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L’invasion du territoire ukrainien par les forces armées russes aux côtés des « Républiques » séparatistes du Donbass en février 2022, a marqué le début d’un conflit armé international (CAI) entre les deux États[1]. Pour soutenir l’Ukraine contre ce qui a été qualifié d’agression[2], une vingtaine d’États de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et de l’Union européenne (UE) décident alors de lui livrer des armements sous la forme de dons, de ventes au comptant ou à crédit, évalués à près de 70 milliards de dollars US[3]. Les États-Unis, le Royaume-Uni, l’UE, la Pologne, l’Allemagne et le Canada forment respectivement les cinq plus grands contributeurs aux forces armées ukrainiennes. Quant au contenu des aides militaires, les États-Unis ont par exemple fourni des HIMARS-142, des missiles Stinger, Javelin, des hélicoptères Mi-17, des drones Puma et Phoenix Ghost. Pour sa part, le Canada a livré des canons antichars Carl Gustav, des obusiers M777 ainsi que les munitions afférentes, des lance-roquettes M72, des grenades à main, des systèmes d’imagerie satellite, des drones de surveillance, des lunettes de vision nocturne, des casques et gilets de protection. En outre, des instructeurs canadiens forment des soldats ukrainiens au Royaume-Uni dans le cadre de la mission de coopération bilatérale UNIFIER[4]. Quant à la France, elle soutient l’Ukraine avec des canons CESAR, des missiles Milan et Mistral, des Véhicules avant blindés, des mines antichars, des munitions, du carburant ainsi que des services de maintenance.

De son côté, la Russie a reçu de ses partenaires iranien, nord-coréen et biélorusse des armes ou un appui opérationnel. L’Iran a reconnu avoir fourni aux russes des drones suicides Sahed-136 ou Mohajer-6[5]. La Corée du Nord, elle, est soupçonnée d’avoir livré des pièces d’artillerie et des roquettes à la Russie[6]. La Chine livrerait à des entreprises russes, non pas des armes, mais des composants entrant dans la fabrication d’armements qui sont utilisés contre l’Ukraine[7]. En ce qui concerne le soutien de la Biélorussie, il consiste en l’octroi d’un droit d’usage de son territoire à des fins de combats[8].

Cependant, la licéité de ces fournitures d’armes est contestée de part et d’autre par la Russie et les pays occidentaux. Par licéité, il faut, en effet, entendre la conformité d’un comportement étatique à ses obligations internationales ou, plus généralement, au droit international[9]. En matière de transferts d’armements, si les illicéités peuvent être recherchées dans le comportement à la fois des États fournisseurs et des États acquéreurs, ce sont les illicéités commises par les États fournisseurs qui nous intéressent ici. Les obligations pouvant servir de fondement à l’évaluation de licéité des transferts d’armes aux parties belligérantes proviennent en premier lieu du Traité sur le Commerce des Armes (TCA)[10], instrument juridique par excellence de régulation des transferts d’armements. En vertu de l’article 6 de ce traité, les États sont engagés à ne pas exporter d’armes pouvant violer un embargo émis par le Conseil de sécurité, ou des obligations conventionnelles relatives au trafic des armes ou encore les obligations du droit international humanitaire (DIH) et des droits de l’homme (DIDH). L’article 7 prohibe subsidiairement les exportations qui auraient pour risques de contribuer de façon imparable à menacer la paix et la sécurité internationales, à commettre des violations graves du DIH/DIDH et des infractions de terrorisme ou de criminalité transnationale organisée. En outre, aux termes de l’article 11, l’interdiction de transfert s’impose en cas de risques inévitables de détournement des armes. Même si la Russie et l’Ukraine ne l’ont pas ratifié, le TCA s’applique néanmoins dès lors que les États fournisseurs eux en sont parties et que les armes transférées relèvent du champ d’application matérielle du traité[11], ainsi que cela ressort des jurisprudences nationales au sujet des exportations d’armes à l’Arabie saoudite[12].

Outre le TCA, l’obligation coutumière erga omnes de l’article 1 commun aux Conventions de Genève et au Protocole Additionnel I de « respecter et faire respecter » le DIH, peut servir de fondement à une interdiction de transfert d’armes aux parties belligérantes russes et ukrainiennes[13]. De même, certains États fournisseurs aux parties belligérantes sont tenus par les interdictions et restrictions de transferts découlant des accords de désarmement et de maîtrise des armements auxquels ils sont parties. La France, le Royaume-Uni, l’Allemagne ou encore le Canada ont par exemple ratifié les conventions interdisant le transfert d’armes à sousmunitions[14] et de mines anti personnel[15]. Les États membres de l’Union Européenne sont en outre tenus de se conformer à la Position commune 2008/944[16] qui conditionne l’exportation d’armes entre autres au respect des droits de l’homme et du DIH par le pays destinataire ou encore l’absence de risque de prolongation de conflit ou de menace à la paix et à la stabilité régionales du fait des exportations. Cependant, la Position commune se rapproche davantage d’un instrument politique, même si certains États comme la Belgique[17], le Royaume-Uni[18] ou France[19] l’ont, soit, incorporé dans leur législation interne, soit la considèrent comme juridiquement contraignante.

Il infère de l’ensemble de ces obligations que la licéité des transferts d’armes à l’Ukraine et à la Russie doit être évaluée d’après les critères de respect du DIH et du DIDH par chacun des deux États, mais aussi des risques sécuritaires pouvant découler desdits transferts. Dès lors, se pose la question suivante : les livraisons d’armes aux belligérants du conflit russo-ukrainien sont-elles licites au regard du droit international ? Il ressort du droit applicable pertinent que le droit international n’interdit pas en principe la livraison d’armes à des États belligérants. Au contraire, il reconnaît, ainsi que l’a affirmé la Cour internationale de justice (CIJ)[20], le droit pour chaque État d’acquérir des armements, pour les besoins de sa sécurité et pour l’exercice éventuel de sa légitime défense. Toutefois, selon les engagements conventionnels des États fournisseurs, certaines circonstances rendent illicites les livraisons, l’appréciation de licéité devant toujours se faire in concreto.

