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On reconnaît le style (ou discours) indirect libre surtout en tant que forme particulière que prend le discours rapporté dans le texte littéraire; il est souvent comparé, sur le plan grammatical, au discours direct et au discours indirect, dont il partage certaines caractéristiques[1]. Mais il est davantage défini négativement par rapport à ces deux modes de renvoi au discours d’autrui; vu l’absence de marques caractéristiques propres, le style indirect libre a été marginalisé face aux formes claires que sont la citation par le discours direct et la subordination par le discours indirect.
Ce recueil d’articles réunis par Sylvie Mellet et Marc Vuillaume entend corriger la méconnaissance que nous avons de ce mode de rapport de parole en le plaçant d’entrée de jeu, non pas en concurrence avec les formes précédemment citées, mais dans un contexte discursif d’où il tire ses propriétés, comme nous le rappelle Vuillaume citant Authier : «[…] Le DIL apparaît, non pas comme une troisième forme grammaticale de DR, mais comme une configuration discursive particulière.» (Authier 1978 : 80, cité p. 107) Il reste à en définir les contours, ce que s’emploieront à faire les auteurs avec grand succès. Ils honoreront les buts qu’ils se sont donnés, à savoir de faire état des diverses manifestations du DIL ainsi que de ses contextes – les unes se confondant parfois avec les autres – dans une perspective pragmatique marquée de l’influence de Jacqueline Authier par les études précieuses et incontournables qu’elle a menées sur le discours rapporté[2]. Aurait-on pu souhaiter une conclusion qui eût fait le point sur les diverses contributions présentées dans le recueil, il n’en demeure pas moins que ce dernier réussit à mettre en lumière la contribution transphrastique et textuelle de certaines constructions linguistiques, tout en balisant le DIL comme objet d’étude véritablement linguistique.
Laurence Rosier invite à mettre en perspective le DIL à partir du passage du DD et du DI; plutôt que deux pôles du DR, ces formes se présenteraient en continuum, mais avec un glissement marqué vers le DD. L’exploitation dans différents types de textes de formes mixtes et l’approche énonciative de plus en plus considérée pour aborder ces phénomènes permettent un dépassement des fondements grammaticaux de ces types de DR (avec parataxe pour le DD et hypotaxe pour le DI). En effet, on ne peut mettre de côté le rôle que s’attribue le locuteur en présentant ainsi le discours d’autrui : énonciation restituée, reformulation du contenu (avec ou sans commentaires évaluatifs) ne sont là que quelques-unes des modalisations que revêt le DR. Ce que nous présente l’auteure est, en fait, un compte rendu de sa thèse, Le discours rapporté. Histoire, théories, pratiques, publiée chez Duculot en 1998; et d’ailleurs, le lecteur souhaitera sans doute s’y reporter et dépasser la présentation parfois trop synthétique livrée ici, qui laisse des questions sans réponses. Tout en relevant une tendance à faire du DD le «discours vrai», et du DI «le discours faux» sur le plan de la signification idéologique, l’article ne réussit pas à éclaircir le statut à accorder à cette dichotomie : représentations ou concepts opératoires d’analyse non exempts de réductionnisme? En revanche, des remarques fort pertinentes concernant le DIL surviennent à la fin de cette courte présentation : ce dernier favoriserait le cliché qui masque l’attribution, caractérisant ainsi une tendance moderne de l’écriture vers l’actualisation où prédomine le présent et les personnes allocutives.
