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L’objectif de cet article est d’analyser le statut juridique des expériences dans l’espace extra-atmosphérique ainsi que le régime juridique applicable aux résultats de ces expériences du point de vue des droits de propriété, incluant la propriété intellectuelle, ainsi que les défis soulevés par le transfert de technologies et de savoir vers la Terre. Les expériences menées dans l’espace extra-atmosphérique se basent tant sur des éléments d’origine humaine, tels que les satellites, que sur des éléments naturels de l’espace, tels que le régolite lunaire, la gravité, les astéroïdes et la glace. Cependant, ces deux catégories d’éléments (les éléments naturels de l’espace extra-atmosphérique et les éléments de provenance humaine) ne sont pas régies par les mêmes concepts et régimes juridiques.

D’une part, les éléments naturels de l’espace tels que ceux trouvés dans l’environnement de l’espace extra-atmosphérique sont régis par une réglementation qui se focalise sur la liberté d’accès et d’utilisation de l’espace (articles 1 et 2 du Traité sur les principes régissant les activités des États en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes, ci-après « Traité sur l’espace extra-atmosphérique »[1]), le principe de non-appropriation selon lequel ces objets « ne peu[vent] faire l’objet d’appropriation nationale par proclamation de souveraineté, ni par voie d’utilisation ou d’occupation, ni par aucun autre moyen ». En conséquence, le régime juridique entourant ces objets est rigide et ne permet pas d’exceptions.

D’autre part, les biens de provenance humaine tels que les objets spatiaux envoyés dans l’espace extra-atmosphérique sont régis par des règles différentes, en particulier en ce qui concerne la question de la propriété. Une fois un tel objet envoyé dans l’espace, la propriété, la juridiction et le contrôle exercé sur cet objet sont les mêmes que ceux qui existaient déjà sur Terre. Donc, un État qui envoie un bien dans l’espace maintient sa juridiction sur cet objet (en tant qu’expression de sa souveraineté, article VIII du Traité). Ceci a des conséquences sur la responsabilité des États, car selon l’article VI du Traité, les États sont responsables d’assurer que leurs activités spatiales (incluant la façon dont ils utilisent leurs objets spatiaux) respectent le droit international et ne causent pas de dommages aux activités et objets d’autres États ou à l’environnement de l’espace (articles VI et IX du Traité). En vertu du même article, même quand les activités spatiales sont entreprises par des acteurs non gouvernementaux, celles-ci tombent sous le champ des activités étatiques et la responsabilité des États s’étend donc à ces activités (article VI du Traité).

Dans ce contexte, cet article explore le statut de la propriété et de la propriété intellectuelle tant vis-à-vis des expériences menées sur les objets de provenance humaine, tels que la Station spatiale internationale (SSI), que des expériences menées dans l’environnement naturel de l’espace comme sur les corps célestes qui existent en dehors de toute juridiction étatique et qui ne peuvent être appropriés. Cet article prend aussi en compte le fait que dans les deux scénarios, des biens naturels de l’espace qui tombent dans la catégorie de ce qui ne peut être approprié sont utilisés.

Le point de départ de cet article est le positionnement factuel de la problématique en mettant en exergue l’importance de l’expérimentation médicale dans l’espace extra-atmosphérique et l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) ainsi que le rôle de premier plan du Canada dans ce contexte. Cet article aborde ensuite les défis posés par le transfert vers la Terre des connaissances et des technologies générées par des expériences entreprises dans l’espace. Pour ce faire, l’article aborde le défi que représente l’interdiction de l’appropriation des parties naturelles de l’espace extra-atmosphérique et de la perception de l’utilisation de l’espace extra-atmosphérique comme un bien accessible à tous, avant de passer à une brève analyse du régime de la propriété intellectuelle dans l’espace, qui se caractérise par des éléments d’exclusivité. Dans ce contexte, cet article se penche sur le régime juridique spécifique applicable aux expériences qui prennent place à bord de la SSI. Il analyse ensuite le cadre juridique relatif aux expériences se déroulant dans l’environnement physique de l’espace extra-atmosphérique, tel que l’espace lointain et l’espace cislunaire, qui sont caractérisés par des défis liés à la nature non appropriable de ces zones. Finalement, l’article discute des contextes juridiques européen et canadien applicables aux défis soulevés préalablement et propose l’introduction d’un concept de l’« open source » pour le partage des résultats issus de telles expériences.

I. Contextualisation factuelle de la problématique

L’espace extra-atmosphérique est souvent associé à des scénarios de science-fiction similaires à ceux de La Guerre des Étoiles ou à des questions odysséennes de nature existentielle. Ces rapprochements ne sont pas totalement dénués de sens dans la mesure où, au cours de la dernière décennie, l’exploration de l’espace et son utilisation nous ont rapprochés de nombreuses activités que l’on pensait auparavant relever de la seule fiction.[2]. Cependant, outre le fait de constituer une source inépuisable de scénarios de fiction, l’espace extra-atmosphérique est actuellement également utilisé de façon très concrète au travers de diverses activités ayant des impacts terrestres majeurs et un fort potentiel d’amélioration de la vie et de la santé humaine sur Terre. En effet, lors de voyages dans l’espace, les astronautes font face à d’immenses risques pour leur santé qui conduisent souvent à des maladies chroniques et qui sont causés par les facteurs physiques de la microgravité, des radiations et les longues postures immobiles du corps, mais aussi par des facteurs psychologiques tels que l’isolement[3]. Les changements musculosquelettiques et visuels sont deux des risques les plus couramment observés. Ceux-ci sont généralement causés par des vols spatiaux de longue durée et affectent un grand nombre d’astronautes[4]. Les changements de comportement ne sont pas rares non plus. La plupart de ceux que l’on peut observer sur la santé des astronautes sont similaires aux changements que le vieillissement naturel ainsi que les effets des modes de vie sédentaires contemporains peuvent causer sur le corps humain[5]. La NASA a identifié pas moins de trente risques pour la santé des astronautes associés aux vols spatiaux dans le cadre de son programme de recherche sur les humains[6]. En conséquence, l’étude des conditions dans lesquelles les astronautes opèrent dans l’espace extra-atmosphérique est importante afin de mieux comprendre le fonctionnement du corps humain et pour enrichir la compréhension par la communauté médicale des causes et des remèdes potentiels à certaines maladies, contribuant ainsi à l’avancement de la médecine. En outre, l’environnement naturel de l’espace extra-atmosphérique est idéal pour mener certaines expériences médicales qui, autrement, nécessiteraient la reconstitution artificielle sur Terre des conditions de microgravité ou de rayonnement qui existent dans l’espace[7]. Dans ce contexte et au regard du fait que ces expériences n’utilisent pas uniquement des éléments de provenance humaine envoyés dans l’espace, mais aussi des ressources trouvées in situ (et donc non appropriables), la question se pose de savoir quand et comment les résultats de ces activités sont soumis à des droits de propriété et deviennent commercialisables.

Le Canada joue un rôle important en termes de contribution à l’avancement des connaissances médicales grâce à l’utilisation de technologies spatiales. La technologie produite et utilisée par le Canada dans le contexte du Canadarm, du Canadarm-2 et de Dextre à bord de la SSI, par exemple, a permis de découvrir des solutions novatrices dans les salles d’opération[8]. Plus précisément, une technologie robotique semblable à celle utilisée dans le contexte des robots spatiaux canadiens a été utilisée pour créer des robots chirurgicaux qui offrent une précision et une efficacité supérieures aux performances humaines. Par exemple, les robots NeuroArm et ModusV, tous deux capables d’opérations de haute précision, pouvant être utilisés dans le contexte de chirurgies neurologiques et cérébrales[9].

NeuroArm a été utilisé pour la première fois pour une chirurgie cérébrale en 2008 et a depuis sauvé la vie de centaines de patients. C’est également le premier robot au monde à pouvoir effectuer une intervention chirurgicale à l’intérieur d’une machine à résonance magnétique[10]. Le précurseur technologique du NeuroArm était le Canadarm, la contribution du Canada à la SSI, dans la mesure où le NeuroArm utilise une partie de la technologie du Canadarm pour effectuer des chirurgies cérébrales robotiques caractérisées par une absence de tremblements, par contraste avec les opérations effectuées par l’humain dans le cadre desquelles les tremblements, aussi minimes soient-ils, sont inévitables[11].

D’autres exemples de l’utilisation de la technologie spatiale sont l’IGAR, un robot médical capable d’effectuer des biopsies de haute précision liées à la détection du cancer du sein, l’amélioration de l’imagerie médicale[12], ainsi que l’utilisation des applications spatiales afin d’assurer l’accès aux services médicaux dans des endroits reculés de la Terre à l’aide de la télémédecine[13].

