Corps de l’article

1. Introduction

Dans cet article, je propose d’identifier deux traits morphosyntaxiques, celui de personne [pers] et celui de Cas structural [cas]. Cette proposition implique que toute hiérarchie postulée à l’égard de ces traits doit être reconsidérée en termes de leur identité. Notons qu’une hiérarchie peut se manifester dans une relation paradigmatique et syntagmatique. Le premier type de relation s’établit entre les traits d’un seul noeud terminal (tête), alors que le second type de relation implique une interaction entre les traits sous-spécifiant deux têtes différentes. Cet article est centré essentiellement sur le dernier type de relation»[1]. Comme point de départ, je prends un exemple d’une relation syntagmatique entre les traits, notamment l’accord à distance, ou l’Accord («Agree») tout court, proposé par Chomsky 2000, 2001. Après le résumé des prémisses théoriques que Chomsky adopte à l’égard de cette relation (section 1.1), je propose une modification qui découle de l’identification de [cas] et de [pers] (section 1.2). Dans les sections suivant l’introduction, j’argumente que la paramétrisation minimale du trait [pers] en termes de force dérive certaines différences syntaxiques et morphologiques entre les langues comme le français, l’anglais, l’italien, l’espagnol et le russe. Plus précisément, je propose la paramétrisation suivante du trait [pers] : 1° [pers] attire un syntagme nominal en déclenchant son déplacement («pied-piping») (anglais, français); 2° [pers] n’attire que les traits ϕ (italien, espagnol); 3° [pers] n’attire rien et déclenche l’accord à distance (russe). Plus généralement, je défends l’idée que le mouvement des traits de Chomsky 1995 et l’Accord de Chomsky 2000, 2001 ne doivent pas nécessairement s’exclure du point de vue empirique, mis à part des considérations conceptuelles. Au fur et à mesure du développement du minimalisme, l’Accord a remplacé le mouvement des traits comme opération/relation plus primitive. Je propose ici que les deux soient considérés comme des réalisations spécifiques d’une relation universelle établie entre le trait [pers] d’une catégorie fonctionnelle et les traits ϕ d’un syntagme nominal c-commandé.

1.1 Accord à distance

Selon Chomsky 2000, la relation d’Accord est déclenchée par le faisceau de traits ϕ non interprétables[2] qui ciblent les traits ϕ interprétables d’un déterminant (D) ou du syntagme qu’il forme avec un nom (SD). En plus, cette relation ne peut avoir lieu que si le SD ciblé a le trait de [cas] non interprétable ou non validé (voir la note 2). En prenant T(emps) et le petit v(erbe) (causatif) comme deux têtes contenant des traits ϕ non interprétables, je schématise la relation d’Accord en (1) où les traits non interprétables sont en italique.

La relation illustrée en (1) s’établit sous la condition stricte de localité; c’est-à-dire que cette relation ne peut pas exister entre T/v et le SD1, car le SD2 est plus proche dans le domaine de c-commande de T/v, soit tout ce qui est dominé par la branche adjacente de T/v. À part la condition de localité, l’Accord s’établit sous la condition d’identité («matching») des traits (Chomsky 2000 : 122). Cela implique que les traits ϕ de T/v ne peuvent pas être validés, disons, par un trait sémantique, mais ils doivent chercher un faisceau de traits identiques. Finalement, T/v et le SD2 en (1) doivent être actifs pour que l’Accord soit déclenché (Chomsky 2000 : 123). Plus précisément, les deux doivent avoir des traits non validés. Comme je viens de le mentionner, le trait non interprétable d’un SD est le trait [cas] qui est ajouté à la sous-spécification d’un SD lorsque celui-ci est sélectionné à partir du lexique (Chomsky 1995 : 237). Si le trait [cas] d’un SD ou les traits ϕ de T/v ont déjà reçu une valeur, ils ne sont plus actifs pour l’Accord.

Il est important de noter que dans ce système, le trait [cas] a un statut particulier. D’une part, il est non interprétable; d’autre part, il est validé/vérifié sans être identifié avec un trait de T/v. Cette idée est exprimée clairement dans la citation suivante de Chomsky 2001 : 6 (l’italique est de moi) : «[...] Structural Case is not a feature of the probes (T, v), but it is assigned a value under agreement [...] : nominative for T, accusative for v [...]. Case itself is not matched, but deletes under matching of ϕ-features.» Cela implique que le [cas] est plutôt un trait «parasite» qui ne déclenche jamais une relation de vérification, mais qui «profite» de celle-ci pour recevoir une valeur morphologique. La question qui s’ensuit est de savoir pourquoi c’est le [cas] qui est subordonné à la fonction des traits ϕ de déclencher l’Accord et non l’inverse. Autrement dit, pourquoi avons-nous (1) et non pas (2), par exemple, où [cas] est le trait interprétable de T/v, et [cas] est le trait non interprétable d’un SD[3]?

