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Les biens à double usage se définissent par leur faculté à servir deux types d’utilisations, l’une civile et l’autre militaire[1]. Il peut s’agir de matériaux, de pièces électroniques, de logiciels, de produits chimiques, de véhicules ou encore de systèmes de propulsion qui, du fait de leurs caractéristiques, peuvent aussi bien servir dans un cadre militaire que dans un cadre civil. Il ne s’agit pas pour autant de tous les biens qui pourraient servir une utilisation militaire ; avec un peu d’imagination, n’importe quel bien pourrait être utilisé plus ou moins efficacement de la sorte. C’est pourquoi les États établissent des listes détaillées de certains biens à double usage et ne se satisfont pas de critères généraux de détermination. Les conséquences de cette qualification se manifestent par la soumission du bien à des régimes juridiques d’exportation dérogeant aux logiques libérales nationales, régionales et multilatérales applicables aux biens communs.

Ces biens sont particulièrement susceptibles d’être détournés a fortiori en contexte de conflit armé, peut-être plus encore que l’armement étant donné que certains biens à double usage ont une utilité humanitaire ou permettent de maintenir la sécurité d’installations dangereuses comme les centrales nucléaires – un des enjeux du conflit russo-ukrainien. Ainsi, là où les embargos sur les armes constituent une méthode souvent considérée par les États tiers en réponse à la survenance d’un conflit armé, un embargo pur et simple de tout bien à double usage est beaucoup moins envisageable. Vis-à-vis du conflit russo-ukrainien, empêcher toute importation de biens à double usage sur les territoires des deux États pourrait mettre en péril la sécurité des installations nucléaires ukrainiennes, le bon déroulement des missions spatiales internationales en cours ou encore empêcher l’acheminement de l’aide humanitaire apportée aux différentes populations touchées par le conflit. C’est pourquoi de telles exportations ne sont pas purement et simplement interdites vers les territoires de l’Ukraine et de la Fédération de Russie, mais plutôt restreintes plus qu’à l’ordinaire et de manière sélective.

L’exportation et le transit des biens à double usage sont globalement peu réglementés à l’échelle internationale et dépendent presque exclusivement des différentes législations internes des États. Malgré cette carence relative, il y a une certaine cohérence entre les réglementations étatiques. Les règles nationales suivent systématiquement une logique de couple destination finale/utilisation finale. Lorsqu’un État autorise l’exportation d’un bien à double usage, il confère cette autorisation pour un utilisateur et un usage prédéterminés par un certificat d’utilisateur final. Ce mode de fonctionnement fait des biens à double usage des biens juridiquement non fongibles, c’est-à-dire que deux biens d’apparence similaire ne sont pas interchangeables. Pour modifier l’utilisation ou le destinataire de tels biens, il est nécessaire d’obtenir l’autorisation des États auprès desquels des certificats d’utilisateur final ont été émis.

Si le système des certificats d’utilisateur final permet aux États de contrôler a priori les exportations de biens à double usage, il est toutefois difficile d’ignorer la possibilité que de tels biens soient détournés, que ce soit en Fédération de Russie, en Ukraine ou durant leur transit. L’exportation de ces biens rejoint donc certaines problématiques relatives au détournement d’aide humanitaire ou à toute autre pratique impliquant l’usage militaire de biens dont le transit ou l’exportation ont été autorisés pour un usage strictement civil. Face à ce problème de détournement de biens qu’il est impossible d’ignorer sur le territoire d’États en conflit armé, il est légitime de s’interroger sur les obligations internationales qui pèsent – ou ne pèsent pas – sur les États octroyant des autorisations d’exportations et de relever les ambiguïtés y afférentes.

Cet article invite à considérer aussi bien des règles générales et multilatérales, que des normes relevant du droit de l’Union européenne. En effet, l’examen du droit de l’Union européenne se justifie tant pour des raisons géographiques (le transit de biens à destination de la Fédération de Russie et de l’Ukraine est enclin à transiter par le territoire de ses États membres) qu’en raison des mesures notables que l’Union européenne a adoptées à l’égard de la Fédération de Russie. Étant donné que cet article porte sur la responsabilité internationale des États, il n’est pas question de s’attarder sur les règles et responsabilités nationales de ceux-ci puisqu’elles constituent chacune un objet d’étude à part entière nécessitant de mobiliser des connaissances spécifiques quant aux différents ordres juridiques nationaux, mais aussi d’y consacrer d’amples développements. Il ne s’agit pas non plus d’aborder des considérations de responsabilité pénale internationale des individus, notamment la manière dont l’exportation de certains biens pourrait participer à la commission de crimes internationaux. Enfin, cet article ne porte pas sur les exportations d’armements, lesquelles constituent un sujet d’étude autonome nonobstant certains points communs[2].

Il est essentiel de noter que la pratique des États en matière d’autorisation et de refus d’exportation de biens à double usage est principalement contenue dans des correspondances privées entre entreprises et ministères. En d’autres termes, elle est presque exclusivement soumise à des accès restreints et il est peu probable que les données publiques suffisent à la caractériser sans biais évident. Cette étude admet le caractère occulte de la pratique des États en la matière et se penche donc sur la mise en évidence des ambiguïtés des textes et principes qui la régissent.

