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À la suite du tumulte politique du printemps arabe, une nouvelle constitution tunisienne est adoptée en 2014. Malgré son abrogation entière à l’été 2019 par le chef d’État Kais Saïd, le processus de rédaction de la loi suprême du pays permet un examen intéressant des interactions entre droit international et droit constitutionnel. Dans un contexte de remise en question de la légitimité de l’ordre juridique international, il est opportun d’analyser de quelle manière ce dernier peut s’immiscer au sein des pouvoirs constituants d’un État souverain. L’objet d’étude est d’autant plus pertinent compte tenu de l’influence des puissances étrangères ou bien de l’Organisation des Nations unies dans l’historique constitutionnel tunisien. C’est dans cette perspective que l’auteure de l’ouvrage, Rawaa Salhi, doctorante en droit international ainsi que spécialiste des questions de coopération internationale dans la région de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, a procédé à une étude du flux de connectivité entre droit international et droit constitutionnel.
L’objet de l’étude est la constitution tunisienne de 2014. Le contexte postrévolutionnaire nécessitant à la fois des notions de science juridique et de science politique, l’auteure a su mobiliser une approche pluridisciplinaire. Elle combine une approche matérielle, menant à une analyse du texte lui-même, à une approche formelle des interactions liées à la transition démocratique et à la procédure constituante. L’auteure avance comme hypothèse qu’un phénomène d’internalisation du droit aurait eu lieu. Au niveau méthodologique, l’ouvrage propose une analyse documentaire qui s’appuie sur différents instruments juridiques internationaux, la doctrine juridique pertinente en l’espèce et les contributions intellectuelles de certains éminents penseurs philosophiques.
L’étude est structurée en deux parties principales, chacune mettant en évidence un argument central. La première partie porte sur l’internationalisation normative de la constitution tunisienne de 2014 ayant conduit à une intégration des valeurs et des référentiels de l’impératif démocratique. La seconde partie analyse comment cette internationalisation n’aurait pas pour autant exclu l’appropriation nationale de la constitution, confirmant ainsi sa légitimité démocratique.
La partie initiale se divise en deux titres comprenant chacun deux sous-chapitres. Elle aborde le caractère miscible de la constitution tunisienne de 2014. Les relations systémiques entre ordre international et ordre interne constitutionnel se manifestent par plusieurs points. Salhi établit, dès le premier titre, que la constitution adhère au patrimoine constitutionnel commun. Le premier chapitre démontre que la Tunisie a renforcé, en consacrant la primauté du droit, la tendance mondiale d’harmonisation, voire d’uniformisation, des droits de la personne. Cette position est notamment confirmée par l’intégration au texte constitutionnel, conformément à l’article 21(3) de la Déclaration universelle des droits de l’homme, du principe de volonté du peuple ainsi que de l’importance d’un régime démocratique représentatif[1]. Ces deux éléments permettraient alors un renforcement de l’État de droit[2]. Dans le même ordre d’idée, l’auteure explique que la constitution intègre une réelle séparation des pouvoirs. La magistrature serait pour une première fois libérée de « la domination de l’exécutif »[3], assurant ainsi une vraie protection des droits et libertés fondamentales. En raison de son respect de la liberté d’expression, le texte constitutionnel aurait également été influencé par le libéralisme sociopolitique[4].
Toujours en adéquation avec les standards internationaux, l’auteure démontre au chapitre 2 de ce même premier titre que le processus constituant aurait bel et bien consacré « l’idéal commun » en matière de droits de la personne.[5] Sans surprise, Salhi argumente que cet ajout serait plus visible sur le plan des droits civils et politiques que sur celui des droits économiques et sociaux[6]. Elle démontre que, contrairement aux lacunes de la constitution de 1959 en la matière, les libertés fondamentales sont désormais garanties par la possibilité d’entamer un recours judiciaire en cas d’atteinte par une législation étatique[7]. Le contrôle de la constitutionnalité des lois permettrait alors une réelle effectivité des droits et libertés de la personne. De plus, Salhi relève que l’article 49 de la constitution prévoit l’impossibilité pour le législateur de vider l’essence des libertés de la personne[8]. En somme, les droits et libertés de la personne auraient ici fait l’objet d’une réelle constitutionnalisation.