L’avancement des connaissances médicales grâce à l’utilisation de l’espace extra-atmosphérique peut être amélioré de façon exponentielle à l’aide des applications spatiales rendues possibles par l’IA. En effet, avec les futures missions à destination de la planète Mars planifiées dans les dix prochaines années, la race humaine est sur le point d’atteindre des profondeurs sans précédent de l’espace. Une telle présence de la vie humaine dans des endroits reculés de l’espace présente des risques importants pour la santé des personnes concernées. En effet, les futures missions martiennes prévoient pour la première fois d’envoyer un équipage vers Mars et incluent l’atterrissage de la vie humaine sur la surface de la planète, leur orbite autour d’elle et leur retour sur Terre[14]. Le corps humain n’étant pas adapté aux conditions dangereuses de la planète rouge, les risques pour la santé humaine sont à la fois inconnus et largement imprévisibles. Un autre aspect qui peut influencer négativement la santé de la vie humaine dans le contexte de l’exploration cislunaire et de l’espace lointain est l’impossibilité d’intervention médicale immédiate. De fait, la distance entre la Terre et la surface de Mars ainsi que les orbites autour de la planète rouge provoquent un retard de transmission du signal avec la Terre pouvant aller jusqu’à vingt-cinq minutes[15], ce qui pourrait conduire à une gestion difficile à partir de la Terre des procédures médicales qui prendraient place in situ.

Dans un tel contexte, pour des questions de temps et d’efficacité, l’utilisation de l’IA est essentielle pour mener à bien les procédures médicales nécessaires dans l’espace cislunaire et lointain sans l’intervention de facteurs décisionnels humains provenant de la Terre. Autrement dit, l’utilisation de l’IA pour des opérations chirurgicales essentielles et d’autres interventions médicales prenant place dans le contexte de l’exploration cislunaire et de l’espace lointain pourrait aider à remplacer l’intervention humaine et, par conséquent, éliminer l’une des étapes les plus longues du processus d’intervention médicale. Cependant, cela nécessite le développement d’algorithmes fiables capables de fonctionner dans un environnement inconnu et isolé et dans lequel l’intervention humaine directe n’est pas envisageable. Les nations spatiales, le Canada le premier, travaillent actuellement sur des technologies d’IA qui peuvent aider à surveiller et à maintenir la santé des astronautes dans le contexte de l’exploration cislunaire et de l’espace lointain, ainsi qu’à intervenir, au besoin[16]. Ces technologies comprennent des technologies visuelles alimentées par l’IA qui sont développées afin d’être utilisées dans le cadre d’opérations chirurgicales et autres interventions requises dans le contexte d’exploration cislunaire et de l’espace lointain, mais qui peuvent aussi être utilisées dans le cadre de procédures médicales sur Terre[17].

Bien que de telles opérations médicales basées sur l’IA aient la capacité de développer et de faire progresser les applications terrestres de la médecine, le fait que ces connaissances et technologies médicales soient développées dans l’espace pose de nombreuses questions juridiques et ont un impact significatif sur le transfert, la gestion et l’utilisation de ces connaissances et technologies dans le cadre d’opérations terrestres.

L’absence de territorialité en ce qui concerne les éléments naturels de l’espace, l’absence de cadre normatif pour les droits de propriété intellectuelle (à l’exception de la propriété intellectuelle créée à bord de la SSI), ainsi que la perception juridique de l’utilisation et de l’exploration de l’espace extra-atmosphérique qui constituent le fondement du cadre juridique existant et « doivent se faire pour le bien et dans l’intérêt de tous les pays »[18], soulèvent certaines controverses et posent des problèmes juridiques quant à l’utilisation des connaissances et des technologies médicales développées dans l’espace extra-atmosphérique dans le contexte d’utilisations terrestres.

II. Transfert sur Terre des connaissances et des technologies médicales développées dans l’espace

Le transfert vers la Terre des connaissances et des technologies découvertes et développées dans l’espace n’est pas une tâche facile en raison de l’absence de mécanismes clairs régissant de tels transferts de technologie. Pour transférer une technologie ou tout autre produit issu de l’activité intellectuelle humaine, ou en disposer de quelque manière que ce soit, il est primordial de d’abord clarifier à qui cette technologie ou ce produit appartiennent et quelles sont les conditions d’un tel transfert. À l’exception des inventions ayant eu lieu sur la SSI, pour lesquelles un régime spécifique a été mis en place, notamment en ce qui concerne les droits de propriété intellectuelle (PI)[19], la majorité des produits issus d’inventions faites dans l’espace extra-atmosphérique ne sont pas régis par un cadre réglementaire spécifique.

Par exemple, en ce qui concerne les droits de propriété intellectuelle dans l’espace, même si l’harmonisation des lois internationales en matière de PI est bien avancée, des différences importantes subsistent entre les législations nationales[20]. En conséquence, le droit de la propriété intellectuelle applicable dans le contexte des activités spatiales est généralement prévu dans le cadre d’accords de coopération ad hoc qui traitent du titre de propriété, de la concession de licences et de la distribution des résultats et autres retombées des découvertes faites dans l’espace[21]. Toutefois, ces accords ne sont valables qu’entre les parties concernées et, par conséquent, sont toujours caractérisés par un élément d’exclusivité en contradiction avec le principe d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique « pour le bien et dans l’intérêt de tous les pays »[22].

Le manque d’universalité dans le traitement de cette question exige une harmonisation et l’introduction d’un cadre spécifique en matière de propriété intellectuelle et de transfert de technologie pour les inventions qui prennent place dans l’espace et qui ne sont pas régies par des lois existantes en matière de propriété intellectuelle. Si l’on considère la question du point de vue des essais médicaux et des expériences dans l’espace extra-atmosphérique pouvant avoir un impact très bénéfique pour l’humanité, une telle lacune est critique.

A. « Pour le bien et dans l’intérêt de tous les pays »

Le droit international de l’espace est composé de cinq traités principaux des Nations Unies qui énoncent les principes généraux et le cadre juridique international de base pour les activités spatiales[23]. L’ensemble du cadre juridique du droit international de l’espace repose sur la reconnaissance de « l’intérêt que présente pour l’humanité tout entière le progrès de l’exploration et de l’utilisation de l’espace extra-atmosphérique à des fins pacifiques »[24] et sur la conviction que « [l]’exploration et l’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes, doivent se faire pour le bien et dans l’intérêt de tous les pays, quel que soit le stade de leur développement économique ou scientifique »[25]. Pour ces raisons, l’un des articles les plus importants du Traité sur l’espace extra-atmosphérique prévoit que l’exploration et l’utilisation de l’espace extra-atmosphérique « doivent se faire pour le bien et dans l’intérêt de tous les pays »[26], tout en qualifiant l’exploration et l’utilisation de l’espace extra-atmosphérique d’« apanage de l’humanité tout entière »[27] (article I, Traité sur l’espace extra-atmosphérique). En même temps, le Traité sur l’espace extra-atmosphérique interdit l’établissement de droits de propriété dans l’espace par quelque moyen que ce soit, en identifiant explicitement les moyens d’« utilisation » ou d’« occupation » (article II du Traité sur l’espace extra-atmosphérique)[28].

En réalité, les fondements mêmes de ce cadre normatif ont été construits en opposition au principe de la souveraineté territoriale et de la notion et création de biens dans l’espace. À cet égard, l’article II du Traité sur l’espace extra-atmosphérique prévoit que « L’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes, ne peut faire l’objet d’appropriation nationale par proclamation de souveraineté ni par voie d’utilisation ou d’occupation, ni par aucun autre moyen »[29]. Cette formulation a suscité de nombreuses discussions pour savoir si le terme « national » se réfère uniquement à l’appropriation publique ou si la propriété privée est aussi visée par ce terme. Cette controverse est toutefois résolue par une analyse du mécanisme de responsabilité existant en droit international de l’espace, selon laquelle les États sont responsables de l’octroi de licences et de la supervision des activités de leurs acteurs spatiaux, tant gouvernementaux que non gouvernementaux dans l’espace et, de cette manière, du respect du droit international, y compris du Traité sur l’espace extra-atmosphérique[30]. Par conséquent, afin de ne pas engager leur responsabilité, les États ne peuvent pas s’imposer comme souverains à l’égard d’éléments naturels de l’espace. Cette considération est importante dans le contexte des essais et expériences médicales menées par des entités gouvernementales ou non gouvernementales dans l’espace, car la propriété et, à terme, l’accès aux résultats de ces essais et expériences ou leur transfert, pourraient être remis en cause en raison de l’interdiction d’appropriation énoncée à l’article II du Traité sur l’espace extra-atmosphérique.