1.2 Proposition

Supposons maintenant que T et v n’entrent en syntaxe qu’avec un seul trait ϕ, notamment celui de [pers] (hypothèse nulle). En d’autres termes, les catégories T et v sont deux centres de la déicticité personnelle (point de vue) non spécifiée qui doit être validée lors de la computation syntaxique. En m’en tenant au cas le plus simple, je présume que la syntaxe opère avec le trait [pers] le moins marqué (correspondant à la troisième personne des pronoms personnels). La première et la deuxième personnes sont des valeurs assignées à [pers] dans un acte communicatif. Si [pers] est dépourvu de ces valeurs, et s’il n’est pas appuyé par d’autres traits ϕ, comme genre et nombre, ce trait est insuffisant en soi pour établir une référence dans le monde réel. Dans ce sens, on peut comparer le trait [pers] avec le noeud RE («Referring Expression») nu dans une géométrie des traits morphosyntaxiques comme celle de Harley et Ritter 2002 : 486[4]. Pour fonctionner comme un déictique, ce noeud a besoin d’une sous-spécification supplémentaire incluant d’autres noeuds comme participant, individualisation, etc. C’est à la morphosyntaxe d’enrichir [pers] de T/v. En termes minimalistes, le processus d’enrichissement de [pers] est appelé «vérification», alors que [pers] est un trait «non interprétable». D’autre part, le trait [pers] d’un SD est toujours interprétable, car il est appuyé par les spécifications en genre et/ou en nombre ainsi que par des traits sémantiques assignés intrinsèquement dans le lexique. Ceci dit, les catégories T et v doivent établir la relation (3) avec le SD le plus proche dans le domaine de c-commande. Cette relation, étiquetée comme «chaîne» (à ne pas confondre avec les chaînes créées par un mouvement), est présumée universelle, alors que la vérification de [pers] est sujette à la paramétrisation de ce trait en force d’attraction.

Le fait que dans certaines langues, la relation (3) est morphologiquement plus marquée que dans d’autres est due à trois possibilités logiques d’enrichir [pers] en (3) : 1° par attraction de SD2; 2° par attraction des traits ϕ de SD2, ou 3° par accord (il n’y a pas de mouvement)[5]. Dans la section 2, je motive cette tripartition en comparant le français, l’anglais, l’italien, l’espagnol et le russe par rapport à l’accord entre le verbe et l’argument postverbal. Je défends que les différences syntaxiques entre ces langues impliquent les différences morphologiques, telles que le marquage casuel, la morphologie verbale riche et l’ordre des clitiques de la troisième personne. Les différences de cliticisation sont discutées dans la section 3, qui va aussi toucher à la question de la forme des clitiques; notamment, il s’agit du phénomène du se «opaque» en espagnol.

2. Paramétrisation tripartite

Si nous classons les langues comme le français, l’anglais, l’italien, l’espagnol et le russe selon les propriétés (4), nous obtiendrons des groupes qui se chevauchent.

D’une part, la propriété (4a) réunit l’italien, l’espagnol et le russe dans une classe qui s’oppose au français et à l’anglais (voire le tableau 1). D’autre part, la propriété (4b) distingue nettement soit le russe, s’il s’agit de la marque phonétique du Cas (morphologie casuelle), soit l’italien et l’espagnol, s’il s’agit de la morphologie dans la flexion verbale (mis à part une différentiation encore plus fine, comme la différence entre l’anglais et le français par rapport à la morphologie flexionnelle qui est «responsable» du mouvement de verbe).

Tableau 1

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En guise d’illustration de la propriété (4a), je considèrerai les constructions à sujet d’expérience datif dans une position préverbale et l’argument nominatif laissé dans la position de base (section 2.1). Après une démonstration des trois paramètres du trait [pers] (section 2.2), je discute l’accord dans les constructions explétives en anglais tout en les comparant avec celles du français (section 2.3).

