il n’avait jamais osé en parler de peur d’être renvoyé, de plus cela n’entravait pas sa scolarité. L’école représentait pour lui le lieu le plus rassurant et où les hallucinations étaient le moins envahissantes, c’est la raison pour laquelle il avait été très heureux à la fin de l’été de pouvoir y revenir. Malheureusement, les hallucinations n’avaient pas diminué et il s’était enfermé dans sa chambre dès son arrivée et n’en était quasiment pas ressorti.

L’évolution ne fut pas favorable et nous l’avons accompagné en collaboration avec le service de psychiatrie qui l’a pris en charge, vers une reconversion professionnelle et un statut de travailleur handicapé.

Conclusion

Si les professionnels du soin et les décideurs ne tiennent pas compte des spécificités de la rencontre de l’étudiant avec le milieu universitaire, celle-ci variant dans chaque faculté ou grande école en intégrant le psychiatre ou psychologue à leur structure pour effectuer un travail de prévention secondaire, ils se privent de la possibilité d’une mobilisation psychique précoce qui permettrait un réaménagement s’avèrant parfois très spectaculaire dans notre expérience. En effet, certaines expressions symptomatiques qui auraient pu évoquer une désorganisation psychique liée à une entrée dans une pathologie psychiatrique peuvent, dans certaines conditions, évoluer tout à fait favorablement.

L’étudiant est particulièrement fragilisé par rapport aux autres populations, car il ne dispose que de peu de temps pour éviter les conséquences universitaires d’une difficulté psychologique transitoire. Il s’agit de prendre en compte à la fois le devenir psychique et l’avenir socioprofessionnel de l’étudiant. Il ne s’agit pas forcément de l’aider à réussir dans la voie dans laquelle il s’est engagé, mais de lui permettre de réaménager ses investissements psychiques afin qu’il puisse dessiner sa propre trajectoire.

Ce contact au plus près des étudiants permet au psychiatre d’être le témoin privilégié de la dimension maturative de certaines crises, qu’il nous semble essentiel de ne pas psychiatriser et, dans le même temps, de pouvoir orienter vers les soins psychiatriques les étudiants qui en auraient besoin. De même, cette proximité permet aussi d’accompagner l’étudiant dans ses choix universitaires et de permettre à ceux chez qui serait très délétère le maintien dans une situation morbide sous prétexte de « finir un cursus », de se dégager.

Le travail du psychiatre dans une consultation de prévention secondaire auprès des étudiants est particulièrement gratifiant, tant percevoir que les interventions précoces puissent avoir un impact majeur sur leurs trajectoires est toujours impressionnant.

En ce qui concerne la place du psychiatre ou psychologue en grande école ou à l’université, il existe certains écueils. La population accueillie peut exercer sur lui, comme elle le fait sur n’importe qui, une véritable fascination, peut provoquer de l’envie et, du fait de sa position, le renforcement du voyeurisme. Il peut être très sollicité, en particulier à l’intérieur de la structure universitaire, pour livrer une partie de ce qu’il observe, voire être mal accepté car détenteur d’un savoir intime dérangeant, comme un médecin du travail en entreprise ou un médecin militaire à l’armée.

Il s’agit d’un exercice d’équilibriste pour garder cette place particulière, entre les élèves et l’école ou l’université, entre l’intérieur et l’extérieur, entre le soin et l’accompagnement et pour que ses interventions auprès des étudiants, comme auprès des enseignants et de l’administration, puissent continuer à être opérantes.