Cette lecture de l’article II du Traité sur l’espace extra-atmosphérique est par ailleurs conforme à l’esprit de l’article premier du Traité sur l’espace extra-atmosphérique[31]. Les deux articles interprétés ensemble permettent de conceptualiser l’espace extra-atmosphérique comme un domaine situé au-delà de toute appropriation et dont les bénéfices qui peuvent en être tirés doivent être mis à la disposition de l’humanité.

Les expériences médicales et autres expériences scientifiques effectuées dans l’espace extra-atmosphérique conduisent souvent à des avantages qui peuvent faire progresser les connaissances de l’humanité et améliorer le niveau de vie. Par exemple, l’expérience Ring Sheared Drop de la NASA qui se déroule sur la SSI se focalise sur la création de fibrilles amyloïdes, un type d’agrégation de protéines qui peut détruire les neurones responsables de la maladie d’Alzheimer[32]. Compte tenu de l’importance de cette expérience pour la qualité de vie d’un grand nombre de personnes souffrant de cette maladie, la possibilité d’un accès généralisé à cette innovation médicale serait conforme à la lettre et à l’esprit des articles I et II du Traité sur l’espace extra-atmosphérique. Toutefois, le transfert de ces technologies développées dans l’environnement expérimental de l’espace extra-atmosphérique vers l’industrie médicale sur Terre implique une série de procédures et de contrats qui dénaturent la perception de l’espace extra-atmosphérique en tant que domaine dont les fruits doivent bénéficier à tous les pays de façon égale et sans discrimination, car ils impliquent souvent la création de droits de PI et en particulier de brevets. La création de ces droits de PI conduit quant à elle à la commercialisation de ces inventions, que ce soit au travers de leur vente ou de l’octroi de licences. Or, la commercialisation de ces nouvelles technologies a pour conséquence directe de les rendre moins accessibles, notamment aux pays en développement. Même si plus de quatre-vingts pays interdisent la brevetabilité des procédures et méthodes médicales, les États-Unis, pays le plus actif dans la conduite d’expériences médicales sur la SSI, autorisent de tels brevets[33]. Ceci est d’une importance capitale, car les inventions qui ont lieu sur la SSI sont régies par les lois sur la propriété intellectuelle du pays sur le module de l’SSI duquel les expériences ont lieu (voir à cet égard la partie II,B.1). Dans un même ordre d’idées, même si la NASA possède un mécanisme distinct de licence de brevet qui rend sa technologie accessible au grand public, cette accessibilité est limitée à un public national[34].

Quant aux innovations médicales qui ont lieu dans l’espace extra-atmosphérique (en-dehors de celles prenant place sur la SSI), par exemple sur un corps céleste, la question de leur transférabilité sur Terre par le biais d’un système de propriété intellectuelle les rendant accessibles à tous les pays d’une manière véritablement non discriminatoire et qui ne conduit pas à l’exclusivité inhérente à la notion de propriété demeure sans réponse.

L’importance d’assurer l’accès des pays en développement aux technologies essentielles n’est pas nouvelle pour le droit spatial international et a souvent été mise en évidence par des initiatives se focalisant sur la facilitation du transfert de technologies[35] dans des domaines critiques tels que celui de la santé, vers les pays à faibles revenus afin de permettre le renforcement des capacités dans ces régions[36]. Compte tenu du degré d’innovation offert par les missions spatiales dans le domaine de la santé et de la médecine, un mécanisme permettant à ces pays et à ces régions dans le besoin d’accéder aux technologies spatiales essentielles pour la santé semble être aligné avec la vision et la mission du cadre juridique international du droit de l’espace existant.

B. Droits de propriété intellectuelle et droit spatial international : la lutte entre exclusivité et inclusivité

Combiner les droits de propriété intellectuelle à la caractéristique de patrimoine commun de l’humanité de l’espace extra-atmosphérique – c’est-à-dire situé au-delà de la souveraineté et du concept de propriété – n’est pas une tâche facile. D’une part, la propriété, concept qui s’enracine dans la notion d’exclusivité, est au centre des droits de propriété intellectuelle. Bien qu’un pan de la recherche sur la propriété intellectuelle ne classe pas nécessairement les droits de propriété intellectuelle comme des droits de propriété traditionnels, c’est-à-dire comme des droits liés à la propriété en soi, mais les caractérise plutôt comme des droits liés à un titre sur un actif incorporel[37], les droits de PI impliquent nécessairement un certain degré d’exclusivité, même s’il n’est pas identique à celui présent dans la conception traditionnelle du droit exclusif de propriété[38].

L’utilisation et l’exploration de l’espace extra-atmosphérique reposent quant à elles sur l’élément d’inclusivité tel qu’il ressort de l’interprétation combinée des articles I et II du Traité sur l’espace extra-atmosphérique, qui s’efforce de préserver l’utilisation de l’espace extra-atmosphérique libre de tout contrôle territorial et exclusif, à l’exception du contrôle exercé sur les objets spatiaux d’origine humaine envoyés depuis la Terre dans l’espace extra-atmosphérique. Étant donné que les avantages découlant de l’utilisation et de l’exploration de l’espace extra-atmosphérique doivent être mis à la disposition de tous les pays, il pourrait être déduit que l’utilisation de l’espace extra-atmosphérique pour des inventions susceptibles de profiter à l’humanité, telles que des inventions médicales, serait mise à la disposition de tous les pays, conformément à la lettre et à l’esprit du Traité sur l’espace extra-atmosphérique.

Néanmoins, la conciliation des droits exclusifs de l’inventeur et du droit de l’humanité à bénéficier des inventions créées dans l’espace a conduit à l’élaboration de mécanismes de protection de la propriété intellectuelle identiques à ceux qui existent pour les inventions faites sur la Terre. Les inventions réalisées sur la SSI, bénéficient ainsi d’un cadre spécifique applicable (voir partie B.1.). Toutefois, pour toute invention qui n’est pas faite sur la SSI, la forme qu’une telle conciliation entre différents intérêts, différentes valeurs et nécessités pourrait prendre n’est pas claire. C’est notamment le cas en ce qui concerne les inventions faites dans l’espace cislunaire et l’espace lointain, où aucun cadre juridique n’existe à ce jour.

Une autre question qui fait obstacle à la mise en place d’un cadre équilibré de propriété intellectuelle pour les activités dans l’espace est le fait que ces droits sont traditionnellement accordés par une autorité souveraine[39]. Dans le contexte des activités spatiales menées dans l’espace, ceci soulève des difficultés pratiques compte tenu de l’absence d’une telle autorité souveraine. Cette réalité pose donc des questions de faisabilité en termes de gestion des droits de propriété intellectuelle pour les activités spatiales in situ ainsi que de partage des connaissances et de la technologie concernée.

L’Administration nationale de l’aéronautique et de l’espace (NASA) des États-Unis a depuis longtemps mis en place un programme de transfert de technologie qui propose au public un grand nombre de brevets pour les inventions réalisées grâce à l’utilisation de l’espace[40]. Ce programme est basé sur la Loi nationale sur l’aéronautique et l’espace de 1958[41] qui exige que tous les développements scientifiques et toutes les nouvelles techniques créées dans l’espace soient mises à la disposition du public[42]. Par conséquent, ce mécanisme permet aux entités intéressées de demander des licences pour accéder aux brevets disponibles. Toutefois, il s’agit d’un mécanisme national qui ne s’adresse qu’au public intéressé au sein des États-Unis. L’accent est donc mis sur le marché intérieur et le mécanisme exclut tout individu ou toute entité intéressée provenant d’un autre pays.

L’absence de régime juridique approprié est à déplorer, car un système universel permettant le large partage des inventions issues d’expériences médicales et autres expériences scientifiques bénéfiques pour l’humanité est essentiel pour garantir, en pratique, l’objectif inclusif du Traité sur l’espace extra-atmosphérique. Ce besoin est particulièrement reconnu dans le contexte des expériences médicales qui conduisent à la création de procédures médicales innovantes (non seulement en ce qui concerne les procédures dans l’espace, mais aussi sur Terre). À cet égard, l’AMM a exprimé dans sa Déclaration sur le brevetage des procédures médicales[43], signée en 1999 et réaffirmée en 2019, la position selon laquelle les « physicians have an ethical responsibility to make relevant scientific information available to colleagues and the public, when possible »[44], que « the patenting of medical procedures poses serious risks to the effective practice of medicine by potentially limiting the availability of new procedures to patients, »[45] et que « the patenting of medical procedures is unethical and contrary to the values of the medical profession that should guide physicians’ service to their patients and relations with their colleagues »[46].