Le conflit russo-ukrainien est avant tout un conflit survenu aux frontières de l’Union européenne dont le régime juridique d’exportation de biens à double usage est particulièrement développé (I). Néanmoins, ce conflit a inévitablement des conséquences à l’échelle mondiale faisant intervenir des régimes multilatéraux aux caractéristiques juridiques beaucoup moins lisibles (II) et interrogeant sur la pertinence du « droit de la neutralité » en matière d’exportation de biens à double usage (III).

I. Le régime particulièrement développé de l’Union européenne

Le droit de l’Union européenne constitue le régime international le plus développé en matière d’exportation de biens à double usage. Les États de l’Union européenne – ainsi que l’Union elle-même – sont particulièrement impliqués dans le conflit russo-ukrainien et affectés par celui-ci, si bien que se superposent un régime général (A) et un régime de « sanctions » spécifique à l’encontre de la Fédération de Russie (B).

A. Le régime général

Le droit de l’Union européenne en matière d’exportation de biens à double usage est principalement issu du Règlement 2021/821[3] du 20 mai 2021 (Règlement), successeur du Règlement 428/2009[4] du 5 mai 2009. Ce Règlement 2021/821 contient les obligations générales qui incombent aux États membres en matière d’exportation de biens à double usage ainsi que les listes des biens considérés comme tels. Si l’exportation de certains biens doit systématiquement être soumise à une autorisation (biens de l’annexe I)[5], d’autres n’y sont soumis que lorsqu’ils sont destinés à une utilisation militaire[6] ou si l’État membre décide de les y soumettre[7]. L’exportation est également soumise à une autorisation si un des États membres les a inclus dans sa liste nationale[8]. Ce régime général s’applique autant aux exportations ayant pour destination la Fédération de Russie qu’à celles ayant pour destination l’Ukraine. Cela ne signifie pas qu’il est appliqué de manière indifférenciée, notamment du fait de l’existence d’un règlement de « sanctions » à l’égard de la Fédération de Russie. Toutefois, il s’agit bien d’une base commune régissant les rapports des États membres avec ces deux États.

Les listes contenues dans le Règlement 2021/821 ont la particularité de suivre systématiquement celles qui sont modifiées annuellement pendant la conférence des États parties à l’Arrangement de Wassenaar auquel les principaux États exportateurs d’armement et de technologie de pointe participent (avec les exceptions importantes que constituent la Chine et Israël). Ainsi, l’Union européenne réglemente l’exportation des biens à double usage en prenant pleine considération des listes établies, entre autres, par ses États membres selon leurs engagements internationaux pertinents comme si elle devait en assurer l’exécution[9]. Toutefois, l’Union européenne n’est pas tenue de retranscrire les listes établies et modifiées dans le cadre de l’engagement de Wassenaar si ce n’est de son propre chef. Il s’agit donc d’une cohérence de jure fragile, puisque l’Union n’est pas contrainte de reproduire ces listes, mais de facto bien ancrée dans la pratique.

Qu’en est-il des obligations spécialement applicables à la situation ukrainienne ? L’article 7 du Règlement autorise les États à interrompre le transit de biens à double usage sur leur territoire si ces biens sont ou peuvent être destinés à une utilisation militaire. L’article 9 autorise également les États à interdire le transit de biens à double usage sur le fondement de la prévention des risques terroristes et la de sauvegarde des droits de la personne. Deux observations s’imposent lors de l’analyse de ces deux articles. D’une part, le Règlement 2021/821 mentionne des cas de figure véritablement rencontrés durant les conflits armés, y compris le conflit russo-ukrainien. Il couvre le détournement de biens qui « pourraient » être destinés à une utilisation militaire, le terrorisme (qui est aussi une méthode de combat[10]) ainsi que la protection des droits de la personne dont l’Ukraine comme la Fédération de Russie – ainsi que les États qui s’alignent sur l’un comme sur l’autre – se revendiquent[11]. D’autre part, ces articles 7 et 9 restent dans un cadre favorable aux règles du libre-échange[12] et sont libellés en simples autorisations d’interruption de transit. Ainsi, ils ne sont pas constitutifs d’obligations pour les États membres, mais plutôt d’exceptions invocables pour faire échapper certains flux de marchandises aux règles de principe. Il est donc impossible d’observer quelconque obligation issue de ces articles.

L’article 15 du Règlement 2021/821 est plus intéressant. Il dispose que « [p]our décider de l’octroi d’une autorisation, ou encore pour interdire un transit, au titre du présent règlement, les États membres prennent en considération tous les éléments pertinents » ; s’ensuit une liste non exhaustive d’éléments considérés comme pertinents qui seront analysés dans un second temps. Ici, la formulation adoptée est substantiellement différente de celle des articles 7 et 9 étant donné que le verbe « pouvoir » n’est pas utilisé et qu’il n’est fait aucune référence à une simple autorisation. Si le verbe « devoir » n’est pas employé dans la version française, il semble sous-entendu par la formulation « les États membres prennent… ». La version espagnole du texte emploie le futur simple (« tendrán en cuenta »[13]) qui laisse entendre qu’il s’agit d’une obligation. Le texte anglais est néanmoins la version la plus explicite en raison de l’usage du verbe « shall »[14] particulièrement univoque. Il s’agirait donc d’une véritable obligation de prise en compte d’éléments « pertinents » qui pèse sur les États membres pour décider de l’octroi d’une autorisation d’exportation, c’est-à-dire « d’exercer un certain degré de vigilance »[15] sur la manière dont ils apprécient l’octroi d’autorisations. Ce type de clause est appelé catch-all clause par les praticiens et permet de compenser les éventuelles lacunes de la réglementation, notamment en cas d’évolution rapide de la situation russo-ukrainienne. Il ne s’agit pas d’une obligation d’interdire toute exportation qui comporte telle ou telle caractéristique, mais d’une véritable obligation de diligence requise dans l’octroi d’autorisations d’exportation ou de transit.