2.1 Inversion du sujet d’expérience datif

Comme il est montré dans les exemples ci-dessous, l’italien (5a), l’espagnol (5b) et le russe (5c) permettent l’inversion de ce sujet alors que la lecture de ces phrases reste neutre[7].

L’inversion du sujet d’expérience est beaucoup plus marquée en anglais (6a) et en français (6b) :

Une des raisons de l’agrammaticalité de (6a) est la morphologie apparemment faible de l’anglais, qui ne permet pas de récupérer les fonctions grammaticales des arguments dans la structure de surface. Bien que la construction en (6b) ne soit pas parfaite sous une lecture neutre, sa perception peut être améliorée si on fait une pause après le datif tout en mettant l’accent d’insistance sur le verbe par la suite. L’interprétation des arguments en (6b) est facilitée par la présence de la préposition à sélectionnée par le verbe. Belletti et Rizzi 1988 : 336, par exemple, proposent l’analyse suivante des constructions du type (5a) en italien. Ils suggèrent que la préposition a en (5a) est le marqueur du datif inhérent assigné par le verbe en structure profonde. Ce marqueur, inséré en structure de surface, gouverne le nom et assure la réalisation du Cas sur le sujet d’expérience dans toute position syntaxique même si elle n’est pas gouvernée par le verbe. Par conséquent, ce sujet peut se retrouver avant ou après le verbe. Pour expliquer la marginalité de l’inversion dans les langues comme l’anglais et le français, Belletti et Rizzi 1988 : note 33 recourent au paramètre du sujet nul en supposant que dans les langues qui ont un réglage positif pour ce paramètre, le noeud Infl est capable d’assigner le Cas nominatif à sa droite[8]. Dans les langues qui ont un réglage négatif de ce paramètre, le Cas nominatif doit être assigné à gauche, c’est-à-dire dans la relation Spec-tête. Cependant, cette explication ne convient pas au russe, qui se comporte plutôt comme l’anglais et le français à l’égard de l’expression phonétique des sujets thématiques (Franks 1990 : 4). Par exemple, l’usage d’un pronom nul (pro) est agrammatical dans les propositions indépendantes ci-dessous :

Bien que le russe soit différent de l’espagnol et de l’italien par rapport au paramètre du sujet nul, l’assignation du Cas nominatif à droite est tout de même permise dans cette langue. Ce fait amène à la supposition que l’assignation du Cas nominatif est sujette à un paramètre encore plus général que celui du sujet nul. Dans un cadre théorique comme celui de Chomsky 1995, le contraste entre (5) et (6) peut être attribué à la spécification de force du Cas nominatif [9]. En posant qu’il est fort en français et anglais, nous impliquons qu’un SD doit se déplacer en position de vérification du Cas nominatif ([Spec, ST] ou [Spec, SAgrS]) pour éliminer ce trait avant que la structure ne soit envoyée en Forme Logique (FL). Si ce trait est faible (la propriété non marquée d’un trait), il n’est pas nécessaire de déplacer tout le syntagme, et l’opération de vérification peut être exécutée par le seul déplacement furtif d’un faisceau de traits. Cependant, cette stipulation est problématique à l’égard du paramètre du sujet nul. Si nous posons qu’un faisceau de traits peut vérifier le Cas nominatif en FL, pourquoi l’expression du sujet est-elle obligatoire en (7)?

Pour conclure, la paramétrisation binaire ne semble pas être suffisante pour différencier les langues en question par rapport à une propriété comme l’assignation du Cas nominatif à droite. D’une part, il y a des langues qui ont le réglage négatif par rapport au paramètre du sujet nul, mais qui permettent l’assignation du Cas nominatif à droite. Ce type de langues (p. ex. le russe) est caractérisé par une morphologie casuelle riche, alors que la morphologie de la flexion verbale est relativement pauvre (d’où l’impossibilité de pro en (7)). D’autre part, il y a des langues (l’espagnol et l’italien) où le paramètre du sujet nul a une valeur positive (la morphologie flexionnelle est suffisamment riche pour détecter un argument dans la position de sujet) et qui permettent l’assignation du Cas nominatif à droite. Finalement, des langues comme le français et l’anglais ne permettent ni les sujets nuls, ni l’assignation du Cas nominatif à droite (sauf les constructions explétives (voir la section 2.3). Maintenant je vais montrer comment cette tripartition pourrait être décrite dans un système où le Cas nominatif n’est pas considéré comme un trait primitif.

