Corps de l’article

Plusieurs problèmes de santé sont associés à la consommation d’alcool incluant les cancers, les maladies cardio-vasculaires, les maladies gastro-intestinales de même que les blessures intentionnelles et non-intentionnelles[2]. Ces problèmes de santé représentent un important fardeau sanitaire au Canada et au Québec comme partout dans le monde[3].

Afin de réduire ce fardeau sanitaire, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) recommande aux gouvernements nationaux et infra-étatiques de mettre en place plusieurs politiques publiques, incluant des taxes pour limiter l’accessibilité économique, des systèmes d’attribution de permis de vente d’alcool pour contrôler l’accessibilité physique, de même que des règles encadrant la publicité afin de réduire la banalisation et la promotion du produit[4]. Une de ces politiques est la politique de prix minimum par verre d’alcool standard. Cette politique est partiellement adoptée plusieurs provinces canadiennes et à l’étranger (Écosse, Territoire du Nord de l’Australie), mais n’est pas en place au Québec[5].

Cet article vise à examiner les enjeux de mise en oeuvre d’une telle politique de prix minimum au Québec, à la lumière des engagements commerciaux internationaux qui s’appliquent au Québec. Des travaux antérieurs ont déjà quantifié les gains de santé qui découleraient de la mise en oeuvre de la politique au Québec. Ainsi, un prix minimum par verre d’alcool standard de 1,75 $ aurait diminué le nombre de décès de 11,5 % et le nombre d’hospitalisations de 16,3 %. Cela représente 327 décès et 4 014 hospitalisations potentiellement évités en 2014[6].

Dans la première section de cet article, nous présentons brièvement les modalités de cette politique. Ensuite, nous discutons les objectifs spécifiques de la politique en matière de protection et promotion de la santé de la population québécoise, à la lumière de ce qui est connu sur l’efficacité de la politique à atteindre ces objectifs.

Les sections suivantes examinent les clauses pertinentes des accords commerciaux internationaux de même que les rapports de groupes spéciaux chargés du règlement des différends commerciaux avec pour objectif d’évaluer les conditions de compatibilité d’une politique de prix minimum avec les règles et disciplines de droit international économique qui lient le Québec et le Canada.

I. Les données et les paramètres à la base d’une politique de prix minimum sur l’alcool

A. Modalités d’une politique de prix minimum par verre standard

Une politique de prix minimum consiste en l’établissement d’un prix plancher au-dessous duquel il est interdit de vendre de l’alcool. On compte des politiques de prix minimum dans 23 juridictions, principalement en Europe et dans les provinces canadiennes. Cependant, dans seulement sept de ces juridictions[7], le prix plancher est établi en fonction de la teneur en alcool, une politique dénommée « prix minimum par verre standard » ou « minimum unit pricing » (ci-après MUP) en anglais. L’établissement d’un prix en fonction de la teneur exacte en alcool est une modalité cruciale afin de maximiser l’impact de la mesure sur la santé des consommateurs les plus à risque[8].

Pour atteindre les objectifs de santé publique visés, le prix plancher doit être établi à un niveau suffisamment élevé pour éliminer ou réduire de façon significative l’accès à l’alcool à très faible prix. Au Canada, en 2019, le prix minimum par verre d’alcool standard recommandé était de 1,75 $ pour les boissons vendues dans des commerces de vente au détail et de 3,50 $ pour celles vendues dans des établissements où il est permis de consommer sur place comme les bars et les restaurants[9]. Notons qu’un verre d’alcool standard, au Canada, équivaut à 13,45 grammes ou 17,05 ml d’alcool pur (éthanol). Par exemple, une bouteille de bière de 341 ml avec une teneur en alcool de 5% équivaut à un verre d’alcool standard.

Un deuxième paramètre à tenir compte dans l’établissement d’un prix plancher est l’inflation. Un prix plancher doit être ajusté régulièrement en fonction de la hausse des prix[10].

Finalement, afin de prévenir qu’elle n’entraîne pas simplement un transfert de certains types de boissons alcoolisées à d’autres types, une politique de prix plancher doit s’appliquer à tous les types de boissons alcoolisées vendues dans tous types de commerces, que ce soit pour consommation sur place ou pour emporter.

La politique qui est sous examen dans le présent article satisfait tous ces critères. Comme évoqué plus haut, la présente étude suppose un prix minimum de 1,75 $ par verre d’alcool standard vendu dans le commerce de détail et de 3,50 $ par verre d’alcool standard consommé en établissement. Ce prix devrait évoluer dans le temps, en fonction de l’évolution de l’inflation.

Une modélisation réalisée à partir des données de ventes d’alcool au Québec en 2014 indique qu’avec un prix minimum de 1,75 $ par verre d’alcool standard, 5 % du nombre total de produits vendus au Québec et 56 % du volume en alcool pur auraient été affectés. Le prix moyen de ces produits aurait été plus élevé de 25 % si la politique avait été en vigueur. « Parmi les catégories de boissons alcoolisées, les spiritueux auraient été les plus touchés et les vins les moins touchés »[11].

B. Les objectifs de la politique de prix minimum par verre standard

L’objectif premier d’une politique de prix minimum par verre d’alcool standard est d’éliminer les sources d’alcool à très faible prix afin de réduire la consommation d’alcool chez les plus grands consommateurs[12].

Figure 1

Modèle logique

Modèle logique

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La politique cible les plus grands consommateurs parce qu’ils sont ceux les plus à risque des problèmes de santé associés à la consommation. En effet, comme l’explique le rapport du groupe d’experts mandaté par Santé Canada pour actualiser les directives sur la consommation d’alcool à faible risque « le risque à vie de décès et d’invalidité attribuable à la consommation d’alcool augmente proportionnellement à la quantité consommée »[13].

La politique cible les sources d’alcool à faible prix parce que les buveurs qui consomment les quantités les plus importantes ont tendance à consommer les boissons alcoolisées les moins chères[14]. Conséquemment, que ce soit sur la base des études issues des modélisations ou à partir des évaluations des impacts de la mise en oeuvre des politiques en Écosse, au Pays de Galles, en Australie ou au Canada, on constate qu’une politique de prix minimum par verre standard est efficace pour générer des réductions de consommation plus importantes chez les plus grands consommateurs que chez l’ensemble des buveurs[15].

Les grands consommateurs sont définis comme étant ceux qui consomment la majorité de l’éthanol consommée dans une population donnée. La majorité des conséquences sanitaires de l’alcool se concentre dans cette sous-population. Les données au Canada et à l’étranger indiquent qu’une petite proportion des buveurs consomment la majorité de l’alcool consommé. Ainsi, au Canada, on estime à partir de données de 2004, que 20% des buveurs représentent 72% de l’alcool consommé, 10% des buveurs représentent 53% de l’alcool consommé[16]. Des estimés semblables ont été publiés en ce qui a trait aux grands consommateurs en Angleterre[17].

