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Le régime de règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE) fait l’objet de critiques par les différentes parties prenantes et par la doctrine[1] à deux égards. D’une part l’aspect procédural en ce qui concerne l’organisation de tribunaux chargés de résoudre les litiges de RDIE, et d’autre part l’aspect substantiel en relation avec les accords internationaux d’investissement (AII) que les tribunaux de RDIE appliquent. Les préoccupations exprimées par rapport au régime de RDIE attestent de la crise de légitimité à laquelle il fait face[2]. S’agissant de l’aspect procédural, plusieurs projets de réforme ont été proposés[3]. Relativement aux parties impliquées ainsi à l’ampleur de la réforme proposée, les deux projets les plus conséquents sont le projet de tribunal multilatéral permanent des investissements de l’Union européenne[4] et le vaste mandat accordé au Groupe de travail III de la Commission des Nations unies pour le droit commercial international (CNUDCI) pour explorer d’éventuelles réformes du régime de RDIE[5]. Concernant l’aspect substantiel des AII, l’une des réponses aux préoccupations exprimées par rapport aux résultats des anciens accords, qui se caractérisaient par la brièveté et la généralité de rédaction, est que les États ont commencé à développer davantage les AII pour détailler les protections ainsi que pour inclure des dispositions en relation avec la protection de l’environnement et les droits de la personne[6]. La nouvelle génération d’accords a également pour objectif de préciser davantage les obligations de l’État hôte afin de préserver le pouvoir étatique de règlementer dans l’intérêt public[7].

Wolfgang Alschner, dans son ouvrage, Investment Arbitration and State-Driven Reform: New Treaties, paru en 2022 avec Oxford University Press, analyse la première série de sentences arbitrales rendues en vertu de cette nouvelle génération d’accords et conclut qu’elle a échoué à atteindre l’objectif de préserver la liberté règlementaire de l’État hôte. La raison en est, selon l’auteur, la coexistence entre les accords appartenant à l’ancienne génération et à la nouvelle, couplée avec la tendance des tribunaux arbitraux à interpréter ces derniers par la logique des premiers au lieu de procéder à l’inverse.

Alschner, professeur à la faculté de droit de l’Université d’Ottawa, emploie dans son ouvrage le traitement du langage naturel en compagnie de l’analyse en composantes principales pour cartographier le contenu de plus de trois milles AII. L’emploi de ces outils informatiques présente deux avantages. Premièrement, contrairement à l’analyse des données manuellement par les chercheurs, il est possible par ces moyens informatiques de traiter un grand nombre d’accords. Deuxièmement, cela permet également de neutraliser les préconceptions qui peuvent influer sur l’analyse des données par des êtres humains.

La première partie de l’ouvrage contient trois chapitres. Dans le premier chapitre, l’auteur met en oeuvre les outils de traitement informatique pour analyser les textes des AII. Cette étude empirique permet de distinguer entre les anciens et les nouveaux accords d’une manière inductive en fonction de la fréquence des mots clés dans le texte. Les accords qui obtiennent une marque élevée de fréquence tendent à être plus longs et détaillés et appartiennent à la nouvelle génération. Ceux qui obtiennent une marque moins élevée sont plus courts, manquent de flexibilité et appartiennent à l’ancienne génération.

Alschner, dans le deuxième chapitre, mobilise la théorie des contrats[8] pour rendre compte de la différence entre l’ancienne et la nouvelle génération d’accords issus de l’étude empirique. Il existe des techniques contractuelles qui aident à anticiper les lacunes et fournir des outils pour les combler, tel le fait d’inclure des clarifications et des exceptions ou déléguer le pouvoir d’interprétation des accords à certaines institutions. Ainsi, le développement des AII vers la nouvelle génération reflète l’emploi progressif de ces techniques d’exhaustivité contractuelle. L’auteur explique donc la différence entre l’ancienne et la nouvelle génération d’accord par le fait que dans cette dernière, le recours à ces techniques est plus important.

Ensuite, dans le troisième chapitre, l’auteur retrace l’évolution des AII vers plus d’exhaustivité contractuelle en trois phases. La première remonte aux années 1980 avec le début de la pratique américaine de conclusion des traités bilatéraux d’investissement (TBI) qui contenaient des éléments de libéralisation d’investissement contrairement à la pratique européenne qui incluait rarement de telles dispositions. La deuxième phase a été inaugurée avec la conclusion de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA) qui a introduit plus de techniques d’exhaustivité contractuelle et qui a influencé la pratique mondiale en matière d’AII. L’auteur estime que la nouvelle génération d’AII est apparue avec l’ALÉNA. La troisième phase se caractérise par le développement de la pratique conventionnelle américaine et canadienne vers plus de clarification des accords autour de 2004 comme réaction à certaines affaires de RDIE dans lesquelles les intentions étatiques ont été mal interprétées. Ces trois phases ont donc influencé la pratique conventionnelle au niveau mondial vers plus d’exhaustivité contractuelle. À la fin de cette première partie, l’auteur arrive à la conclusion que l’apparition de la nouvelle génération d’accords est le résultat d’une mettant en équilibre la protection des investissements et la flexibilité des accords, plutôt que d’une réaction à des affaires de RDIE afin de contourner les protections des investissements.

