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Le continent européen n’avait plus connu pareilles violences depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Tout débute lorsque la Crimée déclare son indépendance par le Parlement de Simféropol le 11 mars 2014 et conclut un accord avec Moscou afin d’entériner le rattachement au territoire russe, événement contesté par la communauté internationale[1]. Cette annexion est suivie quelques mois plus tard par une prise d’armes par les séparatistes prorusses dans la région du Donbass, initiative soutenue par Moscou[2]. Ces périodes de guerres aboutissent à un accord de paix signé à Minsk en 2014, suivi d’un second accord l’année suivante, tous deux restés lettre morte[3]. En 2022, un tournant majeur s’opère dans ce conflit, lorsque le Parlement russe adopte une résolution afin de reconnaitre deux territoires de l’est de l’Ukraine – à savoir les Républiques populaires de Donestsk et de Lougansk – en tant qu’États indépendants. Quelques jours plus tard, le président russe, Vladimir Poutine, signe deux décrets reconnaissant cette indépendance et ordonne aux forces armées russes de « maintenir la paix » dans ces deux régions[4], ordre qui fut approuvé par le Conseil de la Fédération de Russie[5]. C’est dans ce contexte que le matin du 24 février 2022, la Russie[6] se lance dans une opération militaire dite « spéciale » contre l’Ukraine, dans le prétendu but de mettre fin à l’agression armée perpétrée par l’Ukraine à l’encontre des Républiques populaires de Donestsk et de Lougansk[7]. Cette « opération militaire spéciale », malgré les diverses argumentations juridiques présentées par la Russie au Conseil de sécurité[8] des Nations unies, ou à la Cour internationale de justice[9], s’apparente en réalité à une offensive illicite de grande envergure[10] dont le but est de prendre la capitale ukrainienne, Kiev, et d’en renverser le gouvernement[11]. Le conflit russo-ukrainien est un conflit armé de nature internationale (CAI), dans la mesure où il oppose la Russie à l’Ukraine[12]. De par cette qualification, les différentes sources conventionnelles du droit international humanitaire (DIH) régissant les CAI sont d’application, notamment les quatre Conventions de Genève de 1949 (CG)[13], le Protocole additionnel I de 1977 (PA I)[14] et les Conventions de La Haye de 1907[15].

Le DIH, aussi appelé droit des conflits armés, ou jus in bello (droit dans la guerre) s’est construit autour de l’objectif de « restreindre pour des raisons humanitaires le droit des parties au conflit d’utiliser les méthodes et les moyens de guerre de leur choix ou protègent les personnes et les biens affectés ou pouvant être affectés par le conflit »[16]. Découlant de cette définition, les normes qu’il recouvre peuvent se diviser en deux volets principaux, à savoir, d’une part, la protection des personnes[17], et d’autre part, la limitation du choix des méthodes et moyens de guerre[18]. C’est ce dernier aspect que nous nous proposons d’analyser dans cette contribution à l’aune de la guerre russo-ukrainienne.

Dans ce contexte bien défini, notre propos s’articulera autour de deux axes. Le premier esquissera à grands traits les spécificités du conflit russo-ukrainien en termes d’armement (I). Le second axe proposera un panorama comparatif et synthétique des différentes armes utilisées pendant le conflit – que ces dernières soient anciennes ou nouvelles – en veillant à proposer dans le même temps une analyse de la légalité de ces différentes armes au regard du droit international humanitaire et plus particulièrement, des limitations des méthodes et moyens de guerre (II).

I. Considérations sur les spécificités du conflit russo-ukrainien en termes d’armement

Force est de constater que le territoire ukrainien s’est transformé depuis plusieurs mois en un nouveau laboratoire en termes d’armement – caractérisé par une « combinaison tactique interarmes »[19] – où armes d’anciennes manufactures et de nouvelles générations se côtoient. En effet, si certains de ces moyens de guerre ne sont pas nouveaux, par exemple les armes à sous-munitions ou encore, les missiles thermobariques[20], d’autres armes s’apparentent à une nouvelle génération d’armement, comme les missiles hypersoniques Zircon, Kinjal et Avangard ou les drones autonomes[21]. Il importe de voir si et comment ces nouvelles technologies utilisées dans le conflit russo-ukrainien sont à même de bouleverser les principes cardiaux gouvernant la conduite des hostilités et, plus généralement, le droit humanitaire[22]. À cet égard, il nous semble nécessaire de retracer – bien que trop brièvement – les limitations ratione conditionis encadrant les méthodes et moyens lors d’un conflit armé[23].