Ainsi, on peut avancer dans un premier temps que les livraisons d’armes iraniennes et nord-coréennes à la Russie violent probablement l’interdiction d’aider à maintenir une situation constituant une violation grave d’une règle de jus cogens, en l’occurrence l’agression armée contre l’Ukraine[21]. Elles pourraient également entrer en contradiction avec l’interdiction des livraisons qui mettent en danger la paix et la sécurité internationales ou régionales[22]. Aussi, eu égard aux nombreuses violations du DIH et du DIDH reprochées aux forces armées russes en Ukraine, ces livraisons pourraient être contraires à l’interdiction de livrer des équipements de défense susceptibles de servir à des violations du DIH ou du DIDH[23]. Pour sa part, la Corée du Nord manque, en outre, aux obligations que lui impose l’embargo du Conseil de sécurité sur les armes[24]. Pour ce qui est des livraisons occidentales à la partie ukrainienne, certaines d’entre elles pourraient s’avérer illicites si elles ont servi ou contribué à la commission de violations graves de DIH alléguées contre les forces armées ukrainiennes (articles 6(3) et 7 du TCA). Une autre source d’illicéité potentielle repose sur les risques de détournement des quantités énormes d’armes délivrées à Ukraine vers le marché noir (articles 11 du TCA), ce d’autant que l’Ukraine a été longtemps un épicentre mondial du trafic illicite d’armes[25].

Donc, pour tenter de démêler le licite de l’illicite dans les livraisons d’armes à la Russie et à l’Ukraine, il sied d’analyser les fournitures d’armes, dans un premier temps, à l’aune des obligations du TCA (I) et dans un second temps, à la lumière des obligations du DIH et du droit international général (II).

I. Les livraisons d’armes tombant sous le coup de l’illicéité en vertu du Traité sur le commerce des armes

Le TCA s’applique ratione materiae aux seuls transferts d’armements classiques[26] faits sous forme de vente, dons ou prêts[27], et rationae personae, aux livraisons fournies par ses États parties, en l’occurrence ici les 27 États membres de l’UE, le Canada, le Royaume-Uni, la Norvège. Il n’est donc pas applicable aux livraisons d’armes à la Russie puisque ni la Russie, ni ses États fournisseurs confirmés, que sont l’Iran, la Corée du Nord et la Biélorussie, ne l’ont ratifié. Cela exclut de la présente analyse, les transferts d’armes à la Russie. Par conséquent, on se limitera à chercher à savoir si les livraisons d’armes fournies à l’Ukraine depuis le 24 février 2022 sont conformes aux obligations d’interdiction absolue (A) et aux obligations de prohibition subsidiaire et conditionnelle des transferts d’armes (B).

A. L’obligation de prohibition absolue d’exportation d’armes

Le TCA prévoit deux motifs de refus des transferts d’armes classiques. Le premier concerne le cas où l’État exportateur a connaissance que les armes livrées pourraient servir à commettre des violations du DIH ou du DIDH[28] (1) et le second les cas où les livraisons d’armes contreviennent à une résolution du Conseil de sécurité ou à une obligation conventionnelle en matière de transfert d’armes ou de trafic illicite[29] (2).

1. L’interdiction des exportations d’armes susceptibles de servir à la commission de violations graves du DIH

L’article 6(3) interdit à un État d’autoriser un transfert d’armes

s’il a connaissance, lors de l’autorisation, que ces armes ou ces biens pourraient servir à commettre un génocide, des crimes contre l’humanité, des violations graves des Conventions de Genève de 1949, des attaques dirigées contre des civils ou des biens de caractère civil et protégés comme tels, ou d’autres crimes de guerre tels que définis par des accords internationaux auxquels il est partie.[30]

Cette disposition retient un critère négatif d’appréciation de l’illicéité, en conditionnant les livraisons non pas au respect du DIH, mais plutôt à l’absence de violations. De ce point de vue, les violations au titre de l’article 6(3) nécessitent l’établissement d’un nexus entre les armes livrées et les violations du DIH commises se déclinant en trois conditions.

Concernant, en premier lieu, les violations auxquelles se réfère l’article 6(3) du TCA, elles sont de deux types. D’une part les violations du DIH, c’est-à-dire en l’espèce celles qui pourraient se produire dans le contexte du CAI entre la Russie et l’Ukraine depuis le 24 février 2022, notamment les crimes de guerre tels que la torture, les attaques contre les populations ou biens civils, les attaques indiscriminées ou non proportionnées, les attaques sans précautions et les attaques causant des maux superflus. Or, d’après le rapport du Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’homme du 29 juin 2022, un certain nombre de crimes auraient été commis par les forces armées ukrainiennes. À titre d’exemple, sont évoquées des violations du principe de distinction par les forces armées ukrainiennes en conséquence de l’emploi dans 25 attaques de missiles à ogives à sous-munitions Tochka-U ayant causé beaucoup de morts et blessés civils[31]. L’armée ukrainienne est également accusée d’avoir placé des objectifs militaires près d’objectifs civils, utilisé des établissements de santé, des écoles à des fins militaires et d’avoir eu recours à des boucliers humains. Le Haut-commissariat a surtout relevé de possibles crimes de guerre notamment des allégations d’exécution sommaire de prisonniers de guerre et de combattants russes ou de groupes armés affiliés ainsi qu’un appel à ne pas faire de quartier aux artilleurs russes, appel qui fut publié sur la page officielle du commandement des forces armées ukrainiennes[32]. D’autre part, l’article 6(3) en visant « les crimes contre l’humanité » semble couvrir aussi les violations du DIDH qui pourraient se produire y compris en temps de paix[33], et dans le cas présent celles commises au moins depuis 2014 en Ukraine[34].