Cette prise de position, qui illustre certaines considérations éthiques reconnues par l’Association médicale mondiale, combinée au prescrit du Traité sur l’espace extra-atmosphérique selon lequel « L’exploration et l’utilisation de l’espace extra-atmosphérique […] doivent se faire pour le bien et dans l’intérêt de tous les pays »[47] ainsi que la disposition connexe (article I) qui requiert une coopération internationale en matière de recherche scientifique, constituent une preuve supplémentaire de la nécessité de créer un mécanisme permettant l’accès universel aux résultats de ces inventions.

1. Connaissances et technologies médicales produites à bord de la Station spatiale internationale (SSI)

Le régime juridique qui encadre l’utilisation de la SSI est distinct des conventions internationales au coeur du droit spatial international, c’est-à-dire des cinq traités spatiaux des Nations Unies. La réglementation de l’utilisation de la SSI comporte plusieurs volets : l’Accord intergouvernemental sur la Station spatiale internationale[48], un accord de coopération multilatérale signé en 1998 entre les membres fondateurs de la SSI, quatre protocoles d’accord entre la NASA et les agences coopérantes (l’Agence spatiale européenne, l’Agence spatiale canadienne, l’Agence spatiale fédérale russe et l’Agence japonaise d’exploration aérospatiale)[49], et plusieurs accords bilatéraux d’application entre les agences spatiales participantes[50]. Le cadre juridique de la SSI est fondé sur la coopération et la compréhension mutuelle entre les États participants et les agences spatiales. Il contient des règles spécifiques sur la protection des droits de propriété intellectuelle et assure simultanément la protection des droits de propriété intellectuelle et le partage des produits de cette propriété intellectuelle, en se concentrant toutefois exclusivement sur les droits de brevet, ne réglementant ainsi pas d’autres formes de propriété intellectuelle, telles que les marques et les droits d’auteur[51]. Par exemple, en vertu de ce régime, toutes les inventions prenant place sur la SSI peuvent être utilisées par les partenaires de la SSI au moyen de procédures d’identification spécifiques qui protègent la propriété intellectuelle sur les données et autres produits, tandis que les droits de propriété intellectuelle sur ces inventions sont protégés[52].

En règle générale, l’Accord intergouvernemental sur la SSI permet aux États partenaires de la SSI d’étendre leur juridiction nationale à l’espace extra-atmosphérique en englobant leurs contributions à la SSI (par exemple, les laboratoires). En effet, sur base de l’article 5 de l’Accord intergouvernemental sur la SSI, chaque État partenaire conserve sa juridiction et le contrôle de ses contributions, c’est-à-dire des installations et équipements enregistrés ainsi que de son personnel[53]. En outre, l’article 21 de l’Accord intergouvernemental sur la SSI prévoit que ce sont les critères de la propriété et du registre de l’élément ou de l’infrastructure de la SSI sur laquelle une invention a lieu qui déterminent le lieu où une invention est considérée comme ayant pris place (critère du locus)[54]. Par exemple, si une invention a lieu sur un module que le Japon ou le Canada a contribué à la SSI (par exemple, le laboratoire Kibo ou le Canadarm), on peut alors considérer que cette invention a eu lieu respectivement au Japon ou au Canada.

Le cadre juridique de la SSI, distinct des cinq traités spatiaux des Nations Unies, contient des règles en matière de propriété intellectuelle ancrées dans le principe d’une territorialité extensible à l’espace extra-atmosphérique par le biais de la construction juridique qu’est la juridiction. Une telle dynamique se retrouve également dans le Traité sur l’espace extra-atmosphérique et ce principe est inscrit à l’article VIII du Traité sur l’espace extra-atmosphérique qui prévoit qu’un « État partie au Traité sur le registre duquel est inscrit un objet lancé dans l’espace extra-atmosphérique conservera sous sa juridiction et son contrôle ledit objet »[55]. En d’autres termes, au travers d’une extension stricto sensu du concept de territorialité dans l’espace, l’État qui a immatriculé un objet spatial – autre qu’en lien avec la SSI – préserve sa juridiction sur celui-ci. Par conséquent, dans le cas d’une activité scientifique, par exemple une expérience médicale qui se déroule sur un module enregistré dans un pays donné, celle-ci sera considérée comme ayant lieu dans ce pays. Ce mécanisme n’a pas d’impact sur l’inventeur qui conserve la possibilité de breveter son invention dans le ou les pays de son choix, conformément aux cadres traditionnels de propriété intellectuelle pour les inventions terrestres[56].

En raison de l’application du droit de la propriété intellectuelle sur la base du lieu (c’est-à-dire du module) où l’activité se déroule, l’utilisation et le partage des produits de la recherche scientifique, y compris la recherche médicale et les essais cliniques et expériences menées sur la SSI, ont lieu sur la base du droit applicable sur le territoire dans lequel le module concerné est enregistré. C’est-à-dire que l’accès et le partage des connaissances et de la technologie concernées se feront conformément aux lois applicables si l’activité avait lieu sur Terre, dans le territoire du pays où le module est enregistré. Par conséquent, l’accès aux connaissances et à la technologie produites sur la SSI peut se faire sur une base contractuelle et impliquer la vente de brevets ou la concession de licences. Même si cela semble être contradictoire avec le statut juridique de l’espace extra-atmosphérique en tant que domaine dont l’utilisation doit se faire « pour le bien et dans l’intérêt de tous les pays »[57], il s’agit d’une approche équilibrée visant à protéger la contribution intellectuelle de l’intelligence humaine impliquée ainsi que les contributions des États parties participants.

La SSI a été construite pour encourager, entre autres utilisations, la conduite d’expériences scientifiques dont près de 3000 ont déjà eu lieu[58]. À cette fin, un cadre réglementaire sur la propriété intellectuelle était nécessaire afin de protéger la technologie et la production de connaissances des personnes impliquées. Cependant, un tel cadre juridique est inexistant pour les expériences qui se déroulent dans l’espace à l’extérieur de la SSI et notamment dans l’environnement naturel de l’espace cislunaire ou l’espace lointain, ce qui est un défi supplémentaire pour les expériences médicales potentielles et autres opérations médicales entreprises dans le contexte de missions spatiales telles que les futures missions martiennes.

2. Connaissances et technologies médicales produites dans l’espace cislunaire et lointain

L’« espace cislunaire » est défini comme la zone de l’espace extra-atmosphérique située autour de la Lune[59], tandis que l’« espace lointain » est considéré par l’Union internationale des télécommunications comme la partie de l’espace extra-atmosphérique commençant à deux millions de km de la Terre[60]. La principale caractéristique de ces deux zones, par contraste avec la SSI, sont les longs délais de communication qui existent lors du transfert de données vers les stations terrestres. On pourrait cependant remédier aux conséquences de ces délais grâce à l’utilisation de l’IA in situ, en particulier en cas de problèmes liés à la santé des personnes impliquées ou d’expériences médicales in situ. Étant donné que des missions d’exploration cislunaire et dans l’espace lointain avec équipage sont actuellement en cours de préparation, il devient impératif d’examiner les questions juridiques soulevées par la création de connaissances et de technologies durant ces missions. Lunar Gateway, par exemple, est un avant-poste qui sera utilisé dans le cadre du programme Artemis de la NASA et fonctionnera comme une station lunaire en orbite autour de la Lune pour permettre une présence humaine à long terme dans cette région de l’espace extra-atmosphérique et d’offrir des « points de transit » pour l’exploration de l’espace lointain, comme l’exploration de Mars[61]. Le Lunar Gateway sera équipé de technologies utilisant de l’IA grâce à la contribution du Canadarm-3[62] et qui fonctionnera comme un laboratoire scientifique où des essais médicaux auront lieu[63].

Compte tenu de l’absence de cadre juridique spécifique concernant l’utilisation ou la fonction des produits résultants d’expériences scientifiques créées dans l’espace extra-atmosphérique (à l’exception de celles créées sur la SSI), y compris sur la passerelle lunaire, et des droits et obligations qui existent sur les produits de ces expériences, la question se pose de savoir si un cadre similaire à celui applicable dans le cas de la SSI devrait exister ou si un nouveau régime juridique devrait être mis en place.

a) Le défi de la territorialité et de la propriété dans l’espace cislunaire et lointain

Le Traité sur l’espace extra-atmosphérique est enraciné dans une approche globale de l’interdiction de l’établissement de territoires dans l’espace extra-atmosphérique. À la lumière des travaux préparatoires du Traité, cette interdiction s’étend non seulement à l’interdiction des éléments physiques de la notion de territoire, mais aussi à ses éléments sociopolitiques[64]. En d’autres termes, cette interdiction garantit que l’espace extra-atmosphérique sera utilisé de manière inclusive sans possibilité de création de droits exclusifs.