Selon le droit des conflits armés, certaines armes sont interdites en raison de leur nature, donc en toutes circonstances[24], sans considération de l’utilisation qui en est faite, alors que d’autres ont seulement un usage limité[25]. Ainsi, le DIH peut tant interdire ou circonscrire l’usage de ces armes de manière générique, c’est-à-dire, sans les nommer, en fonction de leurs effets, ; tout comme il peut le faire de manière spécifique, en visant une arme précise nommément désignée[26]. Si une arme n’est pas interdite ou limitée de manière spécifique, les limitations génériques jouent un rôle garde-fous pour toutes les armes qui ne seraient pas réglementées[27]. Ainsi, le DIH reconnait l’interdiction de certaines armes, sans les nommer explicitement, si ces dernières (1) causent des maux superflus ou rendent la mort inévitable[28], (2) ont des effets indiscriminés[29], (3) portent gravement atteinte à l’environnement[30]. Comme le souligne M Sassòli, l’avantage d’établir des règles générales qui seraient applicables à l’utilisation de toutes les armes est qu’une telle approche englobe également les futures armes « without the need to formulate new rules »[31]. Les nouveaux missiles hypersoniques et autres drones autonomes utilisés lors du conflit russo-ukrainien, bien que non réglementés expressément, s’inscrivent dans ce continuum, et doivent se soumettre aux interdictions et limitations génériques déjà existantes. À l’inverse, le fait d’exclure, ou de limiter de manière spécifique, une arme présente également ses propres bénéfices :  

it is easier to monitor the prohibition’s respect, and, if combined with a peacetime prohibition on their development, possession and transfer, it is less likely to be violated because those who fight cannot misuse weapons that are not available to them[32].

Pour autant, les règles édictées dans les différents traités, protocoles et conventions ne lient que les États qui sont partie auxdits documents[33], moyennant les éventuelles réserves ou autres déclarations que ces États auraient pu faire lors de la ratification[34]. Ces considérations sont importantes, d’autant plus que les hostilités en Ukraine offrent une vitrine médiatique pour la promotion de l’utilisation de ces armes[35]. Les armes thermobariques, par exemple, ne sont pas en tant que telles interdites par un traité international[36], ce qui semble assurer leur pérennité. En effet, le TOS-A1[37] se classe actuellement parmi les cinq meilleures ventes d’armes russes terrestres à l’étranger, et seule la Russie les produit actuellement[38]. Pourtant, comme nous le verrons, ces armes – telles qu’elles sont utilisées par les forces russes sur le territoire ukrainien – posent question[39].

Plus d’un an après le début des atrocités, il est de plus en plus évident que la Russie semble flirter avec les limites de la légalité, voire totalement enfreindre les obligations les plus élémentaires gouvernant la conduite des opérations[40], notamment au regard du choix des méthodes et moyens de guerre : que ce soit par l’usage de drones aux capacités de ciblage autonome ne nécessitant plus d’intervention humaine dans leur chaine de commandement[41], par le biais de l’utilisation d’armes indiscriminées en zone parfois peuplée de civils[42], ou encore au moyen d’armes pouvant causer des « maux superflus ou des souffrances inutiles », ou rendant la mort inévitable.

Afin de proposer une analyse de la légalité des différentes armes utilisées lors des hostilités en Ukraine, nous proposerons un tour d’horizon comparatif et synthétique du fonctionnement de ces armes, des circonstances de leur potentielle utilisation[43], et nos conclusions sur leur conformité avec les règles du DIH.