De manière originale et fort intéressante, les textes grecs et latins de l’Antiquité sont convoqués dans un article signé par Michèle Biraud et Sylvie Mellet. La discussion sous-jacente des limites et caractéristiques du DIL alimente un répertoire des faits d’hétérogénéité dans les textes anciens, entendus comme la reprise d’un discours cité par un discours citant exempt de marques d’introduction ou de subordination énonciative. Couvrant des phénomènes aussi variés que le fragment cité en mention, l’îlot textuel, la reprise en écho et le DIL proprement dit – alors que les glissements d’une forme à l’autre sont inévitables – le recours au contexte seul permet de déceler de telles modalités du discours cité. C’est ainsi qu’il sera abordé tour à tour à travers l’analyse d’extraits comportant des reprises en écho, des discours s’insérant prétendument dans le monologue, et du discours rapporté au sens strict. S’inspirant de la distinction ancienne entre subjectio et aitiologie, les auteures proposent de ne retenir comme appartenant véritablement au discours indirect (dont le DIL serait un cas particulier) que les tournures d’énoncés fondées sur une distinction entre le locuteur (responsable du discours citant) et l’énonciateur cité (p. 30). Pour éclairante que puisse paraître cette contrainte à première vue, il reste à savoir ce qu’il en advient dans la réalisation des discours : les phénomènes posant problème à l’interprétation ne sont-ils pas justement ceux où des positions énonciatives sont assumées, jouées, prétendues, amalgamant des rôles énonciatifs que l’on croirait distincts ou, au contraire, les fusionnant? Et si l’aitiologie ne relève pas du DIL et n’est qu’une «simulation d’hétérogénéité énonciative» (p. 22), il convient de se demander en quoi elle est différente des pensées rapportées ou du discours fictif, ce dont peut relever la subjectio. Mais la force de cet article substantiel – qui atteint une quarantaine de pages – réside dans l’analyse de constructions linguistiques et de leur incidence énonciative. Ainsi, de l’emploi particulier de l’imparfait en grec classique, les auteures concluent qu’il mettait en évidence le rôle du locuteur, alors que l’optatif oblique servait «comme mode de translation énonciative donnant à écouter l’énonciateur premier» (p. 45). Le latin, quant à lui, élargira les fonctions de l’imparfait, lui attribuant le rôle de mettre en évidence la voix de l’énonciateur, tandis que l’intégration de ce dernier au discours du narrateur se fera plutôt par la subordination à l’infinitif et au subjonctif. Parallélisme de structures, mutation des rôles énonciatifs sont pris en compte dans cette comparaison des moyens linguistiques en grec et en latin mis en oeuvre dans les textes anciens.
Anna Jaubert souligne les frontières du DIL avec, d’une part, le discours rapporté et, d’autre part, le monologue intérieur qui mise sur l’affranchissement de la tutelle narrative. Elle démontre la gamme des replis énonciatifs qu’exploite un extrait d’Aurélia, de Nerval, parmi lesquels la pensée rapportée occupe une place de choix par l’effet de clivage qu’elle produit entre des évènements et une intériorité à retransmettre. La prise en compte du littéraire vient éclairer le flou indécidable concernant la nature plus ou moins énonciative de ce qui est rapporté et le degré d’adhésion qu’assume l’énonciateur : le point de vue omniscient gomme les contrastes, tout en exploitant les deux versants énonciatifs que sont le dire et le montrer, avec une distanciation plus ou moins appuyée. Parmi les environnements dans lesquels survient le DIL, l’auteure s’attarde à ceux qui le placent d’emblée dans une perspective discursive (c’est-à-dire où il est question de faits de parole), développant ainsi des attentes chez le lecteur qui favorisent le décodage du DIL. Les plans énonciatifs s’imbriquent les uns dans les autres, le plus souvent sans marques attributives, ce qui en fait un contexte propice à l’ironie, un lieu de négociation du sens qui s’approvisionne à l’hétérogénéité.
Dans l’article intitulé «Les Huns sont-ils entrés à cheval dans la bibliothèque? Ou les libertés du style indirect libre», Michel Juillard fait cavalier seul – pour continuer dans le figuratif – en s’attachant tant par le corpus que par les références au monde anglo-saxon. Cette ouverture vient heureusement assouplir le point de vue trop exclusivement européen francophone du recueil, qui se priverait autrement d’études importantes venues d’ailleurs et menées sur cette question. En présentant des considérations qui se veulent non assujetties à un appareil théorique encombrant et s’inspirant principalement des travaux de R.Quirk, Juillard rappelle les caractéristiques du DD et du DI, ainsi que de leurs variantes moins connues que sont le style ou discours direct libre et le discours indirect libre. En anglais, l’emploi du passé constituerait une marque distinctive du DIL par rapport au DD, justifiant du même coup le qualificatif «indirect» par contraste avec le direct, concomitant au présent énonciatif. L’auteur insiste sur les variantes dans l’exploitation du double ancrage énonciatif et des moyens linguistiques employés. L’idée d’un continuum – que prône Quirk pour le DD – se trouve confortée pour le DIL, rejoignant en cela la proposition de G.M. Leech et M. Short, pour qui ce continuum s’étendrait à toute parole narrée et comporterait des pôles marqués par le plus ou moins grand contrôle du locuteur à l’égard de la narration. Les limites entre pensées et paroles s’estompent, entre le compte rendu strict et la reformulation, dans une «ambiguïté» inhérente aux phénomènes de mention. Glissement d’un mode de rapport de parole à un autre, emploi de formes mixtes ressortent des libertés employées avec les marques linguistiques généralement favorisées par ce type de DR et avec les marques de ponctuation qui leur sont conventionnellement associées. Ce «brouillage» des pistes est souvent reporté sur l’écrivain qui semble hésiter entre plusieurs modes de rapport de parole, mais il produit un effet, comme le souligne pertinemment Juillard, en déjouant les conventions grammaticales et les procédés canoniques d’écriture. Sur le plan compositionnel, cette fois, on note que des indices de repérage du DIL surviennent lors d’un relâchement de la vigilance omnisciente du narrateur, après qu’un développement important eut été consacré à ce mode de narration. C’est l’environnement propice à d’autres indices ponctuels, qui nous sont livrés à partir de l’analyse d’un extrait du roman de Edith Wharton : les lexèmes appréciatifs, le passif, le style coupé de propositions non verbales en font partie.