Le premier chapitre du deuxième titre est dédié à la position de la constitution tunisienne dans l’éternel débat entre monistes et dualistes. Salhi explique que, dans le cas tunisien, les normes internationales seraient uniquement applicables en droit interne lorsqu’elles font acte de réception. La nécessité de passer par ces actes de réceptions, soit « le traitement par le droit interne des normes de l’ordre international »[9], porterait alors à croire que la constitution de 2014 s’inscrit dans une perspective de persistance imparfaite du dualisme. Selon l’auteure, la constitution agirait comme filtre des normes internationales. Ceci permettrait ainsi à la Tunisie de rester attachée à l’autonomie de son ordre juridique, tout en assurant une complémentarité avec l’ordre juridique international[10]. Le second chapitre du deuxième titre aborde plus directement l’internationalisation des constitutions, en évaluant la possibilité pour les régimes juridiques nationaux de suivre un processus de standardisation de leur droit interne[11]. Salhi affirme que le droit international passerait ainsi d’une valeur interétatique à une valeur intraétatique[12]. Partant d’un postulat de complémentarité des ordres juridiques, ce changement de fonction du droit international mène l’auteure à développer sur l’internationalisation des constitutions à titre de nouvel instrument de l’effectivité du droit international.[13] L’auteure soutient que la problématique d’un ordre juridique universel se pose également autour de ces discussions[14]. La constitution de 2014 ayant repris des principes de la Charte des Nations-Unies, elle participerait à une consolidation d’un droit constitutionnel international[15]. Cependant, selon Salhi, ceci ne permettrait aucunement de conclure à l’émergence d’un ordre juridique universel, lequel impliquerait une suppression complète de la marge d’appréciation des États souverains[16].
La deuxième partie de l’étude a pour sujet la légitimité démocratique du pouvoir constituant tunisien. Elle est structurée par deux titres ensuite subdivisés en deux chapitres. Le premier chapitre du premier titre traite de la conformité de l’élection de l’Assemblée nationale constituante aux standards internationaux. L’auteure démontre que le droit de vote ainsi que la reconnaissance partielle du droit à l’éligibilité ont été mis en oeuvre[17]. L’élection aurait également respecté les principes d’honnêteté et de transparence, notamment par l’instauration d’une instance indépendante garante de la régularité et d’un contrôle juridictionnel[18]. Le chapitre subséquent aborde la demande formulée en 2011 par le gouvernement tunisien auprès de l’Organisation des Nations unies pour la création d’un projet de soutien au processus électoral[19]. L’auteure présente les deux objectifs principaux de cette demande, soit l’efficacité de l’élection et le contrôle des défis liés à la transparence par une observation électorale[20]. Le droit à la non-ingérence exigeant un soutien électoral reposant exclusivement sur une aide technique, l’auteure argumente que l’intervention onusienne a su rester dans le cadre d’une aide purement matérielle.[21] Bien que n’échappant pas à quelques critiques quant à son efficacité[22], l’aide externe permettant l’observation électorale se serait effectuée sans pour autant atteindre la légitimité des élections.
Le dernier titre de l’ouvrage adopte une approche orientée vers la science politique. Le premier chapitre revient sur les événements ayant précédé l’adoption du texte constitutif et l’émergence du consensus tunisien. Il décrit la dégradation de la situation sécuritaire[23], ainsi que les profonds conflits idéologiques[24] présents à cette période. Salhi soutient que ces éléments auraient compromis la légitimité électorale de l’assemblée constituante, ouvrant ainsi la voie à une légitimité consensuelle, notamment portée par diverses organisations de la société civile tunisienne[25]. Le chapitre suivant aborde les moyens institutionnels et non institutionnels de gestions de crise sur lesquels le consensus tunisien a pu s’appuyer. Il y est entre autres questions de l’efficacité de l’administration publique[26], de la création de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique [27] ainsi que du rôle de la société civile[28].