La constatation de ces allégations de violations ne suffit pas ; il faut en second lieu se demander si les États fournisseurs ont eu connaissance, au moment de l’autorisation, de la possibilité que les armes livrées servent à la perpétration de ces violations alléguées. Dans le présent cas, les violations graves du DIH reprochées aux forces armées ukrainiennes ont été rapportées publiquement par Human Right Watch (HRW), Amnistie internationale, le Conseil de l’Europe et surtout par le HautCommissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (Haut-Commissariat) quelques mois après le début du conflit. Même si les allégations de violations ont été publiquement rapportées par HRW[35], Amnistie internationale[36], l’OSCE[37] ou encore le Haut-Commissariat[38] quelques mois après le début du conflit, on ne peut en conclure péremptoirement que les États fournisseurs d’armes à l’Ukraine en ont eu connaissance au moment des décisions de transfert.

Pour ce qui est de la « probabilité » – à noter qu’il ne s’agit pas de certitude – que les armes fournies servent à la commission des violations, elle requiert d’abord que soit établi que les armes livrées pourraient non pas contribuer ou faciliter, mais servir (« would be used ») à la commission des crimes énumérés plus haut. S’il est facile de constater des violations, il est en revanche difficile de prouver que les armes livrées pourraient spécifiquement et directement être utilisées pour commettre ces violations, toute arme pouvant par définition être employée à cette fin. Par conséquent, la question doit être de savoir si, tenant compte des faits, connaissances et tendances présentes et passées du comportement des forces armées ukrainiennes, des armes de mêmes types que celles livrées par les occidentaux pourraient être utilisées directement à des fins de violations. Même si aucune information précise ne permet d’y répondre précisément, cela n’est pas à exclure si l’on considère les graves violations qui sont reprochées depuis 2014[39].

Au regard de tous ces éléments, il faut conclure que la licéité des livraisons d’armes des États parties au TCA à l’Ukraine depuis le 24 février est à tout le moins « douteuse », à l’instar de la conclusion du groupe d’experts du Haut-Commissariat après constatations de violations graves du DIH/DIDH au Yémen perpétrées par l’Arabie saoudite et les autres membres de la Coalition[40]. Cette obligation de prudence[41] s’impose aussi aux autres formes d’interdiction absolue de transfert.

2. L’interdiction des transferts d’armes contrevenant à des obligations extra-conventionnelles

Par un mécanisme de renvoi inter-conventionnel, le TCA interdit formellement, aux termes de ses articles 6(1)(2), les transferts d’armes contrevenant aux obligations internationales provenant d’autres instruments internationaux. Il s’agit, en premier lieu, de l’interdiction d’exporter des armements en violation d’un embargo décidé par le Conseil de sécurité des Nations unies (article 6(1)). Cette prohibition qui est une application de l’article 25 de la Charte des Nations unions (NU) est opposable à tous les États membres. À ce sujet, il est important de préciser qu’il n’existe pas un embargo contre l’Ukraine susceptible de rendre illicites les livraisons occidentales, alors qu’à l’inverse un embargo de l’UE sur les armes pèse sur la Russie[42]. De même, la Résolution 1718 du Conseil de sécurité des NU a imposé un embargo sur la Corée du Nord lui enjoignant de « cesser d’exporter tous les articles visés aux alinéas a) i) et ii) », c’est-à-dire les chars de combat, les véhicules blindés de combat, les systèmes d’artillerie de gros calibre, les missiles et lanceurs de missiles et toutes les pièces et composantes entrant dans la fabrication de telles armes[43]. La Corée du Nord a pourtant transféré à la Russie des pièces d’artillerie et d’obus de roquettes depuis le début du conflit[44]. Toutefois, les deux États n’étant pas parties au TCA, la violation de l’embargo ne peut être fondée sur l’article 6(1) du TCA mais uniquement sur la résolution 1718.

En second lieu, l’article 6(2) du TCA rend illicites les transferts contrevenant aux obligations découlant des conventions relatives aux transferts ou trafics illicites d’armes, y compris des accords de désarmement ou de maîtrise des armements[45]. La France a par exemple été accusée[46] d’avoir livré des armes à sous-munitions OGR-F1 à l’Ukraine en violation de l’article 1(1)(b) de la Convention de 2008 sur les armes à sous-munitions qu’elle a ratifiée[47]. Mais cela a été démenti par les autorités françaises[48]. Il a aussi été allégué la violation de l’article 1(1)(b) de la Convention de 1997 sur les mines antipersonnel[49] du fait de la fourniture par la France et/ou l’Allemagne à l’Ukraine de mines antichars à Haut Pouvoir de Destruction HPD-F2 de fabrication française[50]. Cependant les HPD ne sont pas des mines antipersonnel quoique parfois critiquées comme équivalent à celles-ci[51].

Toujours au titre de l’article 6(2) du TCA, les livraisons d’armes des États membres de l’UE sont soumises aux obligations contenues dans les Règlements 258/2012[52], 2021/821[53] et dans la Position commune 2008/944[54]. Les deux règlements contiennent des obligations globalement identiques à celles du TAC contrairement à la Position commune qui, par exemple, interdit les transferts d’armes « susceptibles de provoquer ou de prolonger des conflits armés ou d’aggraver des tensions ou des conflits existants dans le pays de destination finale »[55]. Les livraisons européennes ont parfois été analysées comme entrant en contradiction avec cette obligation, en ce sens qu’elles contribueraient à prolonger voire à aggraver le conflit en Ukraine en poussant les Ukrainiens à mettre fin aux négociations de paix engagées au début du conflit[56].

En outre, l’article 2(2) de la Position commune interdit le transfert d’armes vers un État non respectueux des droits de l’homme. Or, des violations graves des droits de l’homme ont été reprochées à la partie ukrainienne dans le Donbass depuis 2014[57]. S’il était prouvé que ces violations sont de même nature et de même ampleur que celles commises par l’Arabie saoudite au Yémen, on pourrait suivre la jurisprudence du Conseil d’État belge qui, sur le ce fondement, avait décidé en 2019 et 2020 de suspendre plusieurs licences d’exportations d’armes vers l’Arabie saoudite[58]. Une telle conclusion aurait cependant pour faiblesse majeure d’être fondée sur des « obligations » issues d’un instrument d’harmonisation davantage politique que juridique, à l’exception des cas où il est transposé en droit interne[59]. Quoi qu’il en soit, la licéité des transferts doit encore être confrontée aux interdictions subsidiaires du TCA.

