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À la différence des satellites, fidèles à l’orbite de leurs créateurs, la protection des droits humains échappe à l’orbite des États. Antonio Truyol y Serra en témoigne. Dans le sillage de son ouvrage sur Los derechos humanos, il dit de la Charte des Nations Unies (Charte)[1] qu’elle

[h]a roto el principio de que un Estado puede tratar a sus súbditos a su arbitrio, y lo ha sustituido por otro nuevo : por el principio de que la protección de los derechos humanos y las libertades fundamentales constituye una cuestión esencialmente internacional[2].

Cette idée rappelle le rôle essentiel des Nations Unies dans le développement du droit international moderne d’après-guerre[3], et en particulier, la protection internationale des droits de la personne[4]. En adhérant à la Charte, traité constitutif de l’Organisation des Nations Unies (ONU), l’État voit naître à sa charge l’obligation de traiter sa population civile conformément aux normes et principes de l’Organisation; la protection des droits humains devenant ainsi un sujet d’importance internationale.

Qui parle de protection des droits humains parle en réalité de sécurité, entendue comme celle de la personne humaine. Ce lien fait surface dans la Résolution 1674 du Conseil de sécurité[5]. Dans son sillage, le Conseil considère « que la paix et la sécurité, le développement et les droits de l’homme constituent la clef de voûte du système des Nations Unies et le fondement de la sécurité et du bien-être collectifs »[6]. De la sorte, la sécurité de l’être humain ne découle plus uniquement de celle de l’État[7]. D’une part, parce que les violations flagrantes des droits humains, quel que soit leur lieu de commission, entraînent la compétence internationale, non seulement parce qu’elles peuvent être un danger pour la paix, mais aussi parce qu’elles portent atteinte aux buts qui fondent l’existence même des Nations Unies, c’est-à-dire, la promotion des droits humains[8]. D’autre part, en raison de ce qu’il peut y avoir de situations qui démontrent l’incapacité de l’État de garantir la sécurité des individus, indépendamment de celles où il porte lui-même atteinte à la sécurité de sa propre population[9].

De près, ces deux situations donnent tout son sens au chapitre VII de la Charte de l’ONU qui attribue au Conseil de sécurité « la responsabilité principale du maintien de la paix et la sécurité internationales »[10]. Ici, l’idée de Conseil de sécurité doit être résumée à ses cinq membres permanents qui, en pratique, ont en charge cette responsabilité[11], avec l’exercice du droit de veto reconnu à chacun d’entre eux[12]. Maurice Kamto y voit une délégation de pouvoirs des États membres de l’ONU aux membres permanents du Conseil qui répond « au souci d’efficacité que ne peut offrir dans ce domaine qu’un organe restreint répondant au souci déjà manifesté dans le Pacte de la Société des Nations (SDN) de créer une sorte de directoire mondial »[13]. Ceci tient du mécanisme de la sécurité collective qui vise surtout à protéger les droits humains, mais dont la décision pour le mettre en oeuvre doit dépendre de la voix unanime de l’ensemble des membres permanents. À ce niveau, il n’en demeure pas moins des dérives opportunistes de ces derniers. Ceci dit, parfois, soit individuellement, soit collectivement, ils recourent aux mesures coercitives du chapitre VII de la Charte pour motif de protection des droits humains, et souvent sans l’accord préalable de tous les membres permanents[14]. Ainsi, pourrait-on parler d’excès de pouvoir des membres du Conseil[15].

Sur cette base, l’on pourrait aisément s’interroger sur le point de savoir dans quelle mesure l’action des membres du Conseil de sécurité en matière de protection des droits humains relève-t-elle de défis majeurs? En cela, nous estimons que l’action des membres du Conseil de sécurité relativement à la mise en oeuvre des droits humains semble souffrir de leur poursuite d’ambitions disparates. Ceci nous permet d’en venir à l’idée que, « le Conseil de sécurité apparaît en effet quelquefois comme un club de représentants d’État qui cherchent à y promouvoir leurs intérêts nationaux »[16].

Parmi la variété d’approches doctrinales que l’on rencontre aujourd’hui en droit international, notre attention portera sur les approches critiques du droit international. Ceci n’est autre qu’en raison de notre volonté de mettre en exergue l’écart existant trop souvent entre les théories et les réalités en matière de mise en oeuvre des droits humains par le Conseil de sécurité des Nations Unies. Entendons l’approche critique du droit international au même titre que Jean Salmon, c’est-à-dire, une « approche doctrinale du droit international caractérisée par le souci de dépasser le formalisme juridique au profit d’une mise en relation du phénomène juridique avec la réalité sociale et, en particulier, avec les contradictions qui la caractérisent »[17]. C’est le cas des approches tiers-mondistes. S’il est globalement accepté par l’ensemble des États pour avoir souscrit à certains principes nés des traités de Westphalie de 1648[18], comme celui d’indépendance et de souveraineté, le droit international n’en est pas moins remis en cause depuis le XXᵉ siècle par les États du tiers monde[19]. Leur désir de n’être liés que par les règles qu’ils ont adoptées en pleine connaissance de cause est bien connu. D’ailleurs, c’est la raison pour laquelle ils dénoncent certaines règles du droit international parce qu’ils les estiment favoriser des rapports d’exploitation[20]. En général, si ces États préfèrent les conventions internationales (par rapport aux règles coutumières internationales forgées à une époque où ils n’existaient pas pour beaucoup d’entre eux) parce qu’elles reflètent fidèlement les volontés des États parties, ils n’ignorent pas que ces volontés sont parfois inégales, d’où leur militantisme pour un droit international réformateur, compensateur ou réducteur des inégalités. Nous partageons cette vision du droit international parce qu’elle est le reflet même du principe de souveraineté[21]. Mais, ce qui compte le plus avec les approches tiermondistes, c’est leur essence basée sur une critique constructive comprenant des propositions d’amélioration de l’état du droit international. Ici, la critique va porter sur l’influence des États membres permanents du Conseil de sécurité. Elle ne saurait se faire en marge d’une interprétation des sources formelles du droit international en lien avec notre sujet[22]. Nous pensons premièrement aux résolutions des Nations Unies et aux conventions internationales, et secondo à la doctrine, la jurisprudence et la coutume internationales, sans oublier les principes généraux de droit et du droit international, etc.

L’idée consiste d’une part, à expliquer de façon globale le rôle du Conseil de sécurité dans le cadre de la protection des droits humains, et d’autre part à déceler l’usage erroné de la protection des droits humains par les membres permanents du Conseil pour asseoir leur domination géopolitique au détriment d’une réelle protection des droits humains. Ainsi, parlera-t-on de dilemme dans l’action du Conseil de sécurité des Nations Unies dans la mise en oeuvre des droits humains.

Notre analyse sera scindée en deux parties. D’une part, nous définirons les cadres d’intervention du Conseil de sécurité en matière de protection des droits humains et d’autre part, nous traiterons des contrastes ou défis liés à l’action du Conseil de sécurité dans la conciliation entre sécurité et droits humains.

I. De la définition des cadres d’intervention du Conseil de sécurité dans la protection des droits humains

Ces cadres définissent les différentes manières par lesquelles les membres du Conseil de sécurité procèdent pour protéger les droits humains. En la matière, les interventions du Conseil pour la protection des droits humains doivent s’exercer dans un cadre légal qu’il sied d’exposer de prime abord. C’est alors que nous en viendrons à leur mise en oeuvre pratique.

A. Le cadre juridique du recours à la force du Conseil de sécurité pour la protection des droits humains

Ce qui défraye la chronique lorsqu’on se retrouve sur le terrain du recours à la force des membres du Conseil de sécurité pour protéger les populations civiles dans le cadre d’un conflit armé, c’est en général, le besoin de légalité. Est considéré comme légal, un agissement conforme à une règle établie. Le rappeler, ne saurait prêter à une redondance. Cela dit, « nullum crimen, nulla poena sine lege »[23]. Autrement dit, « là où il n’y a point de loi il n’y a point non plus de transgression »[24]. Sauf qu’ici, du moins dans le cadre des interventions armées partant du système de la sécurité collective, il y a des règles. Le droit international impose en effet des principes sur le recours à la force. De manière générale, ce recours n’est permis qu’en cas de légitime défense et pour écarter les menaces à la paix et à la sécurité internationales moyennant mandat du Conseil de sécurité. Par ailleurs, lorsqu’ils recourent à la force, les États se doivent de respecter des règles ayant notamment trait au droit international humanitaire (DIH)[25]. Ce sont entre autres, le principe de proportionnalité[26], étroitement lié aux principes de nécessité militaire, de distinction entre combattants et non-combattants[27], de distinction entre les biens de caractère civil et les objectifs militaires[28], de précaution dans l’emploi de la force[29], etc.

Sur ce point, Guillaume Le Floch rappelle à juste titre que « le recours à la force n’est légal qu’à la seule condition que le Conseil de sécurité l’ait au préalable autorisé »[30]. C’est ce qui ressort de l’article 39 de la Charte des Nations Unies dont le contenu suit :

[l]e Conseil de sécurité constate l’existence d’une menace contre la paix, d’une rupture de la paix ou d’un acte d’agression et fait des recommandations ou décide quelles mesures seront prises conformément aux Articles 41 et 42 pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales.

À en croire cette stipulation, c’est au Conseil de sécurité qu’appartient d’une part, le droit de qualifier une situation de menace à la paix et à la sécurité internationales, et d’autre part, le pouvoir de décider des actions à entreprendre pour faire cesser cette menace. L’article 41 de la Charte de l’ONU renseigne sur de telles actions en disposant que

[l]e Conseil de sécurité peut décider quelles mesures n’impliquant pas l’emploi de la force armée doivent être prises pour donner effet à ses décisions, et peut inviter les Membres des Nations Unies à appliquer ces mesures. Celles-ci peuvent comprendre l’interruption complète ou partielle des relations économiques et des communications ferroviaires, maritimes, aériennes, postales, télégraphiques, radioélectriques et des autres moyens de communication, ainsi que la rupture des relations diplomatiques.