2.2 Accord ou attraction

Rappelons que selon mes prémisses, les catégories T et v (associées aux Cas nominatif et accusatif respectivement) ont un seul trait ϕ, notamment [pers], qui «cherche» le faisceau de traits ϕ le plus proche dans le domaine de c-commande. Par conséquent, une sorte de chaîne (dans le sens purement représentationnel) lie T/v avec un SD, siège de traits ϕ.

Je présume que la relation syntaxique schématisée en (8) (une variante simplifiée de (3)) est universelle, mais elle peut se réaliser par accord ou attraction[10]. L’attraction, à son tour, peut être de deux types : attraction de SD ou attraction de [ϕ]. Hypothétiquement, ces possibilités dépendent de la spécification de force (voir la note 9) du trait [pers] : ou assez fort pour attirer un SD, ou trop faible pour attirer un SD mais suffisamment fort pour attirer [ϕ], ou trop faible pour toute attraction[11]. La section 2.2.1 discute la réalisation de la relation (8) par attraction. La section 2.2.2 traite de la réalisation de (8) par accord

2.2.1 Deux types d’attraction par [pers]

Pour revenir maintenant aux langues discutées ci-dessus, je suppose qu’en français et en anglais la relation (8) est réalisée par attraction de SD, ce qui crée la configuration (9a). La relation entre [pers] et [ϕ] y est réduite à une relation locale entre la tête et son spécificateur. Cette réalisation est la plus marquée du point de vue syntaxique, mais elle est la moins marquée du point de vue morphologique.

En espagnol et en italien, la relation (8) est réalisée par l’attraction de [ϕ] vers T/v, comme il est représenté en (9b). Dans ce cas, on s’attend à ce que le verbe ait une expression relativement riche en traits ϕ dans le domaine de T (flexion) et dans le domaine de v (cliticisation; voir la section 3). La constellation des traits ϕ en T reçoit un marquage «excessif» en Forme Phonétique (FP), ce qui pourrait expliquer pourquoi la flexion verbale en italien et espagnol est plus marquée qu’en français. Le marquage des traits ϕ en T permet d’omettre un pronom personnel dans la position de sujet sans perdre l’information morphologique pertinente, d’où le réglage positif pour le paramètre du sujet nul.

Pour voir la différence entre (9a) et (9b) dans le domaine de T, comparons le français avec l’italien à l’égard de l’inversion du sujet d’expérience discutée dans la section 2.1. Récapitulons d’abord les faits en rappelant que le français permet seulement l’argument nominatif dans la position préverbale comme en (10), tandis que l’italien permet deux ordres de mots dans la même construction (voir (11), où (11b) répète (5a)). Pour les constructions (10)-(11), je propose la structure verbale (12), où l’argument nominatif est généré à la base comme un argument externe, suivant Arad 1998. Le petit v en (11) est inergatif : il introduit un argument externe sans assigner le Cas accusatif (ce v pourrait être comparé avec la catégorie de Prédication de Bowers 1993, 2002).

Quand T apparaît dans la structure, son trait [pers] cible le SD en [Spec, Sv]. En français, ce trait étant plus fort qu’en italien, il attire le SD en forçant son déplacement en [Spec, ST] et en dérivant la structure (13a). En italien, seulement le faisceau [ϕ] se déplace comme le montre la structure (13b).

En ce qui concerne l’ordre des mots en italien, je suggère que la possibilité d’inversion devrait être attribuée à la prédication de type catégorique («categorical predication») propre aux prédicats de niveau individuel («individual-level»)[12]. En étendant légèrement la proposition de Basilico 2003, je présume que ce type de prédication implique la topicalisation obligatoire d’un des arguments de la proposition et non seulement celle de sujet. Ainsi, si le tue idee en (13b) a le trait discursif de topique, ce SD étend la structure en montant dans la position la plus haute de la proposition, c’est-à-dire [Spec, ST]. Cependant, le même trait discursif peut aussi sous-spécifier a Gianni. Dans ce cas, c’est le SP qui doit être le plus proéminent dans la phrase (c’est-à-dire doit monter en [Spec, ST]). On obtient ainsi l’ordre des arguments inverse. Ces options n’existent pas en français, car la force de [pers] nécessite la montée en [Spec, ST] de l’élément le plus haut dans la structure. La topicalisation du SP ne peut cibler qu’une projection au-dessus de ST.