B. L’obligation subsidiaire de prohibitions conditionnelles des exportations

Dans la logique du TCA, dès lors qu’une exportation d’armes n’est pas interdite en vertu des prohibitions absolues, elle est en principe licite. Subsidiairement cependant, l’État exportateur est tenu de procéder à une évaluation préalable des « risques prépondérants » que les transferts contribuent à la commission de violations du DIH, du DIDH ou des crimes internationaux (1). En outre, l’État exportateur doit s’assurer que les livraisons n’encourent pas des risques de détournement ou qu’elles ne contribuent pas à porter atteinte à la paix et à la sécurité internationales (2).

1. L’obligation d’évaluation de la prépondérance des risques de contribution des transferts à la commission d’infractions graves du droit international

Contrairement aux obligations de l’article 6(3), celles de l’article 7 sont structurées autour d’une logique non prohibitive reposant sur l’évaluation des risques. En effet, elles n’interdisent les livraisons que si l’État exportateur a connaissance de l’existence d’un « risque prépondérant » que les armes servent à commettre des violations du DIH, du DIDH, des actes de terrorisme ou des crimes organisés, et seulement si ce risque peut être atténué par l’adoption de mesures. De ce point de vue, les livraisons à l’Ukraine sont licites si l’évaluation des risques est faite et s’il est conclu que les risques identifiés à l’article 7 ne peuvent pas se matérialiser.

Concernant l’évaluation des risques que les armes livrées contribuent à la commission de violations du DIH ou du DIDH, elle doit être « objective et non-discriminatoire », et tenir compte des facteurs tels que la nature, quantité et qualité des armes, leur usage normal et raisonnablement prévisible, la situation de l’État acquéreur, ses intentions et ses antécédents en matière de respect du DIH et DIDH, l’utilisateur final prévu ainsi que les acteurs impliqués[60]. En ce qui a trait aux transferts en Ukraine, rien n’indique que les États fournisseurs n’ont pas procédé à l’évaluation requise sous le TCA. Mais cela n’est pas suffisant car aussi bien les faits remontant à 2014 que ceux rapportés depuis février 2022, suggèrent que ces risques existent. En effet, outre les violations graves du DIH précédemment évoquées, de nombreuses violations du DIDH remontant à 2014 sont reprochées aux forces armées ukrainiennes, à savoir des traitements inhumains et dégradants à l’égard de civils ukrainiens présentés comme des traitres ou de connivence avec la partie russe[61].

Pour ce qui est de l’éventualité que les armes livrées contribuent ou facilitent ces violations, elle ne saurait s’interpréter stricto sensu comme signifiant que les armes livrées pourraient être utilisées directement pour commettre les violations. Contrairement à l’article 6(3), la contribution même indirecte mais significative à la violation est ici suffisante. Autrement dit, il y a contribution à la violation lorsque, par exemple, les armes livrées sont susceptibles de permettre de faire des prisonniers de guerre qui vont ensuite être torturés ou sommairement exécutés par d’autres moyens[62]. Il est difficile de dire si de tels risques existent concernant l’Ukraine.

En tous les cas, les États fournisseurs à l’Ukraine ont pris la mesure des risques et adopté des mesures d’atténuation, conformément à l’article 7(2). La première mesure consiste dans l’émission de certificats d’utilisateurs finaux que les États fournisseurs ont nécessairement fait signer à l’Ukraine. Cela devrait surtout servir par exemple à exclure des récipiendaires, les bataillons ukrainiens accusés de violations graves de DIH/DIDH et qui semblent échapper au contrôle du gouvernement ukrainien[63]. La seconde forme de mesure tient en des engagements que l’UE a fait prendre à l’Ukraine en matière d’emploi des armes livrées. Ainsi, en vertu de l’article 3 de la Décision d’assistance militaire de l’UE à l’Ukraine, il est prévu que

le haut représentant conclut les arrangements nécessaires avec le bénéficiaire pour s’assurer que celui-ci respecte le droit international, en particulier le droit international relatif aux droits de l’homme et le droit international humanitaire » prévoyant même « la suspension et [la] cessation du soutien apporté au titre de la mesure d’assistance s’il est constaté que le bénéficiaire manque aux obligations visées au paragraphe 1[64].

Enfin, on peut noter l’engagement des autorités ukrainiennes – sans doute sous la pression des fournisseurs – à poursuivre et sanctionner les soldats ukrainiens auteurs de violations graves du DIH ou du DIDH[65].

Reste désormais à évaluer la persistance d’un risque « prépondérant » (« overriding risk ») (article 7(3)) que les armes livrées contribuent ou facilitent les violations en dépit des mesures prises. Le TCA n’ayant pas fixé un seuil clair du risque prépondérant, cela donne lieu à des interprétations subjectives. Il semble cependant inutile de s’y attarder dès lors que les mesures d’atténuation adoptées par les États fournisseurs apparaissent suffisantes pour l’heure à éviter que les livraisons contribuent aux violations. Il n’y a vraisemblablement pas d’illicéité au chapitre de l’article 7(1)(b) du TCA. Pourrait-on dire autant de l’article 7(1)(a) ?