Il est clair que ces actions puissent à coup sûr s’avérer inadaptées à certaines situations comme les conflits armés où l’urgence pour la protection des vies humaines commande par exemple des actions militaires. C’est de près, ce qui donne de la valeur à l’article 42 du même texte par le complément qu’il apporte. Ainsi, en ressort-il que

[s]i le Conseil de sécurité estime que les mesures prévues à l’Article 41 seraient inadéquates ou qu’elles se sont révélées telles, il peut entreprendre, au moyen de forces aériennes, navales ou terrestres, toute action qu’il juge nécessaire au maintien ou au rétablissement de la paix et de la sécurité internationales. Cette action peut comprendre des démonstrations, des mesures de blocus et d’autres opérations exécutées par des forces aériennes, navales ou terrestres de Membres des Nations Unies.

Pour en venir au pouvoir de décision du Conseil sur les actions à entreprendre, référons-nous à l’article 27, paragraphe 3, de la Charte de l’ONU. Il en découle que

[l]es décisions du Conseil de sécurité sur toutes autres questions sont prises par un vote affirmatif de neuf de ses membres dans lequel sont comprises les voix de tous les membres permanents, étant entendu que, dans les décisions prises aux termes du Chapitre VI et du paragraphe 3 de l’Article 52, une partie à un différend s’abstient de voter.

Pour rappel, ce paragraphe fait l’exception du paragraphe 2 du même article qui porte sur les décisions du Conseil qui ont trait aux questions de procédure et dont l’adoption nécessite seulement un vote affirmatif de neuf de ses membres. À y voir de près, les décisions relatives au recours à la force relèvent de ce paragraphe 3. Il en résulte qu’au sein du Conseil, il est nécessaire de recueillir la voix des cinq membres permanents pour entraîner une action militaire pouvant consister d’une part, en une opération de maintien de la paix pour servir d’interposition entre des belligérants dans le cadre d’un conflit armé, et d’autre part en une coalition de forces armées, avec l’ultime but de protection de vies humaines. Toutefois, les exigences de l’article 27 ont été assouplies par la pratique subséquente, telle que validée d’ailleurs par la Cour internationale de justice (CIJ) en 1971 dans son avis consultatif sur la Namibie[31]. Dans cet avis, la Cour a estimé que l’abstention d’un membre permanent du Conseil ne vaut pas un vote négatif et ne saurait faire obstacle à l’adoption de résolutions. Ainsi, devrait-on voir dans cette procédure suivie par le Conseil de sécurité et qui a jusque-là été généralement acceptée par les États membres de l’ONU, la preuve d’une pratique générale (règle coutumière) de l’Organisation[32].

Cet assouplissement de l’article 27 de la Charte ne dilue en rien le fait qu’aucun autre organe international ne peut prendre des décisions en la matière. Seul le Conseil de sécurité le peut. L’Assemblée générale des Nations Unies peut éventuellement recommander des mesures collectives impliquant l’emploi de la force en cas de blocage au sein du Conseil de sécurité du fait que l’unanimité n’a pas pu se réaliser parmi ses membres permanents, partant de la Résolution 377 (Dean Acheson)[33]. Mais, ce contexte est différent de celui du Conseil de sécurité. Autrement dit, l’Assemblée générale ne saurait exercer les compétences du Conseil de sécurité et ne peut pas décider de l’emploi de la force. Elle ne peut que le recommander, tout au plus. Dans la mesure où l’emploi de la force, même recommandé, demeure une question importante en vertu de l’article 18, paragraphe 2[34], de la Charte, il y faudra une majorité de deux tiers des membres présents et votants. S’il est donc vrai que l’Assemblée générale adopte ses décisions selon ses propres règles en l’absence de veto, elle n’est pas le Conseil et elle ne peut prétendre le représenter au regard de l’article 27 de la Charte. On en déduit une vaste étendue de l’autorité du Conseil de sécurité en matière d’emploi de la force. Cette autorité s’étend même aux organismes régionaux qui doivent recueillir l’autorisation du Conseil en vertu de l’article 53, paragraphe 1[35], de la Charte pour appliquer des mesures coercitives. Russell Buchan, Nicholas Tsagourias[36] et Olivier Corten[37] auraient ainsi eu raison de décrier l’intervention militaire qui pointait à l’horizon au Niger par effet de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) dont il était membre[38], pour réinstaller le président Mohamed Bazoum au pouvoir à la suite du coup d’État qui l’a évincé. Pour rappel, ce coup d’État a été perpétré par le général Abdourahamane Tiani, alors chef de la garde présidentielle. Sans l’autorisation du Conseil de sécurité, une telle intervention militaire aurait été en violation de la Charte de l’ONU dans son article 2, paragraphe 4[39], notamment, si elle avait eu lieu.

En dehors de ces hypothèses, le recours à la force peut aussi être consécutif à la légitime défense individuelle ou collective comme il en ressort d’ailleurs de l’article 51[40] de la Charte[41]. En principe, ce sont ces trois conditions qui circonscrivent le recours à la force; ce sont elles qui forgent la légalité des interventions armées.

B. Le cadre matériel des interventions du Conseil de sécurité dans la protection des droits humains

Dans la pratique, ces interventions s’inscrivent dans le contexte des opérations de maintien de paix et de la responsabilité de protéger sans ménager le rôle du Conseil dans la répression des crimes internationaux.

1. de l’action du Conseil de sécurité dans les opérations de maintien de la paix

Aux termes du Dictionnaire de droit international public, l’opération de maintien de la paix est une

[o]pération internationale non coercitive des Nations Unies réalisée par des contingents nationaux volontaires, décidée par le Conseil de sécurité ou l’Assemblée générale, et consistant en l’observation ou l’interposition lors d’un différend, pour sauvegarder ou garantir la paix sur le territoire d’un État qui a donné son consentement à l’opération[42].

Cette définition donne droit à trois impressions. La première porte sur la mise en oeuvre des opérations de maintien de la paix qui implique une décision, soit du Conseil de sécurité, soit de l’Assemblée générale, des Nations Unies. La deuxième inscrit les opérations de maintien de la paix dans la logique d’empêcher tout affrontement militaire entre les différents protagonistes dans un conflit armé dans le seul objectif de prévenir la commission de crimes internationaux. La troisième impression rend ces opérations tributaires de la souveraineté de l’État où le conflit a lieu. Cela signifie que l’État n’a aucune obligation juridique qui puisse fonder la mise en oeuvre d’une opération de maintien de la paix sur son territoire. Le cas échéant, on aurait affaire à des actes constitutifs d’ingérence dans les affaires intérieures de l’État, incompatibles avec l’article 2, paragraphe 7, de la Charte de l’ONU. D’où, l’idée selon laquelle

[d]ans un ordre juridique égalitaire, l’intervention est un acte inconciliable avec l’autonomie d’être et de volonté des sujets en présence. La non-ingérence est un principe fondamental de droit international public; son fondement repose sur l’égalité des États et leur souveraineté[43].

Dans tous les cas, s’il est vrai que le Dictionnaire susmentionné met l’accent sur le Conseil de sécurité et l’Assemblée générale, pour décider de la mise en oeuvre d’opérations de maintien de la paix, le premier n’en est pas moins celui qui a une prééminence en la matière. Le paragraphe 1 de l’article 24 de la Charte en témoigne quand il porte qu’

afin d’assurer l’action rapide et efficace de l’Organisation, ses Membres confèrent au Conseil de sécurité la responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationales et reconnaissent qu’en s’acquittant des devoirs que lui impose cette responsabilité le Conseil de sécurité agit en leur nom.

Cette prééminence du Conseil de sécurité est réaffirmée par l’article 42 de la Charte, suscité. En réalité, cet article est une réponse à l’article 39 de la Charte. Celui-ci fait une introspection sur les compétences du Conseil de sécurité quant aux actions à entreprendre s’agissant d’opération de maintien à la paix ou relatives à la sécurité internationale. On y retient que

le Conseil de sécurité constate l’existence d’une menace contre la paix, d’une rupture de la paix ou d’un acte d’agression et fait des recommandations ou décide quelles mesures seront prises conformément aux articles 41 et 42 pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales.

D’une manière ou d’une autre, les opérations de maintien de la paix font référence à la protection des populations civiles, même s’il est vrai que la prévention des crimes internationaux ne constitue pas, historiquement, un objectif de base de ces opérations et que ce type de préoccupation n’a émergé que bien plus tard. Il en est encore ainsi même si l’on admet que ces opérations vont au-delà du seul cadre militaire, d’observation du cessez-le-feu et de séparation des forces armées belligérantes par une force d’interposition des Nations Unies (peace keeping) pour intégrer des actions de consolidation ou de construction de la paix (peace building)[44]. C’est pourquoi d’ailleurs, on comprend Pascaline Motsch quand elle dit que le Conseil de sécurité est parvenu à imposer la promotion et la protection des droits humains comme une mission spécifique des opérations de construction de la paix[45]. Rappelons, par exemple, la Résolution 2100 du 25 avril 2013[46] relative au conflit armé au Mali et dont le Conseil s’est saisi pour créer la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA), comme l’indique son paragraphe 7. Au titre des mandats dévolus à cette opération de maintien de la paix, figurent en bonne place la protection des populations civiles[47] et la promotion et la défense des droits humains[48].

Avec la Résolution 1079 relative au conflit armé en Croatie, l’on avait vu encore le Conseil faire sienne l’idée de protéger les droits humains à travers des opérations de maintien de la paix. De cette Résolution, il ressortait l’idée que

[l]es parties s’acquittent pleinement des engagements qu’elles ont pris conformément à l’Accord fondamental de respecter les normes les plus élevées en matière de droits de l’homme et de libertés fondamentales et de favoriser un climat de confiance entre tous les résidents locaux, quelle que soit leur origine ethnique et, dans ce contexte, demande instamment au Gouvernement de la République de Croatie d’assurer le respect des droits de tous les groupes ethniques nationaux[49].

Ce fut de même dans le cadre du conflit armé en République Démocratique du Congo, ex-Zaïre, où la situation humanitaire et les mouvements massifs de réfugiés et de personnes déplacées eurent raison du Conseil de sécurité[50], qui finit par ordonner des opérations de maintien de la paix dans cet État en 1996[51], par le biais de sa Résolution 1078[52]. Il en fut de même lors du conflit armé au Libéria. L’on a encore vu le Conseil de sécurité, tirer profit de sa Résolution 1100[53] pour décider de la prolongation de la Mission d’observation des Nations Unies au Libéria[54] (MONUL) et demander « instamment à toutes les parties libériennes de coopérer au processus de paix, notamment en respectant les droits de l’homme et en facilitant les activités humanitaires et le désarmement »[55].