Dans ce contexte, il est essentiel de faire la distinction entre l’environnement naturel de l’espace extra-atmosphérique et les objets fabriqués par l’homme qui sont lancés dans l’espace, dont certains y restent de manière continue. Par exemple, les expériences scientifiques, y compris les essais médicaux, impliquant l’environnement de la Lune ou de Mars, entreraient dans la catégorie des missions utilisant respectivement l’environnement naturel de l’espace cislunaire et de l’espace lointain, tandis que les missions sur la SSI ou d’autres satellites artificiels en orbite ainsi que sur des véhicules spatiaux entreraient dans la catégorie des objets fabriqués par l’homme qui existent dans l’espace extra-atmosphérique. Cette dernière catégorie ne soulève pas de problèmes majeurs en termes de souveraineté et de territorialité puisque l’État dans lequel ces objets sont enregistrés conserve sa juridiction et le contrôle sur ceux-ci, ce qui mène à la création d’une sorte de quasi-territorialité[65]. Toutefois, les missions de la première catégorie conduites à des fins d’expérimentation et d’innovation utilisant l’environnement naturel de l’espace se heurtent aux défis découlant de l’interdiction de la souveraineté et des droits de propriété dans l’espace. En d’autres termes, les expériences spatiales utilisant l’environnement naturel de l’espace extra-atmosphérique qui ne relève pas de la juridiction d’un pays prennent place dans une zone caractérisée comme « patrimoine commun de l’humanité ».

L’interdiction d’affirmer une souveraineté ou des droits de propriété dans l’espace a souvent été remise en cause au travers de certaines exceptions. Ces exceptions sont prévues dans des cadres juridiques propres aux opérations spatiales et se limitent à introduire des types de droits quasi territoriaux sans les étendre toutefois à la conception traditionnelle de la souveraineté ou des droits de propriété. Un exemple est celui de la SSI où, comme indiqué précédemment, les États parties étendent leur compétence quasi territoriale sur les modules de la SSI auxquels ils ont contribué et, sur base de cette construction juridique, les lois nationales telles que les lois sur la propriété intellectuelle s’appliquent aux inventions qui ont lieu sur ces modules[66]. Un mécanisme similaire de nature quasi-territoriale s’applique aux objets spatiaux fabriqués par l’homme et lancés dans l’espace extra-atmosphérique. Dans une telle situation, l’État où l’objet spatial est immatriculé conserve sa juridiction et son contrôle sur cet objet et ce qui s’y fait, exerçant ainsi une forme de quasi-territorialité[67]. En outre, le cadre juridique actuel portant sur l’utilisation de l’orbite attribue des droits d’utilisation de l’orbite à long terme qui ressemblent à une utilisation permanente, adoptant ainsi de nombreuses caractéristiques quasi-territoriales[68].

Toutefois, le seul cadre juridique existant en ce qui concerne les activités entreprises dans l’espace cislunaire et l’espace lointain, y compris sur les orbites pertinentes, est constitué des cinq traités spatiaux des Nations Unies. En conséquence, la notion de quasi-territorialité dans le contexte de l’exploration cislunaire et de l’espace lointain ne peut être transposée dans l’environnement naturel de l’espace extra-atmosphérique lorsque les activités n’ont pas lieu sur un objet spatial sous la juridiction d’un ou de plusieurs pays spécifiques, mais dans un environnement qui ne se trouve sous aucune juridiction.

Les défis que pose l’interdiction de territorialité – y compris de quasi-territorialité – dans l’espace cislunaire et l’espace lointain pour la gestion des connaissances et de la technologie (y compris les connaissances et technologies médicales) sont liés au fait que la protection par brevet des inventions est directement liée à la notion de territoire. Cela n’est pas essentiel lorsque ces connaissances et technologies sont créées sur des objets spatiaux, auquel cas l’État d’enregistrement est considéré comme le quasi-territoire où est faite l’invention, mais les problèmes surviennent dès lors que les expériences et inventions utilisent l’environnement naturel de l’espace lointain et cislunaire.

b) Juridiction, contrôle et propriété des connaissances et de la technologie médicales développées in situ

En raison de la nature de l’espace extra-atmosphérique en tant que patrimoine commun de l’humanité, son statut juridique le situe au-delà de la souveraineté et de l’appropriation. L’absence d’un cadre réglementaire spécifique traitant de la production de connaissances et de technologies dans l’espace essentielles à la vie sur Terre rend primordial l’examen du contenu du cadre général du droit spatial international. En particulier, il est intéressant d’identifier comment le cadre général du droit spatial aborde les questions de la juridiction, du contrôle et de la propriété des connaissances et des technologies médicales développées dans l’espace cislunaire et l’espace lointain. L’importance pratique de ces questionnements peut être illustrée par l’exemple de Bristol Myers Squibb, une société pharmaceutique qui a mené en 2022 une expérience sur la SSI ayant pour but de comprendre la cristallisation des anticorps monoclonaux en microgravité ou dans des conditions de gravité très faible[69]. Les connaissances produites dans le cadre de cette expérience devraient contribuer au développement futur de médicaments avec un impact positif direct sur les patients. Étant donné que cette expérience a eu lieu sur la SSI, les questions de propriété, de juridiction et de droits de propriété intellectuelle, par exemple les droits de brevet, tombent dans le champ d’application de l’Accord intergouvernemental de 1998. Cependant, les réponses à ces questions n’auraient pas été aussi évidentes, si cette expérience avait eu lieu sur la Lune ou sur Mars, ou sur toute autre zone physique de l’espace cislunaire ou lointain. En effet, dans un tel scénario, aucun cadre réglementaire spécifique n’existe pour réglementer les différents aspects entourant l’expérience et ce qui en résulte.

Le droit international de l’espace, et en particulier le Traité sur l’espace extra-atmosphérique, désigne l’État d’immatriculation d’un objet spatial comme l’État qui conserve sa juridiction et son contrôle sur un objet spatial lancé dans l’espace extra-atmosphérique[70]. Aux termes de l’article VIII du Traité, « l’État partie au Traité sur le registre duquel est inscrit un objet lancé dans l’espace extra-atmosphérique conservera sous sa juridiction et son contrôle ledit objet et tout le personnel dudit objet, alors qu’ils se trouvent dans l’espace extra-atmosphérique ou sur un corps céleste »[71]. De même, la propriété des objets lancés dans l’espace extra-atmosphérique n’est pas affectée par leur lancement dans l’espace extra-atmosphérique et reste la propriété de l’État qui possédait l’objet spatial avant son lancement. Il est donc clair que si une expérience ou un essai médical a lieu sur un véhicule spatial, une installation ou tout autre type d’infrastructure artificielle lancée dans l’espace extra-atmosphérique, l’État d’immatriculation aura juridiction et contrôle sur les biens et équipements lancés aux fins de l’expérience et la propriété de ces biens et équipements ne serait pas affectée. Ce n’est toutefois pas un critère suffisant pour déterminer le destin des résultats des expériences médicales effectuées sur ces objets spatiaux, d’une part parce que ces missions sont généralement complexes et les expériences et essais impliquent souvent du personnel qui n’est pas ressortissant de l’État d’immatriculation des objets spatiaux concernés, d’autre part car l’environnement naturel de l’espace extra-atmosphérique est souvent utilisé pour permettre ces expériences ou essais.

À cet égard, le Traité sur l’espace extra-atmosphérique caractérise les astronautes comme « envoyés de l’humanité »[72], reconnaissant ainsi l’importance de leur mission et de leur contribution à l’humanité. Ce terme désigne les astronautes et ne semble pas s’étendre à tous les participants aux vols spatiaux. La littérature sur les vols spatiaux et le droit spatial reconnaît que ce qui distingue les astronautes des autres types de participants aux vols spatiaux (les touristes de l’espace, par exemple) est le niveau de formation technique et professionnelle qu’ils ont reçu[73]. Cependant, même si la caractérisation « envoyés de l’humanité » se réfère aux astronautes seuls, excluant ainsi les autres participants éventuels des vols spatiaux, les missions telles que les futures missions martiennes impliquent des scientifiques menant des expériences médicales dans l’espace extra-atmosphérique qui pourrait également être caractérisés d’« envoyés de l’humanité ». En effet, étant donné que les missions cislunaires et celles menées dans l’espace lointain exigent que tous les participants à la mission soient hautement qualifiés et formés aux fins de la mission spatiale, considérant que la contribution scientifique de ces personnes est essentielle à l’avancement des connaissances humaines, ils peuvent être qualifiés d’astronaute ayant reçu une formation professionnelle et, par conséquent, d’« envoyés de l’humanité ».