2. L’obligation de prévention des risques d’atteinte à la paix et la sécurité internationales

La première forme de risque que font peser les transferts sur la paix et la sécurité internationales s’expriment en termes de détournement, c’est-à-dire, la dissémination des armements vers le marché illicite ou pour un usage final non autorisé, ou encore à destination d’utilisateurs finaux non autorisés, notamment aux fins de la commission de crimes internationaux[66]. Il est à craindre en effet que l’importante quantité d’armes et de munitions transférée à l’Ukraine finisse entre de mauvaises mains notamment terroristes ou criminelles[67] quand on sait que l’Ukraine a été l’un des centres névralgiques du trafic d’armes illicites dans la période post guerre froide, trafic qui aurait alimenté les guerres de Sierra-Leone, Libéria et d’Afghanistan[68]. Les dirigeants de l’UE et de l’OTAN ont eux-mêmes exprimé des inquiétudes à ce sujet. Le directeur d’Europol a ainsi affirmé : « We should be alarmed and we have to expect these weapons to be trafficked not only to neighbouring countries but to other continents »[69]. Motif supplémentaire d’inquiétude, la dissémination des lance-missiles portables sol-air (MANPADS) tels que les Stingers envoyés en quantité à l’Ukraine (1400 par les États-Unis), utilisés dans 80 % des attaques terroristes contre l’aviation civile[70], pourrait menacer gravement la sécurité de l’aviation civile.

Au regard de ces risques, un devoir de prudence voire d’interdiction des transferts est imposée aux États fournisseurs. Aussi bien le Protocole des NU relatif aux armes à feu[71] que le Règlement 258/2012 de l’UE (article 10(1(c)) exigent des États fournisseurs qu’ils préviennent et anticipent les risques de détournement d’armes (article 11 lu conjointement avec l’article 6(2) du TCA). Pour sa part, le TCA demande aux États d’interdire l’exportation si la prévention du détournement est impossible (article 11(2)). Ainsi l’UE[72] et Europol[73] ont institué des mécanismes spéciaux de contrôle du trafic illicite d’armes provenant de l’Ukraine tandis que les États-Unis renforcent leur mécanisme End Use Monitoring[74]. Les risques demeurent malgré tout préoccupants, car à en croire la ministre de l’Intérieur tchèque, des armes transférées à l’Ukraine sont déjà tombées entre de mauvaises mains[75]. Le président nigérian a également déclaré récemment que des armes livrées en Ukraine sont déjà utilisées par des groupes terroristes dans le bassin du lac Tchad[76].

Les livraisons à l’Ukraine peuvent se heurter également à l’interdiction plus directe des transferts qui « contribuerai[en]t ou porterai[en]t atteinte à la paix et à la sécurité » (article 7(1)(a)). On est en présence d’une règle de due diligence du droit international général déductible de l’article 2(4) de la Charte opposable à tous les États. Concernant l’Ukraine, l’une des craintes majeures pour la paix et la sécurité internationales serait l’usage d’armes livrées par un pays occidental pour attaquer directement le territoire russe. Cela pourrait avoir pour effet d’élargir le conflit armé. Les risques sont réels puisque les forces armées ukrainiennes ont attaqué quelques fois le territoire russe, avec cependant des drones TU-141 de fabrication soviétique[77]. Dès lors, la licéité des livraisons s’analysera selon la nature des armes livrées, les armes légères emportant moins de risques que les armes lourdes. C’est pourquoi l’administration américaine refuse de fournir à l’Ukraine des drones avancés[78], des systèmes de roquettes[79] ou des missiles Himars de portée supérieure à 80 kilomètres ; d’ailleurs pour les 16 Himars livrés et toutes les autres armes lourdes, le Secrétaire d’État Blinken a déclaré, en juin 2022, que les États-Unis ont reçu des assurances de non-emploi contre le territoire russe[80]. Les HIMARS livrés auraient même été secrètement modifiés par les Américains à cette fin[81]. Aussi, l’Allemagne s’est-elle longtemps refusée à livrer ses chars blindés de combats les plus modernes (Léopard 2) à l’Ukraine[82].

Toutes ces précautions ne paraissent pas suffisantes à dire pour le moment que les livraisons occidentales ne menacent pas la paix et la sécurité internationales. Mais tout cela reste encore à être confirmé par une analyse de licéité à l’aune des obligations du droit international général.

II. Les livraisons d’armes tombant sous le coup de l’illicéité en vertu du droit international général

L’étude de la licéité s’appuie cette fois-ci sur un dénominateur commun d’obligations s’imposant à tous les États fournisseurs aux parties au conflit, y compris les États non-parties au TCA, en vertu de diverses règles du droit international général. Cependant, on ne peut s’empêcher de relever d’emblée que les illicéités qui frappent les fournitures aux deux récipiendaires sous cet empire, ne sont pas toujours de même nature ni de même portée. Par souci de clarté, il paraît préférable de traiter séparément des illicéités découlant des obligations impératives du droit international (A) et des conséquences que les transferts peuvent avoir pour les fournisseurs en vertu des règles générales du droit international (B).

A. Les transferts portant atteinte aux obligations impératives du droit international général

Au chapitre des obligations du droit international général, deux formes d’illicéités sont identifiables dans les livraisons d’armes à la Russie et à l’Ukraine. Les livraisons peuvent en effet remettre en cause l’interdiction du recours à la force et de l’agression contre un État (1) tout comme les violations graves du DIH et du DIDH commises par les différentes forces armées sont de nature à rendre illicites les livraisons d’armes en vertu de l’article 1 commun aux Conventions de Genève (CG) (2).

1. Les illicéités découlant de manquements à l’interdiction du recours à la force

En ce qui concerne, d’abord, la Russie, du fait de son agression continue contre l’intégrité territoriale ukrainienne, toute livraison d’armes en sa faveur viole systémiquement plusieurs obligations internationales dont l’interdiction coutumière d’aider un État à commettre ou maintenir une situation de violation grave d’une règle de jus cogens. Cette illicéité découle de la lecture combinée de l’article 2(4) de la Charte et de l’article 41(2) du Projet d’articles de la Commission de droit international (CDI). En effet, aux termes de l’article 41(2), « aucun État ne doit reconnaître comme licite une situation créée par une violation grave du droit au sens de l’article 40, ni prêter aide et assistance au maintien de cette situation »[83]. L’interdiction de l’agression est pourtant constitutive d’une règle de jus cogens[84]. Idem de certaines règles fondamentales du DIH[85]. Or, l’Assemblée générale de l’ONU a établi que la Fédération de Russie commet une agression depuis le 24 février 2022[86] et qu’elle est à l’origine de plusieurs violations graves du DIH.