Le conflit armé en Somalie constitua également une occasion pour le Conseil de sécurité de procéder à la mise en oeuvre d’une opération de maintien de la paix afin de favoriser l’acheminement de l’aide humanitaire et la protection des populations civiles. Le Conseil y exigeait des parties au conflit à travers les termes des paragraphes 1, 2 et 3 de sa Résolution 794 du 3 décembre 1992, qu’elles coopèrent avec les forces militaires onusiennes dans la distribution des secours et de l’aide humanitaire aux populations civiles[56]. Ces forces militaires onusiennes, au nombre de trois mille cinq cents (3 500) hommes, avaient tout aussi pour mission de contraindre les parties à ce conflit au respect du droit international humanitaire et à un arrêt des hostilités[57]. De pareilles opérations militaires furent déployées également au Rwanda, toujours sur l’ordre du Conseil de sécurité en application de sa Résolution 929 du 22 juin 1994[58]. Ainsi, l’objectif était-il de contribuer « à la sécurité et à la protection des personnes déplacées, des réfugiés et des civils en danger au Rwanda »[59].

Ce rôle prépondérant du Conseil de sécurité en matière d’opérations de maintien de la paix va en réalité au-delà des actions sur le terrain pour concerner aussi la mise en place des institutions directement rattachées à ces opérations. Par exemple, en 1992, le Conseil de sécurité avait recommandé au Secrétaire général de l’ONU la mise en place au sein du Secrétariat d’un État-major renforcé de planification de même que d’un centre d’opérations, afin de faire face à la complexité croissante de la planification initiale et du contrôle sur le terrain des opérations de maintien de la paix[60]. C’est de là que fut créé au sein des Nations Unies le Département des opérations de maintien de la paix ayant pour rôle la planification, la préparation, l’exécution et la direction des opérations de maintien de la paix[61].

2. De l’action du Conseil de sécurité à travers le mécanisme de la responsabilité de protéger

L’échec des Nations Unies à travers son Conseil de sécurité dans la prévention des conflits au Rwanda, au Kosovo, en Bosnie et en Somalie, aura été le fait générateur du mécanisme de la responsabilité de protéger[62]. Ces évènements ont été au centre du discours tenu par le Secrétaire général de l’ONU d’alors, Kofi Annan, dans le cadre de la 54ᵉ session de l’Assemblée générale des Nations Unies, en septembre 1999 à l’égard des États membres participants. Son exhortation portait sur les « perspectives de la sécurité humaine et de l’intervention au siècle prochain »[63] et est résumée en cette interrogation :

Si l’intervention humanitaire constitue effectivement une atteinte inadmissible à la souveraineté, comment devons-nous réagir face à des situations comme celles dont nous avons été témoins au Rwanda ou à Srebrenica et devant des violations flagrantes, massives et systématiques des droits de l’homme, qui vont à l’encontre de tous les principes sur lesquels est fondée notre condition d’êtres humains?[64]

L’idée consistait à inciter les États membres de l’ONU à s’entendre sur l’adhésion aux principes de la Charte et sur la défense des droits humains[65]. Pour faire droit à l’interpellation du Secrétaire général, le gouvernement canadien prit l’initiative de la création de la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des États (CIISE) en septembre 2000[66]. L’objectif de cette Commission était d’élucider la difficulté de concilier l’intervention à des fins de protection humaine et la souveraineté des États en contribuant à l’émergence d’un consensus politique mondial sur la manière de passer de la polémique à l’action dans le cadre du système des Nations Unies[67]. La quête de cet objectif a eu raison de la Commission qui proposa d’orienter le discours de l’intervention à des fins de protection humaine sur « la responsabilité de protéger » plutôt que sur « le droit d’intervention »[68].

Les paragraphes 138[69] et 139[70] du Document final du Sommet mondial de 2005[71] en disent un peu plus sur le contenu de ce mécanisme de la responsabilité de protéger. S’agissant précisément du paragraphe 139, il apporte un éclairage sur les piliers de cette responsabilité de protéger, qui sont au nombre de trois. Ce sont, d’abord, la responsabilité de l’État en matière de protection, ensuite, l’assistance internationale et le renforcement des capacités et, enfin, la réaction résolue, en temps voulu, notamment lorsqu’un État manque d’assurer la protection de sa population[72]. Le dernier pilier mérite, cependant, une attention particulière. La responsabilité principale des États de veiller sur la protection de leurs populations contre les crimes visés qui sont le génocide, les crimes de guerre, le nettoyage ethnique et les crimes contre l’humanité, ne peut occulter le rôle majeur reconnu au Conseil de sécurité en la matière aussi. La déclaration du Canada de juin 2004 au Conseil dans le cadre d’une réunion sur la protection des civils dans les conflits armés en témoigne. Il en ressortait que

[c]’est bien entendu aux États Membres qu’incombe en fin de compte la responsabilité principale de la protection de leurs populations. De fait, comme le récent rapport de la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des États, intitulé « La responsabilité de protéger », l’a indiqué, c’est une responsabilité inhérente à la notion même de souveraineté d’un État. Davantage peut et doit être fait par les États Membres. Mais quand ils n’assument pas leurs responsabilités, c’est au Conseil de sécurité qu’il appartient d’agir[73].

Cette déclaration cadre avec l’autorité du Conseil telle qu’affirmée dans le rapport de la CIISE en ces termes : « Il n’y a pas de meilleur organe, ni de mieux placé, que le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies pour autoriser une intervention militaire à des fins de protection humaine »[74]. Ceci tranche sur le monopole du Conseil de sécurité pour faire jouer le mécanisme de la responsabilité de protéger. En principe, seul le Conseil, avec la voix de tous ses membres permanents, peut faire jouer une intervention militaire aux fins de protéger les populations civiles dans un conflit armé[75]. Ce pouvoir du Conseil découle de ce que la Charte de l’ONU lui reconnaît. En cela, lorsqu’il fait le constat d’une menace contre la paix, d’une rupture de la paix ou d’un acte d’agression, soit il fait des recommandations, soit il décide quelles mesures méritent d’être prises[76].

L’exercice de ce monopole se situe dans trois phases[77]. D’abord, la phase de prévention[78] qui, primo, peut consister en un déploiement de troupes militaires dans une région susceptible de faire l’objet de conflit armé, « avec le consentement du ou des gouvernements concernés, dans le but principal de prévenir la dégradation de la situation »[79]. La force préventive déployée par l’ONU en Macédoine (FORDEPRENU) entre 1992 et 1999 en est l’un des témoignages par excellence[80]. Secundo, l’oeuvre de prévention peut consister à déployer les troupes militaires hors du territoire de l’État concerné, chose qui permet d’éviter de se heurter à l’obligation d’obtenir son consentement[81]. Ensuite, on a la phase de réaction qui implique l’autorité du Conseil de sécurité pour décider d’une intervention militaire[82]. Ceci doit cependant consister en une mesure exceptionnelle, voire extraordinaire, et reposer sur l’existence d’un préjudice grave et irréparable touchant des êtres humains qui est en train ou en voie de se produire[83]. Outre cette exigence, l’intervention militaire doit être justifiée par la réunion de quatre autres conditions de fond, à savoir : la bonne intention, le dernier recours, la proportionnalité des moyens et les perspectives raisonnables[84]. Enfin, on en vient à la phase de la reconstruction après l’intervention armée, qui appelle au rétablissement de la sécurité et de l’ordre public en partenariat avec les autorités locales[85].

Cette autorité du Conseil en matière de responsabilité de protéger est renforcée par les termes du rapport[86] de décembre 2004 du Groupe de personnalités de haut niveau sur les menaces, les défis et le changement, établi par l’ancien Secrétaire général de l’ONU, Koffi Annan. Dans son paragraphe 203, le Groupe marque son adhésion à l’émergence d’une nouvelle norme qu’il qualifie d’obligation collective internationale de protection, en soutenant ainsi la recommandation du rapport de la CIISE selon laquelle le Conseil de sécurité est l’organe de l’ONU compétent pour autoriser une intervention militaire[87]. Dans son article sur « The Security Council Veto in the Context of Atrocity Crimes, Uniting for Peace, and the Responsibility to Protect »[88], Ved Prakash Nanda fit part de cette autorité du Conseil quand il s’agit de la responsabilité de protéger. S’il faut en noter des succès comme ce le fut dans les conflits armés en Côte d’Ivoire, en Libye et au Mali, on devra aussi parler d’échecs notamment dans le cadre des situations en République démocratique du Congo, au Darfour, au Nil bleu et au Sud-Kordofan au Soudan, au Sud-Soudan et en République centrafricaine[89].

C. Du rôle du Conseil de sécurité dans la répression des crimes internationaux

Le rôle du Conseil de sécurité dans la répression des crimes internationaux s’analyse surtout sur la base de sa contribution à l’érection des juridictions pénales internationales pour juger les auteurs de crimes internationaux. Ces juridictions pénales internationales, qui ont le pouvoir de juger les auteurs présumés de crimes relevant de leur compétence[90], ont pour la plupart été créées en vertu d’une résolution du Conseil de sécurité. Cette contribution du Conseil à la création de ces juridictions va de pair avec la responsabilité principale que la Charte de l’ONU lui a assignée de maintenir la paix et la sécurité internationales[91], tant les crimes que ces juridictions sont habilitées à juger ont un lien direct avec la menace de la paix et de la sécurité[92]. Encore que, qui parle de juridiction, parle de conflit; et les juridictions ne sont rien d’autre que des mécanismes habilités à promouvoir aussi la paix par le droit[93]. Autrement dit, « la création d’un tribunal international et l’engagement de poursuite contre les personnes présumées responsables de telles violations du droit international humanitaire contribueront à faire cesser ces violations »[94]. À bien des égards, cette idée se rapporte aux fonctions de la peine imputable aux auteurs des crimes internationaux, à savoir le châtiment et la dissuasion[95].

Parler de juridictions pénales internationales appelle à distinguer entre plusieurs types, à savoir : d’abord, la Cour pénale internationale (CPI) qui a une compétence universelle, ensuite, les juridictions pénales ad hoc (Tribunal international pour le Rwanda et le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie) et enfin les juridictions « internationalisées », « mixtes » ou « hybrides » (Sierra Leone, Cambodge, Timor-Leste, Kosovo, Liban).