Les données probantes disponibles indiquent qu’une politique de prix sur l’alcool uniquement fondée sur des taxes ne permettent pas d’atteindre l’objectif de réduire les sources d’alcool à très faible prix. En effet, lors d’applications de nouvelles taxes, les producteurs et les détaillants peuvent absorber une partie ou la totalité de la taxe afin qu’elle ne se reflète pas entièrement dans le prix de vente.

Par contre, avec un prix plancher fixé pour la vente au détail par une politique de prix minimum, les acteurs économiques n’ont pas cette option de renoncer à une portion de leurs bénéfices pour maintenir leurs ventes.

De plus, si on appliquait une taxe sur l’ensemble des boissons alcoolisées en vue d’éliminer les sources d’alcool à très bon marché, il serait nécessaire d’appliquer un niveau de taxation extrêmement élevé. Une telle taxe viendrait impacter de façon démesurée les buveurs qui sont moins à risque étant donné leur consommation à faible niveau. Comme le résumait l’OMS :

The appeal of such a policy is that, by targeting the cheapest alcohol which is drunk disproportionately by heavier drinkers, it effectively targets price increases at those who are suffering the greatest levels of harm from their drinking, while having relatively limited impact on the prices faced by more moderate drinkers[18].

Nous revenons dans les sections qui suivent, à l’aune du droit international économique, sur cette comparaison de l’efficacité d’un prix minimum et d’une taxe de vente.

II. Le droit de l’OMC applicable à une politique de prix minimum sur l’alcool

L’imposition d’un prix plancher sur les boissons alcooliques a forcément des effets sur le commerce de ces produits. Il devient dès lors essentiel d’apprécier la compatibilité d’une telle mesure avec les divers accords de l’OMC pertinents, soit l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), l’Accord sur les obstacles techniques au commerce (ci-après Accord OTC) et l’Accord sur l’application des mesures sanitaires et phytosanitaires (ci-après Accord SPS).

A. La compatibilité d’un prix plancher avec le GATT

1. L’ARTICLE III : 4 DU GATT[19]

L’article III du GATT interdit aux Membres de l’OMC d’imposer aux produits importés un traitement moins favorable que celui réservé aux produits nationaux similaires. Cet article vise les « taxes ou autres impositions intérieures » (paragraphe 2) et les réglementations intérieures (paragraphe 4). Puisqu’une politique de prix minimum ne génère pas directement de recettes fiscales, elle ne relève pas du paragraphe III : 2 et doit plutôt être évaluée sous le paragraphe III : 4 du GATT. C’est notamment sous ce paragraphe que le Groupe spécial du GATT dans Canada-Organismes provinciaux de commercialisation a évalué les politiques de prix minimum adoptées par diverses provinces canadiennes[20].

Le paragraphe III : 4 édicte que

Les produits du territoire de toute partie contractante importés sur le territoire de toute autre partie contractante ne seront pas soumis à un traitement moins favorable que le traitement accordé aux produits similaires d’origine nationale en ce qui concerne toutes lois, tous règlements ou toutes prescriptions affectant la vente, la mise en vente, l’achat, le transport, la distribution et l’utilisation de ces produits sur le marché intérieur.

La jurisprudence OMC est claire et constante à l’effet que ce paragraphe impose un test en trois étapes. Une mesure sera incompatible avec le paragraphe III : 4 si les conditions suivantes sont remplies ; (1) « la mesure en cause doit être une loi, un règlement ou une prescription affectant la vente, la mise en vente, l’achat, le transport et la distribution ou l’utilisation sur le marché intérieur des produits en cause », (2) « les produits importés et les produits nationaux en cause doivent être des produits similaires », et (3) « le traitement imposé aux produits importés est moins favorable que celui accordé aux produits nationaux similaires »[21]. Chacune de ces conditions est subséquemment étudiée et appliquée à la politique de prix minimum proposée ici.

a) Une loi, un règlement ou une prescription affectant la vente…

La jurisprudence considère que pour satisfaire à cette condition, une mesure n’a pas besoin de régir directement les conditions de vente des produits concernés, mais seulement les affecter[22]. Ainsi, il n’est pas nécessaire que le principal objectif de la mesure soit de réglementer la vente du produit en cause[23] ; les mesures qui ont « un effet sur » la vente, la mise en vente, l’achat et l’utilisation des produits respecteraient ce critère[24]. Comme l’indique le Groupe spécial dans Indes-Autos, le terme affectant « s’applique donc non seulement aux lois et règlements qui régissent directement les conditions de vente ou d’achat, mais aussi à toute loi ou à tout règlement susceptible d’altérer les conditions de la concurrence entre les produits nationaux et les produits importés »[25].

Pour les politiques de prix minimum, cette condition ne soulève pas de difficulté. Les mesures qui fixent un prix de vente minimum obligatoire se retrouvent habituellement dans les lois et règlements des Membres qui régissent directement et, à l’évidence, « affecte » la vente des boissons alcooliques[26].

b) Les produits importés et les produits nationaux doivent être des produits similaires

Pour évaluer la similarité des produits sous l’article III : 4, il convient de déterminer la nature et l’importance du rapport de concurrence entre et parmi les produits importés et les produits nationaux en cause[27]. Plusieurs facteurs sont traditionnellement pris en compte dans cette évaluation, notamment « i) les propriétés, nature et qualité des produits, ii) les utilisations finales des produits, iii) les goûts et habitudes des consommateurs, et iv) le classement tarifaire des produits »[28].

Les Groupes spéciaux et l’Organe d’appel de l’OMC ont eu l’occasion, à quelques reprises, d’apprécier la similarité entre divers types de boissons alcooliques[29]. Il faut toutefois relever que la jurisprudence à cet effet porte sur la compatibilité de systèmes de taxation des boissons alcooliques avec le paragraphe III : 2 du GATT. Puisque la similarité sous la première et deuxième phrase de l’article III : 2 n’est pas évaluée de la même façon que sous l’article III : 4[30], la jurisprudence nous empêche d’affirmer avec certitude que, pour la politique de prix minimum telle que proposée, les boissons alcooliques importées et nationales seront considérées comme des produits similaires, d’autant plus que l’évaluation de la similarité doit se faire au cas par cas[31]. Or, ces affaires peuvent tout de même nous fournir des indications sur la similarité des boissons alcooliques.