Les éléments pertinents que mentionne non limitativement l’article 15 sont particulièrement intéressants vis-à-vis du contexte russo-ukrainien. Il y a les obligations et engagements internationaux de l’Union européenne et de ses États membres, les obligations découlant de sanctions par décision ou position commune du Conseil, de décisions de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, les résolutions contraignantes du Conseil de sécurité des Nations Unies, les considérations de politique étrangère et de sécurité nationale ainsi que des considérations relatives à l’utilisation finale prévue et au risque de détournement. La plupart de ces éléments pertinents relèvent d’un effort d’intégration systémique ainsi que d’une prise en compte des « sanctions » prises par l’Union européenne elle-même. L’élément le plus ambigu reste toutefois la prise en compte du « risque de détournement » qui soulève une grande difficulté de détermination de son degré d’application. Puisqu’il y a toujours un risque de détournement inhérent à chaque exportation, à partir de quel niveau de risque faut-il considérer que l’octroi d’une autorisation n’a pas satisfait à l’obligation de le prendre en compte ? Seule la pratique des États permet d’obtenir des réponses, mais les procédures d’exportation de biens à double usage ne sont pas accessibles. De plus, la Cour de justice de l’Union européenne n’a connu que des affaires antérieures au Règlement 2021/821 et à son prédécesseur dans lesquelles seule l’interdiction (et non l’autorisation) d’exportation vers un État en situation de conflit armé ou en tension était mise en cause[16]. En toute hypothèse, il semble que la participation active d’un État à un conflit armé international ne soit pas per se un risque suffisant de détournement – du moins pas pour tous les biens – étant donné que le règlement de « sanctions » contre la Fédération de Russie n’interdit pas toutes les exportations de biens à double usage[17]. L’existence d’un conflit armé international sur le territoire d’un État ne constitue pas non plus un risque suffisant puisque les exportations de biens à double usage à destination de l’Ukraine n’ont pas cessé, et l’Union européenne n’a pas sanctionné ses États membres. Dès lors, il est certain qu’un tel risque s’apprécie selon un faisceau d’indices indéfini par le Règlement 2021/821, y compris en contexte de conflit armé international.

B. Le régime de « sanctions » contre la Fédération de Russie

Le régime de « sanctions » contre la Fédération de Russie existe depuis 2014, mais c’est son actualisation dans le Règlement 2022/328[18] (Règlement « sanctions russes ») du 25 février 2022 qui donne le ton des « sanctions » actuelles et l’esprit des éventuelles « sanctions » à venir. Le Règlement « sanctions russes » contient des clauses selon lesquelles ses dispositions sont sans préjudice des obligations provenant du Règlement 2021/821[19]. Cela signifie que les deux règlements se superposent : le respect des obligations de l’un n’exonère pas – sauf mention contraire – du respect des obligations contenues dans l’autre. Il y a donc une règlementation asymétrique : deux règlements régissent les exportations vers la Fédération de Russie et un seul régit celles à destination de l’Ukraine.

Le Règlement « sanctions russes » durcit ainsi le régime des exportations de biens à double usage en posant le principe de l’interdiction pure et simple de toute exportation de tels biens à destination de la Fédération de Russie ou pour une utilisation sur son territoire[20]. Ce règlement prévoit également l’interdiction de toute assistance technique, tout service de courtage, tout financement ou aide financière en rapport avec de tels biens[21]. Toutefois, il admet l’exportation de certains biens dans les conditions du Règlement 2021/821 pour une utilisation et un utilisateur finaux non militaires, notamment destinés à des fins humanitaires, médicales, de mises à jour logicielles, d’information, de cybersécurité, de coopération entre l’Union européenne et la Fédération de Russie dans des domaines purement civils, de coopération spatiale intergouvernementale, de coopération et de sûreté nucléaires civiles, de sécurité maritime, de télécommunications ainsi que les exportations constituant des effets personnels de personnes physiques pour un usage strictement personnel[22]. L’existence de ces exceptions implique que les autorités nationales requièrent un certificat d’utilisateur et d’utilisation finaux comme assurance de la destination du bien à une des exceptions prévues par le Règlement « sanctions russes ».

Pour pallier les risques de détournement, le Règlement « sanctions russes » dispose lui aussi d’une catch-all clause, c’est-à-dire d’une clause qui renvoie à la diligence des États pour interdire les exportations qui détourneraient les exceptions prévues. Lorsqu’un exportateur effectue une demande d’exportation au titre des exceptions évoquées ci-dessus, les États sont tenus de ne pas l’octroyer s’ils ont « des motifs raisonnables de croire » que l’utilisateur final pourrait être militaire ou une personne ou entité sur la liste noire du Règlement « sanctions russes » ou que l’utilisation finale puisse être militaire, destinée à l’aviation ou à l’industrie spatiale[23]. Cette clause est complémentaire aux autres et implique une obligation de ne pas se satisfaire d’un certificat d’utilisateur et d’utilisation finaux dans certains cas, manquant toutefois cruellement de standards d’appréciation. Par ailleurs, le détournement de ces biens ne dépend pas toujours de la bonne foi de l’exportateur ou de l’utilisateur final inscrit sur le certificat étant donné que l’État de destination – ici la Fédération de Russie – pourrait tout à fait réquisitionner de tels biens une fois qu’ils se trouvent sous sa juridiction ou ils pourraient également changer de possesseurs selon les aléas des combats. De telles réquisitions et ces changements de possesseurs sont assez communs en cas de conflit armé international a fortiori de cette intensité.