II. Les armes utilisées pendant le conflit russo-ukrainien au regard du droit international humanitaire et des limitations des méthodes et moyens de guerre

A. Les armes anciennes

1. Les armes thermobariques

Dans le conflit russo-ukrainien, bien que les parties aient majoritairement utilisé des armes conventionnelles classiques, il fut néanmoins reproché aux forces russes l’usage des bombes thermobariques[44]. En effet, depuis mars 2022, il semblerait que des armes du type TOS-1A[45] soient déployées dans diverses zones géographiques de l’Ukraine. Les territoires de la région de Kharkhiv, de Kherson et le front du Donbass sont principalement visés[46]. En juillet 2022, c’est la région du Louhansk qui est ciblée, afin de prendre le contrôle de la ville de Lysstchansk[47].

Provenant de la combinaison des termes grecs « thermos » (chaleur) et « baros » (pression)[48], ces bombes à vide utilisent l’oxygène dans l’air environnant afin de provoquer une réaction post-détonation violente. Le déclenchement de ces charges se fait en deux étapes : une première charge « vaporise un gaz hautement inflammable », suivi directement par une deuxième charge qui va enflammer le mélange thermobarique, l’oxygène présent est alors consumé instantanément[49]. S’ensuit « un effet de vide (pression négative), avant d’être relâché dans un souffle de feu qui s’immisce partout (pression positive) »[50].

La portée de ces bombes est d’envergure, dans la mesure où elle peut atteindre jusqu’à 300 mètres à partir du lieu de l’explosion[51]. Les personnes à proximité – de manière indiscriminée – subissent d’atroces souffrances, dans la mesure où ces bombes aspirent l’oxygène, y compris l’air contenu dans les poumons, et le relâchent dans un souffle chaud pouvant atteindre 3000 degrés[52]. En conséquence, ces personnes – si tant est qu’elles ne meurent pas immédiatement – subissent de graves lésions internes :

[l]es personnes proches du point d’ignition sont atomisées. Celles se trouvant en périphérie sont susceptibles de subir de nombreuses blessures internes, et donc invisibles, notamment des éclatements des tympans, des écrasements des organes de l’oreille interne, de graves commotions cérébrales, des ruptures des poumons et des organes internes, voire la cécité[53].

À l’aune de ces considérations, il nous semble pertinent d’analyser la légalité de ces armes au regard des normes du DIH. Bien que ces armes thermobariques ne soient pas visées explicitement par le DIH, il importe néanmoins de garder à l’esprit le Protocole (III) de la Convention sur les armes classiques[54], ainsi que l’application des principes généraux du droit des armes que nous allons appréhender dans les prochaines lignes.

À cet égard, le DIH interdit d’employer des armes, des projectiles et des matériaux de nature à causer des maux superflus ou à occasionner des souffrances inutiles[55]. Ce principe constitue une pierre angulaire indispensable à l’édification du droit international humanitaire[56], qui rappelle que le but de la guerre n’est pas de faire souffrir ni de torturer le combattant ennemi, mais bien de le mettre « hors de combat ». Ainsi, ces souffrances superflues sont définies par la Cour internationale de justice comme « supérieures aux maux inévitables que suppose la réalisation d’objectifs militaires légitimes »[57]. Il s’agit d’une conception « militariste » ou « utilitariste », selon laquelle il faut se baser sur l’avantage militaire concret. En ce sens, « le principe ne stipule pas qu’une cible légitime ne doit pas être attaquée parce qu’il pourrait en résulter de grandes souffrances »[58], il faut donc « mettre en balance la nature de la blessure ou l’intensité de la souffrance, d’une part, et la ‘nécessité militaire’ d’autre part, avant de déterminer s’il s’agit de maux superflus au sens où on l’entend à la guerre »[59]. Une autre position, découlant du principe d’humanité, est indépendante de l’objectif militaire et se rapporte uniquement aux dommages causés à la victime[60]. Dans cette approche, dite « médicale », la notion de souffrances inutiles ne dépend pas de ce qu’une armée jugerait profitable ou non en termes d’avantage militaire, mais plutôt de la détermination objective des maux subis par la victime[61]. Il semblerait que ce soit la conception militariste qui ait pris le pas dans la littérature[62]. La question demeure de savoir si cette interdiction est aussi d’application pour toute arme qui entrainerait des maux superflus, dans la mesure où bon nombre d’entre elles ont déjà été interdites expressément pour cette raison[63]. D’après les informations disponibles[64], les armes thermobariques provoqueraient à leurs victimes des lésions internes atroces et extrêmement douloureuses (pour rappel, l’onde de choc romprait notamment les organes afin de faire éclater les poumons)[65], la Russie disposant d’un large arsenal militaire, son utilisation semble en totale contradiction avec l’interdiction des maux superflus.