Pour ce qui est de la CPI, il est vrai qu’elle doit sa création à la conférence des États parties au Statut de Rome, organisée par les Nations Unies, et non à une résolution du Conseil de sécurité. Toutefois, ceci ne saurait occulter le rôle du Conseil pour faire jouer sa compétence si l’on en croit l’article 13, paragraphe c[96], du Statut. On pourrait à ce titre, faire mention des situations conflictuelles au Soudan/Darfour et en Libye respectivement renvoyées à travers les Résolutions 1593[97] et 1970[98] du Conseil de sécurité devant cette Cour. Pour rappel, le Statut de Rome a été adopté le 17 juillet 1998 par cent vingt États qui ont voté pour, sept qui ont voté contre et vingt-et-un autres qui se sont abstenus[99].

Concernant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), notons qu’il a été créé par le Conseil de sécurité par le truchement de sa Résolution 955 adoptée le 8 novembre 1994[100]. Il est compétent pour juger les personnes présumées responsables d’actes de génocide ou d’autres violations graves du droit international humanitaire commis sur le territoire du Rwanda, et les citoyens rwandais présumés responsables de tels actes ou violations commis sur le territoire d’États voisins entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994[101]. Sur le contenu du génocide, l’article 2, paragraphe 2, du Statut du Tribunal stipule que

Le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : a) Meurtre de membres du groupe; b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe; c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle; d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe; e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe.

Quant au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), c’est la Résolution 808 adoptée par le Conseil de sécurité à sa 3175ᵉ séance, le 22 février 1993, qui le crée[102]. Il était chargé de juger les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991[103]. Mais, à la différence du Tribunal pénal international pour le Rwanda, ce Tribunal a consisté en la création d’une Chambre spéciale pour les crimes de guerre au sein de la Cour d’État de Bosnie-Herzégovine à Sarajevo, et donc à l’insertion d’une nouvelle Chambre dans une juridiction déjà existante[104]. Son siège se situe à La Haye[105]. Pour ce qui est du Tribunal spécial pour la Sierra Leone, il doit sa création à la Résolution 1315 du Conseil de sécurité du 14 août 2000, en vertu de laquelle le Conseil a demandé au Secrétaire général de l’ONU de négocier un accord avec le gouvernement sierra-léonais en vue de créer un tribunal spécial indépendant[106]. Il s’agit d’un tribunal pénal de juridiction et de composition mixtes[107], chargé de juger les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire et du droit sierra-léonais commises sur le territoire de la Sierra Leone durant le conflit armé interne, soit depuis le 30 novembre 1996[108]. Cela prend en compte aussi les dirigeants qui, en commettant de tels crimes, ont menacé l’établissement et la mise en oeuvre du processus de paix en Sierra Leone[109]. L’article 8 du Statut de cette juridiction parle de compétence concurrente entre elle et les juridictions nationales sierra-léonaises. Cela n’empêche qu’elle a la primauté sur les juridictions nationales, c’est-à-dire qu’à tout moment de la procédure, elle peut demander formellement à une juridiction nationale de s’en remettre à sa compétence.

Le Tribunal spécial pour le Liban, pour sa part, a été créé à la suite d’un accord entre l’ONU et la République libanaise. Cet accord fait suite à la Résolution 1664 du Conseil de sécurité, adoptée le 29 mars 2006[110]. Il s’agit d’un tribunal mixte alignant des juges nationaux et des juges internationaux[111]. Il applique les dispositions du Code pénal libanais et les articles 6 et 7 de la loi libanaise du 11 janvier 1958 renforçant les peines relatives à la sédition, à la guerre civile et à la lutte confessionnelle[112]. Si l’on en croit l’article premier du Statut de ce tribunal, sa compétence s’étend à l’égard « des personnes responsables de l’attentat du 14 février 2005 qui a entraîné la mort de l’ancien premier ministre libanais Rafic Hariri et d’autres personnes, et causé des blessures à d’autres personnes »[113]. Cette compétence s’étend aussi aux actes terroristes survenus au Liban entre le 1er octobre 2004 et le 12 décembre 2005 ou à toute autre date ultérieure que les parties auraient décidée avec l’assentiment du Conseil de sécurité, à condition que ces actes aient un lien de connexité avec l’attentat du 14 février 2005 et présentent une nature et une gravité similaires. L’article 4 du Statut du Tribunal fait état de compétence concurrente entre lui et les juridictions nationales libanaises avec toutefois sa primauté sur ces dernières.

Comme on a pu le constater, le processus de création de chacune de ces juridictions a connu la participation du Conseil de sécurité moyennant ses résolutions. S’il est alors vrai que le Conseil n’intervient pas directement dans la répression des crimes internationaux, on aurait tort de lui nier toute participation en la matière. En contribuant ainsi à l’érection de ces juridictions pénales, le Conseil trouve par là même une façon de remplir sa mission de maintien de la paix et de la sécurité internationales, car la création d’un tribunal international permet d’atteindre cet objectif et contribue à la restauration et au maintien de la paix[114].

Toutefois, ces contributions du Conseil en termes de protection des droits humains ne sauraient servir de moyen pour marginaliser voire occulter les controverses auxquelles l’action de ses membres permanents est émaillée dans ce domaine. Ce qui le discrédite à bien des égards.

II. De contrastes liés à l’action du Conseil de sécurité dans la conciliation entre sécurité et droits humains

En parlant de contrastes, nous faisons une allusion d’une part, à l’existence d’ambiguïtés dans l’action du Conseil de sécurité quand il s’agit de faire jouer le système de la sécurité collective. D’autre part, c’est l’affaiblissement même du concept de la souveraineté étatique qui est en jeu en parlant de la mise en oeuvre de ce système de sécurité collective. Tout ceci fait place à un besoin de légalité dans les actions des membres du Conseil.

A. Des ambiguïtés dans l’action des membres du Conseil de sécurité en matière de sécurité collective

En parlant d’ambiguïtés dans l’action des membres du Conseil de sécurité dans la mise en oeuvre de la sécurité collective, nous faisons allusion aux confusions auxquelles cette action prête souvent dans le cadre de leurs interventions pour motifs humanitaires dans des conflits, mais qui leur ont servi de prétextes pour s’immiscer dans la politique intérieure des États indépendamment de toute base légale, à défaut de parler d’obstruction au principe même de la non-ingérence[115]. Le professeur Jean Marie Crouzatier dénonce à juste titre ce fait des membres du Conseil[116]. Ainsi, opine-t-il que

[l]a Charte (chapitre VII) n’autorise le Conseil de sécurité à prendre des mesures coercitives que lorsque la paix est rompue ou menacée : ce qui couvre peut-être les cas de violation massive des droits de l’Homme (apartheid, ou génocide); mais pas les cas de détresse humaine qui, malgré leur gravité, ne mettent pas en cause la sécurité internationale[117].

Dans ce sens, parlons de la crise post-électorale qui survint en Côte d’Ivoire à la faveur des élections présidentielles de 2010 sans toutefois prendre parti pour l’une quelconque des parties que ce soit. Cette crise fut à l’origine de la Résolution 1975 du 30 mars 2011 du Conseil de sécurité. Dans le cadre de cette Résolution, le Conseil invitait tous les acteurs impliqués dans cette crise à s’abstenir de toute violence contre les « civils, notamment les femmes, les enfants, les déplacés et les ressortissants étrangers, ainsi que les autres violations des droits de l’homme »[118]. S’il est aisé de cerner avec efficacité une telle prise de position du Conseil parce qu’elle était relative à un conflit armé interne qui pourrait rentrer dans le contexte du chapitre VII de la Charte afin de sécuriser les vies humaines[119], il en a profité pour admettre l’élection d’un des candidats (Alassane Ouattara) face à l’autre (Laurent Gbagbo)[120], quoique le Conseil constitutionnel ivoirien avait décidé le contraire. D’ailleurs, c’est cette Résolution qui fut invoquée par la France pour justifier l’intervention de ses forces armées au côté des militaires ivoiriens qui soutenaient Alassane Ouattara, le candidat donné vainqueur par la Commission Électorale Indépendante (CEI), pour évincer Laurent Gbagbo jusqu’alors président de la République[121].

L’intervention militaire menée en Libye 2011 par la coalition des États membres de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) en est une autre illustration. Elle a en effet suscité de nombreuses controverses, tant la façon dont elle était menée laissait énormément présager une volonté de changement du régime politique qui était en place plutôt que de faire jouer la responsabilité de protéger, en protégeant notamment les populations civiles des bombardements aériens du régime libyen[122]. Pour certains, d’ailleurs, cette intervention aurait davantage favorisé un changement de régime plus qu’elle n’a fait pour protéger les vies humaines contre des crimes. Elle aurait empiré les conflits existants en Lybie, augmenté la vulnérabilité des populations civiles et autorisé des groupes extrémistes et terroristes à pénétrer dans la région[123]. On ne saurait dédouaner le Conseil de sécurité dans ce cas précis, quoique ce n’était pas tous ses membres qui y étaient impliqués et que ceux qui l’ont mené n’étaient que les membres permanents, membres de l’OTAN. Car, en adoptant la Résolution 1973, le Conseil entendait y faire jouer le mécanisme de la responsabilité de protéger[124]. Ces formules dans ladite Résolution en disent autant : « rappelant la responsabilité qui incombe aux autorités libyennes de protéger la population libyenne »[125], « se déclarant résolu à assurer la protection des populations et zones civiles »[126], « exige un cessez-le-feu immédiat et la cessation totale des violences et de toutes les attaques et exactions contre la population civile »[127], et surtout « autorise les États Membres […], à prendre toutes mesures nécessaires, nonobstant le paragraphe 9 de la Résolution 1970 (2011), pour protéger les populations et zones civiles menacées d’attaque en Jamahiriya arabe libyenne, y compris Benghazi »[128]. En d’autres termes, tout porte à croire que c’est cette Résolution 1973 qui ait poussé les membres de l’OTAN à intervenir militairement en Libye[129], même s’ils l’ont fait ultra petita.