Le Règlement « sanctions russes » garde certaines zones d’ombre, la principale étant la qualification du territoire de la Fédération de Russie. Le Règlement « sanctions russes » ne définit pas s’il inclut le territoire ukrainien sous occupation de la Fédération de Russie dans les destinations soumises au contrôle. L’interdiction générale d’exportation du Règlement « sanctions russes » se limite en effet à toute entité « en Russie » ou « aux fins d’une utilisation dans ce pays »[24]. La difficulté d’interprétation de la portée de l’expression « en Russie » est un enjeu important depuis l’établissement de la présence russe en Crimée en 2014 et s’étend aujourd’hui aux autres régions sous contrôle russe.

Plusieurs juridictions internationales ont été saisies, ces dernières années, de la question de la qualification du territoire russe selon plusieurs textes. Parmi elles, la Cour européenne des droits de l’Homme considère que si la Crimée est bien une région sous juridiction russe du fait du contrôle effectif exercé par la Fédération de Russie sur celle-ci, il ne s’agit pas pour autant du territoire de la Fédération de Russie[25]. Parallèlement, la question de la définition du territoire russe se pose dans une série de contentieux arbitraux engagés auprès de la Cour permanente d’arbitrage (CPA) entre des investisseurs ukrainiens et la Fédération de Russie pour l’application et l’interprétation du Traité bilatéral d’investissement (TBI) de 1998 entre les deux États. Si les développements de ces affaires sont encore majoritairement confidentiels, il semble ressortir de certaines décisions que le terme « territoire de la Fédération de Russie » inclut également la Crimée sous contrôle russe en ce qui concerne l’application du TBI[26]. Il y a donc une divergence de vues entre la Cour européenne des droits de l’homme qui estime que la Crimée est uniquement sous la juridiction extraterritoriale russe – et ne relève donc pas de son territoire – et les arbitrages de la CPA qui semblent considérer qu’en matière d’investissement le terme « territoire » contenu dans le TBI s’étend aux zones sous contrôle russe. Le champ d’application du Règlement 2021/821 ne saurait donc être étayé par ces précédents divergents.

Le régime de l’Union européenne est finalement comparable à un régime national d’exportation. Il contient des indications relativement détaillées et responsabilise les États dans la manière dont ils les apprécient. Ses principales ambiguïtés sont notamment dues à l’absence de jurisprudence et relèvent de l’appréciation de l’étendue des obligations de diligence requise ainsi que du champ d’application territorial des « sanctions russes » qui sont des difficultés assez fréquemment rencontrées en droit international.

II. L’équivocité des régimes multilatéraux

La plupart des régimes multilatéraux traitant d’exportation de biens à double usage sont équivoques par rapport à leur capacité à contenir des obligations pesant sur les États, soit du fait de l’incertitude de leur caractère contraignant (A) soit parce qu’ils ne traitent qu’accessoirement de l’exportation des biens à double usage (B).

A. Le caractère (non) contraignant des engagements multilatéraux en matière de contrôle d’exportation de biens à double usage

Les principaux régimes relatifs au contrôle d’exportation de biens à double usage sont généralement qualifiés, de manière indirecte, comme relevant du soft law[27]. Il s’agit au premier plan de l’Arrangement de Wassenaar évoqué plus haut, mais également, avec des objets plus spécifiques, du Régime de contrôle de la technologie des missiles, du Groupe des fournisseurs nucléaires, du Comité Zangger ou encore du Groupe d’Australie. Cette expression générique de « soft law » renvoie toutefois à plusieurs réalités relevant tantôt d’une particularité du negotium d’un engagement, tantôt d’une particularité de son instrumentum[28]. À l’égard de ces régimes, c’est de soft law de l’instrumentum dont il est question ; c’est-à-dire que c’est la nature des textes (du contenant) qui est considérée comme les privant d’un éventuel caractère contraignant. Il convient d’aborder principalement le régime de l’Arrangement de Wassenaar ainsi que le Régime de contrôle de la technologie des missiles auxquels la plupart des États exportateurs de biens de technologie de pointe sont parties ainsi que la Fédération de Russie et l’Ukraine.

Il est essentiel de ne pas exclure trop rapidement la possibilité que la Déclaration finale de l’Arrangement de Wassenaar[29] (Déclaration finale) (document établissant ledit régime) constitue un accord juridiquement contraignant. Selon la Convention de Vienne sur le droit des traités, « [l]’expression “traité” s’entend d’un accord international conclu par écrit entre États et régi par le droit international »[30]. Trois critères ressortent de cette définition : l’existence d’un accord interétatique, la consignation de cet accord dans un écrit ainsi que l’appartenance de cet accord à l’ordre normatif que constitue le droit international. Le critère de la consignation dans un écrit n’est pas problématique dans le cas de la Déclaration finale. L’existence d’un accord ne constitue pas un problème non plus, étant donné que les termes de l’instrument établissent sans ambiguïté que « [t]he representatives agreed to establish The Wassenaar Arrangement on Export Controls for Conventional Arms and Dual-Use Goods and Technologies » [nos soulignements][31]. C’est la question de l’ordre normatif qui régit la Déclaration finale qui centralise toute l’ambiguïté de la nature de cet instrument. La Déclaration finale pourrait être un « accord politique », c’est-à-dire un accord qui n’est pas soumis à un ordre normatif juridique, mais à un ordre normatif distinct[32].