Au-delà de l’interdiction des « souffrances inutiles et des maux superflus », le DIH interdit dans le même prolongement d’idée les armes entrainant inévitablement la mort[66]. Cette règle fut néanmoins contestée dans la mesure où toute arme, dans ses conditions optimales, est censée entrainer la mort[67]. Pour autant, cette règle ne vise pas à

interdire l’emploi de n’importe quelle arme. Elle signifie simplement que le but de la guerre est non de tuer l’adversaire, mais de le mettre hors de combat ; dès lors, une arme dont l’emploi aboutit nécessairement à tuer tous ceux qu’elle atteint dépasse manifestement ce but[68].

Cette interdiction ne viserait donc que les armes dont l’emploi aboutit nécessairement à tuer tous ceux qu’elles atteignent[69]. De par leur fonctionnement, les bombes thermobariques – qui ravagent des centaines de mètres carrés en une microseconde[70] – constituent des armes qui rendent la mort inévitable[71], et de ce fait, sont illégales en tant que telles, peu importe l’utilisation qui en est faite. En effet, d’après la promotion qui en est faite par le ministère de la Défense russe :

même dans les tranchées et les abris, il est impossible de se cacher […] : après qu’un projectile de 200 kg ait atteint sa cible, le mélange thermobarique se disperse dans l’air et explose sous une pression énorme […]. Même les armures en acier fondent dans une telle fournaise[72].

Si ces descriptions s’avèrent exactes, de telles armes sont manifestement contraires à l’esprit de Saint-Pétersbourg[73].

Par ailleurs, les armes qui ont des effets indiscriminés sont interdites par le droit des conflits armés[74]. Seuls les combattants et les objectifs militaires constituent des cibles licites. Partant de ce constat, toutes les armes de nature à causer des effets indiscriminés (article 51 § 4 du PA I) sont interdites[75]. Une arme est considérée comme ayant des effets indiscriminés lorsque, par sa nature, elle ne peut être dirigée contre un objectif militaire précis ou dont les effets ne peuvent être limités à un objectif militaire précis[76]. Les bombes thermobariques entrent également incontestablement dans cette interdiction. Comme le souligne le ministère de la Défense russe, les projectiles thermobariques « peuvent couvrir une zone allant jusqu’à 40 000 mètres carrés tout en détruisant des véhicules et fortifications »[77]. Les revues spécialisées en armement confirment ces effets, ces bombes produisent des ondes de pression capables de traverser les couloirs, de se propager à travers tous les obstacles[78]. Elles frappent dès lors indistinctement les objectifs militaires et les personnes civiles et biens de caractère civil.

2. Les armes à sous-munitions

Il est vrai que les Protocoles additionnels aux Conventions de Genève posent des limites aux méthodes et moyens de guerre qui peuvent être utilisés lors d’un conflit armé. Pour autant, il est impossible d’y trouver des interdictions ou limitations d’armes de manière spécifique, c’est-à-dire nommément désignée. En effet, c’est au moyen d’accords internationaux ad hoc que les États interdisent ou limitent l’usage de certaines armes. On distingue ainsi les armes dont l’emploi est spécifiquement interdit, comme les balles explosives[79], les balles qui s’épanouissent ou s’aplatissent facilement dans le corps humain – dites balles « dum dum »[80] – les armes blessant par des projectiles non localisables[81], les mines antipersonnel[82], les armes biologiques[83] et les armes chimiques[84], ou encore les armes à sous-munitions et les armes dont l’emploi est spécifiquement limité, comme les armes incendiaires[85] ou les armes à laser aveuglantes[86].