Ainsi, comme pourrait-on le voir à travers ces deux cas (ivoirien et libyen) suscités, l’intervention du Conseil de sécurité par l’entremise de certains de ses membres, a davantage contribué à l’avènement ou l’installation d’un nouveau régime politique. On conviendrait donc que c’est à tort que l’objectif de protection des droits humains fut mis de l’avant. Encore, l’on pourrait aisément s’interroger sur le point de savoir pourquoi le rôle du Conseil dans ces deux cas suscités n’aurait pas été à la mesure de ce qu’il a fait dans la situation conflictuelle entre l’Iraq et le Koweït, car là aussi, il y avait une volonté de renversement du régime politique en place et la protection des droits humains en lice. Dans ce cas-ci, les membres du Conseil ont su se contenter de leur rôle décrit dans le chapitre VII de la Charte, c’est-à-dire, ramener la paix et la sécurité internationales dans des endroits en proie à un conflit armé plutôt que d’admettre la victoire d’un parti politique à une élection présidentielle pour ensuite permettre une action militaire en sa faveur[130], ou même de se rallier aux dissidents d’un pouvoir politique au sein d’un État pour aboutir en fin de compte à son renversement[131].

Les membres du Conseil ont su prendre de la distance avec le phénomène de renversement des régimes politiques en place par la voie de la force dans la situation conflictuelle en 1990, où l’Iraq voulait sa « fusion totale et irréversible » avec le Koweït[132]. Sinon, ils n’auraient pas pu inviter les États à « ne reconnaître aucun régime mis en place par la puissance occupante », en faisant allusion à l’Iraq[133]. Ici, la protection des populations civiles[134], le rétablissement de la souveraineté, l’indépendance et l’intégrité territoriale du Koweït[135] étaient à l’ordre du jour du Conseil au détriment d’un appui quelconque aux partisans d’un nouveau régime politique.

Dans d’autres cas de figure, le Conseil de sécurité s’est révélé inconstant face à la légalité de la pratique de la sécurité collective. L’on a ainsi pu le voir peiner à qualifier de menaces à la paix et la sécurité internationales ou manquer de le faire à temps, certaines situations conflictuelles en laissant ainsi un champ libre à la perpétration d’actes d’agressions nuisibles aux droits humains. La majorité de ces cas provient de l’usage par l’un de ses membres permanents de son droit de veto ou de l’anticipation de cet usage, pour paralyser l’adoption des résolutions entrant dans le cadre de ces actes. D’ailleurs, c’est fort de ce constat qu’il arrive des cas où le Conseil n’est pas saisi d’un conflit quand bien même celui-ci profiterait-il à la violation des droits humains, tout simplement parce que des membres permanents s’y retrouvent impliqués[136]. Reprenant à notre compte la pensée d’Yves Petit à ce sujet, on dira que la philosophie du système de sécurité collective reste historiquement basée sur l’accord des États sortis vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, c’est-à-dire, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU[137]. Pour que cette sécurité fonctionne, chacun de ses membres devra s’abstenir de faire valoir son droit de veto. Dans cette même dynamique, Laurence Boisson de Chazournes fait valoir que « certaines réponses du Conseil de sécurité font primer des justifications politiques aux dépens du droit que l’on voudrait écarteler »[138].

À ce titre, évoquons l’invasion militaire des provinces géorgiennes de l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud par la Russie, par ailleurs membre permanent du Conseil de sécurité[139]. Elle fut à l’origine de nombreuses violations des droits humains[140], au point de prêter à l’interprétation d’une menace à la paix et la sécurité internationales. Toutefois, le Conseil de sécurité est demeuré incapable de déclencher une action collective au moyen d’une résolution[141].

Une situation semblable à cette dernière s’était produite des années plus tôt. En l’occurrence, il s’agit de l’affaire des Activités militaires et paramilitaires dirigées par les États-Unis contre celui-ci, pour lesquelles d’ailleurs, le Nicaragua avait aussi introduit une instance devant la Cour internationale de Justice contre les États-Unis[142]. En réalité, si la cause fut portée devant cette Cour, ce n’était pour une autre raison que l’incapacité du Conseil de sécurité d’autoriser une opération de maintien de la paix à des fins humanitaires voire de contraindre les États-Unis à renoncer à leur intervention dans cet État. Pourtant la situation mettait en péril la paix et la sécurité internationales par le fait qu’elle concernait un conflit armé entre deux États souverains et dans le cadre duquel, des droits humains et la protection des populations civiles nicaraguayennes étaient empiétés. On le voit avec cette allégation du Nicaragua pour qui les États-Unis « ont tué, blessé et enlevé et tuent, blessent et enlèvent des citoyens du Nicaragua »[143], ou par cette autre accusation relative à l’usage de la force militaire contre le Nicaragua et l’intervention américaine dans ses affaires intérieures en violation de sa souveraineté, de son intégrité territoriale et de son indépendance politique[144]. De telles réalités ne peuvent que « remettre en question la capacité du système de sécurité collective à fonctionner correctement et, en particulier, à encadrer de manière fiable tout exercice de la légitime défense »[145]. Car, c’est souvent le droit à la légitime défense individuelle ou collective qui est mis de l’avant par les membres permanents du Conseil pour justifier leur usage de la force contre d’autres[146], comme il en fut des États-Unis dans l’exemple précité[147] sans réellement tenir compte de ses impacts en matière de protection des droits humains.

Si, d’une part, cet usage du droit de veto par l’un des membres permanents du Conseil lui profite directement, d’autre part, il pourrait aussi l’avantager indirectement. C’est notamment le cas où l’urgence commande le Conseil de sécurité de décider de la mise en oeuvre d’une action militaire collective de la communauté internationale au sein d’un État X en proie à un conflit armé, et qui n’est pas membre du Conseil. Pourvu qu’il entretienne des relations privilégiées avec l’un des membres permanents, ce dernier peut à tout moment faire valoir son droit de veto afin de faire échouer l’adoption de toute décision du Conseil[148], qui impliquerait une telle action collective à l’égard de cet État X. Les différents vetos de la Russie pour protéger son allié syrien depuis le déclenchement du conflit armé interne en 2011 en sont le témoignage. Pour rappel en juillet 2011, la France, l’Allemagne, le Portugal, le Royaume-Uni et les États-Unis, avaient introduit auprès du Conseil de sécurité un projet de résolution pour exiger du régime syrien la mise en oeuvre de ses engagements relatifs au principe de la responsabilité de protéger les populations civiles sous sa juridiction[149]. En l’occurrence, ces États demandaient la restauration de la liberté d’expression et de rassemblement en Syrie et condamnaient la répression des populations civiles et le recours du gouvernement syrien à des armes lourdes contre l’opposition[150]. Toutefois, le Conseil échoua dans son adoption, car la Russie et la Chine s’y étaient opposées[151]. On aurait tort de faire fi des vetos étasuniens pour défendre l’allié israélien dans sa guerre contre le Hamas (Mouvement de la résistance islamique pour la cause palestinienne considéré comme une organisation terroriste par plusieurs États, dont Israël et les États-Unis[152]) suite à son attaque perpétrée sur le sol israélien le 7 octobre 2023[153]. C’est le cas du projet de résolution relatif à un cessez-le-feu humanitaire immédiat à Gaza et dont l’initiative était portée par l’Algérie, mais qui n’a pu prospérer du fait du veto des États-Unis[154].

Guy De Lacharrière avait critiqué ce fonctionnement du Conseil qui est moins enclin à lui permettre de faire jouer efficacement le système de la sécurité collective. Ainsi, disait-il que, « de la paralysie “constitutionnelle” mais limitée, délibérément et réalistement inscrite dans la Charte, on passe ainsi à une paralysie généralisée au gré des alliances et des clientèles établies ou espérées »[155]. Comprenons dès lors la raison pour laquelle en 2009, lors des discussions de l’Assemblée générale de l’ONU sur le principe de la responsabilité de protéger, trente-cinq gouvernements d’État avaient lancé un appel aux cinq membres permanents du Conseil, en leur demandant de restreindre leur usage de veto pour faire aboutir les résolutions surtout lorsqu’elles portent sur les crimes les plus graves[156].

De telles ambiguïtés dans l’action du Conseil de sécurité ne sont pas sans conséquences. Si elles permettent de mesurer difficilement une plus-value de cette action quand il s’agit de la protection des droits humains, elles ont tendance à dévaluer le concept même de la souveraineté étatique.

B. De l’affaiblissement du concept de la souveraineté étatique

Avant d’en venir à l’usage parfois erroné du concept de la responsabilité de protéger par certains États pour violer la souveraineté d’autres États, nous dresserons un aperçu sur le principe même de la souveraineté en droit international public.

1. Aperçu sur le principe de souveraineté en droit international public général

« La souveraineté est le pouvoir de commander et contraindre sans être ni commandé ni contraint »[157]. Aussi longtemps qu’il sera difficile de remettre en cause cette idée de Jean Bodin, on sera fondé de croire que la souveraineté représente ce que les États ont de plus cher. Elle est la garante de l’indépendance, car lorsqu’elle est reconnue à une entité étatique, elle emporte du même coup l’obligation pour les États tiers de se comporter à son égard comme ils souhaitent que leurs pairs agissent à leur propre égard[158]. C’est pourquoi sa violation est constitutive d’acte illicite au regard du principe de non-ingérence qui « met en jeu le droit de tout État souverain de conduire ses affaires sans ingérence extérieure »[159]. À titre de preuve, voyons-en avec l’affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, qui fut portée devant la CIJ par le Nicaragua contre les États-Unis le 9 avril 1984 sur la base d’une requête introductive d’instance[160]. Le requérant y avait accusé les États-Unis d’avoir violé sa souveraineté par le fait de s’être livrés à des attaques armées, à des incursions dans ses eaux territoriales, à des violations de son espace aérien et à des efforts directs et indirects de coercition et d’intimidation de son gouvernement[161]. La Cour confirma ces faits et fit par conséquent droit au Nicaragua[162].