À des fins vraisemblablement analytiques, les Groupes spéciaux et l’Organe d’appel dans ces affaires regroupent plusieurs types de spiritueux afin d’apprécier leur similarité avec la ou les boissons alcooliques nationales en cause[32]. Tout en affirmant que ce regroupement peut être opéré puisque les spiritueux importés ont « suffisamment de points en commun en ce qui concerne les caractéristiques, les utilisations finales, les circuits de distribution et les prix »[33], le Groupe spécial dans Corée-Boissons alcooliques insiste sur le fait que ce regroupement « ne préjuge pas la discussion quant au fond »[34]. En dépit de cette affirmation, les raisonnements du Groupe spécial et de l’Organe d’appel dans Philippines-Spiritueux distillés tendent à témoigner de la similarité des boissons spiritueuses. Effectivement, dans cette affaire, les spiritueux importés (à titre de groupe) sont jugés comme directement concurrents et ainsi similaires sous l’article III : 2, deuxième phrase aux spiritueux nationaux (à titre de groupe)[35]. De plus, pour chaque type de spiritueux distinctif, soit le gin, le brandy, le rhum, la vodka, le whisky et la tequila, le Groupe spécial et l’Organe d’appel déterminent que les boissons spiritueuses distillées importées étaient similaires aux boissons spiritueuses distillées nationales du même type, et ce, sous la première phrase de l’article III : 2[36].

Cependant, la jurisprudence de l’OMC en la matière ne traite que de la similarité entre les spiritueux/eaux-de-vie, ce qui fournit un faible éclairage pour juger d’une politique de prix minimum applicable à toutes les boissons alcooliques. Pour ce qui est des autres types de boissons alcooliques, la similarité entre des vins importés et nationaux et la similarité entre des bières importées et nationales ont été examinées par un groupe spécial du GATT dans États-Unis-Boissons à base de malt. Le raisonnement du groupe spécial du GATT dans cette affaire reposait sur le test du but et de l’effet (« aim and effect ») demandant de considérer l’objectif de la mesure lors de la détermination de la similarité entre les produits concernés[37]. Sur la base de ce test, le Groupe spécial conclut que la bière à faible teneur en alcool et la bière à haute teneur en alcool, même si similaires compte tenu de leurs caractéristiques physiques, n’étaient pas similaires sous l’article III : 4 puisque le traitement différentiel accordé avait comme objectif la protection de la santé par la promotion de la consommation de bière à faible teneur en alcool[38]. Le test du but et de l’effet a toutefois été abandonné depuis par l’Organe d’appel[39], ce qui empêche d’inférer des conclusions sur la similarité des vins et des bières à partir de ce rapport. Bien que l’évaluation de la similarité ne puisse plus être fondée sur les objectifs de la mesure en cause, il reste que les éléments relatifs aux risques pour la santé peuvent être considérés par les Groupes spéciaux lors de l’évaluation du rapport de concurrence sur le marché entre les produits en cause[40]. En l’espèce, le risque accru associé aux boissons à forte teneur en alcool comparativement aux boissons à faible teneur en alcool pourrait alors être un élément considéré lors de l’évaluation du rapport de concurrence entre les différentes boissons alcooliques soumises à une politique de prix minimum.

Ainsi, quoiqu’il soit difficile de déterminer le champ des produits similaires pour ce qui est de la politique de prix minimum proposée, il est raisonnable de penser que certaines boissons alcooliques importées comme nationales risquent d’être considérées comme des produits similaires.

c) Traitement moins favorable

Conformément à cette condition, une mesure doit « soumettre le produit importé à des conditions de concurrence moins favorables que celles dont bénéficie le produit national similaire »[41]. L’article III : 4 « exige l’égalité effective »[42] des possibilités de concurrence accordées aux produits importés et nationaux. Ainsi, les discriminations directes et indirectes sont interdites[43]. Il est également important qu’il y ait véritable relation entre la mesure en cause et les effets négatifs imposés sur les possibilités de concurrence des produits importés[44].

Une politique de prix minimum risque de respecter cette condition. La compatibilité d’une telle politique avec l’article III : 4 a été évaluée par un Groupe spécial du GATT dans Canada-Organismes provinciaux de commercialisation. Le Groupe spécial dans cette affaire considère que le maintien, par un monopole, d’un prix minium sur des produits importés pour lesquels il existe des produits nationaux directement concurrents vendus à des prix plus élevés est contraire à l’article III : 4[45]. En effet, même si le prix minimum tel que proposé est formellement applicable à toutes les boissons alcooliques indépendamment de leur origine, cette politique n’accorde pas nécessairement un traitement aussi favorable aux boissons alcooliques importées qu’aux boissons alcooliques nationales dans les faits[46]. Si le prix minimum déterminé se situe au-dessus des prix habituels des boissons alcooliques importées, mais en dessous des prix habituels des boissons alcooliques nationales, ceci pourrait atteindre négativement la situation concurrentielle des produits importés[47]. Une telle politique pourrait empêcher les produits importés de bénéficier d’avantages compétitifs en ce qui a trait, par exemple, aux coûts de production et de distribution, et en conséquence, empêcher les producteurs d’offrir les produits importés à des prix inférieurs[48].

Considérant ce qui précède, il existe de réelles possibilités qu’une politique de prix minimum soit incompatible avec l’obligation de non-discrimination énoncée à l’article III : 4 du GATT.

2. L’ARTICLE XI : 1 DU GATT

L’article XI : 1 porte sur les restrictions quantitatives et dicte que

Aucune partie contractante n’instituera ou ne maintiendra à l’importation d’un produit originaire du territoire d’une autre partie contractante, à l’exportation ou à la vente pour l’exportation d’un produit destiné au territoire d’une autre partie contractante, de prohibitions ou de restrictions autres que des droits de douane, taxes ou autres impositions, que l’application en soit faite au moyen de contingents, de licences d’importation ou d’exportation ou de tout autre procédé.

L’Organe d’appel dans Chine-Matières premières précise que ce paragraphe « couvre les prohibitions et les restrictions qui ont un effet limitatif, direct ou indirect, sur la quantité ou le volume d’un produit qui est importé ou exporté »[49]. L’Organe d’appel précise également dans Argentine-Mesures à l’importation que ce ne sont que les mesures qui « limitent l’importation ou l’exportation de produits » qui seront incompatibles avec l’article XI : 1[50]. Finalement, et comme l’indique le Groupe spécial chargé de l’affaire Inde-Automobiles, cet article couvre les restrictions « eu égard à » ou « en liaison avec » l’importation des produits en cause[51].

En ce qui concerne la question de savoir si les articles III et XI peuvent s’appliquer simultanément, la note interprétative de l’article III donne davantage d’indications sur le champ d’application de l’article XI : 1. Cette note se lit ainsi :

Toute taxe ou autre imposition intérieure ou toute loi, réglementation ou prescription visées au paragraphe premier, qui s’applique au produit importé comme au produit national similaire et qui est perçue ou imposée, dans le cas du produit importé, au moment ou au lieu de l’importation, n’en sera pas moins considérée comme une taxe ou autre imposition intérieure ou comme une loi, une réglementation ou une prescription visée au paragraphe premier et sera en conséquence soumise aux dispositions de l’article III[52].