Cette catégorisation est importante, dans la mesure où la Russie est également accusée d’avoir utilisé des armes à sous-munitions sur le territoire ukrainien. Ces armes à sous-munitions, aussi appelées « cluster munitions »[87], sont conçues pour exploser en dispersant des sous-munitions en grand nombre sur de vastes zones[88]. Composées d’un conteneur, elles contiennent une munition mère, laquelle s’ouvre en l’air et disperse une dizaine à plusieurs centaines de sous-munitions – les bombettes – qui sont des charges explosives venant s’écraser dans une vaste zone géographique[89]. Ces sous-munitions ne sont pas guidées, de sorte qu’il est impossible de déterminer l’endroit exact où elles vont exploser, ni même le moment de l’explosion[90]. Une fois déployées, elles ne peuvent être dirigées contre un objectif militaire précis et leurs effets ne peuvent être limités à la cible militaire désignée. Elles présentent dès lors un énorme risque pour les civils, dans la mesure où ces munitions peuvent être déviées par différentes conditions météorologiques, mais aussi, par le fait que 10 à 40 % de celles-ci n’explosent pas directement, et constituent de ce fait, des restes d’explosifs de guerre, disséminés sur de larges zones du conflit[91].

Selon le rapport Cluster Munition Monitor 2022[92], une utilisation régulière d’armes à sous-munitions par les forces russes a été recensée, causant de la sorte des préjudices prévisibles et durables aux civils ukrainiens. D’après Human Rights Watch (HRW), des centaines d’attaques russes utilisant des armes à sous-munitions ont été documentées, signalées ou dénoncées dans au moins dix des vingt-quatre oblasts de l’Ukraine[93].

En droit des conflits armés, l’emploi des armes à sous-munitions est interdit[94], de manière spécifique, par la Convention sur les armes à sous-munitions du 30 mai 2008 (Convention d’Oslo), entrée en vigueur le 1er aout 2010[95]. Ni la Russie ni l’Ukraine n’y sont parties[96]. Il ne faut pas pour autant en déduire que cette interdiction ne leur est pas applicable. Les armes à sous-munitions, de par leur nature, sont des armes à effets indiscriminés. À cet égard, une enquête menée par HRW en mai et juin 2022 révèle que les forces russes ont déployé des armes à sous-munitions qui ont frappé des habitations, des parcs, ainsi qu’une clinique et un centre culturel[97]. Nous pouvons également relever la décision des États-Unis de fournir à l’Ukraine des armes à sous-munitions à titre d’aide militaire[98]. Bien que la Russie soit bien l’agresseur dans ce conflit, les règles du DIH doivent être appliquées et respectées tant par l’État agresseur que l’État agressé[99]. L’utilisation de telles armes semble difficilement compatible avec les règles relatives à la conduite des hostilités, tel le « principe de distinction et de précaution dans l’attaque, même lorsqu’elles sont utilisées contre des objectifs strictement militaires »[100]. Par conséquent, l’utilisation de ces armes dans le conflit russo-ukrainien viole l’interdiction d’utiliser des moyens de combat dont les effets ne peuvent pas être limités prescrite par le droit des conflits armés[101].

B. Les armes nouvelles

1. Les missiles hypersoniques Zircon, Kinjal et Avangard

Les armes hypersoniques sont considérées par les experts militaires comme des armes d’une nouvelle génération[102] : ces armes ont la capacité de se déplacer et de maintenir des vitesses supérieures à Mach 5, c’est-à-dire cinq fois la vitesse du son, autour de 6000 km/h minimum[103]. Pour autant, elles sont parfois moins rapides que les alternatives balistiques[104] « traditionnelles » qui volent jusqu’à Mach 20, mais qui sont facilement détectables, et ne peuvent être redirigées. Il est également vrai que les missiles de croisière classiques présentent cette caractéristique de manoeuvrabilité et de redirection, néanmoins, ces missiles évoluent à des vitesses beaucoup plus faibles, entre Mach 0,7 et Mach 3[105].