Cette souveraineté de l’État doit être perçue sous deux aspects. Ainsi, pourrait-on déduire une souveraineté politique et une souveraineté territoriale, sachant que la première laisse entrevoir la liberté de choix ou de consentement de l’État. En réalité, c’est ce type de souveraineté qui « permet à chacun d’entre eux de se décider librement. Il en est ainsi du choix du système politique, économique, social et culturel et de la formulation des relations extérieures »[163]. La seconde, en revanche, sous-entend le pouvoir qui confère à l’État la capacité d’étendre son autorité politique sur l’ensemble de son territoire en ayant son contrôle. De la sorte, en parlant de souveraineté territoriale, l’on pourrait faire allusion à l’affaire du Temple de Préah Vihéar entre le Cambodge et la Thaïlande devant la CIJ[164]. Cette affaire avait trait à la violation par la Thaïlande de la souveraineté territoriale du Cambodge sur la région du temple de Préah Vihéar et ses environs, comme il en ressortait de la requête introductive d’instance déposée par le Cambodge[165]. Elle se solda par une décision de la Cour en faveur du requérant[166]. Dans toutes les mesures, c’est à ce type de souveraineté que les revendications territoriales des États ont souvent attrait. Malgré tout, la différence entre ces deux aspects de la souveraineté en droit international public paraît mince dans la mesure où ils relèvent tous du même principe, celui de la souveraineté que l’on retrouve dans les textes juridiques. Ceux-ci ont souvent employé le seul concept de « principe de souveraineté » pour en réalité, les exprimer tous deux. À cet égard, dire d’un État qu’il est souverain, c’est lui reconnaître le droit d’étendre son autorité politique sur l’ensemble d’un territoire donné et de pouvoir décider seul.

En parlant du principe de souveraineté en droit international public, c’est l’article 2, paragraphe 1, de la Charte des Nations Unies qui retient l’attention parce qu’il en est le fondement juridique par excellence. Il dispose que « l’Organisation est fondée sur le principe de l’égalité souveraine de tous ses Membres ». Dans ses allures d’un tribunal mondial[167], la CIJ saisit l’occasion de l’affaire relative aux Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, pour en dire davantage sur le contenu de cette stipulation. Retenons à cet effet que

[l]e concept juridique fondamental de la souveraineté des États en droit international coutumier, consacré notamment par l’article 2, paragraphe 1, de la Charte des Nations Unies, s’étend aux eaux intérieures et à la mer territoriale de tout État, ainsi qu’à l’espace aérien au-dessus de son territoire[168].

À y voir de près, cette précision concilie l’article 2, paragraphe 1, avec l’article 2, paragraphe 4[169], du même texte. Le dernier apparaît comme une description du premier. Quant au principe de la non-ingérence qui le soutient, il est pour sa part, affirmé au paragraphe 7[170] du même article 2. Sur ces entrefaites, aucun État ne devrait se considérer comme étant supérieur à l’autre. Dès lors, ils sont tous astreints aux mêmes types d’obligations sur la scène internationale et ils bénéficient tous des mêmes droits. En d’autres termes, ils sont tous égaux. D’ailleurs, n’est-ce pas ce qui explique le fait qu’à l’ONU par exemple, « chaque membre de l’Assemblée générale dispose d’une voix »[171].

C’est du moins ce qui ressort des textes juridiques et une telle souveraineté reste formelle, pour notre part, car il est possible de déduire des exceptions à cette conception de la souveraineté étatique lorsque l’on s’aventure notamment sur le terrain de la « realpolitik » qui, par exemple, met de l’avant la puissance économique, militaire ou politique des États pour établir une différence entre eux. Cela dit, si au nom de l’égalité formelle, les États doivent être considérés comme étant tous sur un même pied d’égalité, il en va autrement lorsqu’on se place sous l’angle de la réalité, raison pour laquelle on note par exemple l’existence au sein du Conseil de sécurité de l’ONU, des membres permanents qui ont chacun un droit de veto lors de certaines prises de décisions comme celles relatives au chapitre VII, et des membres non permanents qui n’en ont pas[172]. Ainsi, convient-il de savoir si dans la mise en oeuvre du système de sécurité collective, une place importante est faite au pouvoir de décision des États au regard de leur souveraineté. Rien n’est moins sûr.

2. De l’usage erroné de la légitime défense individuelle ou collective en violation de la souveraineté des États

Dans le sillage du paragraphe 10.a)[173] du Rapport de l’Assemblée générale des Nations Unies sur La mise en oeuvre de la responsabilité de protéger, l’on retient que la souveraineté de l’État implique sa responsabilité de protéger sa population, c’est-à-dire celle circonscrite dans les limites de son territoire, chose qui ne saurait, dès lors, prêter à une interprétation extraterritoriale[174]. Cette protection ne vise que les crimes de génocide, les crimes de guerre, le nettoyage ethnique et les crimes contre l’humanité, si l’on s’en tient au paragraphe 138 du Document final sur la responsabilité de protéger[175]. En d’autres termes, l’État ne doit pas s’attendre uniquement à des droits ou des avantages démesurés quand il s’agit de parler de sa souveraineté. Il doit aussi s’attendre à ce que sa souveraineté puisse lui engendrer des obligations, comme celles relatives à la protection des droits humains. De cette dialectique, l’on retient l’idée suivante : au lieu de voir les États comme des entités souveraines avec tous les pouvoirs possibles, ils devraient être perçus comme des membres d’une communauté internationale « qui n’est pas une superpuissance qui limiterait leur souveraineté par des interventions coercitives, mais un garant de celle-ci », à condition qu’ils respectent leurs obligations internationales[176].

Dès lors, chaque État doit honorer ses obligations relatives à la protection de sa population, et ne pas le faire peut entrainer à son égard une action collective de la communauté internationale que le Conseil de sécurité sera en mesure de décider en vertu du chapitre VII de la Charte. Toute décision de ce genre devra toutefois avoir l’aval de ses membres permanents par un vote au regard de l’article 27, paragraphe 3[177] de la Charte. Dans son ouvrage sur Le droit relatif au maintien de la paix internationale, Robert Kolb avait aussi fait écho de cette précision par l’idée qu’il est du ressort du Conseil de sécurité aux termes des prévisions de la Charte, « de ramener l’exercice unilatéral de la force en légitime défense vers la prise de mesures collectives en vertu du chapitre VII »[178]. Cette précision ressort de l’article 51 de la Charte des Nations Unies dans le sillage duquel

[a]ucune disposition de la présente Charte ne porte atteinte au droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, dans le cas où un Membre des Nations Unies est l’objet d’une agression armée, jusqu’à ce que le Conseil de sécurité ait pris les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationales. Les mesures prises par des Membres dans l’exercice de ce droit de légitime défense sont immédiatement portées à la connaissance du Conseil de sécurité et n’affectent en rien le pouvoir et le devoir qu’a le Conseil, en vertu de la présente Charte, d’agir à tout moment de la manière qu’il juge nécessaire pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales.

Si cela est vrai en théorie, il en va autrement en pratique. En clair, l’expérience n’écarte pas la possibilité de rencontrer des actions unilatérales d’États ou de coalitions d’États qui s’engagent dans des actions militaires contre la souveraineté de certains États sous le prétexte d’éventuelles violations des droits humains par ceux-ci et sans leur gré, et donc au mépris du principe de la non-ingérence[179]. En la matière, l’un des exemples types constitue le cas de l’intervention en Irak en 2003. On ne s’empêchera pas de revenir sur Robert Kolb dans ce qu’il disait à ce sujet dans son ouvrage suscité. Pour lui en effet, celle-ci

[c]onstitue le point zénithal du refoulement des règles acquises. Un État puissant, et à sa suite une série d’autres États, ont mis en demeure le Conseil de sécurité d’agir comme ils l’entendaient et ont menacé alternativement d’agir unilatéralement, en défiant ouvertement le système de la sécurité collective; l’autorisation par le Conseil n’ayant pu être obtenue, ces États ont en effet recouru à la force unilatéralement, sans aucune base admise en droit international; et, du moins pour le plus puissant d’entre eux, il ne s’est pas privé de répudier avec violence et un certain dédain, du moins temporairement, le système de sécurité collective existant[180].

On est tenté de revenir sur l’affaire Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci devant la CIJ, en appui de cette idée[181]. Il en ressort que le Nicaragua avait notamment reproché aux États-Unis d’avoir violé sa souveraineté par le fait d’attaques armées, d’incursions dans ses eaux territoriales, de violation de son espace aérien, d’efforts directs et indirects de coercition et d’intimidation de son gouvernement[182]. Les États-Unis sont intervenus militairement dans cet État de manière unilatérale, sans l’aval du Conseil de sécurité alors même que rien ne semblait démontrer une agression du Nicaragua à leur encontre pour justifier une légitime défense. Cette intervention fut dès lors au mépris des règles internationales sur la sécurité collective, même si les États-Unis plaidaient une légitime défense collective, sans pourtant en avoir de raison[183]. Car, pour faire jouer cette légitime défense en vertu de l’article 51 de la Charte, il y aurait fallu ici que le Nicaragua soit l’agresseur ou l’auteur direct d’actes nuisibles à la souveraineté étasunienne (contrôle global). S’il était difficile de le prouver, il y aurait au moins fallu que cette légitime défense revendiquée par les États-Unis soit consécutive à une agression imputable à des acteurs irréguliers dont les actions auraient bénéficié d’un contrôle effectif du Nicaragua, ou des acteurs qui ont agi en tenant compte d’instructions données par un organe de l’État nicaraguayen (contrôle effectif)[184]. Or, en l’espèce, les États-Unis étaient plutôt l’agresseur, dont les attaques militaires visaient des cibles installées sur le territoire du Nicaragua au mépris donc de sa souveraineté territoriale, sinon, la Cour n’aurait pas pu décider en faveur du requérant pour reconnaitre la violation de sa souveraineté par les États-Unis[185].

