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1. Introduction
Dans la communication verbale, sous quelque forme que ce soit, la bonne compréhension dépend d’abord du fait que tous les signes concordent au niveau des relations logiques et sémantiques (la «cohérence») et au niveau des relations morphosyntaxiques et lexicales (la «cohésion»; Gardes-Tamine 1997 : 148). Il arrive qu’un discours perde de sa pertinence pour des raisons diverses dont nous prendrons en compte les deux suivantes : l’«intrus», qui est un élément importun qui vient s’introduire dans un contexte et provoque la confusion, et le «lapsus», qui est «un faux-pas de la langue ou de la plume, c’est-à-dire les emplois involontaires d’un mot pour un autre; les lapsus constituent souvent des sortes d’“actes manqués”, trahissant une signification seconde refoulée par l’inconscient de l’émetteur, et mettant ainsi à jour l’ambivalence des désirs du sujet.» (Fuchs 1996 : 20)
En nous aidant de ces deux faits langagiers, cohérence et cohésion, qui sont souvent liés l’un à l’autre, nous allons aborder dans Le Petit Prince, de Saint-Exupéry, une séquence du quatrième récit (parmi les vingt-sept). Nous essayerons de montrer une incohérence et le manque de cohésion concernant les syntagmes, les valeurs, ainsi que les transformations narratives.
2. Syntagmes euphoriques et dysphoriques
Dans ce récit, le narrateur, qui est pilote comme l’auteur, raconte aux lecteurs la découverte de l’astéroïde du Petit Prince par un astronome turc en 1909. Celui-ci «avait fait alors une grande démonstration de sa découverte à un Congrès International d’Astronomie. Mais personne ne l’avait cru à cause de son costume. Les grandes personnes sont comme ça» (Saint-Exupéry 1943 : 19) Dans ce passage, à cause de indique que c’est le costume de l’astronome qui a empêché la reconnaissance de sa découverte. Mais dans la suite de l’histoire, il figure une incohérence par rapport aux phrases précédentes et suivantes. Voici ce qui vient juste après l’extrait cité ci-dessus (c’est nous qui allons souligner et mettre en italique) : «Heureusement pour la réputation de l’astéroïde B 612 un dictateur turc imposa à son peuple, sous peine de mort, de s’habiller à l’européenne. L’astronome refit sa démonstration en 1920, dans un habit très élégant. Et cette fois-ci tout le monde fut de son avis.» Même coupée du reste, la première phrase manque de cohésion du point de vue du choix lexical (sélection sur l’axe paradigmatique) et du choix syntaxique, et s’avère incohérente du point de vue sémantique.
Parmi les mots que nous avons soulignés, il y a deux groupes distincts où tout concorde pour ce qui est du sens et de la valeur lexicale, à savoir :
1° d’une part heureusement, qui est un adverbe indiquant une action ou un résultat favorable, passe ici par une action indésirable avant d’aboutir à un résultat heureux, la reconnaissance : «tout le monde fut de son avis»; et s’habiller à l’européenne, qui, tout seul, ne portant pas de valeur thymique, est une manière de s’habiller parmi d’autres, et pourtant dans le texte, acquiert une valeur euphorique puisqu’il est qualifié peu après de «très élégant», et sert de moyen pour la fin heureuse;
2° de l’autre, dictateur – imposa – sous peine de (toujours suivi d’un nom ou d’une action indésirable) – mort constituent un groupe à valeur apparemment dysphorique (et cohérent en lui-même).
Nous obtenons ainsi une succession de valeurs opposées dans une même séquence (le premier et le dernier groupes sont cohérents en eux-mêmes et entre eux, mais c’est la partie médiane qui pose un problème), telle que euphorique + dysphorique + euphorique.
Il nous semble difficile de produire d’autres énoncés (dysphoriques encadrés par l’euphorie) en utilisant la matrice des valeurs euphorique et dysphorique dans le même ordre, E + D + D + D + E. Ceci dit, on peut toujours s’efforcer d’imaginer des énoncés de ce type qui ne s’actualiseraient pourtant que dans des situations complètement exceptionnelles.
«Heureusement pour la réputation de l’astéroïde B 612 un dictateur turc imposa à son peuple, sous peine de mort, de s’habiller à l’européenne.»
«Heureusement (E) pour les otages, les malfaiteurs (D) leur imposèrent (D), en les menaçant de mort (D), de… (E) (?)»
«Heureusement (E) que les pirates (D) ont détourné (D) notre avion et qu’ils nous ont menacés de mort, sinon… (E) (?)»