Comme le soulignent les groupes spéciaux dans Inde-Autos et République dominicaine-Importation et vente de cigarettes, cette note précise que même si une mesure est imposée au moment et au lieu de l’importation, elle n’est pas exclue du champ d’application de l’article III et est considérée comme étant une imposition intérieure si elle s’applique autant aux produits importés qu’aux produits nationaux[53]. Certains auteurs sont d’avis que la note interprétative à l’article III restreint le champ d’application de l’article XI : 1 ; celui-ci viserait les restrictions quantitatives imposées uniquement sur les importations[54]. Autrement, et comme l’indique le Groupe spécial du GATT dans Canada-FIRA, accorder une trop grande portée à l’article XI : 1 rendrait l’article III : 4 inutile[55] et empêcherait les Membres d’adopter un éventail extrêmement large de mesures[56]. Ainsi, une mesure intérieure appliquée autant aux produits nationaux qu’aux produits importés ayant un effet sur l’importation des produits importés, relève de l’article III : 4 et ne pourrait pas, simultanément, relever de l’article XI : 1[57].

À première vue, une politique de prix minimum pourrait être soumise à cet article puisqu’elle peut indirectement affecter la quantité de boissons alcooliques importées. En empêchant les boissons alcooliques importées de bénéficier de potentiels avantages compétitifs, les importations de ces produits peuvent diminuer. Toutefois, cette mesure ne semble pas pouvoir créer de restriction eu égard à ou en liaison avec l’importation. Dans République dominicaine-Importation et vente de cigarettes, la République dominicaine adopte une loi prescrivant aux importateurs de cigarettes de déposer une caution pour garantir le paiement des taxes[58]. Le Groupe spécial considère que l’article XI : 1 n’est pas applicable puisque rien dans la loi « n’établit que, en l’absence de caution, les cigarettes ne seraient pas admises au pays »[59]. En l’espèce, la politique de prix minimum ne concerne en aucun cas l’importation des boissons alcooliques sur le territoire. Un prix plancher ne régit que la vente de ces produits une fois sur le territoire et n’empêche pas l’admission au pays des boissons alcooliques.

De plus, la mesure en question prescrit un prix minimum aux boissons alcooliques importées et nationales. Si nous acceptons la proposition des auteurs exposée plus haut sur l’applicabilité mutuellement exclusive des articles III : 4 et XI : 1, il est alors clair que l’article XI : 1 en l’espèce est inapplicable. Ce raisonnement est celui adopté par le Groupe spécial du GATT dans Canada-Organismes provinciaux de commercialisation. Dans cette affaire, les États-Unis soutiennent que les politiques de prix minimum maintenues par les provinces canadiennes sont contraires à l’article XI : 1 puisqu’elles restreignent l’importation de bière sur le territoire canadien. Toutefois, le Groupe spécial du GATT conclut que puisque les politiques de prix minimum en cause sont applicables autant aux produits importés qu’aux produits nationaux, elles relèvent de l’article III : 4 plutôt que de l’article XI : 1[60]. La politique de prix minimum proposée ici ne risque donc pas d’être évaluée au regard de l’article XI : 1 du GATT.

3. L’ARTICLE XXb) DU GATT

Dans le cas où la politique de prix minimum proposée s’avérerait contraire à l’une des obligations prévues dans le GATT, elle pourrait potentiellement être justifiée sous l’article XXb). Cet article édicte que

Sous réserve que ces mesures ne soient pas appliquées de façon à constituer soit un moyen de discrimination arbitraire ou injustifiable entre les pays où les mêmes conditions existent, soit une restriction déguisée au commerce international, rien dans le présent Accord ne sera interprété comme empêchant l’adoption ou l’application par toute partie contractante des mesures […]

b) nécessaires à la protection de la santé et de la vie des personnes et des animaux ou à la préservation des végétaux ;

Cet article prévoit ainsi un test à deux volets ; (1) la mesure doit être provisoirement justifiée au regard, en l’espèce, de l’alinéa b), et (2) la mesure doit être analysée au regard du texte introductif de l’article XX[61].

a) La mesure doit être provisoirement justifiée sous le paragraphe XXb)

Pour être provisoirement justifiée sous le paragraphe XXb), la mesure doit (1) relever de ce paragraphe et (2) être nécessaire à la protection de la santé et de la vie des personnes (test de nécessité).

i. La mesure doit relever du paragraphe XXb)

D’abord, pour relever de ce paragraphe, la mesure doit être « conçue pour » réduire un risque pour la santé[62]. Les Membres sont libres de formuler leurs objectifs en matière de santé et de définir le niveau de protection qu’ils désirent atteindre à l’aide de la mesure choisie[63]. L’objectif d’une mesure élaborée par un Membre est évalué objectivement en fonction de tous les éléments de preuve disponibles tels que les textes des instruments juridiques pertinents, l’historique de l’élaboration de la législation et d’autres éléments de preuve concernant la conception, la structure et le fonctionnement attendu de la mesure contestée[64].

Cette première condition ne pose pas de sérieuses difficultés en l’espèce. Effectivement, il existe de véritables risques liés à la consommation d’alcool, tels que les cancers, les maladies cardio-vasculaires, les maladies gastro-intestinales et les blessures intentionnelles et non intentionnelles. Ainsi, la politique proposée ayant comme objectif l’élimination des sources d’alcool à très faible prix afin de réduire la consommation d’alcool chez les plus grands consommateurs est alors forcément « conçue pour » réduire les risques de santé liés à la consommation d’alcool. La politique de prix minimum proposée semble alors relever du paragraphe XXb).

ii. La mesure doit être « nécessaire » (test de nécessité)

Par la suite, la mesure doit être « nécessaire » à la protection de la santé et de la vie des personnes. Ce test de nécessité requiert de soupeser et mettre en balance différents facteurs, tels que l’importance de l’objectif, le caractère restrictif pour le commerce de la mesure et la contribution de la mesure à cet objectif[65]. L’Organe d’appel a caractérisé cet exercice d’« opération holistique qui consiste à réunir toutes les variables de l’équation et à les évaluer les unes en relation avec les autres après les avoir examinées individuellement, afin d’arriver à un jugement global »[66].