De fait, même si les biens utilisés pour les expériences médicales sont contrôlés par leur État d’enregistrement, qui conserve également juridiction à leur égard, en vertu du cadre actuel du droit international de l’espace, celui-ci n’est pas suffisant pour réglementer l’avenir des inventions faites dans l’espace cislunaire ou lointain. Étant donné que la gouvernance actuelle de la propriété intellectuelle exige une autorité souveraine ayant la capacité d’accorder des droits de propriété intellectuelle et une loi applicable définit territorialement, il semble difficile d’adapter le cadre existant en matière de propriété intellectuelle aux besoins des expériences, essais médicaux et autres expériences scientifiques dans l’espace. Une solution à ce problème pourrait consister à considérer ces inventions comme des ressources pouvant être utilisées au profit et dans l’intérêt de tous les pays, conformément à la terminologie utilisée dans le Traité sur l’espace extra-atmosphérique qui définit l’espace extra-atmosphérique comme un patrimoine commun de l’humanité dont l’utilisation et l’exploration possèdent le statut « d’apanage de l’humanité tout entière »[74]. Ce statut a été proposé lors des négociations du Traité sur l’espace extra-atmosphérique en tant que statut exprimant le caractère inclusif que devraient avoir l’utilisation et l’exploration de l’espace[75]. Le sens réel de ces termes n’attribue pas à l’espace extra-atmosphérique un statut de province territoriale où la souveraineté des États pourrait être établie ou étendue, mais plutôt le statut d’exploration et d’utilisation libre de droits exclusifs. Cette approche requiert la mise en place d’un système permettant le libre accès aux produits de la propriété intellectuelle issus des activités spatiales, en particulier en ce qui concerne les produits essentiels à la vie sur Terre, tels que ceux issus de la science médicale.

D’autre part, une approche différente a été proposée qui plaide en faveur de la commercialisation directe des produits scientifiques créés dans l’espace. La privatisation récente des activités spatiales, y compris des expériences scientifiques et médicales effectuées dans l’espace, accentue le désire du secteur privé de pouvoir obtenir des droits de propriété intellectuelle sur les produits issus d’expériences effectuées avec du financement privé afin d’assurer un retour sur investissement pour permettre de continuer à investir dans des activités de recherche et développement et ainsi de poursuivre leur contribution à la croissance des activités spatiales et de la science[76]. Cette même approche fait valoir que les droits de propriété intellectuelle pour les activités spatiales en dehors de la SSI non seulement encourageraient davantage l’investissement privé, mais protégeraient également un inventeur contre l’utilisation non autorisée de son invention dans l’espace, qui n’est actuellement pas protégée en raison de l’absence d’un cadre spécialisé et de l’impossibilité d’appliquer les cadres de propriété intellectuelle existants aux activités se déroulant dans l’espace cislunaire ou lointain.

C’est dans une telle perspective que les États-Unis, seul pays à l’avoir fait, ont introduit une disposition spécifique dans leur cadre juridique national sur la propriété intellectuelle concernant les inventions ayant lieu dans l’espace. Plus précisément, l’article 105 du Code des États-Unis fait référence aux « Inventions in Outer Space »[77] et prévoit à cet égard que « any invention made, used or sold in outer space on a space object or component thereof under the jurisdiction or control of the United States shall be considered to be made, used or sold within the United States »[78]. Une exception à cette règle stipule que les inventions couvertes par des accords internationaux auxquels les États-Unis sont partis sont exemptées de cette disposition. Un exemple d’un tel accord international est l’Accord intergouvernemental sur la SSI[79]. Cette disposition ne couvre cependant pas les cas où une invention prendrait place sur un objet qui n’est pas entièrement contrôlé par un seul État et qui aurait lieu dans des zones situées au-delà de tout type de juridiction et de contrôle, telles que l’environnement naturel de l’espace extra-atmosphérique.

Compte tenu de l’utilisation croissante de l’IA dans le cadre d’opérations spatiales et de son potentiel dans le contexte d’expériences médicales et scientifiques dans l’espace lointain et cislunaire, ainsi que de la difficulté d’établir clairement la juridiction d’un État et un contrôle sur un objet ou une invention dans ce contexte, un large éventail d’activités spatiales futures font, à ce jour, face à une zone grise réglementaire.

III. L’encadrement juridique des connaissances et des technologies médicales alimentées par l’IA dans l’exploration de l’espace cislunaire et lointain - vers un système « open source »

Les avantages liés à l’utilisation de l’IA dans les expériences médicales et les essais dans l’espace extra-atmosphérique incluent la possibilité d’élargir les connaissances humaines et d’améliorer la technologie existante. Comme mentionné précédemment, l’IA a été utilisée dans plusieurs missions spatiales, ce qui a permis d’améliorer les technologies d’imagerie médicale, la précision des opérations et de contribuer à la compréhension de nombreuses maladies, alors même que l’on prévoit de l’utiliser dans les essais et procédures médicales qui auront lieu dans le cadre du programme Artemis et des missions martiennes planifiées[80].

Si la protection des inventions résultant des expériences et opérations utilisant l’IA du point de vue de la propriété intellectuelle est importante, le fait que le grand public y ait largement accès est également d’une grande valeur. En outre, le cadre règlementaire sur l’utilisation et l’exploration de l’espace extra-atmosphérique a pour mission de veiller à ce que celui-ci soit utilisé dans l’intérêt de tous et que ses fruits soient distribués ou utilisés dans l’intérêt de l’humanité.

L’extension de la protection au travers de droits de propriété intellectuelle aux inventions faites à partir de technologies fondées sur l’IA n’a pas été une tâche facile jusqu’à présent en raison de l’absence d’intervention humaine dans le processus de création. En 2022, un développeur d’IA, Stephen Thaler, a tenté de breveter et de protéger les créations de droits d’auteur réalisées par DABUS, un système d’IA. Toutefois, en raison de l’absence de contribution humaine dans le processus de création, l’Office des brevets et des marques des États-Unis d’Amérique a rejeté ses demandes[81].

Il est donc aisé d’anticiper la complexité en termes de cadre réglementaire qu’impliquerait une opération chirurgicale effectuée par une technologie basée sur l’IA et se déroulant sur Mars ainsi que les difficultés et incertitudes en termes réglementaires de l’utilisation de cette technologie sur Terre. Qu’il s’agisse de questions de juridiction et de contrôle ou de questions de propriété intellectuelle, les réponses ne sont pas évidentes.

La littérature sur l’IA va dans ce sens et tend à ne pas mettre sur pied d’égalité l’intelligence humaine et l’IA et, par conséquent, n’est pas en faveur de la protection des découvertes et inventions faites par l’IA au travers de droits de propriété intellectuelle[82]. Toutefois, l’absence de protection des produits de l’IA par le biais de droits de propriété intellectuelle n’est pas en conflit avec les principes cardinaux du droit spatial international. En effet, ce cadre réglementaire considère l’utilisation de l’espace extra-atmosphérique comme devant être faite dans l’intérêt commun de tous, sans discrimination d’aucunes sorte, et plaide en faveur de son accès libre. Par conséquent, l’esprit du Traité sur l’espace extra-atmosphérique serait respecté si les inventions faites par l’IA dans l’espace ayant une valeur importante pour l’humanité, par exemple à des fins médicales, ne bénéficiaient pas de droits de propriété intellectuelle et de l’exclusivité qui leur est inhérente.