Il est particulièrement difficile de dégager les éléments permettant de caractériser si un accord international est strictement politique ou juridique. Cela s’explique par l’absence de formalisme dans la conclusion des traités en droit international[33]. Il n’est donc pas possible de considérer que la Déclaration finale n’est pas un accord soumis au droit international au motif qu’elle n’a pas pour intitulé les termes « accord », « convention » ou « traité »[34]. Par ailleurs, si cette déclaration s’apparente à un acte final d’une conférence internationale, il est important de rappeler que ce type d’acte peut tout à fait, dans certains cas, être qualifié d’accord international comme le montrent certains précédents, notamment celui de l’Acte final du Congrès de Vienne[35]. S’il y a de fameux contre-exemples, notamment l’Acte final d’Helsinki[36] généralement considéré comme non contraignant[37] ou encore – dans son intitulé même – la Déclaration de principes, non juridiquement contraignante mais faisant autorité, pour un consensus mondial sur la gestion, la conservation et l’exploitation écologiquement viable de tous les types de forêts[38], de telles exceptions pourraient tout à fait être interprétées comme caractérisant d’autant plus l’ambiguïté de principe de la nature contraignante de ce type d’actes. Il n’est donc pas possible de considérer la Déclaration finale comme non contraignante sur le seul et unique fondement qu’il s’agit d’un acte conclusif d’une conférence internationale.

Différents éléments ont pu être pris en compte, dans la « jurisprudence » internationale récente, pour caractériser un instrument non contraignant comme la mention expresse du caractère non contraignant dans le texte de l’accord[39] mais également l’absence d’engagement dans l’instrument[40], la mention d’une incorporation future des éléments de l’accord dans un traité ultérieur[41], les convergences de vues des parties sur la nature non contraignante de l’accord[42], l’absence de comportement ultérieur laissant entendre que l’accord soit contraignant[43], l’établissement du caractère non contraignant de l’accord comme condition édictée par une partie avant les négociations[44] ou encore la similitude avec un accord antérieur lui-même non contraignant[45]. À l’inverse, l’utilisation du terme « parties » pour qualifier les États signataires est considérée comme un indicateur du caractère contraignant d’un instrument[46] tout comme la soumission de l’accord aux procédures internes pour sa transposition[47], l’existence d’une clause d’entrée en vigueur[48] ou encore l’enregistrement de l’accord selon la procédure de l’article 102 de la Charte des Nations Unies ainsi que l’absence de prompte contestation à cet enregistrement[49].

Comment ces éléments de réponse pourraient-ils s’appliquer à la Déclaration finale ? Cette dernière ne contient pas de clause précisant qu’elle n’est pas contraignante et ses dispositions sont formulées comme de véritables engagements[50]. Elle dispose également d’une clause selon laquelle les éléments initiaux du régime seront soumis aux gouvernements respectifs des négociateurs pour approbation[51]. La Déclaration finale dispose donc de caractéristiques associées aux accords régis par le droit international. Pourtant, le comportement ultérieur des parties doit être analysé avec finesse. À première vue, les États appliquent effectivement les dispositions de la Déclaration finale, notamment en établissant des contrôles de biens à double usage pour des listes de biens similaires (ou plus extensives) dans leurs législations nationales. Toutefois, ces listes sont soit fondées sur le droit de l’Union européenne[52], soit leur source matérielle n’est pas précisée[53]. Il est donc possible que ces pseudo-incorporations soient davantage le fruit d’un effort de coordination que d’un « sentiment d’obligatoriété » vis-à-vis de ce régime ; les États-Unis l’évoquent fréquemment[54]. L’Arrangement de Wassenaar reste donc un régime à la juridicité plus ambiguë qu’il n’y paraît bien qu’il soit généralement considéré par les praticiens comme n’étant pas un régime juridiquement contraignant.

Le Régime de contrôle de la technologie des missiles figure parmi les autres régimes multilatéraux à la normativité incertaine. Les deux instruments qui composent ce régime sont les Directives pour les transferts sensibles se rapportant aux missiles[55] (Directives) ainsi que la Liste des équipements, logiciels et technologies[56]. Les Directives forment un texte informel relativement bref de huit paragraphes publié sans datation et uniquement sur le site internet officiel du régime. Ce document ne contient aucun élément de langage pouvant laisser penser qu’il s’agit d’un accord. Il donne plutôt l’impression que les « États partenaires » s’engagent chacun unilatéralement à les respecter[57]. Toutefois, la Liste des équipements, logiciels et technologies annexée aux Directives est établie et amendée par les partenaires[58], ce qui pourrait permettre d’y voir une forme d’accord interétatique (toutefois dénué d’obligations puisqu’il ne s’agit que de listes de biens). Il faut aussi noter que le site internet de ce régime – qui semble être le seul médium attestant ses activités[59] – précise de manière univoque qu’il n’est pas contraignant[60]. Cet élément très informel pourrait être pertinent, mais il pose des questions plus profondes d’imputabilité d’une telle déclaration contenue sur le site internet officiel d’un régime pourtant sans secrétariat.