La protection de la santé et de la vie des personnes sous-tend l’objectif de la politique de prix minimum proposée. Comme l’indique l’Organe d’appel dans CE-Amiante, la protection de la vie et de la santé des personnes est une valeur « à la fois vitale et importante au plus haut point »[67]. L’importance de l’objectif de la politique de prix minimum milite ainsi en faveur de sa nécessité, puisque plus les valeurs et les intérêts exprimés dans l’objectif sont vitaux et importants, plus il est facile de considérer la mesure en cause comme « nécessaire »[68]. Toutefois, cette politique peut avoir un certain effet restrictif sur le commerce international. Comme il a été question lors de l’analyse de la compatibilité de la mesure avec l’article III : 4, un prix plancher peut entraver le commerce en soustrayant les avantages compétitifs dont bénéficient les importateurs dans un marché « libre ». Cet effet potentiellement restrictif au commerce ne semble toutefois pas pouvoir être qualifié de très important. Contrairement aux produits qui se trouvent au coeur des différends dans CE-Amiante et Brésil-Pneumatiques rechapés qui étaient soumis à une interdiction d’importation pour des raisons de santé[69], la mesure proposée ici n’empêche pas les boissons alcooliques étrangères d’être importées ou même vendues sur le territoire. Comme nous l’avons déjà énoncé plus haut, une modélisation réalisée à partir des données de ventes d’alcool au Québec en 2014 indique qu’avec un prix minimum de 1,75 $ par verre d’alcool standard, seulement 5 % du nombre total de produits vendus au Québec aurait été affecté. Ces données démontrent que l’incidence d’une telle politique de prix minimum sur le commerce international est d’une importance moindre. Sa nécessité est alors plus évidente que lorsqu’une mesure présente un large effet restrictif sur le commerce[70]. Finalement, la politique proposée semble contribuer directement à son objectif. Une mesure contribue à son objectif s’il existe « une véritable relation entre l’objectif poursuivi et la mesure en cause pour ce qui est de la fin et des moyens »[71]. L’existence d’une telle contribution dépend de la nature du risque, de l’objectif poursuivi et du niveau de protection souhaité, en plus de la nature, de la qualité et de la quantité des éléments de preuve[72]. Aussi, l’analyse de cette contribution peut être quantitative ou qualitative[73]. Ici, plusieurs études issues des modélisations ou à partir des évaluations des impacts de la mise en oeuvre de politique de prix minimum en Écosse, au Pays de Galles, en Australie et au Canada nous permettent de constater que telle politique est efficace pour générer des réductions de consommation plus importantes chez les plus grands consommateurs que chez l’ensemble des buveurs[74]. La politique de prix minimum contribue alors non seulement à son objectif, soit la réduction de la consommation chez les plus grands consommateurs, mais contribue également à réduire les risques de santé liés à la consommation excessive d’alcool.

À ce stade, la mesure peut être considérée comme nécessaire que s’il n’existe pas de mesures de rechange disponibles[75]. Seules les mesures permettant d’assurer le même niveau de protection souhaité tout en étant moins restrictives pour le commerce seront envisagées comme des mesures de rechange possibles[76]. En ce sens, les mesures de rechange doivent également être « raisonnablement disponibles » et ne peuvent donc pas être « de nature purement théorique »[77]. Cet élément de l’analyse de nécessité pourrait être problématique pour la politique de prix minimum proposée ici. Une augmentation des taxes pourrait potentiellement constituer une mesure de rechange disponible moins restrictive pour le commerce.

Dans Canada-Organismes provinciaux de commercialisation, le Groupe spécial du GATT conclut qu’une taxation accrue des boissons alcooliques était une mesure de rechange disponible en lieu des politiques de prix minimum maintenues par diverses provinces canadiennes[78].

L’affaire Scotch Whisky qui porte sur la conformité de la politique de prix minimum établie par l’Écosse avec le droit de l’Union européenne offre, par les faits à sa base, des éléments de comparaison fort utiles et un éclairage inspirant. Cette affaire a été tranchée en deux temps. Elle a d’abord donné lieu en 2015 à un renvoi préjudiciel devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Dans cette affaire, la CJUE détermine que la politique de prix minimum écossaise poursuit un « double objectif » et définit ce dernier ainsi : « de réduire, de manière ciblée, la consommation d’alcool des consommateurs s’adonnant à une consommation dangereuse ou nocive, mais aussi, de manière générale, la consommation d’alcool de la population »[79]. Après avoir constaté que cet objectif occupe le premier rang parmi les intérêts qui sont protégés par l’article 36 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne[80], la CJUE détermine que la politique de prix minimum écossaise contribue nécessairement à l’atteinte de son « double objectif »[81]. Cependant, lors de la comparaison de cette mesure avec des mesures de rechange possibles, la CJUE constate qu’une taxation accrue est préférable à un prix plancher. La Cour considère qu’une taxation accrue est moins restrictive pour le commerce[82] puisqu’elle va mener tôt ou tard à une augmentation des prix au détail des boissons alcooliques tout en conservant la liberté des producteurs de déterminer le prix de leurs produits[83]. Elle ajoute que cette mesure de rechange procure « des avantages supplémentaires par rapport à l’imposition d’un [prix plancher] en contribuant à la réalisation de l’objectif général de lutte contre l’abus d’alcool »[84] ce qui justifie le rejet du prix plancher au bénéfice d’une taxation accrue des boissons alcooliques[85].

L’analyse effectuée par la CJUE dans Scotch Whisky démontre bien l’importance de la définition de l’objectif. En acceptant la définition du présumé « double objectif » de la politique de prix minimum, le gouvernement écossais permet à la CJUE de conclure, à la suite d’une analyse économique, que la taxation était une mesure de rechange disponible et même préférable à un prix plancher[86]. Pourtant l’objectif d’une politique de prix minimum est d’abord de réduire la consommation chez les plus grands consommateurs et de réduire la consommation générale du public qu’incidemment[87]. Comme l’indique l’OMS, « the appeal of such a policy is that, by targeting the cheapest alcohol, which is drunk disproportionately by heavier drinkers, it effectively targets price increases at those who are suffering the greatest level of harm from their drinking, while having a relatively limited impact on the prices faced by moderate drinkers »[88] [nos italiques].

Après cet arrêt de la CJUE, l’Écosse a revu sa mesure et a préparé une deuxième mouture de politique de prix minimum avec des objectifs mieux formulés et surtout plus ciblés sur la réduction de la consommation d’alcool à bas prix chez les plus grands consommateurs qui proviennent le plus souvent de groupes défavorisés sur le plan économique. Cette deuxième version de la politique a aussi donné lieu à un recours de la part de producteurs d’alcools. Ce recours a abouti devant la Cour suprême du Royaume-Uni qui a rendu un jugement unanime le 15 novembre 2017[89].

Ce jugement diffère à plusieurs égards de celui rendu par la CJUE. L’essentiel de l’argumentaire des appelants était basé sur l’article 36 du TFUE. L’une des principales questions de droit et celle qui nous intéresse pour les fins de la présente étude était de savoir si la politique de prix minimum telle qu’appliquée par l’Écosse était conforme au principe de proportionnalité. Dans ce cas-ci, la Cour s’est attachée à vérifier si la politique était appropriée pour atteindre l’objectif de santé publique visé et voir ensuite si la politique allait au-delà de ce qui était nécessaire à l’atteinte de cet objectif. Les tests appliqués étaient donc très proches du test de nécessité que l’on connait sous l’article XX du GATT. La Cour s’attaque donc à des questions plus étroites que celles posées devant la CJUE. Elle précise que rien ne suggère que la politique de prix minimum sous étude constitue un moyen de discrimination arbitraire ou injustifiable ni une restriction déguisée au commerce international[90].