A. Réglementation nationale des inventions médicales – la nature centrée sur l’humain des cadres canadien et européen

La question des droits de propriété intellectuelle en relation avec les technologies créées par l’IA dans l’espace est fondamentale pour savoir si les produits et procédures créés par l’IA dans l’espace extra-atmosphérique pourraient – et comment, le cas échéant – être transférés et utilisés sur Terre. C’est pourquoi il est important d’examiner les cadres juridiques qui existent dans différentes juridictions pour la protection des inventions médicales et de réfléchir à la possibilité de cadres similaires pour les produits et procédures médicales créées par l’IA dans l’espace. En raison de l’utilisation de produits et de procédures médicales dans les méthodes de traitement médicales, leur brevetage fait souvent l’objet de considérations spéciales dans les régimes juridiques nationaux. Par exemple, le Canada ne considère pas l’invention de méthodes de traitement médical brevetables, contrairement aux États-Unis. Cependant, si les méthodes médicales ne sont pas brevetables au Canada, les « use claims » ou « product-for-use » constituent une solution équilibrée permettant l’utilisation de méthodes médicales[83]. À cet égard, des revendications d’« utilisation » peuvent être soumises à la brevetabilité, tandis que les méthodes de traitement et de chirurgie ne sont pas brevetables. L’approche européenne considère, quant à elle, les produits utilisés dans le cadre de traitements médicaux comme brevetables, contrairement aux méthodes de traitement et de chirurgie[84]. Néanmoins, les inventions médicales dont il est question ont toutes lieu sur Terre, et sont donc nécessairement soumises au régime juridique d’un pays donné, ce qui les différencient des inventions qui prennent place dans l’espace[85]. En tant que tel, ce cadre réglementaire peut difficilement être utilisé afin d’encadrer les connaissances médicales et la technologie acquises ou développées dans l’espace, que ce soit à l’aide de l’IA ou non, car cette exclusivité ne serait pas compatible avec le caractère inclusif de l’utilisation et de l’exploration de l’espace.

Par contre, les approches canadienne et européenne pourraient constituer des exemples de régimes sur base desquels un cadre réglementaire de propriété intellectuelle pour les inventions médicales réalisées dans l’espace pourrait être conçu, y compris pour les inventions réalisées grâce à l’utilisation de l’IA, en raison de la liberté qu’elles attribuent à l’accessibilité ainsi qu’à l’utilisation des connaissances et technologies médicales. De fait, ces régimes prennent en considération l’importance de ces connaissances et technologies en termes de bienfaits pour l’humanité, indépendamment du fait qu’elles peuvent également représenter une source de profits.

Toutefois, la centration de ces deux approches sur l’humain ne résout pas le problème de l’absence de souveraineté dans l’espace et de l’absence d’autorité ayant la capacité d’attribuer et de gérer les droits de PI. L’utilisation potentielle de l’IA dans la production de telles connaissances et technologies médicales dans l’espace ajoute un cran de complexité à cette question, car elle nécessite d’abord de résoudre la question de l’absence d’intervention humaine directe dans le processus de création.

B. Open source : une nouvelle conception des avantages de l’espace créés par l’IA ?

Le problème soulevé par les inventions réalisées par l’IA n’est pas nouveau, que ce soit pour des inventions faites dans l’espace ou sur Terre. Une approche proposée dans la littérature, et que nous soutenons par ailleurs, suggère que l’IA devrait être considérée comme un patrimoine commun de l’humanité en raison même de l’absence de contribution humaine au processus de création[86]. En raison de cette nature autonome de l’IA, cette approche suggère que l’IA risque de devenir un sujet en soi qui pourrait mener à lui reconnaître une personnalité juridique. Une telle reconnaissance poserait des défis majeurs dans la mesure où cela remettrait en question notre compréhension actuelle du droit et de nos constructions juridiques. C’est pourquoi l’approche de la suprématie du droit international suggère l’attribution d’un statut de patrimoine commun de l’humanité à l’IA et à ses créations afin de protéger les structures juridiques actuelles et de favoriser l’accès aux créations d’IA pour tous[87].

Cette façon de penser l’IA est étroitement liée à la mission du droit spatial international ainsi qu’au statut qu’il reconnaît à l’utilisation et à l’exploration de l’espace extra-atmosphérique comme devant prendre place pour le bénéfice et dans l’intérêt de tous les pays. Une telle conception des connaissances et des technologies produites par l’IA (considérées comme un patrimoine commun de l’humanité) dans l’espace extra-atmosphérique (également considéré comme un patrimoine commun de l’humanité) serait ainsi en concordance avec le prescrit de l’article premier du Traité sur l’espace extra-atmosphérique, confirmant le libre accès à l’espace extra-atmosphérique et aux avantages qui en sont tirés, mais aussi l’exploration et l’utilisation de l’espace extra-atmosphérique en tant que domaines de l’humanité tout entière[88].

Les cadres réglementaires canadien et européen sur la propriété intellectuelle applicables aux inventions médicales, même s’ils ne considèrent pas les inventions médicales comme un patrimoine commun de l’humanité, reconnaissent les avantages communs qu’elles comportent. Les inventions médicales créées par l’IA dans l’espace extra-atmosphérique pourraient être soumises à un cadre réglementaire fondé sur une construction juridique similaire, mais qui engloberait le caractère mondial commun de l’espace extra-atmosphérique en tant que lieu de l’invention ainsi que le potentiel de l’IA d’être reconnu en tant que patrimoine commun de l’humanité.

Afin d’aboutir à un tel cadre réglementaire, la notion d’« open-source » est particulièrement pertinente. Le terme « open source » est un terme qui a été utilisé pour la première fois en relation avec un logiciel informatique mis à la disposition du public pour son utilisation et sa reproduction, contribuant ainsi à l’amélioration des connaissances humaines et permettant l’accès à un bien d’intérêt commun[89]. Ce terme permet de conférer des droits d’auteur au créateur[90] et, de cette façon, lui assure une certaine reconnaissance en tant que telle. En même temps, l’« open-source » permet de mettre en oeuvre de façon concrète l’accès mondial aux biens d’intérêt commun.

On pourrait penser qu’un tel type de créations risquerait d’empêcher leurs créateurs d’en bénéficier et/ou d’en tirer profit, mais cela est démenti dans la pratique. En effet, il a été observé qu’« Open Invention Network (OIN), the open source patent pool protecting Linux, reached a landmark 3,000 licensees in 2019, making OIN the biggest defensive intellectual property grouping in history and, as such, the biggest defensive patent pool, »[91] alors que « Microsoft’s “exFAT” technologies have been open sourced and made available to the Linux kernel in 2019, bringing the key Microsoft technology historically used to attack open source to the open source community. »[92] En même temps, une grande partie des milieux universitaires et scientifiques plaident en faveur de l’abolition des droits de propriété intellectuelle pour les produits de la recherche scientifique et de la recherche universitaire, affirmant que ces droits entravent l’innovation ainsi que l’accès au savoir, à l’information et à la technologie[93]. Quant à la question du profit, il est observé qu’une innovation accrue a pour effet de mobiliser l’engagement de la communauté, ce qui se traduit par de plus grandes possibilités de financement et plus d’incitations pour la poursuite de la recherche. La communauté médicale semble soutenir une approche similaire pour les inventions médicales, mettant en exergue l’importance toute particulière de ces inventions pour l’humanité[94].

La combinaison de cette approche « open source » à la nature de l’espace extra-atmosphérique telle que décrite dans le Traité sur l’espace extra-atmosphérique ainsi qu’à la possibilité de considérer l’IA comme patrimoine commun de l’humanité, ouvre la possibilité à ce que les connaissances et technologies médicales alimentées par l’IA qui proviennent de l’utilisation et de l’exploration de l’espace extra-atmosphérique remplissent l’objectif ainsi que la lettre et l’esprit du Traité sur l’espace extra-atmosphérique en utilisant l’espace extra-atmosphérique au profit et dans l’intérêt de tous les pays. Dans le cas d’inventions hybrides, c’est-à-dire impliquant à la fois des éléments d’intelligence artificielle et humains, la même approche constituerait une solution efficace : la contribution à l’invention provenant de l’intelligence humaine serait assurée par le biais des droits reconnus au créateur (dans le cas de l’« open source », le créateur conserverait par exemple son droit d’auteur) tout en permettant la libre diffusion des connaissances et de la technologie produite. Par conséquent, l’utilisation de l’IA dans l’espace aux fins de la production de connaissances scientifiques et de technologies dans des domaines essentiels au progrès de l’humanité, tels que la médecine, pourrait constituer un outil pour la réalisation de la vision du droit international de l’espace et de son objectif à l’échelle mondiale.