En somme, les armes hypersoniques engloberaient les avantages des alternatives balistiques et de croisières classiques : les armes hypersoniques sont ultrarapides, guidées et peuvent être réorientées en cas de changement de circonstances et contre des cibles mouvantes[106]. Leur spécificité se trouve donc dans leur capacité à déjouer n’importe quel antimissile[107]. Depuis le début des hostilités sur le territoire ukrainien, nous pouvons constater l’utilisation par la marine russe du Zircon, un missile de croisière hypersonique[108], capable de voler à plus de 9000 km/h, et qui présente la spécificité d’être « entièrement recouvert d’un nuage de plasma qui absorbe tout rayon de radiofréquences et rend le missile invisible aux radars »[109], ce qui le rend indétectable[110]. Encore plus efficient, le missile aérobalistique hypersonique Kinjal[111] a une portée de 2000 km avec une vitesse de 12 000 km/h en phase terminale – ce qui le rend presque intouchable[112]. Il aurait été utilisé par l’armée russe contre différentes cibles en Ukraine. Si certaines de ces cibles sont légales au regard du DIH, comme un entrepôt de missiles et de munitions[113], d’autres le sont beaucoup moins, comme les frappes qui ont visé des structures énergétiques[114]. Enfin, le planeur hypersonique Avangard, évoqué pour la première fois en 2018 par le Président russe, aurait été déployé en fin d’année 2022 lors du conflit russo-ukrainien[115], dans l’Oural[116]. Ce missile est capable de traverser les couches denses de l’atmosphère, et avec une vitesse hypersonique allant jusqu’à 32 000 km/h[117], ce qui en fait un des adversaires les plus rapides, mais aussi imprévisibles[118] au monde[119].

La vélocité, l’invisibilité et la manoeuvrabilité de ces missiles hypersoniques les rendent donc extrêmement menaçants, même pour les zones les mieux protégées militairement. De plus, ces armes entretiennent « l’ambiguïté sur la cible visée, l’empêchant ainsi de déterminer en amont le point d’impact et donc d’engager d’éventuelles mesures préventives ou de défense passive »[120]. À l’instar de l’arme nucléaire, ces missiles jouent un rôle de dissuasion, dans la mesure où il est presque quasiment impossible de les déjouer[121]. Toutefois, ces différentes performances ne les rendent pas pour autant illégaux per se, mais ils doivent néanmoins être utilisés en accord avec les règles du droit des conflits armés.

Au demeurant, si ces armes sont utilisées en veillant au respect du droit du ciblage (principe de distinction, proportionnalité et de précautions), leur utilisation a priori légale sous-tend néanmoins de nouvelles considérations au regard de la sécurité et de la stabilité mondiales : « these weapons impact strategic stability by compressing the decision-making time, increasing couterforce temptations due to their precision targeting, and by causing a new arms race »[122].

2. Les drones terrestres Marker et leur essaim de drones

D’après les rares informations disponibles actuellement, il semblerait que quatre échantillons du drone terrestre Marker aient été testés dans le Donbass[123]. Celui-ci représente une prouesse technologique en termes de navigation. En effet, ce véhicule terrestre sans pilote aurait parcouru une zone de 100 kilomètres, sans assistance humaine, si ce n’est pour la sélection des points de départ et d’arrivée[124] : le drone terrestre « pouvait lui-même trouver l’itinéraire le plus rapide et éviter les obstacles »[125]. Plus interpellant, il aurait exécuté cette tâche en progressant avec un essaim de drones afin de cartographier des endroits hors de portée afin que le Marker puisse, grâce aux informations transmises par ces drones, « engager des cibles sans les voir »[126].

Si les systèmes de navigation, de surveillance, et de collecte de données autonomes ne sont pas nouveaux et ne semblent pas poser de problèmes majeurs au regard du droit international, toute autre est la question du ciblage et de la sélection de cibles sans intervention humaine, à l’aide d’un essaim de drones. Pour ce faire, le Marker utiliserait tant la signature visuelle qu’infrarouge grâce à la forme, mais aussi la chaleur des cibles[127]. Si ces informations s’avéraient exactes, le Marker serait capable de sélectionner et d’éliminer des cibles sans intervention humaine[128], ce qui n’est pas sans rappeler le débat sur les systèmes d’armes létaux autonomes (SALA).