La Cour s’attarde d’abord à vérifier que la politique est solidement appuyée sur des données probantes. En s’appuyant sur des études en preuve, la Cour constate que les méfaits de l’alcool, et plus spécifiquement de l’alcool à bas prix sont démontrés. Elle constate aussi que l’alcool joue un rôle significatif dans les inégalités et que les personnes à bas revenu sont celles qui bénéficient le plus d’une baisse de leur consommation d’alcool. La Cour constate que la politique vise des objectifs de santé publique précis et ciblés (« targeted ») et qu’elle permet d’atteindre ces objectifs[91].

Une politique de prix minimum a des effets beaucoup plus importants sur la commercialisation de produits à bas prix que sur les produits vendus plus cher que le prix imposé. La Cour cherche donc ensuite à voir si une mesure moins attentatoire au principe de non-discrimination aurait été aussi efficace pour atteindre les objectifs de santé publique visés. Elle s’attardera à vérifier si une taxe de vente applicable à l’ensemble des boissons alcooliques permettrait d’atteindre les objectifs visés sans discriminer entre les produits. La Cour constate d’abord qu’une taxe calculée sur la base du prix de vente d’un produit aura forcément plus d’impact sur les prix de vente les plus élevés[92]. Dans la foulée, la Cour rappelle que la preuve démontre que le principal problème de santé publique lié à l’alcool est la consommation excessive d’alcool à bas prix[93]. Cette donnée sera centrale pour apprécier si une mesure est appropriée pour atteindre l’objectif visé.

La Cour compare ensuite, à partir de la preuve déposée devant elle, les effets commerciaux d’un prix minimum et d’une taxe. Pour observer les mêmes baisses de consommation qu’une augmentation de 50 pence par consommation, il faut imposer une taxe de 28%[94]. Or, une taxe de 28% aura beaucoup plus d’effets sur les produits chers que sur les produits à bas prix. Une telle taxe aurait des effets non nécessaires sur les buveurs modérés d’alcool à prix plus élevé. L’effet d’un prix minimum est ici beaucoup mieux ciblé que l’effet d’une taxe. La Cour ajoute qu’une taxe appliquée en vue d’atteindre l’objectif d’une politique publique doit guider le comportement du citoyen-consommateur vers l’atteinte du but de la politique[95]. Or, une taxe qui a pour effet d’augmenter davantage le prix des produits chers pourrait avoir pour effet d’amener certains consommateurs à consommer moins d’alcool à prix élevé et plus d’alcool à bas prix. La Cour s’empresse de rappeler qu’il est très difficile de prédire les effets sur les marchés de mesures telles que celles étudiées et qu’on ne peut exiger d’un gouvernement qu’il apporte la preuve précise et exacte des effets des mesures qu’il envisage[96].

La Cour conclut « that the proposed system of minimum pricing was proportionate in the sense required by European Union law »[97].

Sur les effets comparés d’une taxe et d’un prix minimum, la Cour ajoute dans ses conclusions ce passage qu’il est utile de reproduire ici :

that taxation would impose an unintended and unacceptable burden on sectors of the drinking population, whose drinking habits and health do not represent a significant problem in societal terms in the same way as the drinking habits and health of in particular the deprived, whose use and abuse of cheap alcohol the Scottish Parliament and Government wish to target. In contrast, minimum alcohol pricing will much better target the really problematic drinking to which the Government’s objectives were always directed and the nature of which has become even more clearly identified by the material more recently available[98].

L’étude du cas écossais nous offre des repères pour achever notre analyse de la compatibilité d’une politique de prix minimum avec le GATT.

En droit de l’OMC, la définition de l’objectif d’une mesure est un élément central à l’évaluation de la nécessité et constitue la toile de fond de l’analyse des différents critères examinés[99]. Ainsi, lors de l’élaboration d’une politique de prix minimum, il est d’une importance primordiale que l’objectif de cette politique soit défini adéquatement. La politique de prix minimum proposée ici vise spécifiquement la consommation d’alcool chez les plus grands consommateurs et l’élimination des sources d’alcool à très faible prix. Par conséquent, il semble difficile de considérer une taxation accrue comme une mesure de rechange disponible. D’abord, les données probantes disponibles indiquent qu’une politique de prix sur l’alcool uniquement fondée sur des taxes ne permet pas d’atteindre l’objectif de réduire les sources d’alcool à très faible prix. En effet, lors d’applications de nouvelles taxes, les producteurs et les détaillants peuvent absorber une partie ou la totalité de la taxe afin qu’elle ne se reflète pas entièrement dans le prix de vente. Ils peuvent le faire « en dégageant un bénéfice moins substantiel ou alors ils peuvent répartir de façon inégale la hausse entre des produits bon marché et coûteux, ce qui mine l’efficacité du changement voulu en termes de réduction des méfaits liés à l’alcool »[100]. La taxe ne permet alors pas d’assurer le niveau de protection souhaité, soit d’éliminer les sources d’alcool à très faible prix. En plus, si on appliquait une taxe sur l’ensemble des boissons alcooliques en vue d’éliminer les sources d’alcool à très bon marché, il serait nécessaire d’appliquer un niveau de taxation extrêmement élevé. Une telle taxe viendrait impacter de façon démesurée les buveurs qui sont moins à risque étant donné leur consommation à faible niveau. Ici aussi, la taxe ne permet pas d’assurer le niveau de protection tel que défini, soit la réduction de la consommation d’alcool chez les grands consommateurs spécifiquement.

Il est également important de mettre l’accent sur la complémentarité entre les différentes mesures prises par les autorités publiques pour atteindre leurs objectifs de santé publique[101]. Comme l’a bien indiqué l’Organe d’appel dans Brésil-Pneumatiques rechapés, « certains problèmes complexes liés à la santé publique […] peuvent être traités uniquement au moyen d’une politique globale comprenant de multiples mesures interdépendantes »[102]. Ainsi, la taxation et les prix planchers doivent être perçus comme étant des politiques complémentaires ne pouvant pas être interchangées[103]. En effet, ces politiques font partie d’un ensemble cohérent de mesures complémentaires dont les effets cumulés visent à réduire significativement la consommation et les méfaits associés à la consommation d’alcool[104].