Il est important de souligner que la normativité de ces régimes d’exportation dépend en dernière analyse de l’interprétation des États y ayant souscrit. Dès lors, même un accord disposant d’un faisceau de caractéristiques enclines à en faire un accord juridiquement contraignant peut s’avérer non contraignant du fait d’une interprétation commune des États parties allant dans ce sens[61]. C’est pourquoi, nonobstant les observations qui ont été faites, ces régimes sont généralement considérés comme non contraignants et leur fonction serait avant tout de diriger l’interprétation d’autres engagements univoquement considérés comme des traités internationaux[62].

B. La pertinence variable des engagements multilatéraux traitant accessoirement d’exportation de biens à double usage

Il y a très peu de régimes de contrôle des exportations de biens à double usage univoquement contraignants (par leur forme) à l’échelle mondiale. Il s’agit notamment de traités portant seulement sur certains biens à double usage de manière accessoire et incertaine, principalement en matière de non-prolifération d’armes de destruction massive ou de trafic d’armes.

La sécurité des installations nucléaires est un véritable enjeu du conflit russo-ukrainien, notamment en raison des bombardements de la centrale de Zaporijia. Cette situation peut engendrer un besoin critique d’importation de pièces de rechange et de matériel nécessaires à l’exploitation de l’énergie nucléaire. Il existe alors un risque de détournement de ce matériel, que ce soit par l’un des belligérants, de ses alliés ou par des groupes profitant de la situation pour l’utiliser d’une manière ou d’une autre à des fins militaires. L’article III-2 du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires du 1er juillet 1968[63] interdit l’exportation de certains biens à double usage, notamment la matière brute, les produits fissiles spéciaux ou les biens qui permettent leur préparation. Cette interdiction contient toutefois des exceptions, en particulier si l’État de destination collabore avec le système de garantie de l’Agence internationale de l’énergie atomique[64], ce qui est en effet le cas de l’Ukraine et de la Fédération de Russie. Parallèlement à ce premier traité, on compte peu d’États parties au Traité sur l’interdiction des armes nucléaires qui porte, en toute hypothèse, uniquement sur les transferts d’armes nucléaires et de dispositifs explosifs nucléaires ou sur le contrôle de ces armes[65]. Il ne concerne donc pas les biens à double usage qui pourraient intervenir dans la préparation de dispositifs nucléaires militaires. Ces deux textes sont donc peu enclins à fournir de véritables obligations vis-à-vis des exportations de biens à double usage à destination de la Fédération de Russie et de l’Ukraine.

La Convention sur l’interdiction de la mise au point, de la fabrication, du stockage et de l’emploi des armes chimiques et sur leur destruction[66] (CIAC) du 13 janvier 1993 doit également être mentionnée. Dans un premier temps, les armes chimiques sont connues pour fonctionner grâce à des produits chimiques ayant une utilisation civile. Leurs composants sont donc très enclins à constituer des biens à double usage. La CIAC définit toutefois les armes chimiques par leur utilisation finale ; autrement dit, une arme chimique n’est considérée comme telle que si elle a pour objet d’être utilisée à des fins incompatibles avec la CIAC[67] – c’est-à-dire en tant qu’arme. Les produits chimiques toxiques ou leurs précurseurs servant à une utilisation agricole, pharmaceutique, médicale, etc. ne relèvent pas du champ matériel de la CIAC[68]. Il semble donc que seuls les armes et leurs composants soient concernés. Néanmoins, l’article II(1)a) de la CIAC précise qu’il s’agit « [d]es produits chimiques toxiques et leurs précurseurs, à l’exception de ceux qui sont destinés à des fins non interdites par la présente Convention, aussi longtemps que les types et quantités en jeu sont compatibles avec de telles fins » [nos italiques]. Ainsi, il pourrait résulter de cette précision que selon le type et la quantité de produits chimiques exportés à des fins pacifiques, cette exportation soit soumise aux interdictions contenues dans la CIAC. Dès lors, il est tout à fait possible de relever une obligation de diligence requise de l’État quant à la manière dont il octroie des autorisations d’exportation de produits chimiques toxiques, y compris à des fins pacifiques. Cette obligation se caractériserait par la clause générale de l’article VII(1) enjoignant les États parties à adopter les mesures nécessaires pour s’acquitter de leurs obligations issues de la CIAC.

La Convention sur l’interdiction de la mise au point, de la fabrication et du stockage des armes bactériologiques (biologiques) ou à toxines et sur leur destruction[69] (CIABT) du 10 avril 1972 semble également encline à porter sur des biens à double usage. L’article IV de la CIABT précise que les États doivent prendre « les mesures nécessaires pour interdire et empêcher la mise au point, la fabrication, le stockage, l’acquisition ou la conservation des agents, des toxines, des armes, de l’équipement et des vecteurs » constitutifs d’armes bactériologiques. Cette obligation générale de « prendre les mesures nécessaires » semble, elle aussi, inclure une obligation de contrôler diligemment l’exportation de biens à double usage susceptibles d’être incorporés dans des armes bactériologiques.

Centralisant tous ces éléments provenant de diverses conventions, l’article 3 de la Résolution 1540 du Conseil de sécurité des Nations Unies[70] dispose que :

Tous les États doivent prendre et appliquer des mesures efficaces afin de mettre en place des dispositifs internes de contrôle destinés à prévenir la prolifération des armes nucléaires, chimiques ou biologiques ou de leurs vecteurs, y compris en mettant en place des dispositifs de contrôle appropriés pour les éléments connexes [nos italiques].