Il en va de même de l’intervention militaire russe en Géorgie en 2008. Quoique qualifiée par Dmitri Medvedev, alors président de la Russie, comme étant l’unique façon de sauver des vies contre un génocide organisé par le gouvernement géorgien[186], elle ne serait rien d’autre qu’une atteinte à sa souveraineté, raison pour laquelle d’ailleurs, cette situation fit l’objet d’un différend devant la CIJ[187]. La Géorgie y mettait en cause la Russie pour des actes qu’elle l’accusait d’avoir commis sur son territoire et dans ses environs en violation de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (CIEDR)[188]. À supposer même que cette action militaire russe dont Dmitri Medvedev fait l’éloge soit effectivement celle qu’il fallait pour protéger les populations civiles géorgiennes notamment de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud contre d’éventuels crimes, on aurait du mal à pouvoir l’inscrire dans le contexte de la sécurité collective. Car, d’une part, celle-ci exige la solidarité de tous contre l’agresseur et n’est dirigée contre personne, preuve qu’il est empreint d’un caractère défensif[189]. D’autre part, l’aval du Conseil de sécurité moyennant une résolution devrait être à l’ordre du jour pour faire droit à la Russie d’engager de telles actions militaires afin de mettre fin au supposé génocide dont Dmitri Medvedev avait brandi l’idée. Toutefois, ce n’était pas le cas. On pourrait alors affirmer que la Russie ait davantage tenu compte de sa supériorité militaire par rapport à la Géorgie plus qu’un principe de droit établi pour intervenir sur son territoire militairement. En cela, il importe de rappeler que si la CIJ s’est dessaisie de cette situation qui fut portée devant son prétoire, ce n’était nullement pour cautionner l’intervention militaire russe ou pour lui reconnaître un fondement juridique. C’est plutôt en raison de la deuxième exception préliminaire soulevée par la Russie qui mettait en cause sa compétence à connaitre du fond de l’affaire et à laquelle d’ailleurs, elle a cru[190].

Pas plus tard que le 24 février 2022 au moment où nous écrivions les premières lignes de cet article, un pareil scénario d’invasion russe débutait, cette fois-ci en Ukraine[191]. Qualifiée par les autorités russes d’opération de « maintien de la paix » pour protéger les populations russophones de l’est de l’Ukraine d’un génocide[192], elle prend de l’ampleur dans tout le pays au point de pouvoir prêter à une volonté de la Russie d’y établir de nouvelles autorités dirigeantes[193]. L’invasion suit son cours actuellement et les intentions de la Russie restent pour le moins floues. Car, si d’une part, elle avait brandi l’idée d’éviter un génocide dans les régions séparatistes ukrainiennes de Lougansk et de Donetsk après avoir unilatéralement reconnu leur souveraineté[194], d’autre part, elle dit vouloir garantir sa sécurité contre une Ukraine qui pourrait constituer une base arrière de l’OTAN pour lui lancer des attaques[195]. Pour ces raisons, il faut démilitariser l’Ukraine et la dénazifier, c’est-à-dire, la libérer des personnes et de l’idéologie pro-nazie, pour rester fidèle aux dires du porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov[196]. Toutefois, la violation de l’intégrité territoriale et de la souveraineté de l’Ukraine paraît bien évidente dans cette situation conflictuelle. Ceci tient d’une part, du fait pour la Russie d’être intervenue militairement dans cet État pour de supposées raisons de « maintien de la paix » sans le consentement de ce dernier et sans autorisation préalable du Conseil de sécurité[197]. D’autre part, c’est le fait pour la Russie de s’être immiscée dans la vie politique de l’Ukraine pour reconnaître la souveraineté de ses régions de Louhansk et de Donetsk en violation du principe de la non-ingérence[198], qui en fait aussi l’écho. António Guterres, le Secrétaire général des Nations Unies l’a aussi confirmé lors d’une réunion de l’Assemblée générale de l’ONU initiée à l’effet de cette invasion[199]. Justifier cette invasion par la défense des droits humains ou la protection des populations civiles russophones comme les autorités russes le font[200], laisse perplexe de telle sorte qu’il faille rechercher la cause exacte ailleurs comme la promotion des intérêts nationaux ou géopolitiques de la Russie[201].

C. Du besoin de solutions

Bien évidemment, toute préoccupation mérite une solution, surtout quand on est en présence de situations conflictuelles susceptibles de menacer la paix et la sécurité internationales. Lors de la 3950ᵉ séance du Conseil de sécurité tenue le 30 novembre 1998 sur « La situation en Afrique », son président avait pris en compte cette réalité dans sa déclaration faite à cet effet. Dans ce cadre, il échafauda des mesures appropriées pour encadrer les autorisations au recours à la force. Entre autres, les opérations autorisées « devraient avoir un mandat clair, y compris un exposé des objectifs, des règles d’engagement, un plan d’action élaboré, un calendrier de désengagement, et des arrangements prévoyant des rapports réguliers au Conseil devraient être prévus »[202]. On estime d’ailleurs que c’est de là que vient l’inspiration du Brésil qui avait introduit en 2011 le concept de « Protection responsable » ou « Responsability While Protecting »[203], visant à limiter les risques d’abus du concept de la responsabilité de protéger[204]. Malheureusement, le concept n’a pas fait fortune.

Quatre idées ressortaient de cette proposition brésilienne. On rendra justice à Karine Bannelier-Christakis et Théodore Christakis pour avoir su les reprendre afin de les adapter aux différentes autorisations du Conseil de sécurité relatives aux interventions armées[205]. Ces idées sont les suivantes : d’abord, l’autorisation d’employer la force doit être limitée quant à sa portée juridique, opérationnelle et temporelle, ensuite, l’intervention militaire doit se dérouler conformément à la lettre et à l’esprit du mandat et être limitée aux objectifs fixés par le Conseil, aussi, l’intervention doit-elle être nécessaire et proportionnée et se dérouler dans le strict respect du droit international, et enfin, le Conseil devrait renforcer ses procédures de contrôle et veiller à ce que ceux qu’il autorise à employer la force soient tenus de rendre compte de leur action. On parlera alors de solutions pré intervention armée, qui n’ont rien à voir avec celles que l’on pourrait souhaiter pour redresser voire arrêter une intervention militaire déjà en cours.

D’une manière générale, nous adhérons à ces propositions qui apparaissent à bien des égards comme une réponse à la multitude des interventions armées menées par les membres du Conseil de sécurité. C’est le cas de l’intervention militaire de l’OTAN avec à la clef, les États-Unis, la France et le Royaume-Uni, en ex-Yougoslavie, et qui fut menée au nom d’impératifs humanitaires pour mettre fin à la répression des Kosovars d’origine albanaise[206]. Elle aura duré du 24 mars 1999 au 10 juin 1999 jusqu’à la conclusion d’un accord qui a favorisé le retrait des forces armées yougoslaves du Kosovo et la création de la Mission d’administration intérimaire des Nations Unies au Kosovo, une mission de maintien de la paix des Nations Unies[207]. L’usage excessif et indiscriminé de la force par la Yougoslavie ne saurait souffrir de doute tant le conflit a occasionné de nombreuses victimes et a causé un afflux de réfugiés[208]. Toutefois, s’il est possible de déduire que ce conflit représentait une menace à la paix et à la sécurité internationales[209], on aura du mal à pouvoir justifier l’action militaire engagée par les membres de l’OTAN pour y mettre fin, car la décision de recourir à la force avait rencontré l’opposition de la Russie et de la Chine, deux autres membres permanents du Conseil[210].

Il en va de même de l’intervention militaire de la coalition internationale en Syrie dans la nuit du 13 au 14 avril 2018 avec pour objectif de détruire l’arsenal chimique clandestin du régime syrien[211]. Constituée des États-Unis, de la France et du Royaume-Uni, cette coalition avait mis en cause le régime syrien avec à sa tête Bachar al-Assad, pour avoir fait usage d’armes chimiques contre des populations civiles dans la Ghouta orientale syrienne[212]. Le Président américain d’alors, Donald Trump, disait à ce sujet que « cette attaque diabolique et ignoble a laissé des mères, des pères, des bébés et des enfants se débattre dans la souffrance et lutter pour respirer. Ce ne sont pas les actions d’un homme. Ce sont plutôt les crimes d’un monstre »[213]. Loin de s’arrêter là, il continua d’étayer ce recours à la force en disant que son objectif était d’établir une puissante dissuasion contre la production, la dissémination et l’utilisation de substances chimiques[214]. Si la véracité de cet usage d’armes chimiques par le régime syrien ne saurait souffrir de doute puisqu’avec la Résolution 2118 du Conseil de sécurité, ses membres l’ont tous aussi condamné[215], le caractère légal de l’opération militaire menée par la coalition est ce qui pose problème. On aurait pu admettre qu’elle ait été menée soit, sur décision du Conseil de sécurité, soit avec le consentement de l’État syrien ou soit dans le cadre d’une action de légitime défense. Mais, loin s’en faut. D’abord, parce que le régime syrien n’aurait pas pu consentir à cette opération pour ensuite la dénoncer en alléguant qu’il n’aurait « d’autre choix » que de se défendre s’il était attaqué encore[216]. Ensuite, l’opération ne fut point consécutive à une agression armée de la Syrie à l’encontre d’un quelconque des membres de la coalition pour qu’en retour, l’on puisse y voir une action de légitime défense, puisque rien ne le prouve. Enfin, si cette opération avait été autorisée par le Conseil de sécurité, elle aurait pu voir la participation des deux autres membres permanents, la Russie et la Chine, ou du moins, elle n’aurait pas dû susciter par exemple, la colère de la Russie à travers son ambassadeur aux États-Unis, Anatoli Antonov, qui l’a comparé à une insulte au président russe[217].

L’action militaire des membres de l’OTAN en Libye ne fait pas exception à cette légalité douteuse de l’emploi de la force armée pour motif de protection des droits humains. S’il est vrai que la Résolution 1973 du Conseil de sécurité[218], consécutive à la crise en Libye, donne droit à des actions visant la protection des populations civiles[219], il est cependant peu plausible qu’elle ait pu servir de base légale à une intervention militaire comme celle des membres de l’OTAN en allant jusqu’au renversement du régime libyen[220]. Sinon, la même Résolution n’aurait pas pu servir de cadre pour les membres du Conseil pour exprimer leur ferme attachement à la souveraineté, à l’indépendance, à l’intégrité territoriale et à l’unité nationale de la Libye[221]. Là-dessus, Karim Émile Bitar, directeur de recherches à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS) s’exprimait en disant qu’« en ne se limitant plus à la protection des civils, mais en voulant la chute du régime, les tenants des valeurs de l’État de droit ont franchi les limites de la légalité internationale »[222]. Nous sommes d’avis avec lui que la coalition ait procédé à une interprétation extensive de la Résolution en question pour déployer ses opérations militaires au-delà des zones de combat entre l’armée loyaliste et les rebelles au régime libyen[223].

La liste est loin d’être exhaustive et on pourrait y ajouter les activités militaires étasuniennes au Nicaragua à l’issue desquelles, les États-Unis ont succombé devant la CIJ puisque rien ne pouvait justifier légalement leur intervention militaire dans cet État, et les actes auxquelles ils s’y sont livrés[224].