Bien que l’ampleur de ces capacités autonomes soit remise en question, voire contestée par certains experts[129], ces derniers concèdent néanmoins l’intérêt expérimental de leur déploiement sur le territoire ukrainien : « les Russes apprennent en marchant. Mieux vaut tester ces équipements sur un vrai champ de bataille que sur un terrain d’entrainement en temps de paix »[130]. En tout état de cause, il semblerait que ce drone terrestre ne soit pour l’heure programmé que dans le but de viser des chars ennemis ukrainiens, ce qui correspond à la catégorie de l’objectif militaire[131] légitime par nature[132], ce que le DIH admet au regard du principe de distinction. Au demeurant, si cette utilisation autonome venait à se confirmer, et que les tâches de sélection et de ciblage devaient évoluer d’une utilisation antimatérielle à antipersonnelle, nous ne pouvons gager de la même issue concernant la légalité d’une telle utilisation en vertu des règles du droit international[133].

3. Les drones aériens Shahed-136, Lancet-3 et Zala KUB-BLA

Les drones Shahed-136, de fabrication iranienne, ont été aperçus pour la première fois en septembre 2022 dans le ciel ukrainien. Il s’agit de drones kamikazes de grande envergure, peu sophistiqués[134], et dont le coût de fabrication est assez faible[135]. Le fonctionnement du Shahed-136 se fait sur base de l’indication de coordonnées géographiques, qui permettent au drone de rejoindre sa zone à basse altitude[136]. Bien qu’assez simpliste, l’utilisation qui en est faite les rend néanmoins efficaces, notamment à cause de leur envoi massif et de la faible altitude à laquelle ces drones survolent les zones peuplées. Les villes ukrainiennes étant mal-équipées afin de contrer ces armes nouvelles[137], ces dernières ont causé de nombreux dégâts au cours de l’année 2022[138], violant les principes angulaires du droit régissant la conduite des hostilités[139]. Depuis le début du conflit, pas moins de cinq cents de ces drones[140] auraient été envoyés par Moscou sur le territoire ukrainien, et principalement dans les villes où de nombreuses pertes civiles sont à déplorer[141], ce qui constitue de flagrantes violations du droit international humanitaire[142]. L’Ukraine poursuit néanmoins la riposte, en améliorant ses lignes de défense[143], en autres au moyen de systèmes terrestres antiaériens perfectionnés du type des NASAMS[144].

Dans la catégorie des drones suicides utilisés sur le territoire ukrainien, nous pouvons aussi répertorier l’utilisation de la dernière génération de Lancet – le Lancet-3 – qui peut survoler jusqu’à 40 km, pendant 40 minutes, et transporter des charges explosives[145]. Selon les informations russes, ces Lancet-3 s’apparentent à des systèmes avancés d’intelligence artificielle, dans la mesure où ces derniers seraient capables de survoler une zone, et de chercher les cibles de manière autonome[146].

Les drones du type Shahed-136 et Lancet-3 présentent l’avantage de leur faible coût, surtout par comparaison aux missiles de croisière[147]. La relative lenteur de ces drones est compensée par le fait qu’ils sont déployés en essaim, afin de surcharger les défenses ukrainiennes[148]. Le théâtre d’affrontements ukrainien nous démontre que ces systèmes ne doivent pas être sous-estimés, et ce, pour diverses raisons. Le Shahed-136 peut survoler de longues distances, avec de lourdes charges explosives, mais il ne peut viser que des cibles fixes[149]. Le Lancet-3, nouvelle génération, dispose d’un système de reconnaissance, mais aussi de ciblage présenté comme « autonome » par les autorités russes, dans la mesure où il disposerait « d’un système optique-électronique qui aide à débusquer et à détruire une cible de manière indépendante »[150].