Dans l’axe syntagmatique, heureusement, qui doit annoncer une suite euphorique, est ici suivi par une série de mots et de syntagmes dysphoriques (dictateur, imposa, sous peine de, mort) pour arriver à une fin heureuse («tout le monde fut de son avis» : l’astronome a été reconnu de tout le monde). Dans cette série de valeurs, c’est le groupe médian commandé par «un dictateur» qui nuit à la cohérence textuelle, alors que le début et la fin restent heureux.
2.1 Le rapport entre le costume et la reconnaissance
La transformation des valeurs dans cette séquence, qui est liée au changement de costume, se présente comme suit :
Le passage du costume non européen (dysphorique dans ce contexte) au costume européen (euphorique dans ce contexte) représente parallèlement le passage de la non-reconnaissance à la reconnaissance; et en même temps, il s’agit d’une transformation évidente du dysphorique vers l’euphorique (situation initiale : costume non européen = la non-reconnaissance; situation finale : costume européen = la reconnaissance).
2.2 La syntaxe narrative
Nous allons poser deux questions qui sont liées : 1° Comment se fait-il qu’une autorité qualifiée, par le narrateur, de «dictateur» (ce qui évoque de surcroît et immanquablement ses équivalents dans la langue française, qui sont tous également dysphoriques, tels que autocrate, tyran, despote) puisse assurer une fin heureuse par des actes présentés comme indésirables (imposer, menacer de mort)?; 2° Comment se fait-il qu’on puisse passer d’une situation malheureuse à une situation heureuse par une transformation heureuse, mais obtenue par des actes malheureux exercés par un agent supposé tyrannique?
Comme on le constate, entre deux situations prennent place deux transformations qui sont toutes les deux euphoriques. La première transformation, qui sert de passage, s’opère entre deux costumes, et la seconde, principale dans cette séquence, entre deux situations (non-reconnaissance / reconnaissance). Ce qui perturbe la structure du récit, c’est le fait que ces transformations euphoriques (bénéfiques) soient assurées, selon ce texte, par un agent dysphorique et par ses actes également dysphoriques (maléfiques; cette structure nous fait penser à l’expression française faire avaler la pilule). Ici, cet agent est sans doute un référent réel qui est introduit dans l’univers de la fiction. Et les valeurs appartenant au monde réel viennent ainsi déstructurer le récit, du point de vue des valeurs (axiologie).
L’incohérence serait levée, à notre sens, s’il s’agissait d’une phrase telle que, par exemple, «Heureusement, une autorité (ou chef, leader…) turque fit décréter une loi qui obligeait le port des habits à l’européenne, et tout le monde fut de l’avis de l’astronome.» Dans cette phrase, les mots à valeur dysphorique sont remplacés par d’autres à valeur aphorique, ce qui ne s’oppose pas ni ne nuit à l’euphorie générale dans le texte.
2.3 Qui est le dictateur? Et que fait ce dictateur dans l’univers du Petit Prince?
Les définitions du dictateur sont sans conteste dysphoriques : «1. (Antiq. Rom.) Magistrat extraordinaire nommé dans les circonstances critiques avec un pouvoir illimité. 2. (Mod.) Personne qui, après s’être emparée du pouvoir, l’exerce sans contrôle» (Petit Robert 1993) Et il est difficile d’imaginer un dictateur qui puisse échapper à ces définitions. En effet, celui qui est appelé dictateur par le narrateur (qui semble assez proche de l’auteur) est présenté par des actes conformes à ceux d’un dictateur. Et pourtant, c’est son apparition dans un récit euphorique (pour préparer la fin heureuse) qui semble incongrue. Autrement dit, la qualification est celle d’un opposant (univers réel de l’auteur), et pourtant il joue le rôle d’un adjuvant dans ce récit (univers fictif du narrateur). Aussi sommes-nous curieux de savoir, en tant que lecteurs, quel est le vrai rôle de cet acteur et de ses actes qualifiés de maléfiques dans un tel épisode. D’autant plus que s’il s’agit d’une indécision du narrateur sur la valeur du mot dictateur, cela expliquerait l’incohérence de la séquence.