La mention explicite de la nécessité de prendre et d’appliquer des mesures efficaces pourrait tout à fait impliquer de contrôler diligemment les exportations de biens susceptibles de participer à la prolifération d’armes de destruction massive – y compris certains biens à double usage en tant qu’éléments connexes. Cette résolution n’est donc pas un simple rappel de règles bien connues, mais permet de clarifier et d’harmoniser la lutte contre la prolifération des différentes armes de destruction massive, y compris en réglementant l’exportation de biens à double usage.

Enfin, il ne faut pas négliger les obligations de contrôle des exportations d’armes conventionnelles qui sont également enclines à disposer subsidiairement d’obligations relatives à certains biens à double usage. À ce titre, le Traité sur le commerce des armes[71] (TCA) du 2 avril 2013 doit être mentionné. S’il a pour objet principal la régulation des exportations d’armes conventionnelles et de munitions, ses dispositions générales s’appliquent également à « l’exportation des pièces et des composants [d’armes classiques], lorsque l’exportation se fait sous une forme rendant possible l’assemblage des armes classiques »[72]. Il n’est pas difficile de mettre en évidence l’existence d’obligations de diligence requise en matière d’exportation d’armes classiques et de munitions dans le TCA[73]. La véritable difficulté porte davantage sur la définition de ces « pièces et composants » d’armes classiques que le traité ne définit pas. Si le chargeur d’un pistolet ou le détonateur d’une charge de plastique semblent indéniablement concernés, est-ce le cas du métal qui sert à fabriquer les fusils ? Des pneus d’un avion de chasse ? De l’essence d’un char d’assaut ? Il y a une incertitude dans cette qualification dont la portée peut être très étendue comme très limitée. En toute hypothèse, il semble que certains biens à double usage puissent être soumis à son régime ; quant à savoir lesquels, cela dépend des interprétations et de la pratique évolutives des États parties qui sont par ailleurs difficiles à mettre en évidence – pour ce qui est du TCA en tant que tel –, du fait de l’existence de régimes régionaux s’y superposant partiellement comme le droit de l’Union européenne.

Les engagements relatifs aux armes de destruction massive et aux armes conventionnelles peuvent donc être mobilisés en matière d’exportation de biens à double usage vers l’Ukraine et la Fédération de Russie. Toutefois, ces textes traitent ces exportations de manière plus ou moins marginale et baignent d’incertitude les rares obligations y afférentes qui prennent notamment la forme d’obligations de diligence requise.

III. Le droit de la neutralité entre pertinence et désuétude

Il n’est pas nécessaire de chercher dans les affaires les moins connues de la « jurisprudence » internationale pour trouver des illustrations dans lesquelles l’exportation de biens à double usage vers un État en situation de conflit armé a pu entraîner la mise en cause de la responsabilité d’un autre État. Dans la sentence arbitrale des Alabama Claims, le Royaume-Uni a laissé construire sur son territoire un navire (le futur Alabama) qui a pris la route des Açores en tant que navire de commerce civil avant d’être armé et utilisé par les confédérés lors de la guerre de Sécession. Au-delà de la question de la participation directe du Royaume-Uni à l’armement du navire, c’est surtout un manque de diligence requise dans l’exécution de ses obligations en tant que puissance ayant explicitement déclaré sa neutralité que le tribunal arbitral le condamne à verser des réparations aux États-Unis[74]. Ce précédent bien connu ressemble en tout point à un cas d’exportation non diligente d’un bien à double usage – en l’occurrence un bâtiment qui pouvait aussi bien servir en tant que navire de commerce qu’en tant que navire de guerre. Il est en effet reproché au Royaume-Uni de ne pas avoir poursuivi puis appréhendé le navire lorsqu’il était en train de quitter son territoire, c’est-à-dire de ne pas avoir pris les mesures nécessaires pour en contrôler l’exportation.

Il y a toutefois plusieurs obstacles à l’invocation de ce précédent comme preuve de l’existence d’une obligation de diligence requise en matière d’exportation de biens à double usage reproductible pour le conflit russo-ukrainien. Premièrement, l’article 7 de la Convention de La Haye (V) de 1907 concernant les droits et devoirs des Puissances et des personnes neutres en cas de guerre sur terre[75] (Convention de La Haye (V)) (généralement considérée comme codificatrice du droit international général[76]) autorise les États neutres à maintenir l’exportation et le transit de biens « qui peu[vent] être utile[s] à une armée ou à une flotte ». En revanche, si de tels exportations ou transits sont restreints, ils doivent l’être uniformément envers tous les belligérants[77]. Dès lors, s’il existe une obligation de contrôle des exportations de biens à double usage vers le territoire de l’Ukraine ou de la Fédération de Russie pesant sur les puissances neutres, il s’agirait plutôt d’une obligation d’uniformité dans le traitement des exportations (qui ne semble pas pratiquée notamment par les membres de l’Union européenne comme vu plus haut). Deuxièmement, ces obligations présupposent la neutralité des États tiers. En effet, dans l’affaire des Alabama Claims, le tribunal arbitral s’est fondé sur les obligations incombant au Royaume-Uni en tant que puissance neutre[78]. Ainsi, pour déterminer si certains États ont des obligations de contrôle des exportations de biens à double usage, il faut mettre en évidence leur neutralité dans le conflit russo-ukrainien.