2.2.2 Accord

Comme je l’ai déjà noté, la relation (14) (répétant (8)) se réalise différemment en russe, où le trait [pers] est trop faible pour fonctionner comme attracteur. Dans ce cas, il s’agit de l’accord, qui implique un recours à des moyens purement morphologiques pour marquer la relation entre le trait [pers] et son associé.

D’une manière plus précise, il s’agit de l’insertion des morphèmes dans les noeuds terminaux d’un SD (Cas morphologiques) ou les têtes T et v. En guise d’illustration de ce troisième type de réalisation de la relation (14), prenons l’exemple du passif en russe. En (15a) je donne une proposition active ou l’objet est marqué par le morphème accusatif -a [13]. Dans la construction passive (15b), ce marqueur est absent alors que le verbe est employé avec le suffixe -n, qu’on rencontre aussi dans le paradigme des pronoms de la troisième personne présenté en (16). (Dans ces pronoms, le o- initial est une voyelle épenthétique différente du -o final dans on-o ‘cela’.) Il n’y a aucune raison pour ne pas traiter le suffixe -n en (15b) comme un marqueur de [pers][14].

Selon la théorie proposée dans cet article, le morphème casuel -a en (15a) est inséré dans la tête nominale pour marquer la relation (14) entre ses traits ϕ et le trait [pers] de v (voir (17a)). Mais il y a une autre option, celle d’insérer le marqueur de [pers] dans le petit v (voir (17b)) ce qui bloque l’apparition de -a sur le nom et dérive le passif en (15b).

Le déplacement des arguments en russe est forcé soit par EPP («Extended Projection Principle»; voir Bailyn, à paraître), soit par des facteurs discursifs comme la distribution de l’information en fonction du thème et du rhème de l’énoncé, mais jamais par le trait [pers].

Le tableau 2 ci-dessous récapitule les trois réalisations possibles de la relation entre le trait [pers] de T/v et le faisceau ϕ d’un SD c-commandé. Chacune des réalisations implique à son tour une série de propriétés, attestées en FP des langues en question. Il faut noter que le tableau 2 montre plutôt des tendances générales dans ces langues sans prendre en compte les cas exceptionnels. Un de ces cas, celui des constructions explétives en anglais et français, est discuté dans la section 2.3.

Tableau 2

*

Cependant moins libre que pour (iii).

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2.3 L’accord dans les constructions explétives (français contre anglais)

Le contraste entre le français et l’anglais à l’égard de l’accord dans les constructions explétives semble poser un problème pour la présente approche. En français, l’argument postverbal ne s’accorde pas avec le verbe précédé de il non référentiel (explétif), comme nous le voyons en (18a, b). L’accord sur le verbe est déclenché si l’explétif est absent, et que l’argument se déplace dans la position préverbale, comme en (18c).

Par contre, dans les constructions similaires en anglais, l’accord sur le verbe est déclenché même si l’argument suit le verbe précédé de l’explétif there :

L’asymétrie d’accord entre les constructions explétives en anglais et en français peut être expliquée en termes de différentes spécifications lexicales du pronom explétif employé. Selon Ndayiragije 1999, note 3, there en anglais n’a pas de spécification en Cas et en traits ϕ, et son insertion ne satisfait que EPP associé avec le trait [D] de T, dans le cadre de Chomsky 1995. Par conséquent, les traits ϕ de l’argument postverbal se déplacent furtivement (en FL) vers T, ce qui déclenche l’accord sur le verbe. D’autre part, l’explétif français il a une spécification complète en traits ϕ, ce qui lui permet de vérifier tous les traits de T. Ceci produit un accord avec l’explétif et non pas avec l’argument postverbal dont les traits ne sont plus attirés par T et donc ne se déplacent nulle part en FL. En accommodant cette analyse aux prémisses de la présente approche, je traite le il français comme un marqueur de personne inséré directement en [Spec, ST] (voir (20a)). L’insertion de il permet de valider le trait [pers] de T et bloque automatiquement sa relation avec l’argument interne qui reste in situ[15]. En anglais, there n’est pas un marqueur de personne, et son insertion ne fait que bloquer le mouvement de l’argument interne en [Spec, ST] sans empêcher la relation entre [pers] et le SD c-commandé. Cette relation est réalisée par l’accord, comme je le présente en (20b).