Enfin, même si une taxation accrue constitue une mesure moins restrictive pour le commerce, elle ne permet pas d’atteindre le niveau de protection tel que défini par la politique de prix minimum proposée et ne semble pas pouvoir être considérée comme une mesure de rechange disponible.

b) Le test du paragraphe introductif de l’article XX du GATT

Si la politique de prix minimum s’avère provisoirement justifiée sous le paragraphe XXb), elle doit tout de même, par la suite, satisfaire au test du paragraphe introductif de l’article XX. Ce dernier empêche un Membre d’adopter une mesure qui constitue « un moyen de discrimination arbitraire ou injustifiable entre les pays où les mêmes conditions existent » ou « une restriction déguisée au commerce international ».

Conformément à ce test, la conception, les principes de base et la structure révélatrice de la mesure sont considérés pour déterminer si la mesure, dans son application, constitue un moyen de discrimination[105]. Ici, l’accent est mis sur l’application de la mesure[106]. Pour que la mesure soit jugée comme discriminatoire sous le chapeau de l’article XX, trois conditions doivent être remplies ; (1) l’application de la mesure doit entraîner une discrimination (2) la discrimination doit être de nature arbitraire ou injustifiable, et (3) la discrimination se produit entre les pays où les mêmes conditions existent[107]. En revanche, cette évaluation doit être faite avec l’objectif de la mesure en tête[108]. Ainsi, puisque la protection de la santé et de la vie des personnes est considérée par l’Organe d’appel comme « vital et important au plus haut degré »[109], il semble improbable que la discrimination potentiellement causée par la politique de prix minimum soit jugée comme « arbitraire » ou « injustifiable » ou comme constituant une restriction déguisée au commerce[110].

En guise de conclusion partielle sur la compatibilité avec le GATT de la politique de prix minimum envisagée, il nous semble possible de constater qu’une telle politique pourrait aller à l’encontre de l’article III et ne serait probablement pas évalué sous l’article XI. Plus important encore, dans le cas où la politique serait jugée incompatible avec les règles du GATT, il apparait que la politique satisferait les exigences de l’article XX du GATT, plus spécifiquement le test de nécessité imposé par le paragraphe b) ainsi que le test du paragraphe introductif de l’article.

B. La compatibilité d’un prix plancher avec l’Accord SPS et l’Accord OTC

Les accords SPS et OTC peuvent être applicables lorsque les boissons alcooliques sont concernées. Il est important de noter d’emblée que l’article 1.5 de l’Accord OTC indique qu’une mesure relevant de l’Accord SPS ne peut pas être soumise à l’application de l’Accord OTC. Toutefois, il n’est pas exclu qu’une seule prescription contienne plusieurs mesures distinctes pouvant être évaluées sous différents accords de l’OMC[111]. Ainsi, les mesures appliquées dans l’un des buts énoncés à l’annexe A (1) de l’Accord SPS devront être examinées sous cet accord, alors que les mesures ne relevant pas de l’un de ces buts pourront être soumises à l’Accord OTC, si elles constituent des « règlements techniques »[112]. Il convient alors, ici, d’examiner, en premier lieu, l’applicabilité de l’Accord SPS à la politique de prix minimum proposée. L’applicabilité de l’Accord OTC sera ensuite abordée.

1. L’ACCORD SPS

L’article premier de l’Accord SPS édicte que cet accord « s’applique à toutes les mesures sanitaires et phytosanitaires qui peuvent, directement ou indirectement, affecter le commerce international ». L’annexe A (1) définit les mesures sanitaires et phytosanitaires comme toute mesure appliquée

a) pour protéger, sur le territoire du Membre, la santé et la vie des animaux ou préserver les végétaux des risques découlant de l’entrée, de l’établissement ou de la dissémination de parasites, maladies, organismes porteurs de maladies ou organismes pathogènes ;

b) pour protéger, sur le territoire du Membre, la santé et la vie des personnes et des animaux des risques découlant des additifs, contaminants, toxines ou organismes pathogènes présents dans les produits alimentaires, les boissons ou les aliments pour animaux ;

c) pour protéger, sur le territoire du Membre, la santé et la vie des personnes des risques découlant de maladies véhiculées par des animaux, des plantes ou leurs produits, ou de l’entrée, de l’établissement ou de la dissémination de parasites ; ou

d) pour empêcher ou limiter, sur le territoire du Membre, d’autres dommages découlant de l’entrée, de l’établissement ou de la dissémination de parasites.

Le paragraphe b) est, à l’évidence, celui qui pourrait potentiellement trouver application à notre sujet d’étude. Toutefois, les mesures visées par ce paragraphe sont seulement celles qui réglementent les constituants des boissons alcooliques afin de réduire leur toxicité, par exemple, une mesure interdisant la présence de méthanol dans ces boissons[113]. Or, la politique de prix minimum proposée vise à protéger la vie et la santé des personnes non pas des risques des « additifs, contaminants, toxines ou organismes pathogènes » potentiellement présents dans les boissons alcooliques, mais plutôt des risques découlant d’une consommation importante d’alcool. Ainsi, un prix plancher ne peut pas être considéré comme une « mesure sanitaire ou phytosanitaire » au sens où cette expression est définie à l’Annexe A de l’Accord. De là, on voit mal comment l’Accord SPS pourrait s’appliquer à une politique de prix minimum.

2. L’ACCORD OTC

Quant à l’Accord OTC, il est intéressant de noter que la politique de prix minimum adoptée par l’Irlande a fait l’objet de discussion au comité OTC de l’OMC. Après la notification par l’Irlande de la Public Health (Alcohol) Bill 2015 au comité, certains pays critiquent l’inclusion d’un prix plancher dans la législation[114]. Le Mexique, entre autres, est d’avis que d’imposer « un prix minimum par gramme pour la vente d’alcool constituait une violation de l’article 2.2 de l’Accord OTC, étant donné qu’il aurait été possible d’adopter une mesure moins restrictive pour le commerce afin de remplir cet objectif légitime »[115]. Toutefois, l’application de l’Accord OTC pour ce qui est des politiques de prix minimum est incertaine[116]. En effet, pour que cet accord soit applicable, la politique de prix minimum doit répondre à la définition de « règlement technique »[117] et il semble qu’une telle politique ne remplit pas toutes les conditions nécessaires pour répondre à cette définition.

Le concept de « règlement technique » est défini à l’annexe 1 de l’Accord OTC comme étant un

Document qui énonce les caractéristiques d’un produit ou les procédés et méthodes de production s’y rapportant, y compris les dispositions administratives qui s’y appliquent, dont le respect est obligatoire. Il peut aussi traiter en partie ou en totalité de terminologie, de symboles, de prescriptions en matière d’emballage, de marquage ou d’étiquetage, pour un produit, un procédé ou une méthode de production donnés [nos italiques].