IV. La place des pays en développement : les inventions spatiales de l’IA comme nouvelle forme de justice globale

Une approche « open source » aurait des effets positifs sur les pays en développement en ce qui concerne l’accès aux connaissances et technologies médicales développées dans l’espace. L’un des objectifs du droit international de l’espace est de permettre l’utilisation et l’exploration de l’espace extra-atmosphérique « sans aucune discrimination »[95] et « dans des conditions d’égalité »[96]. Les essais et opérations médicales prévues dans le contexte des missions spatiales dans l’espace lointain et l’espace cislunaire, telles que la mission Gateway, développeront des procédures médicales in situ impliquant des technologies robotiques et une prise de décision qui ne nécessite pas d’intervention humaine[97]. Cela est dû au temps long nécessaire à la communication entre la Terre et ces zones de l’espace, qui pourrait entraîner des retards désastreux en cas d’opérations médicales urgentes. Le développement de ces technologies pour une utilisation dans l’espace pourrait donc être d’une grande utilité sur Terre dans le contexte de la télémédecine dans des régions reculées ou isolées où le personnel médical spécialisé est rare, voire totalement absent.

En conséquence, la mise en place d’un cadre réglementaire permettant un accès sans entrave à ces technologies contribuerait à répartir les avantages découlant de l’utilisation de l’espace sur une base d’égalité et de manière non discriminatoire. Une telle approche qui permettrait aux pays en développement d’accéder à l’information scientifique contribuerait par ailleurs au développement scientifique dans ces pays.

Une telle approche aurait aussi pour effet de rétablir la justice – comprise sous sa forme socioéconomique plutôt que juridique, c’est-à-dire, en l’espèce, comme portant sur l’accès à des connaissances et technologies d’importance socioéconomique et en termes de croissance, telles que celles tirées de l’espace – dans des domaines et pays historiquement touchés par les inégalités. La mise en place d’un tel type de justice serait conforme à la lettre et à l’esprit du Traité sur l’espace extra-atmosphérique et permettrait de réaliser la mission du droit international de l’espace, qui est d’assurer que tous les pays puissent bénéficier librement de l’exploration et de l’utilisation de l’espace sans discrimination d’aucune sorte.

V. Considérations relatives à la responsabilité et à l’éthique

La conception de l’utilisation de l’IA dans le cadre d’expériences scientifiques et médicales en tant qu’activité « open source » accessible à tous comporte ses propres défis. L’un des principaux est la question du régime juridique applicable encadrant la responsabilité. Le droit international de l’espace prévoit deux mécanismes de responsabilité selon le lieu où le dommage a lieu. Plus précisément, la Convention sur la responsabilité internationale pour les dommages causés par des objets spatiaux[98] prévoit un régime de responsabilité absolue pour les dommages survenus sur la surface de la Terre et une responsabilité fondée sur la faute pour les dommages qui surviennent dans l’espace extra-atmosphérique.

Dans le contexte d’expériences médicales menées uniquement au moyen de l’IA, la question se pose de savoir qui est responsable en cas de dommage survenant dans le cadre de ces expériences et, dans le cas d’expériences impliquant tant l’intervention de l’IA qu’une intervention humaine, comment répartir la responsabilité en cas d’accident. Une autre question concerne les implications en matière de responsabilité liées aux dommages qui surviennent lors de l’application terrestre de technologies médicales générées par l’IA dans l’espace. Autrement dit, lorsque les résultats d’une expérience médicale menée dans l’espace sont transférés sur Terre pour être utilisés dans le cadre de procédures médicales et que des dommages ont lieu dans ce contexte, à qui incombe la responsabilité ? Étant donné que la technologie utilisée dans ladite procédure médicale est alimentée par l’IA et a été inventée dans l’espace, l’espace extra-atmosphérique pourrait-il, par exemple, être considéré comme le lieu d’origine du dommage ou le dommage doit-il être considéré comme étant survenu sur Terre ?

Le mécanisme actuel de responsabilité du droit international de l’espace désigne l’« État de lancement » comme étant responsable des dommages résultant d’activités spatiales entreprises par l’objet spatial en question[99]. Toutefois, en cas d’opérations cislunaires ou prenant place dans l’espace lointain, il est difficile d’identifier l’État de lancement lié aux dommages résultant des opérations entreprises par de l’IA en raison de l’absence de lien clair entre l’IA et les États de lancement. Dans le même ordre d’idées, l’un des problèmes les plus pertinents auxquels le domaine technique de l’IA est actuellement confronté est l’incapacité de retracer les activités de l’IA à un sujet humain. En conséquence, le lien entre les activités d’IA causant des dommages et un État de lancement n’est pas toujours évident. Selon les dispositions de la Convention sur la responsabilité, un « État de lancement » est défini comme un État qui lance un objet spatial, qui procure le lancement, à partir du territoire duquel un lancement a lieu, ou à partir de l’installation duquel le lancement a lieu[100]. Toutefois, dans le cas où l’IA opère et se développe dans l’espace, la participation des États de lancement en tant qu’États potentiellement responsables d’activités spatiales données n’est pas évidente. Compte tenu de la complexité des opérations spatiales dans l’espace lointain et cislunaire et des missions spatiales envisagées (par exemple, le programme Artemis et les missions sur Mars), la majorité des lancements impliqueront des lancements depuis plus d’un État. Il pourrait donc être difficile de retracer les liens entre les opérations d’IA et un État de lancement spécifique. Ceci est particulièrement important dans le contexte des opérations spatiales menées dans l’espace lointain et cislunaire, lorsque la plupart des décisions en matière d’IA ne seront pas supervisées depuis la Terre en raison des difficultés à maintenir une communication directe et permanente avec l’équipage des missions spatiales dans ces zones[101].

Cela soulève également des questions éthiques, car la majorité des missions spatiales et vols spatiaux avec équipage sont soumis à des exonérations de responsabilité concernant la santé et la vie des astronautes[102]. Dans le contexte d’interventions chirurgicales ou d’autres opérations médicales sur des sujets humains effectués par l’IA dans l’espace lointain et cislunaire où une supervision de l’IA est difficile voire impossible, une question de nature éthique se pose à la lumière du fait que l’IA pourrait avoir à prendre ses propres décisions quant à la santé de membres d’équipages de ces missions spatiales, sans intervention humaine. La Déclaration d’Helsinki[103] stipule à cet égard que les expériences impliquant la vie humaine ne doivent pas être entreprises à moins que les risques « have been adequately assessed and can be satisfactorily managed »[104]. La gestion des risques de façon satisfaisante constitue toutefois un défi de taille dans des environnements tels que l’espace cislunaire et l’espace lointain où la supervision humaine ne peut être assurée de façon efficace. En outre, la Déclaration d’Helsinki stipule que « all medical research involving human subjects must be preceded by careful assessment of predictable risks and burdens to the individuals and groups involved in the research »[105]. À nouveau, cela est difficilement réalisable en pratique lorsque les risques largement inconnus d’un environnement extrêmement hostile comme celui de l’espace extra-atmosphérique sont combinés aux risques également largement inconnus liés aux décisions prises par l’IA et dictées par des algorithmes dans un contexte caractérisé par l’absence d’intervention et de prise de décision humaine.

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L’objet de cet article était de mettre en exergue les difficultés que représente le transfert de connaissances et de technologies médicales créées dans l’espace extra-atmosphérique vers la Terre, en particulier lorsque ces connaissances et technologies médicales sont le produit de l’IA. De telles difficultés sont la conséquence directe du manque de régime réglementaire clair encadrant les exigences juridiques et les processus applicables à un tel transfert pour les connaissances et technologies créées dans l’espace cislunaire et l’espace lointain, à l’exception du régime spécifique applicable à la SSI.

Cet article a également abordé le caractère inclusif du droit international de l’espace et sa mission consistant à ce que les bénéfices tirés de l’espace extra-atmosphérique soient librement accessibles à tous les pays. Compte tenu de l’utilisation croissante de l’IA dans le contexte des activités spatiales et de son potentiel en termes de contribution à l’avancement des connaissances scientifiques et médicales, il est nécessaire de mettre en place un cadre juridique régissant la production de même que l’accès à ces technologies et aux fruits découlant de l’utilisation de l’IA dans l’espace. Tel qu’il l’a été expliqué, la notion d’« open source » pourrait servir de mécanisme assurant un équilibre entre l’exclusivité qu’implique la protection des connaissances et des technologies produites, et l’inclusivité qu’implique l’utilisation de l’espace en vertu du traité sur l’espace extra-atmosphérique. Cette dynamique est rendue possible en conférant une certaine reconnaissance au créateur des connaissances et technologies tout en permettant l’accès à celles-ci.

Finalement, considérer l’IA comme un patrimoine commun de l’humanité et son utilisation dans le contexte de l’espace extra-atmosphérique – également considéré comme un patrimoine commun de l’humanité – requièrent la mise en place d’un cadre permettant un accès universel aux inventions créées par l’IA dans l’espace, surtout lorsqu’elles revêtent une importance toute particulière pour l’humanité, d’ordre médical par exemple.