Un évaluateur objecte que there en anglais pourrait aussi être considéré comme un porteur du trait [pers]. Cette prémisse permettrait d’expliquer pourquoi l’effet de PCC («Person Case Constraint») (Bonet 1991, Albizu 1997, Anagnastopoulou 2003, Béjar et Rezac, sous presse) se rencontre dans les constructions explétives en anglais. Ainsi, there ne peut pas avoir un associé de la première/deuxième personne, seulement celui de la troisième personne, comme le suggère un évaluateur en proposant de considérer le paradigme suivant :

Cependant la phrase (22) est aussi mauvaise que celles en (21b, c) bien que l’associé de l’explétif y soit de la troisième personne.

Les phrases (21b, c) sont mauvaises parce que les pronoms you et I ne peuvent pas être indéfinis comme a man en (21a)[16]. En plus, il est loin d’être évident que there est sous-spécifié pour le trait [pers] comme, disons, l’explétif it, qui paraît être plus «personnel» que there. L’explication de l’agrammaticalité de (21b, c) en termes de PCC nécessite des prémisses qui n’ont pas de preuve empirique directe et n’apporte aucune contribution à l’analyse unifiée des constructions explétives en anglais.

3. Cliticisation

La paramétrisation du trait [pers] postulée en termes de force permet aussi d’expliquer certaines différences dans la cliticisation en français et celle de l’italien et de l’espagnol. Dans cette section, j’argumente que l’ordre des pronoms objets de la troisième personne DAT > ACC (section 3.1) ainsi que le se opaque espagnol (section 3.2) sont dérivés du mouvement des traits ϕ attirés par le trait [pers] de v.

3.1 Ordre des clitiques[17]

À part l’inversion du sujet d’expérience et l’assignation du nominatif à droite, discutées dans les sections 2.1 et 2.2.1, l’italien se distingue du français par l’ordre des clitiques de la troisième personne. Dans une construction dative en français, comme celle de (23a), la pronominalisation du datif et de l’accusatif produit la séquence ACC > DAT (voir (24a)), tandis que dans la même construction en italien (23b), la pronominalisation produit l’ordre DAT > ACC (voir (24b)).

Avant de montrer ce qui se passe dans ces constructions, il est nécessaire de préciser comment les arguments internes sont générés à la base dans des constructions comme (23). Je présume que (25) est la structure de base (suivant Bruening 2001 : 266). Le SP y forme une proposition réduite («small clause»).

Je propose l’analyse suivante de la pronominalisation de Jean/Gianni en (25). Supposons qu’au lieu de P, nous ayons une tête applicative (Appl)[18] qui n’est pas exprimée en FP en français et qui assigne le Cas (inhérent) nul à son complément. Comme je le présente en (26), ce Cas est réalisé comme un PRO. En conséquence de ce changement computationnel, la tête D s’affixe à v, ce qui est déclenché par le trait phonologique [affixe] qui sous-spécifie le petit v, d’une part, et la tête D, d’autre part. Puisque le complément de la tête D est phonologiquement nul, l’affixation en (26) est nécessaire pour légitimer le trait [affixe] de v et de D à la fois. Ce processus pourrait se produire à l’interface entre la syntaxe et FP au moment de l’insertion du lexique («spell-out») qui, je présume, procède cycliquement au cours de la dérivation. L’affixation en (26) est indépendante du trait [pers] de v, qui attire le SD en [Spec, SAppl].

Rappelons que l’italien se distingue du français par la force de [pers]. Dans cette langue, [pers] n’attire que le faisceau [ϕ]. La prononciation effective de ce faisceau en FP (sous la forme du clitique accusatif lo) se fait au détriment de la prononciation du SD en [Spec, SAppl], qui se réalise comme un pro. La double pronominalisation en italien a donc la structure verbale suivante :

Plus tard, v se déplace vers T, qui à son tour peut se réaliser en FP soit comme un auxiliaire, soit comme une flexion verbale. Si le noeud terminal de T est ciblé par un auxiliaire, comme en (28a), V reste in situ. Le domaine de T correspondant à l’exemple (28a) est représenté en (28b).

Si T a une réalisation flexionnelle, comme en (29a), il y a une affixation subséquente de V vers T, comme je le montre en (29b)[19].