3. Hypothèses d’interprétation
Il ne nous semble pas facile d’expliciter d’emblée le sens et la valeur de la phrase citée, qui en apparence n’a pas une construction elliptique, mais qui semble signifier implicitement autre chose. Que faut-il donc comprendre par cette séquence où les sens et les valeurs se contredisent et sont insuffisants pour donner une interprétation satisfaisante? Voici quelques hypothèses, entre autres, pour pouvoir lever cette ambiguïté, voire ce contresens :
Explicitons davantage ces hypothèses :
1° Ou il est reconnu par tous que les dictateurs qui imposent à leur peuple de changer ses (habits et) habitudes en le menaçant de mort sont en général des autorités désirables puisque leurs actes (que le narrateur affirme qu’ils sont accomplis de manière tyrannique) peuvent aboutir à une fin heureuse (l’astronome a su se faire accepter grâce à son nouveau costume). Ceci nous fait penser à une phrase telle que «Heureusement qu’il y a des dictateurs qui règnent dans le monde»;
2° Ou c’est l’auteur même qui pensait personnellement au moment de l’énonciation (et qui le faisait dire à son narrateur) que les dictateurs pensent au bien de leur peuple, même là où ils exercent des pouvoirs tyranniques sur eux (si, en effet, dans le vocabulaire de Saint-Exupéry, le dictateur a une valeur euphorique, cela poserait des questions sur ses points de vue politiques);
3° Ou ce n’est que ce dictateur en particulier qui, exceptionnellement, a réussi, bien que par des actes tyranniques, à obtenir une fin heureuse pour son peuple. Dans ce cas, le texte nous dirait implicitement qu’il y en a quand même un, parmi les dictateurs, qui a fait évoluer son peuple (dans ce cas, les actes tyranniques n’ont qu’une importance secondaire);
4° Ou enfin ce dictateur était tyrannique comme les autres, mais il a aidé, sans le vouloir et exceptionnellement, les personnages dans ce récit;
5° Ou encore (et ce qui nous semble la solution la plus solide), le mot dictateur est langagièrement un choix fait à la hâte (sans considérer la cohérence textuelle), ce qui a peut-être été guidé par les idées reçues ou commandé automatiquement par le point de vue (ou le jugement de valeur) européen.
À notre sens, la première solution est, selon la sémantique lexicale, loin de présenter les réalités dans un contexte cohérent, car elle implique des valeurs contradictoires, rien que la menace de mort éloignant toute possibilité de bonheur.
La deuxième hypothèse reste probable à condition de la vérifier par la biographie de l’auteur. Dans un tel cas, le narrateur aurait l’air de dire : «Je reconnais personnellement que les dictateurs, même lorsqu’ils imposent quelque chose sous peine de mort, pensent au bien de leur peuple.» Ce qui concorderait bien avec heureusement, qui est en fait un modalisateur d’énonciation (ou d’énoncé) ayant un trait subjectif, de type affectif. Il nous semble pourtant que le heureusement est lié à la situation finale (reconnaissance de l’astronome et de l’astéroïde du Petit Prince) plutôt qu’à la manière du dictateur d’exercer son pouvoir. Quant à la biographie et aux oeuvres de l’auteur, du fait de sa profession, qui exige le maximum de courage et de discipline, on l’entend souvent parler de l’identité et des responsabilités des chefs (et non pas des dictateurs) en évoquant la nécessité et l’utilité d’une certaine rigidité (dans le contexte de l’aviation et de la guerre). Citons quelques phrases d’André Maurois, son ami proche, qui expliquent les points de vue de Rivière, chef des pilotes dans Vol de nuit, ainsi que ceux de Saint-Exupéry : «[…] seule la rigueur de la discipline protège la vie des autres pilotes et la régularité du service.» (Maurois 1963 : 216); «Au chef incombe l’affreuse responsabilité de choisir la victime, et si le sacrifice est celui d’un ami, le chef n’a pas, hélas, le droit d’hésiter, ni même de laisser voir son angoisse.»; «Celui qui obéit trouve légitime la sévérité de celui qui commande, si cette dureté donne à la vie une armure stable et solide.» (ibidem : 217) Il se trouve encore, dans l’ouvrage de Maurois, des phrases importantes qui s’ajoutent à celles que nous avons citées. Telles que : «Que donne le chef à ses hommes en échange de leur obéissance? Il leur donne “des directives”; il est pour eux comme un phare dans la nuit de l’action. De son esprit émanent des faisceaux rigides dont les rayons guident le pilote.» (p.217) Nous apprenons par sa biographie, d’autre part, que l’auteur garde cette même rigidité dans sa vie privée.