C’est ici que le bât blesse, la définition de la neutralité est assez ambiguë. La Convention de La Haye (V) ne définit pas directement ce qu’est une « Puissance neutre ». Toutefois, son article 16 précise que « [s]ont considérés comme neutres les nationaux d’un État qui ne prend pas part à la guerre ». Il est donc prima facie envisageable de considérer que tout État ne prenant pas part à un conflit armé est également neutre. Pourtant, au-delà de la grande difficulté de détermination de la portée des termes « prendre part à [une] guerre », il ressort du droit international coutumier que les États non parties au conflit (c’est-à-dire a minima ne participant pas aux combats) ne sont pas tous des États neutres comme en témoigne le libellé de la règle n° 63 du droit international humanitaire coutumier selon laquelle « [i]l est interdit d’utiliser les drapeaux ou pavillons, symboles, insignes ou uniformes militaires d’États neutres ou d’autres États non parties au conflit »[79] [nos italiques]. En effet, la neutralité (au sens classique) ne se caractérise pas par la simple absence de participation aux combats[80], mais par une véritable impartialité[81], notamment en matière d’exportation d’armements et de biens à double usage comme vu plus haut. C’est pourquoi le début de la Seconde Guerre mondiale a vu émerger l’appellation de « non-belligérance » pour qualifier la situation des États univoquement partiaux, mais ne participant pas aux combats[82]. Cette « désuétude »[83] de la neutralité classique résonne particulièrement bien avec la situation actuelle du conflit russo-ukrainien comme le régime de contrôle asymétrique de l’Union européenne le met en évidence.

La neutralité doit-elle être expressément déclarée pour produire ses effets ? La pratique du dernier conflit mondial reste relativement ambiguë. Si elle peut montrer que la neutralité est parfois explicitement déclarée[84], elle a également pu être rapprochée – notamment en droit états-unien – du simple état de non-belligérance même lorsque l’État présentait un comportement partial[85], voire s’il autorisait le transit de matériel militaire vers les belligérants d’un seul camp[86]. La pratique contemporaine des États a fortiori pendant le conflit russo-ukrainien montre également qu’un grand nombre d’États non parties au conflit ne se comportent pas comme des puissances impartiales. Par exemple, les mesures prises par l’Union européenne et exécutées par ses États membres à l’encontre de la Fédération de Russie n’ont pas d’équivalent à l’encontre de l’Ukraine et donc constitueraient – si neutralité il y a – une violation de l’obligation d’appliquer les restrictions d’exportation et de transit de biens de manière uniforme envers tous les belligérants[87]. Face à une telle pratique des États et en l’absence de réaction notable au sein de la société internationale, il est difficile de mettre en évidence une norme créant des obligations en matière d’exportation de biens à double usage pour les États non belligérants n’ayant pas explicitement déclaré leur neutralité.

En réalité, ce problème de caractérisation des puissances neutres est une difficulté qui s’est singulièrement accrue en droit international contemporain. Le professeur Nicolas Politis imaginait déjà en 1935 cette mise en cause de la notion de neutralité en soutenant que :

[La neutralité] est, en effet, inconcevable dans une communauté organisée où, le recours à la force individuelle étant interdit, les États seraient tenus de faire cause commune contre celui qui enfreint l’interdiction et en faveur de celui qui en est la victime[88].

Il est saisissant de constater que cette idée d’obligation de « faire cause commune » est particulièrement présente dans le conflit russo-ukrainien dans lequel les deux protagonistes en appellent au soutien de la communauté internationale et invoquent réciproquement des allégations de graves violations des droits de la personne pour l’obtenir[89]. Cette conjoncture a pour conséquence que la neutralité au sens classique et les règles y afférentes ont tendance à devenir davantage l’exception que la règle dans les conflits armés internationaux contemporains. Il est donc impossible de transposer les conclusions des Alabama Claims à la situation russo-ukrainienne pour la plupart des États européens et d’Amérique du Nord qui soutiennent exclusivement l’Ukraine et de différentes manières – mutatis mutandis pour les rares États qui soutiennent la Fédération de Russie. Toutefois, la question reste éventuellement ouverte à l’égard d’autres États moins impliqués dans ce conflit.

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La plupart des obligations relatives à l’exportation de biens à double usage sont donc équivoques. Il y a des ambiguïtés récurrentes au sein de ces régimes, la principale relevant du manque de concrétisation des standards que ces textes proposent. S’il s’agit d’une difficulté assez commune en droit international[90], force est de constater qu’elle se manifeste particulièrement en matière d’exportation de biens à double usage. À cela s’ajoutent des difficultés propres au contexte russo-ukrainien, notamment l’ambiguïté du champ d’application ratione loci des mesures visant spécifiquement la Fédération de Russie et la raréfaction des puissances neutres au sens classique dans les conflits armés contemporains.

Les ambiguïtés des régimes d’exportation des biens à double usage ne sont pas nouvelles. Toutefois, le conflit russo-ukrainien leur permet de s’illustrer, de devenir des leviers sur lesquels les États et acteurs privés de différentes industries peuvent compter dans la poursuite de leurs politiques respectives. Le droit international est un tissu d’incertitudes, le « fruit équivoque de compromis »[91] dont les interprétations divergentes ne sont pas per se une tare, mais un élément essentiel dont l’importance est variable selon les matières et les contextes en cause.