La deuxième partie de l’ouvrage contient trois chapitres. Elle commence par examiner si les techniques d’exhaustivité contractuelle contenues dans la nouvelle génération d’accords ont réussi à guider l’interprétation des AII par les tribunaux. Concluant que ce n’était pas le cas et que les tribunaux interprétaient les nouveaux accords de la même manière dont ils interprétaient les anciens, l’auteur en identifie trois causes : les clauses de la nation la plus favorisée (NPF) ; le droit international coutumier ; et le précédent.

Le quatrième chapitre est consacré à l’effet des clauses NPF. Ces clauses ont, dans certains cas, l’effet de faire primer les protections des investissements contenues dans les anciens accords sur les protections contenues dans les nouveaux. Les standards de protection dans les anciens accords étant rédigés de manière courte et générale, ils peuvent être interprétés comme étant plus favorables aux investisseurs par rapport à ceux dans les nouveaux qui sont plus nuancés et limités. Cela notamment en prenant en considération la pratique d’interprétation des anciens accords qui était plus protectrice des investisseurs.

Dans le cinquième chapitre, l’auteur se tourne vers le droit international coutumier comme moyen dont les tribunaux se servent pour interpréter les nouveaux accords de la même manière dont ils interprétaient les anciens. Les AII opèrent en conjonction avec le droit international coutumier. Selon Alschner, la nouvelle génération d’accord opte généralement pour limiter certaines protections des investissements par l’étendue de la coutume internationale. Cette nouvelle génération opte en même temps pour étendre certaines flexibilités au profit du pouvoir étatique au-delà des normes coutumières. Les tribunaux, de leur part, donnent l’effet inverse à la volonté étatique en considérant le droit coutumier comme seuil aux protections et plafond aux flexibilités.

Le sixième chapitre explore le rôle du précédent dans l’échec des tribunaux à donner effet à l’innovation de la nouvelle génération d’accords. Interpréter les dispositions des nouveaux accords à la lumière des précédents rendus en application des anciens accords peut avoir pour effet d’avorter les innovations des nouveaux accords. Ces trois techniques font donc en sorte que l’exhaustivité contractuelle qui est censée être renforcée dans les nouveaux accords ne l’est pas autant en pratique.

L’auteur expose dans la troisième partie de l’ouvrage des moyens qui peuvent aider à donner aux innovations de la nouvelle génération d’accords leurs effets. Le septième chapitre propose aux États partis aux AII de fournir des outils qui aideraient les tribunaux à interpréter les nouveaux accords. Cela peut inclure des outils comme l’interprétation conjointe des accords par les parties ou la conduite des États dans leur pratique conventionnelle en général.

Dans le huitième chapitre, l’auteur avance la possibilité de renégocier les anciens accords à la lumière des nouveaux. Vu les difficultés politiques et pratiques de renégocier tous les accords, l’auteur propose une approche sélective où la révision de certains accords régionaux remplacerait une myriade d’anciens accords. L’auteur mentionne également, dans le neuvième chapitre, la possibilité de saisir l’occasion des travaux de la CNUDCI sur la réforme du régime de RDIE pour adopter une réforme multilatérale au niveau substantiel également. Il propose de profiter de l’exemple de la réforme du système fiscal international qui a introduit des standards fixes pour tous aux côtés de certaines flexibilités où les États ont le choix d’adopter certaines réformes ou pas.

L’un des points forts de l’ouvrage est l’aspect empirique en employant des outils informatiques pour « laisser les traités parler d’eux-mêmes »[9]. Ces outils aident à classifier les traités selon leurs conceptions et structures. Toutefois, la nature aveugle de l’analyse informatique qui aide à neutraliser l’aspect subjectif du traitement, limite simultanément son intérêt où le chercheur doit soigneusement surveiller les entrées, les critères d’analyse, et l’interprétation des résultats. Équilibre délicat que l’auteur tente de balancer. Aussi, comme le reconnaît l’auteur[10], ces traités émanent principalement de la volonté des pays développés et exportateurs d’investissements. Les pays en développement adhèrent généralement à ce qui est proposé par les pays développés[11]. Cette asymétrie influence nécessairement les données sur lesquelles l’étude est basée. En plus de la richesse de l’analyse théorique et l’intérêt académique que l’ouvrage présente, il est sans doute pertinent également pour les différentes parties prenantes. Les États peuvent s’en servir pour réformer leurs pratiques conventionnelles. Il fournit également une analyse originale au service des arbitres et des praticiens.