En faisant intervenir ses forces armées sur le territoire ukrainien le 24 février pour en conquérir certaines parties, la Russie a commis une agression armée[87], celle-ci étant définie comme « l’emploi de la force armée par un État contre la souveraineté, l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique d’un autre État »[88]. Cette violation est flagrante et systématique, répondant ainsi aux conditions d’une violation grave d’une règle de jus cogens (article 40(2) du Projet d’articles). La flagrance vient de ce que l’agression russe était d’une forte intensité par l’importance des forces engagées et des dommages causés, mais également de ce qu’elle procédait d’une intention délibérée d’annexer des territoires ukrainiens et de désarmer les forces armées ukrainiennes. Quant à la systématicité de la violation, elle réside dans le caractère méthodique et organisé de l’agression. Par ailleurs, cette violation grave du principe de non-agression ne trouve à se justifier dans aucun des titres d’exception à la règle, ce, en dépit des tentatives de justification russe.

En outre, d’après la CDI « il est difficile d’imaginer qu’un État puisse ne pas avoir remarqué une violation grave commise par un autre »[89] ; dès lors les États fournisseurs avaient sans doute connaissance des violations graves russes. Partant, les livraisons d’armes ex post facto fournies par l’Iran, la Corée du Nord, la Biélorussie ou éventuellement par la Chine à la Russie depuis le 24 février s’analysent indiscutablement en des violations du droit international puisqu’elles constituent des aides et assistance au maintien de l’agression russe et de ses conséquences que sont l’occupation territoriale du Donbass[90] et la continuation des violations du DIH et du DIDH. L’Iran s’est défendue de toute illicéité en expliquant que ses livraisons sont intervenues bien avant le déclenchement du conflit. Si tel était effectivement le cas, elle n’aurait commis aucune violation au titre de l’article 41(2).

En ce qui concerne les fournitures d’armes à l’Ukraine, il se pose la question de savoir si celles-ci pourraient être considérées comme une forme d’agression ou de recours à la force contre la Russie par les fournisseurs occidentaux. La CIJ a eu l’occasion de répondre à une question similaire lorsqu’elle a conclu que la fourniture d’armes et d’assistance logistique à des groupes rebelles par un État n’équivalait pas à une agression armée contre un autre État, mais plutôt une menace ou un emploi de la force ou une intervention dans les affaires intérieures, sous réserve de la question de savoir si le soutien militaire se justifie par l’exercice du droit de légitime défense[91]. Par un raisonnement a fortiori on pourrait dire que les fournitures d’armes aux forces armées régulières d’un État constituent prima facie une menace ou un emploi de la force contre la Russie, sauf que les armes livrées visent à aider l’Ukraine à exercer sa légitime défense contre l’agression russe[92]. Il n’y a donc pas d’illicéité, même si les récentes attaques ukrainiennes contre le territoire russe peuvent poser des questions, surtout si des fournitures occidentales y ont aidé. Dans tous les cas, la légitime défense ne saurait justifier la violation d’obligations de nature humanitaire.

2. Les illicéités découlant de la violation de l’obligation de « respecter et de faire respecter » le DIH

L’existence d’un CAI en Ukraine[93] signifie que l’ensemble des règles du DIH peuvent être mobilisées dans l’analyse de la licéité des fournitures d’armes aux puissances belligérantes. Il en est ainsi en particulier de l’article 1 commun aux CG qui dispose que « les Hautes Parties contractantes s’engagent à respecter et à faire respecter la présente convention en toutes circonstances ». Cela implique concrètement, selon les plus récents commentaires du CICR, « que les Hautes Parties contractantes s’abstiennent de transférer des armes si l’on peut s’attendre, sur la base de faits ou de la connaissance de tendances, actuelles ou passées, à ce que ces armes puissent être utilisées pour violer les Conventions »[94]. Au fond, cette obligation coutumière erga omnes[95], fait dépendre la licéité des fournitures d’armes de la constatation non pas d’une absence de violations du DIH par l’État acquéreur, mais bien d’un respect total du DIH ; ce qui élève le niveau de contrainte comparativement au TCA, d’autant que la contribution à la violation est indépendante de l’intention effective du fournisseur[96].

Si l’on applique cet article 1 commun aux livraisons d’armes à la Russie, la question qui se pose est de savoir si les forces armées russes sont respectueuses du DIH. Plusieurs rapports d’organismes internationaux les accusent d’attaques indiscriminées, disproportionnées et sans précaution ayant causé de nombreuses victimes civiles ukrainiennes[97]. Les nombreuses attaques par ogives à sous-munitions (Tochka-U) en milieu d’habitation civile ont causé 65 morts et 148 blessés civils entre mars et fin mai 2022[98]. Au total, les bombardements russes auraient causé la destruction ou la dégradation de 182 établissements de santé, 230 établissements scolaires et universitaires, 34 lieux de culte ainsi que de nombreuses maisons d’habitation dans les régions de Donetsk, Chernihiv, Karkiv, Kyiv et Luhansk[99]. Sont également constatés des crimes de guerre, tels la torture et l’exécution sommaire de civils[100], des allégations d’usage de boucliers humains[101] ou encore des disparitions forcées d’activistes ou de journalistes « pro-ukrainiens »[102]. Dans la seule région de Kyiv, il a été dénombré plus de 1200 corps civils[103]. Plus récemment, les forces armées russes se livrent à des attaques délibérées contre des infrastructures énergétiques civiles au moyen des drones suicides Sahed-136[104]. Il reste cependant à prouver que les fournisseurs d’armes à la Russie ont eu connaissance de ces violations au moment des livraisons. Si tel était le cas, on en conclurait, en vertu de l’article 1 commun, que les transferts d’armes postérieurs à ces constatations sont illicites soit parce qu’elles ont été directement utilisées pour commettre des violations à l’instar des drones iraniens, soit parce qu’elles ont pu aider ou faciliter ces violations.