Ainsi, et comme le précise l’Organe d’appel dans CE-Amiante, une mesure constitue un règlement technique si les trois conditions suivantes sont respectées : a) « le document doit s’appliquer à un produit, ou groupe de produits, identifiable », b) « le document doit énoncer une ou plus d’une caractéristique du produit » et c) « le respect des caractéristiques du produit doit être obligatoire »[118]. Il convient alors ici d’examiner la politique de prix minimum pour déterminer si elle respecte la définition de « règlement technique ».

D’abord, il faut noter que le terme « document » employé ici se limite aux documents qui prescrivent une certaine chose[119]. Une politique de prix minimum incluse dans une loi ou dans un règlement respecterait donc cette définition. Ensuite, ce document doit s’appliquer à un produit « identifiable ». L’Organe d’appel dans CE-Amiante précise que pour être « identifiable » un produit ou un groupe de produit n’a pas besoin d’être expressément identifié[120]. Ainsi, pour la politique proposée, ce critère ne soulève pas de difficultés. Les politiques de prix minimum identifient habituellement expressément les produits visés, soit les boissons alcooliques, directement dans la loi[121]. Il semble alors très probable qu’une politique de prix minimum soit considérée comme un document s’appliquant à un groupe de produits identifiable.

Pour ce qui est du deuxième critère, imposer un prix plancher pour des produits ne revient pas à énoncer des caractéristiques se rapportant aux produits. L’Organe d’appel dans CE-Amiante décrit les caractéristiques d’un produit comme

les « particularités », « qualités », « attributs », ou autre « marque distinctive » objectivement définissables d’un produit. Ces « caractéristiques » pourraient concerner, entre autres, la composition, la dimension, la forme, la couleur, la texture, la dureté, la ténacité, l’inflammabilité, la conductivité, la densité ou la viscosité d’un produit. Dans la définition d’un « règlement technique » figurant à l’annexe 1.1, l’Accord OTC lui-même donne certains exemples de « caractéristiques d’un produit » : « terminologie, […] symboles, […] prescriptions en matière d’emballage, de marquage ou d’étiquetage ». Ces exemples indiquent que les « caractéristiques d’un produit » incluent non seulement les particularités et qualités intrinsèques du produit lui-même, mais aussi des caractéristiques connexes, telles que les moyens d’identification, la présentation et l’apparence d’un produit[122].

Comme exemple, dans États-Unis-Cigarettes aux clous de girofle, la mesure interdisait la présence de constituants ayant un « arôme caractérisant » dans les cigarettes[123]. Le Groupe spécial conclut qu’un « arôme caractérisant » constitue une « caractéristique » des cigarettes puisqu’il est « une particularité “intrinsèque du produit lui-même” »[124]. Ici, contrairement aux cigarettes dans États-Unis-Cigarettes aux clous de girofle, la composition même des boissons alcooliques n’est pas réglementée ; cette politique n’exige pas que les boissons alcooliques aient ou n’aient pas une certaine teneur en alcool, mais prescrit seulement le prix de ces produits en vertu de cette teneur en alcool. Également, cette politique n’impose aucune prescription en ce qui concerne les caractéristiques connexes du produit; aucun aspect de la politique n’a égard à la présentation ou à l’apparence des boissons alcooliques. À moins que, surprenamment, le prix puisse être considéré comme une « caractéristique » d’un produit, il est alors difficile de voir comment une politique de prix minimum énonce des « caractéristiques » des boissons alcooliques.

Plusieurs auteurs fournissent des exemples de mesures se rapportant aux boissons alcooliques pouvant être soumises à l’Accord OTC ; des mesures concernant l’étiquetage des boissons alcooliques[125], des mesures interdisant la vente des boissons « pré-mélangés » (mélange d’une boisson alcoolisée avec une boisson non alcoolisée), des mesures interdisant la vente de boissons alcooliques mélangées avec des boissons caféinées[126], des mesures limitant le taux d’alcool permis dans certaines catégories de boissons[127], etc. Toutefois, les auteurs ne semblent pas considérer les règlements qui régissent directement la vente des produits alcoolisés, sans régir les qualités intrinsèques ou extrinsèques des produits, comme un « règlement technique »[128]. L’auteur McGrady donne comme exemple un projet de loi passé par la Nouvelle-Zélande réglementant la vente des boissons « pré-mélangés ». En fonction de leur teneur en alcool et du nombre de verres standard d’alcool qu’elles comprennent, certaines boissons « pré-mélangées » ne pourraient plus être vendues en magasin et seraient seulement disponibles dans les restaurants et bars[129]. Ce type de restriction, selon McGrady, ne serait probablement pas soumise à l’Accord OTC[130]. Cette mesure de la Nouvelle-Zélande s’apparente en partie avec la politique de prix minimum proposée ici ; les deux politiques régissent la vente elle-même des produits, sans prescrire de caractéristiques intrinsèques ou extrinsèques que doivent avoir les boissons alcooliques.

Ainsi, il semble que, pour une politique de prix minimum comme proposée, ni l’Accord SPS ni l’Accord OTC ne soit applicable.

***

Plus d’un gouvernement cherche aujourd’hui à endiguer les méfaits de l’alcool sur la santé humaine. Dans un monde globalisé où les obstacles au commerce sont aplanis et où les marchés sont de plus en plus intégrés, toute mesure ayant pour effet potentiel de restreindre la circulation des produits ou d’opérer une discrimination entre produits similaires doit être évaluée à l’aune du droit international économique.

Si, à l’instar du Parlement écossais ou d’autres gouvernements, le Québec allait de l’avant avec une politique de prix minimum sur l’alcool, l’enjeu de la compatibilité de cette politique avec les engagements internationaux qui lient deviendrait cruciale pour éviter tout conflit commercial.

L’analyse des accords de l’OMC et de la jurisprudence qui en découle tend à montrer qu’une politique de prix minimum a toutes les chances d’être considérée compatible avec les engagements qui ressortent du système OMC et qui lient le Québec. Si des données probantes rendent compte de l’importance de l’objectif poursuivi par la mesure, s’il peut être établi que la mesure peut efficacement contribuer à l’atteinte de l’objectif poursuivi, si la mesure est ciblée, si les effets commerciaux de la mesure ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif, s’il n’existe pas de mesure de rechange qui permette d’atteindre de manière ciblée l’objectif poursuivi en étant moins attentatoire à la liberté de commerce, la mesure a toutes les chances de passer les tests imposés par le GATT.

Les avancées de la science et l’avènement de nouveaux défis environnementaux, sanitaires, sécuritaires ou sociaux amènent de nombreux gouvernements à mettre en place des politiques qui poursuivent des objectifs inédits ou à poursuivre leurs objectifs d’une manière nouvelle. Ces mesures gouvernementales peuvent constituer un test de la marge de manoeuvre dont disposent les États membres de l’OMC pour poursuivre leurs visées non commerciales. Une politique de prix minimum sur l’alcool est de cette catégorie de mesures qui trouvent leur place au sein du système commercial multilatéral.