En français, le trait [pers] déclenche le mouvement du SD entier. Cela veut dire que le SD, généré à la base en [Spec, SAppl], monte vers v en étendant la structure. Ainsi, la double pronominalisation en français est représentée par la structure (30). À première vue, cette structure semble poser le problème suivant. Si nous acceptons l’analyse du mouvement de V en français de Pollock 1989, on s’attend à ce que V monte vers T en passant par v et en laissant le en [Spec, Sv]. Il semble donc qu’il est impossible de dériver l’ordre [ST sujet le lui verbe [Sv ...]][20]. Cependant, il y a un autre moyen de dériver le même ordre. Quand T apparaît dans la structure, [D lej] s’affixe à T de la même façon que [D luii] s’affixe à v en (26). Cette affixation est suivie du mouvement de v vers T, que j’ai présumé exister aussi en italien. On obtient ainsi la structure (31)  [21].

En (31), T est ciblé par plusieurs têtes déplacées séparément l’une après l’autre. L’occurrence de ces mouvements viole apparemment le LCA («Linear Correspondence Axiom») de Kayne 1994, qui exclut l’adjonction multiple à la même tête. Cependant, un mouvement de tête multiple comme celui de (31) est conforme aux conditions de localité («Minimal Link Condition» et «Local Move»)[22], et trouve une application dans les analyses plus récentes. Collins 2002, par exemple, propose qu’un mouvement récurrent de plusieurs V vers v dérive les verbes composés («compound verbs») en Hoan, une langue moribonde parlée au Botswana. Si un mouvement multiple peut cibler v, je ne vois aucune raison pour ne pas l’admettre dans le cas de T.

Le troisième élément qui peut se déplacer vers T en (31) est V. Comme en italien, cette dislocation dépend de la réalisation morphophonologique de T. Si c’est un auxiliaire, comme en (32a), V reste in situ. T de (32a) est représenté en (32b).

Si T est réalisé comme un élément flexionnel, comme en (33a), V se rend jusqu’à T (voir (33b)).

Bref, le mouvement du verbe, la cliticisation du datif et l’affixation en général sont postulés de la même façon en italien et en français. La différence dans l’ordre des pronoms objets de la troisième personne est dérivée d’un seul trait [pers] paramétrisé en termes de force d’attraction. Bien qu’il existe plusieurs autres possibilités de concevoir la cliticisation, le mérite de l’analyse proposée est d’établir une dépendance entre l’ordre des clitiques de la troisième personne, le paramètre du sujet nul et l’assignation du Cas nominatif, qui sont tous dérivés de la force de [pers]. La conclusion qu’on pourrait en tirer, c’est que certaines propriétés morphologiques dépendent des paramètres plus généraux qui déterminent aussi les particularités de la computation syntaxique dans une langue donnée, notamment le fait que [pers] attire SD ou que [pers] attire [ϕ]. Ainsi, la présente approche fait les deux prédictions suivantes :

  1. Dans une langue qui a le réglage négatif pour le paramètre du sujet nul, et qui ne permet pas l’assignation du Cas nominatif à droite (= [pers] attire SD), les clitiques de la troisième personne forment la suite ACC > DAT et non pas DAT > ACC.

  2. Dans une langue qui a le réglage positif pour le paramètre du sujet nul (= [pers] attire [ϕ]), les clitiques de la troisième personne forment la suite DAT > ACC et non pas ACC > DAT.

3.2 Se opaque en espagnol

En espagnol, le clitique datif le devient se s’il est suivi d’un clitique accusatif de la troisième personne, comme le montre le paradigme en (34)[23].

Perlmutter 1971 a appelé ce phénomène «se opaque» («spurious se»). Les limites de cet article ne me permettent pas de faire un relevé des analyses antérieures du phénomène (Bonet 1991, 1995; Harris 1995, Grimshaw 2001 et autres). Je vais esquisser brièvement mon analyse personnelle, qui s’insère dans le cadre général de cet article.

Avant tout, il est important de constater que dans les langues romanes, les marqueurs de personne tels que m-/t-/s-, sont incompatibles avec les marqueurs -o(s)/-a(s), qui expriment les traits de genre et de nombre. Cela est montré en (35) pour l’espagnol (voir Kayne 2000 pour l’italien et le français).