Encore plus inquiétant, dans la ville de Kiev, une autre catégorie de drones kamikazes a fait son apparition : le Zala KUB-BLA, aussi référencé KYB-UAV[151], doté d’une intelligence artificielle qui permettrait une identification visuelle des cibles, en temps réel[152] :  

[t]he Zala KYB-UAV incorporates artificial intelligence visual identification (AIVI) technology for real-time recognition and classification of targets. The AIVI technology increases the area covered during a single flight by 60 times and improves the drone’s real-time lethality and autonomy.[153]

Si ces informations s’avèrent exactes, ces systèmes posent question au regard de l’encadrement normatif – pour l’instant inexistant – des systèmes d’armes létaux autonomes. Depuis 2014, cette problématique est débattue entre les murs des instances onusiennes, au Palais des Nations à Genève, dans le cadre de la Convention sur l’interdiction ou la limitation de l’emploi de certaines armes classiques qui peuvent être considérées comme produisant des effets traumatiques excessifs ou comme frappant sans discrimination (CCW)[154]. Presque une décennie plus tard, les résultats peinent à se manifester. Le comportement de certains États parties – dont la Russie – ayant un intérêt marqué pour le développement de ces nouvelles technologies n’est pas étranger à ces maigres résultats, dans la mesure où il est à déplorer que la règle du consensus utilisée au sein de la CCW soit parfois détournée de son objectif afin de bloquer toute tentative de régulation internationale[155]. Si cette approche fut décrite par certains auteurs[156] comme une prise de position délibérée, témoignant de la prudence de la part des États parties, elle nous semble aujourd’hui être une impasse imposée par certains États, à d’autres, impuissants à se faire entendre, car contraints par la règle stricte du consensus à la CCW.

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Loin de prétendre à l’exhaustivité, cette contribution s’est attachée à retranscrire certaines méthodes et moyens de guerre qui ont été utilisés dans le conflit russo-ukrainien, en soulignant certaines armes qui se distinguent par leur caractère novateur et menaçant.

La clef de lecture des différents armements utilisés pendant ce conflit a principalement trait à la « combinaison tactique interarmes »[157], entre d’anciennes tactiques d’artilleries[158], mais également de nouvelles technologies de ciblage[159], de reconnaissance[160], de collectes d’informations[161], et de puissance de frappe. Au regard de ces nouvelles technologies, force est de constater que le territoire ukrainien est devenu un terrain d’essai pour l’arsenal russe en termes d’armements. Les missiles hypersoniques, du type Kinjal, par exemple, n’avaient jusque-là, jamais été utilisés par la Russie dans les deux conflits où elle est belligérante, l’Ukraine et la Syrie[162]. Plus inquiétante, la munition russe Zala KUB-BLA est sans doute la plus problématique, au regard du degré d’autonomie qu’elle semble intégrer, ce qui a pour conséquence de relancer le débat sur les systèmes d’armes létaux autonomes[163], qui semblent de moins en moins relever de la science-fiction.

Bien que ces nouvelles générations d’armement aient la capacité de jouer un rôle décisif, elles ne peuvent présager à elles seules l’issue du conflit, en faveur de l’une ou l’autre partie. Paradoxalement, la Russie n’a pas su tirer parti de son avantage technologique en matière d’armements[164], compte tenu de l’environnement du conflit, à savoir principalement terrestre. À l’inverse, aux yeux de certains experts, c’est l’Ukraine qui a su profiter de l’avantage technologique de cette guerre, grâce au soutien occidental en renseignement et en livraison d’armes décisives[165]. Bien que l’usage des nouvelles technologies questionne et attire l’attention des médias, la plupart des violations du DIH commises dans ce conflit l’ont été avec des armes conventionnelles, et le plus souvent anciennes, comme les armes à sous-munitions. Au-delà des armes utilisées, c’est aussi « leur usage, contre des civils ou des biens à caractère civil, en particulier des immeubles d’habitation, des hôpitaux, des écoles, etc. »[166] qui est décrié par la société internationale.

Dans le conflit russo-ukrainien, l’ampleur et la démultiplication, des technologies modernes ont changé le paradigme de la conduite des hostilités, mais aussi le degré de destruction qui y est associé. Enfin, l’hybridation de la guerre, l’instrumentalisation de l’information par le biais de la propagande, ainsi que la publicité qui est faite des nouvelles armes[167] – parfois non encore utilisées – nous confirme bien que les guerres d’aujourd’hui n’ont plus aucune mesure avec celles du passé.