L’article 1 commun est aussi applicable aux livraisons à l’Ukraine notamment à celles des États fournisseurs non-parties au TCA échappant à l’application des articles 6 et 7. Comme cela a déjà été précédemment établi, même si elles ne sont pas de même nature ni de même ampleur, des violations graves du DIH ont aussi été reprochées aux forces armées ukrainiennes au cours du CAI. Si l’on s’en tient par conséquent au critère positif d’appréciation du respect du DIH imposé par l’article 1, on ne saurait conclure à la licéité des livraisons faites en faveur de l’Ukraine.

Enfin, l’interdiction spécifique du transfert de certaines armes non régies par le TCA (nucléaires, chimiques, biologiques) peut engendrer des illicéités. La Russie a ainsi accusé les États-Unis d’avoir fourni des armes de destruction massive à l’Ukraine, ce qu’a démenti le Bureau des affaires du désarmement des NU[105]. Quoi qu’il en soit, la fourniture d’armes même classiques modifie les rapports entre parties belligérantes et les États fournisseurs.

B. Les conséquences juridiques pour les États fournisseurs des transferts illicites d’armes

Le principal enjeu de l’étude de la licéité des fournitures d’armes aux parties au conflit en cours en Ukraine réside dans les conséquences juridiques et politiques qui pourraient en être tirées par les différents protagonistes. Ainsi, en théorie l’illicéité de la fourniture d’armes pourrait engager la responsabilité internationale des États fournisseurs (2). Aussi, vis-à-vis des parties belligérantes, les livraisons mêmes licites pourraient servir d’argument à contester la neutralité des fournisseurs voire à les considérer comme « cobelligérants » (1).

1. La violation de l’obligation de neutralité

La neutralité est à la fois un principe de DIH et de droit international général. Dans le jus in bello, c’est un statut régissant les rapports entre un État non-partie à un CAI et les parties belligérantes. Instituée par les Conventions V et XIII de La Haye[106] mais aussi par les Conventions de Genève et leur premier Protocole additionnel, la neutralité se définit sommairement comme « la situation d’un État qui, en présence d’une guerre entre deux ou plusieurs États, s’abstient d’assister l’un ou l’autre des belligérants et conserve à leur égard une attitude d’impartialité »[107]. En DIH, la neutralité apparaît comme un statut systématique obligatoire pour tous les États non-parties à un CAI[108], sa violation entrainant des représailles ou des contre-mesures. L’existence d’un CAI entre l’Ukraine et la Russie et le fait que ceux-ci soient tous parties aux Conventions de La Haye (condition si omnes) permet l’applicabilité du statut de neutre à tous les autres États. À ce titre, trois obligations du statut de Puissance neutre se trouvent violées par les livraisons d’armes aux deux parties belligérantes. D’abord, en livrant et en laissant transiter des armes à destination de l’Ukraine, tout en imposant des embargos militaires sur la Russie, les États membres de l’UE et de l’OTAN méconnaissent l’interdiction des livraisons d’armes et de munitions en faveur d’une partie belligérante (articles 7, 8 et 9 de la Convention V).

Au sens du DIH, le soutien à un État victime d’agression ne justifie pas ces livraisons[109]. Les États fournisseurs d’armes à la Russie violent également leur obligation de neutre à ce titre. Ensuite, la neutralité interdit au Canada et au Royaume-Uni[110] de former des corps de combattants ukrainiens sur leur territoire au profit des belligérants (article 4, Convention de 1907). De même, la fourniture de renseignements américains à l’armée ukrainienne[111] contrevient à leur statut de puissance neutre (articles 3 et 5, Convention de 1907). Enfin, le droit de passage octroyé par la Biélorussie aux soldats russes est contraire à ses obligations d’État neutre (articles 2 et 5, Convention de 1907). Ces violations privent les États fournisseurs du bénéfice de l’inviolabilité de leur territoire (article premier, Convention V). L’Ukraine et la Russie peuvent ainsi exercer chacun un droit de suite[112] ou adopter des mesures de rétorsions (non militaires) contre les États fournisseurs d’armes à l’autre partie[113]. Ils ont fait valoir ce dernier droit respectivement à l’égard de l’Iran[114] et des États occidentaux[115].

Appréhendée au sens du jus ad bellum, la neutralité désigne le fait d’être un « État non partie à un conflit »[116] qui, pendant que d’autres se font la guerre, demeure en paix avec chacun des belligérants[117]. La neutralité est ici facultative, sauf si le Conseil de sécurité en décide autrement dans le cadre du chapitre VII de la Charte[118]. Partiellement désuète[119], elle est désormais valable seulement lorsque le système de sécurité collective des NU a échoué[120], comme c’est le cas en l’espèce, puisque la Russie a opposé son véto au projet de résolution du Conseil de sécurité portant qualification de son agression. C’est pourquoi les États peuvent choisir de soutenir la partie qu’ils estiment victime d’agression en lui fournissant de l’armement sans pourtant devenir des parties au conflit[121].

Les obligations de Puissance neutre ont cependant été respectées par quelques États dont la Suisse et l’Autriche, États neutres permanents. La Suisse a refusé les demandes allemandes et danoises de livrer à l’Ukraine des missiles et des chars Piranha III de fabrication suisse. Pour le Conseil fédéral suisse « les exportations de matériel de guerre de provenance suisse à destination de l’Ukraine ne peuvent être autorisées en raison de l’égalité de traitement découlant du droit de la neutralité »[122]. L’Autriche n’a pas non plus souhaité fournir des armes à l’Ukraine, par obligation de neutralité[123]. La Hongrie, quant à elle, n’a pas seulement refusé de livrer des armes à l’Ukraine, elle s’est aussi opposée au passage par son territoire d’armes destinées à l’Ukraine[124].