La troisième hypothèse semble aussi probable pour peu que ce soit une réalité historique vérifiable, insérée dans la fiction. Dans un tel cas, il vaudrait mieux le faire saisir dans le niveau de surface du texte, en utilisant au moins, par exemple, «un dictateur exceptionnel», mais ses actes dits tyranniques seraient toujours incongrus dans la séquence. Rappelons quand même en passant que dans l’histoire turque, cet évènement correspond à la loi concernant l’obligation de mettre «le chapeau» (et de quitter le fez et les autres types de coiffure, qui étaient considérés comme symboles des Ottomans). Par cette loi, on voulait supprimer toutes sortes de discrimination entre les gens de différentes religions (qu’on reconnaissait facilement aux coiffures différentes), loi décrétée en 1925 (et non pas en 1920). Ici, les réalités historiques et fictionnelles ne se contredisent pas entièrement. Le décalage entre les dates mis à part, l’idée essentielle du texte correspond aux raisons d’une telle loi (mais encore une fois, la façon d’exercer cette loi exprimée par le narrateur nuit à l’harmonie des idées) : il arrive que les gens exercent une discrimination en ne se référant qu’à la façon de s’habiller (lorsque celle-ci devient un symbole explicite de l’origine ou de l’idéologie des personnes). Mais là, il reste des questions supplémentaires qu’il nous semble utile de citer pour ce qui est du contenu philosophique de ce conte, bien que hors de notre propos : suffit-il de s’habiller à l’européenne pour lever cette discrimination (l’habit ne fait pas le moine)? Et est-il préférable de cacher les vérités sous une apparence trompeuse?
La quatrième hypothèse entraînerait un chaos dans le récit, puisque dans la surface du texte, rien ne nous permet de comprendre ces deux contenus en même temps.
Quant à la cinquième hypothèse, on ne peut pas entièrement l’exclure, à l’étudier sous la seule optique linguistique et à l’interpréter du seul point de vue des valeurs de mots qui doivent être cohérentes dans un ensemble signifiant. Le narrateur semble donc ici être resté suspendu entre deux pôles : l’un qui peut être dû à l’idéologie collective (c’est quelqu’un qu’il faut appeler «dictateur») et l’autre, l’interprétation personnelle de cette idée collective (en affirmant dans un sens : oui, mais c’était quelqu’un de grand, qui, en fin de compte, a amélioré les conditions de vie de son peuple et lui a fait acquérir une identité aux yeux du monde entier…) Et cette hésitation entre les deux idées se concrétise au niveau de surface par l’incohérence des mots choisis. À notre sens, il ne serait pas illusoire d’affirmer en dernière analyse que le mot dictateur et tout ce qui l’accompagne s’avèrent un intrus (si ce n’est un lapsus) et restent incohérents dans un contexte apparemment et essentiellement euphorique.
4. Conclusion
Comme dans notre exemple, il va de soi que l’usage de la langue, autrement dit la parole du sujet parlant, n’échappe pas à la culture, à l’idéologie, que ce soit au niveau collectif ou individuel. Dans un univers fictif peuvent apparaître des référents réels et des points de vue personnels, c’est un fait évident; mais ce qui est à éviter, c’est de sacrifier la cohérence textuelle, à savoir les valeurs linguistiques, au profit des valeurs personnelles (et surtout quand ces dernières paraissent plutôt confuses). Sinon, le texte perd de son sens, et l’ambiguïté rend difficile la tâche du lecteur. Ou encore le texte reste à la fin incompréhensible ou mal compris. Même dans un texte poétique, qui par sa nature est souvent elliptique et métaphorique, le résultat désiré par le sujet parlant est de se faire comprendre par des propos riches en images et en isotopie. À plus forte raison, dans le cas d’un récit, même lorsqu’il est rédigé en langage poétique, ce qui a d’abord pour but de raconter une suite de séquences dans un certain ordre (coupée ou non par des discours et des descriptions), on attend une plus grande cohérence textuelle.
Dans ce récit, nous avons observé deux problèmes, l’un relevant de la sélection (sur l’axe paradigmatique), l’autre de la combinaison (sur l’axe syntagmatique). Nous avons essayé de montrer comment et pourquoi les choix lexicaux et syntaxiques du narrateur ont nui à la cohérence de la narration. La partie problématique que nous avons relevée aurait été entièrement cohérente dans une autre structure, mais dans celle-ci, elle a l’air plutôt importune. Pour conclure, nous dirons que ce n’est pas une interprétation personnelle de l’univers réel figurant dans l’univers fictif qui a créé l’incohérence dans ce texte, mais que c’est bien parce qu’une appellation et une interprétation de l’histoire, parmi d’autres, sont mal placées que le texte a perdu de sa cohérence.
Parties annexes
Références
- Fuchs, C. 1996 Les ambiguïtés du français, Coll. L’essentiel Français, Paris, Ophrys.
- Gardes-Tamine, J.1997 La stylistique, Coll. Cursus, Paris, Armand Colin.
- Kerbrat-Orecchioni, C. 1980 L’énonciation de la subjectivité dans le langage, Coll. Linguistique, Paris, Armand Colin.
- Maurois, A. 1963 De Proust à Camus, Paris, Librairie Académique Perrin.
- Saint-Exupéry, A. 1943 (1997 pour l’éd. Folio junior), Le Petit Prince, Paris, Gallimard.