Associer l’hétérogénéité énonciative au DIL est une raison, pour Sylvie Mellet, d’investiguer les éléments responsables de manière à préciser si la référence double ou ambiguë survient dans tous les contextes comportant une ou plusieurs constructions déterminantes, ou si tantôt l’une, tantôt l’autre référence est mise de l’avant selon l’environnement linguistique et textuel. L’analyse privilégie deux formes linguistiques : les formes en -ais/-ait, caractéristiques de l’imparfait, et le pronom indéfini on. On connaît, depuis Benveniste, la polyvalence de l’imparfait dans le système des temps verbaux. Cette polyvalence assure, selon Mellet, la fonction de transition de l’imparfait entre différents modes énonciatifs (discours/récit, narration/description) mais, en même temps, permet le glissement d’un mode à l’autre. Le discours rapporté active l’interprétation bivocale (pour reprendre la terminologie de Authier) de l’imparfait tourné vers le passé, à laquelle sont soumis les repérages énonciatifs, tout en laissant transparaître l’actualisation dans le hic et nunc du locuteur-narrateur du récit. «Le procès décrit à l’imparfait est donc, en tout contexte soumis à un double repérage […] soit simultanéité partielle ou totale avec la situation passée avec laquelle l’imparfait est en relation anaphorique et antériorité par rapport au nunc du narrateur…» (p. 93). Une telle interprétation repose sur les propriétés linguistiques de l’imparfait, en même temps qu’elle convoque le transphrastique dans le repérage temporel qu’elle suscite afin d’établir la simultanéité ou l’antériorité des procès. Quant au pronom indéfini on, il tire sa référence, comme nous le savons, de plusieurs sources possibles, ce qui l’oriente tantôt vers la 3e personne, tantôt vers la 1ère du pluriel et même vers la 2e ; ce phénomène est indissociable, selon l’auteure, des orientations entre les différents plans énonciatifs, accentuant la présence du responsable de l’assertion et de son engagement. En outre, il induirait souvent la connivence. En DIL, on peut être employé comme mention ou comme substitut anaphorique, ce qui empêc he de remonter avec certitude au discours premier de l’énonciateur – sélectionnant entre nous et on – mais favorise, du même coup, la dérive vers le direct, vers les formes spontanées de l’oralité ou de l’expression libre de la pensée.
Marc Vuillaume s’attaque aux indices de repérage du discours indirect libre et surtout à ceux qui sont responsables de l’orientation de l’interprétation et de l’attribution d’une prise en charge du dire. L’environnement textuel comportant le DIL présenterait cette configuration : d’abord une ouverture, puis viendrait le fragment rapporté lui-même suivi de la clôture. La présence des indices peut se trouver dans chacun de ces segments comme se répartir, contre toute attente, en clôture d’énoncé, ce qui oblige le lecteur à une interprétation rétroactive sur l’énoncé précédent, lui conférant alors la valeur d’un DIL. Variabilité dans la composition textuelle, donc, mais aussi dans la nature des indices. Des analyses très bien menées d’extraits d’oeuvres de Flaubert et de Zola, notamment, permettent de comprendre l’importance de certains indices signalant le DIL. Retenons-en un premier, dont Vuillaume souligne qu’il a été négligé : l’emploi du pronom anaphorique sans antécédent textuel (p. 123). Il serait plus juste de nuancer : «sans antécédent immédiat», car, en effet, dans l’exemple étudié, le pronom de troisième personne l’ trouve sa référence dans le paragraphe précédent en présence de «le cheval», thème principal autour duquel s’active le récit. L’interprétation de ce même pronom aurait très bien pu trouver sa résolution, aussi, dans les énoncés subséquents où la figure de la sustentation met à profit un type de relation cataphorique entre le pronom et son référent, inscrit dans «C’était un cheval bai…» Mais ces précisions contextuelles, si elles complètent les mécanismes interprétatifs en jeu, ne visent pas à remettre en doute la validité de l’indice proposé par Vuillaume, s’inspirant en cela des remarques de Charles Bally et de Ann Banfield. Un second indice sur lequel l’auteur insiste est l’imparfait, employé comme sorte de décrochage dans la trame narrative amorcée souvent au passé simple. Pronom anaphorique sans antécédent immédiat et imparfait font partie de ces indices «internes» (par opposition à «externes», pour reprendre les termes de Bally) en cela qu’ils induisent une interprétation sur la responsabilité énonciative plus qu’ils ne l’imposent. Ils sont qualifiés d’indices «négatifs», car, s’ils ne conduisent pas directement et nécessairement au DIL (comme c’est le cas des indices «positifs»), ils bloquent l’interprétation d’une prise en charge exclusive par le narrateur et suggèrent l’interprétation concurrente, à savoir le point de vue du personnage.