En espagnol comme en italien, l’attraction du faisceau [ϕ] ainsi que l’affixation de D (datif) créent la configuration (36a) dans la tête v. Étant donné la condition de généralisation («elsewhere condition»)[24], qui s’applique au moment de l’insertion du lexique, les traits de genre et de nombre, étant plus spécifiques que [pers], sont exprimés en premier lieu par l’insertion des marqueurs -o(s)/-a(s). Mais, comme on l’a vu en (35), ces marqueurs sont incompatibles avec [pers]. Il y a deux possibilités à cette étape : 1° [pers] de v est effacé ou 2° [pers] reste toujours dans la dérivation et il est réassocié avec la tête D voisine. L’espagnol choisit la seconde stratégie, qui est illustrée en (36b). Le trait [pers] est exprimé par le marqueur s- sur la tête D du datif, ce qui produit le se opaque. En italien, il n’existe pas, car le trait [pers] est tout simplement effacé après l’insertion des marqueurs de genre et de nombre.

Cette analyse implique que dans les langues ayant le réglage négatif pour le paramètre du sujet nul, un phénomène comme se opaque ne peut pas exister[25]. Il faut aussi noter qu’aucune des analyses précédentes (préoccupées plutôt par des règles morphologiques d’une portée très locale) ne parvient à une observation semblable.

4. Conclusion

Dans cet article, j’ai proposé de modifier la relation d’Accord proposée par Chomsky 2000, en supposant que le seul trait ϕ qui déclenche une relation de vérification est le trait [pers]. J’ai distingué trois types de langues : 1° le français et l’anglais, 2° l’espagnol et l’italien, et 3° le russe. En différenciant ces langues par rapport à la morphologie verbale (flexion) et nominale (Cas morphologique) et à la possibilité d’assigner le Cas nominatif à droite, j’ai proposé de paramétriser le trait [pers] en termes de force. J’ai argumenté qu’au lieu d’une distinction binaire en fort ou faible, il est plus adéquat de supposer la distinction ternaire : 1° [pers] attire un SD; 2° [pers] n’attire qu’un faisceau de traits ϕ, et 3° [pers] ne déclenche pas d’attraction. Chacune de ces spécifications implique une réalisation particulière de la relation de vérification, soit la relation entre le trait [pers] et un SD c-commandé. Cela ne nous empêche pas de poser que la relation de vérification est invariable à travers les langues. La paramétrisation de [pers] en termes de force est un moyen assez simple d’encoder plusieurs propriétés morphologiques et syntaxiques à la fois. À la fin, j’ai montré comment cet encodage abstrait permet de dériver certaines différences dans la cliticisation entre le français, l’italien et l’espagnol.

Si l’identification du Cas structural avec le trait [pers] est vraiment une réalité linguistique inévitable, certains a priori de la grammaire universelle doivent être reconsidérés. Tout d’abord, on devrait admettre qu’une langue peut permettre le mouvement d’un faisceau de traits. C’est un des moyens d’enrichissement des traits «défectifs» qui déclenchent la création d’une structure morphologique dans une tête fonctionnelle, par laquelle une structure morphologique est associée avec une seule tête. Dans la même optique, l’approche proposée suggère que l’accord à distance n’est pas une relation universelle, mais une réalisation spécifique de la relation de vérification. Cette option est la moins marquée du point de vue syntaxique (absence de tout mouvement), mais elle est la plus marquée du point de vue morphophonologique (Cas morphologiques, explétifs, etc.). L’accord à distance pourrait être traduit en termes de création d’une structure morphologique impliquant deux têtes à la fois, soit une structure morphologique associée avec deux têtes séparées.

Finalement, l’identification de [pers] avec [cas] a certaines implications pour la théorie des phases dont la discussion est restée en marge de cet article. Chomsky 2000 a proposé que la dérivation syntaxique procède par phases afin de réduire la complexité des dérivations syntaxiques. Il identifie deux phases, notamment le syntagme du petit v et celui du complémenteur, et propose deux critères possibles d’identification : a) les phases sont convergentes (une phase est complète si elle n’a que des traits interprétables), et b) les phases sont propositionnelles (une phase est complète si tous les traits sémantiques du prédicat sont assignés à des arguments). En supposant que T n’est jamais sélectionné par un complémenteur s’il n’a pas le trait [pers], nous pouvons ajouter le troisième critère : une phase doit avoir un trait [pers] (dans T ou v) qui doit être validé au cours de la dérivation syntaxique. C’est-à-dire que chaque proposition dans une langue naturelle (à la différence des langues artificielles) doit être identifiée par rapport au sujet parlant ou, en d’autres termes, doit avoir de la déixis personnelle. Cela implique que la déixis (et surtout sa représentation mentale) joue un rôle très important dans la faculté de langage.