En tout état de cause, ni la Russie ni l’Ukraine ne peuvent, à l’étape actuelle invoquer une certaine « cobelligérance » contre les États fournisseurs, faute de participation directe aux hostilités de la part de ces derniers[125]. Mais cela n’empêche pas le possible engagement de la responsabilité internationale des États fournisseurs.

2. L’application du droit de la responsabilité internationale

Les livraisons illicites pourraient engager deux formes de responsabilité internationale des États fournisseurs puisque tout fait internationalement illicite de l’État engage sa responsabilité internationale[126]. Au titre, d’abord, de la responsabilité pour leurs propres faits, les États fournisseurs d’armes pourraient avoir méconnu plusieurs obligations leur interdisant de livrer des armes aux parties belligérantes russes et ukrainiennes comme cela a déjà été démontré (article 1 commun aux CG, Résolution 1718, article 2(4) de la Charte, obligations du TCA et du droit européen). Ces possibles violations sont en principe imputables aux États fournisseurs, puisque l’octroi des autorisations d’exportation d’équipements de défense est partout une compétence nationale exclusive[127]. D’ailleurs, dans certains cas, les armes fournies à l’Ukraine ont été prélevées dans les stocks des armées nationales des États fournisseurs. En somme, ces faits illicites directement imputables aux États fournisseurs d’armes aux parties belligérantes pourraient engager leur responsabilité internationale.

De plus, conformément à l’article 16 du Projet d’articles sur la responsabilité de l’État, un État fournisseur d’armes peut voir sa responsabilité engagée, pour aide et assistance ayant facilité la commission d’un fait illicite par l’État récipiendaire. En effet, comme le notent des experts du Haut-Commissariat, la fourniture d’armes à une partie belligérante auteur de violations du DIH ou du DIDH « peut être considéré[e] comme une forme de complicité dans la commission de faits internationalement illicites, ce qui représente une violation du droit international »[128]. Ce principe général de responsabilité dérivée diffère de la responsabilité des États fournisseurs pour violations des obligations primaires découlant des articles 6(3) et 7 du TCA ou de l’article 1 commun aux CG. Au sens de l’article 16, ce sont plutôt les faits illicites commis par les parties belligérantes russe et ukrainienne qui servent de base à la responsabilité des États fournisseurs. Ainsi, l’agression russe contre l’Ukraine, les crimes de guerre, les violations graves des CG et des droits de l’homme commises par la Russie et l’Ukraine pourraient théoriquement engager la responsabilité des États qui leur ont fourni des armes même si celles-ci n’y ont aidé que de façon non essentielle[129]. C’est dans ce sens que le ministre ukrainien des affaires étrangères accuse l’Iran de « complicité dans les crimes de la Russie contre l’Ukraine »[130] en raison de l’emploi par la Russie des drones suicides iraniens contre ses infrastructures civiles. Toutefois, comme le précise la CDI, pour que la piste de la responsabilité au sens de l’article 16 prospère, « les circonstances de chaque espèce doivent être examinées soigneusement en vue de déterminer si l’État concerné, en apportant son aide, savait qu’il facilitait la commission d’un fait internationalement illicite et entendait la faciliter »[131]. Dans le cas d’espèce, cet élément d’intentionnalité reste à prouver.

Par ailleurs, les besoins d’exercice de légitime défense de l’Ukraine contre l’agression russe ne pourraient exclure les potentielles illicéités des livraisons occidentales que si la légitime défense était collectivement exercée (exclusion faite des illicéités découlant de violations d’obligations de nature humanitaire). Bref, toute illicéité devrait entrainer la suspension, la restriction voire l’interdiction des fournitures d’armes aux parties belligérantes comme l’avaient fait l’Allemagne, la Belgique, le Danemark, la Finlande, l’Italie, les Pays-Bas, et le Royaume-Uni à l’égard de l’Arabie saoudite[132].

***

L’issue de cette étude peut laisser le lecteur sur sa soif, tant elle crée un sentiment d’insatisfaction résultant de conclusions non tranchées sur la licéité des transferts d’armes. En effet, l’analyse des transferts à l’Ukraine a révélé de potentielles violations des articles 6 et 7 du TCA mais également de l’article 1 commun aux CG, eu égard aux risques que les armes transférées servent ou aident aux violations du DIH et du DIDH reprochées aux forces armées ukrainiennes par certains organismes internationaux. Ces illicéités restent cependant conditionnées par la preuve d’une « connaissance » de ces risques, de leur « prépondérance » ainsi que de l’« intention » des États fournisseurs de contribuer à leur réalisation. Concernant les risques d’atteinte à la paix et à la sécurité internationales, ainsi que les risques de détournement des armes et munitions livrées, ils sont pris au sérieux par les fournisseurs occidentaux qui ont adopté des mesures préventives dont l’efficacité reste à vérifier dans le temps. Pour ce qui est des transferts d’armes à la Russie, bien que non soumis au TCA, ils violent le droit international général notamment l’interdiction d’aider au maintien d’une situation constitutive d’une violation grave du jus cogens, en l’occurrence l’agression de l’Ukraine. En outre, en raison des graves violations du DIH et du DIDH attribuées aux forces armées russes et affiliées, les transferts d’armes à la Russie violent également l’article 1 commun aux CG sous les mêmes réserves précédemment évoquées. Quant à la violation du statut de neutre au sens du jus in bello, elle est commune aux États fournisseurs d’armes à l’Ukraine et à la Russie ce qui rend possible des contre-mesures ou représailles. Pour le reste, toutes ces violations peuvent engager la responsabilité internationale des États fournisseurs soit pour le fait des livraisons, soit au titre de la complicité par aide et assistance à des violations du droit international.

Après le Yémen, l’Ukraine constitue probablement le deuxième plus important cas d’application du TCA. Les approximations et les incertitudes des violations constatées confirment que le TCA reste un instrument perfectible.