Article intéressant, mais qui, malgré ses prétentions à s’intéresser aux contextes, résiste difficilement à la tentation de répertorier et d’établir des listes d’indices comme éléments du code, et invoque une loi du moindre effort plutôt que des processus inférentiels à partir de programmes narratifs possibles, comme on pourrait s’y attendre en matière d’interprétation des contextes. Après avoir allégué que l’interprétation avec DIL laisse peu de place à l’ambiguïté, il admet pourtant en note 12 avec Lerch 1928 la possibilité d’interprétations doubles : contradictions, manque de précisions de l’article? Ces quelques questions qui restent sans réponse ne devraient pas ternir l’intérêt de la lecture : il s’agit d’une argumentation intéressante et essentielle que mène l’auteur sur le DIL, et dont on ne peut que déplorer le développement insuffisant.
Si les auteurs ont quelquefois cédé à la tentation de «fixer» le DIL, ils ont dans l’ensemble porté un regard novateur sur cette modalisation narrative du dire en relevant les environnements linguistiques et textuels qui le favorisent. Plus que jamais, sur un phénomène aux multiples facettes, apparaît-il douteux de tenter d’établir des listes de critères finis, des répertoires exhaustifs de formes. Ces dernières, dans le cas du DIL, se sont avérées mouvantes, et en faire un objet d’étude ne doit pas porter atteinte à leur caractère «hétérogène» et «libre».
Ce recueil a le mérite de soulever des problèmes, d’éclaircir l’exploitation rhétorique et stylistique de plusieurs constructions linguistiques en élargissant les frontières de l’énoncé vers le transphrastique, un débordement tout à fait essentiel dans la prise en compte du DIL par contraste avec le DD et le DI. L’unanimité à aborder ces phénomènes à travers l’hétérogénéité énonciative constitue à la fois l’originalité et l’intérêt de cette entreprise. Si elle a été fructueuse à construire une cohérence au recueil, à élargir ce que l’on entend habituellement par discours rapporté, elle invite le lecteur à l’étude de ces modes d’exploitation des modalités énonciatives avec une meilleure intelligence de leur insertion dans l’histoire des pratiques discursives et des frontières qu’elles entretiennent avec le discours direct et indirect. En outre, le recueil ne peut manquer de contribuer à faire apparaître les subtilités de leur emploi dans la convergence de plusieurs constructions linguistiques, tout cela mis au service de l’indétermination et de la superposition des voix en régime narratif.
Parties annexes
Notes
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[1]
Contrairement aux auteurs du recueil, qui renoncent à choisir entre «style» et «discours» rapporté – plaidant de façon quelque peu floue le «bon voisinage» de ces termes (introd., p. iii), nous posons un choix qui s’accorde mieux avec les phénomènes d’hétérogénéité énonciative privilégiés dans cette problématique, celui de discours. En abrégé, il sera fait référence au discours rapporté (DR), au discours direct (DD), au discours indirect (DI) et au discours indirect libre (DIL)
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[2]
Voir notamment Authier, J. 1995 Ces mots qui ne vont pas de soi. Paris, Larousse, 2 volumes.
Références
- Lerch, E. 1928 «Ursprung und Bedeutung der sogenannten Erlebten Rede», Germanisch-romanische Monatsschrift 16 : 459-478.