Mais, qu’en est-il lorsque le recours à la force a déjà eu lieu sans mandat du Conseil de sécurité pour soumettre ses initiateurs à l’obéissance à ces propositions? On le voit aujourd’hui avec l’invasion russe de l’Ukraine. Il est évident que cette dernière situation marque des limites à ces idées proposées, d’une part, et impose par conséquent la nécessité de penser à d’autres issues notamment pour faire taire les armes afin de donner une chance à la paix, d’autre part. D’où, l’idée que la négociation puisse être une solution de notre point de vue. Elle peut jouer un rôle pour prévenir une intervention armée (solution pré intervention armée) tout comme pour redresser ou arrêter cette intervention parce que déjà entamée (solution post intervention). Néanmoins, de l’analyse de l’article 33, paragraphe 1[225], de la Charte, il en ressort que le recours à la négociation impose l’existence d’une situation de menace à la paix et la sécurité internationales. À cet effet, la question que tous pourraient aisément se poser, serait de savoir si les atteintes aux droits humains dans le cadre d’un conflit armé (international) dont il en est question ici, peuvent caractériser une menace à la paix et la sécurité internationales? On répondra par oui avec la bénédiction de Raphael Van Steenberghe, Pierre d’Argent, Jean d’Aspremont Lynden et Frédéric Dopagne[226]. On pourra aussi compter sur l’appui Kerstin Odendahl[227]. Il en va de même avec les conflits armés internes dont les cas centrafricain[228] et somalien[229] fournissent de beaux exemples d’ailleurs.

En effet, le Dictionnaire de droit international public décline la négociation en un

[m]ode de solution normal des différends internationaux consistant en des pourparlers en vue de parvenir à une entente directe entre les parties au litige ou en vue de déterminer la procédure que les parties suivront d’un commun accord pour résoudre le litige qui les oppose[230].

Cette proposition qui est la nôtre, tire sa justification de deux faits; l’un est théorique et l’autre pratique.

Sur le plan théorique, rappelons que d’ordinaire, c’est par la négociation que les États « poursuivent leurs rapports mutuels, discutent, ajustent et règlent leurs différends »[231]. La négociation occupe une place de choix sur la liste des mécanismes de règlement des différends énoncés à l’article 33, paragraphe 1[232], de la Charte des Nations Unies. S’il est vrai que le contenu de ce paragraphe ne présume pas une hiérarchie entre les modes de règlement des différends pour accorder une supériorité à la négociation[233], le rôle de celle-ci reste cependant déterminant notamment lorsqu’il s’agit de solliciter l’accord formel d’un État sur un sujet d’importance internationale comme le dénouement d’un conflit susceptible de menacer la paix et la sécurité internationales ou la conclusion d’un traité (de paix)[234], par exemple. Plus précisément, les négociations pendant un conflit armé visent soit des buts limités comme un cessez-le-feu ou des arrangements divers, soit la fin des hostilités et le retour vers un état de paix. Dans ce dernier cas, on parlera d’un règlement de paix. Cela dit, dans le cadre d’un conflit armé, la négociation ne vise pas nécessairement à régler un différend bien délinéé mais plutôt à atteindre des finalités soit pratiques soit générales comme le retour à la paix. Il est aussi possible de profiter de la négociation dans le cadre d’un conflit armé pour régler des points de discorde précis. Tout dépend donc des circonstances.

Plus globalement cependant, et ce, dans le domaine du règlement des différends, « la négociation internationale offre un moyen souple et efficace notamment de régler pacifiquement les différends entre États et de créer de nouvelles normes de conduite internationale ». L’Assemblée générale des Nations Unies l’a ainsi reconnu[235]. Sa vivacité réside dans le fait de pouvoir fédérer des parties dans leurs points de vue autrefois divergents.

La négociation apparaîtrait à cet effet comme ce lieu où l’on demande à l’un des protagonistes « d’abandonner une attitude donnée » et à l’autre, « de se comporter d’une telle autre façon dorénavant ». Dans de pareilles circonstances, il est évident que si personne ne gagne, personne ne perd totalement non plus. La CIJ trouve ainsi le moyen de dire qu’avec la négociation, chaque partie doit « t[enir] raisonnablement compte de l’intérêt de l’autre »[236]. Dans d’autres cas, la Cour n’a pas manqué de rappeler qu’effectivement, « les négociations entre États peuvent aboutir à un accord réglant le différend qui les oppose »[237]. Ce n’est donc pas anodin que bon nombre de traités internationaux accordent une place de choix à ce mécanisme. On rappellera à juste titre la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale qui, en son article 22[238], invite les États à se tourner au préalable vers la négociation dans le cadre des différends qui pourraient survenir entre eux avant de penser à tout autre mode de règlement. D’ailleurs, c’est cette norme qui a servi d’atout à la Russie en 2011 pour faire échouer l’accusation dont elle a fait l’objet devant la CIJ par la Géorgie[239]. Ainsi, fit-elle valoir que les exigences de procédure relatives à la saisine de la Cour qui portaient notamment sur la tenue préalable de négociations, n’avaient pas été respectées, et qu’alors, la Cour devrait refuser de connaître l’affaire[240]. La Cour partagea cet avis, en se portant incompétente pour statuer sur l’affaire[241]. La Cour permanente de justice internationale (CPJI) eut aussi à rappeler l’importance de la négociation lorsqu’elle faisait allusion aux pourparlers diplomatiques. Pour elle, « avant qu’un différend fasse l’objet d’un recours en justice, il importe que son objet ait été nettement défini au moyen de pourparlers diplomatiques »[242]. On en déduit dès lors la raison ayant guidé les rédacteurs de la Charte des Nations Unies à mentionner la négociation en premier parmi les méthodes de règlement des différends[243].

À leur tour, les politiques semblent aussi endosser ces atouts de la négociation, tant l’expérience permet le constat de leur orientation accrue vers elle. L’ancien chef de l’État sénégalais, monsieur Macky Sall, fait partie de ceux-là. Alors qu’il était encore président de son pays, son discours du 20 septembre 2022 à la tribune de l’Assemblée générale de l’ONU à l’occasion de sa 77ᵉ session annuelle en témoigne. Car, ce fut l’aubaine pour lui d’émettre un avis sur l’invasion de l’Ukraine par la Russie en appelant « à la désescalade et à la cessation des hostilités en Ukraine pour une solution négociée afin d’éviter le risque catastrophique d’un conflit potentiellement mondial » et de poursuivre en disant que « la négociation et la discussion sont les meilleures armes dont nous disposons pour promouvoir la paix »[244]. Ce n’est pas Emmanuel Macron, l’actuel président français qui dira le contraire, lui qui n’a cessé d’exhorter le président russe, Vladimir Poutine, à revenir autour de la table des discussions pour négocier la fin de ce conflit avec l’Ukraine[245].

Sur le plan pratique, la négociation a su faire ses preuves dans le cadre de certaines interventions armées. À cet égard, que l’on nous permette de revenir au conflit armé entre la Russie et la Géorgie en 2008, par exemple. Alors qu’elle était sous le feu des bombardements de l’armée russe[246], la Géorgie avait présenté une demande en indication de mesures conservatoires contre la Russie à la CIJ à l’effet de mettre un terme aux

[a]ttaques contre les civils et les biens de caractère civil, meurtres, déplacements forcés, déni d’aide humanitaire, pillages et destructions généralisés de villes et villages, entre autres, en Ossétie du Sud et dans les régions voisines de Géorgie, en Abkhazie et dans les régions voisines, sous occupation russe[247].

La Cour accéda à la demande de cet État[248]. Mais, dans les faits, rien n’y était, encore que, le cessez-le-feu n’est intervenu pour arrêter les violences décriées qu’à partir d’un accord négocié entre les deux parties par la France qui assurait la présidence tournante de l’Union européenne[249]. Dans d’autres cas, l’intervention militaire apparaît comme un corolaire de l’échec des négociations censées prévenir un conflit armé. On parlera par exemple de l’intervention de l’OTAN en ex-Yougoslavie. Dans ce cas-ci, il y avait en jeu des négociations entre la Serbie et le Kosovo. Elles étaient censées parvenir à un plan de paix au Kosovo, afin de mettre fin aux combats qui opposaient l’armée serbe aux séparatistes albanais du Kosovo. Pour rappel, ces combats ont fait plus de deux mille morts et quatre cent mille déplacés en 1998[250]. L’intervention n’a dès lors été que le fait consécutif à l’échec de ces négociations et de la signature de l’accord dit de Rambouillet qui devait sceller le statut du Kosovo[251].

***

Cette analyse a mis en lumière la place de choix qu’occupe la question de la protection des droits humains sur la scène internationale aujourd’hui. Elle a permis de mettre en évidence le rôle accru du Conseil de sécurité des Nations Unies en la matière tant il ne fait point de doute que le maintien de la paix et la sécurité internationales relève de sa responsabilité. Mais, elle aura permis surtout de déceler les contrastes liés à l’action de ses membres permanents dans la conciliation entre sécurité et droits humains, l’idée étant que la mise en oeuvre des droits humains prête à bien des égards à un usage erroné de la part des membres permanents du Conseil pour asseoir leur domination géopolitique au détriment d’une volonté réelle de contribuer à la sécurité des individus. En effet, dans l’exercice de leur droit de veto par exemple, ils peuvent paralyser l’adoption de toute décision en matière de maintien de la paix et de la sécurité internationales tant que celle-ci empiète sur leurs intérêts ou ceux de leurs alliés, ou même user de la force pour faire aboutir leurs intérêts ou ceux de leurs alliés. De là, on conçoit que les arguments en faveur d’une refonte du Conseil pour y prévoir d’autres membres permanents ne sauraient y remédier tant que le droit de veto continuera à produire les effets qui lui ont jusque-là été reconnus[252]. L’obtention de la faveur des membres permanents du Conseil est de mise pour couronner de succès la mise en oeuvre des droits humains à l’échelle internationale. Peut-être que la voie de la négociation avec chacun d’eux et dans chaque cas pourrait consister en ce qu’il faut pour faire droit aux prescriptions de la Charte sur le maintien de la paix et de la sécurité internationales en ce qui a trait à la mise en oeuvre des droits humains.