L’étude proposée par Rawaa Salhi est hautement approfondie. Les arguments présentés y sont nuancés et rigoureusement appuyés. Ils permettent de mettre en lumière les différents aspects à prendre en considération lors d’une analyse entre droit international et droit interne, tels que les principes de primauté et d’intégration des normes internationales, la compatibilité avec les droits fondamentaux et la marge de manoeuvre des États souverains. Elle réussit également à expliciter des phénomènes intrigants, tels que l’accroissement de l’effectivité de l’ordre juridique international grâce à son passage d’un droit interétatique à un droit intraétatique ou bien, plus largement, l’interconnectivité entre droit international et droit constitutionnel. De plus, cet ouvrage s’inscrit adéquatement dans une époque où le droit de la reconstruction des États continuera probablement d’être mobilisé. Il pourrait être particulièrement pertinent pour explorer les possibilités d’apport du droit international à la reconstruction de certaines nations actuellement en situation d’instabilité, tels que la Palestine, la Libye, la Syrie, Haïti, etc. L’étude ne semble toutefois pas mettre de l’avant une approche critique qui aurait pu permettre d’interroger la dimension potentiellement occidentalocentrée de l’ordre juridique international ainsi que les risques de dérives ou d’ingérence dans le phénomène d’internationalisation des constitutions. À cet effet, l’ouvrage propose une perspective davantage conventionnelle, mobilisant les sources traditionnelles du droit. En ce qui a trait à la forme, il demeure clair que l’étude fut initialement conçue dans le cadre d’une thèse doctorale. Il est difficile d’appréhender la manière dont elle pourrait être accessible pour des personnes ne possédant pas ou peu de connaissances en droit. L’ouvrage ne contient également ni conclusion, ni synthèse, ni ouverture. Il se termine par la dernière section du dernier chapitre consacrée aux moyens non institutionnels de gestion de crise. Le texte ayant été publié en 2023, il aurait été pertinent d’avoir accès à une évaluation des failles de la constitution qui ont par la suite permis son abrogation complète. Néanmoins, cet ouvrage est particulièrement exhaustif et constitue une ressource précieuse pour des étudiants en droit ou bien des professionnels issus du milieu juridique souhaitant avoir une meilleure compréhension des dynamiques entre le droit international et le droit constitutionnel.
Parties annexes
Notes
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[*]
Étudiante à la maîtrise en droit, concentration Droit et Société, à l’Université du Québec à Montréal.
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[1]
Rawaa Salhi, La constitution tunisienne de 2014 et le droit international. Tout ce qu’il faut comprendre!, Paris, L’Harmattan, 2023, aux pp 29 et 31.
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[2]
Ibid à la p 34.
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[3]
Ibid aux pp 42-43.
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[4]
Ibid à la p 51.
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[5]
Ibid à la p 57.
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[6]
Ibid à la p 67.
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[7]
Ibid à la p 74.
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[8]
Ibid à la p 68.
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[9]
Ibid à la p 99.
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[10]
Ibid aux pp 106-107.
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[11]
Ibid à la p 121.
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[12]
Ibid à la p 123.
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[13]
Ibid à la p 126.
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[14]
Ibid à la p 131.
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[15]
Ibid aux pp 138-39.
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[16]
Ibid à la p 144.
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[17]
Ibid aux pp 152-64.
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[18]
Ibid à la p 170.
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[19]
Ibid à la p 183.
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[20]
Ibid.
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[21]
Ibid à la p 189.
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[22]
Ibid à la p 200.
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[23]
Ibid à la p 208.
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[24]
Ibid à la p 213.
-
[25]
Ibid à la p 220.
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[26]
Ibid à la p 226.
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[27]
Ibid à la p 232.
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[28]
Ibid à la p 237.