Recensions

Niklas Luhmann, Droits de l’homme et différenciation sociale : une contribution à la sociologie politique, traduit et présenté par Lukas K Sosoe, Gatineau (QC), Presses de l’Université Laval, 2022[Notice]

  • Ariane Masquilier

Candidate à la cotutelle au doctorat en droit (Université du Québec à Montréal et Université de Tours, France). Cette publication a été rendue possible grâce à la contribution financière du Fonds de recherche du Québec - Société et Culture (FRQSC).

Niklas Luhmann (1927-1998) est aujourd’hui considéré comme une figure majeure de la sociologie allemande de la seconde moitié du XXe siècle. On le connaît pour sa théorie des systèmes sociaux, qui invite à adopter une approche fonctionnaliste et transdisciplinaire des interactions sociales en s’appuyant sur une analyse de ces dernières articulée à partir des concepts de « système », d’« évolution » et de « différenciation sociale ». L’oeuvre de Luhmann est également connue pour être particulièrement dense et complexe, en plus d’être peu traduite en français. Lukas K Sosoe, par cette traduction de l’essai Grundrechte als Institution (1965), offre au lectorat francophone une opportunité d’appréhender l’oeuvre de Luhmann à la source. Cette version de l’ouvrage, dont le titre, adapté par Sosoe pour en clarifier l’objet, est devenu Droits de l’homme et différenciation sociale, est paru en 2022 aux Presses de l’Université Laval. Lukas K Sosoe, professeur à l’Université du Luxembourg, était déjà le traducteur de Soziale Systeme. Grundriß einer allgemeinen Theorie (1984) et Das Recht der Gesellschaft (1993). En traduisant ici Grundrechte als Institution, Sosoe fait le choix de s’attaquer à une oeuvre plus jeune dans la maturation intellectuelle de la théorie luhmanienne des systèmes. La présentation de l’ouvrage de laquelle le traducteur a bonifié ce dernier permet de comprendre les tenants et les aboutissants de ce choix, en mettant en avant la « double hybridité » de l’essai de Luhmann, qui réside dans sa mixité tant sur le plan disciplinaire que sur le plan méthodologique. Sur le premier plan, cet ouvrage résulte d’une réflexion de juriste ou de sociologue du droit, tandis que sur le second plan, la méthodologie employée par Luhmann se nourrit de concepts qui annoncent la théorie des systèmes, sans toutefois constituer encore une pensée systémique aboutie. Cet éclectisme de l’ouvrage le rend actuel notamment pour les juristes ou sociologues qui chercheraient à appréhender la théorie des systèmes luhmanienne en gestation, mais aussi plus généralement à étayer leurs réflexions sur le plan de la critique des philosophies politiques et juridiques classiques et de leur défense des droits humains. En effet, les fondements et l’interprétation de ces derniers constituent un champ d’études intarissable et sans cesse réouvert aux controverses doctrinales, mais également aux débats sociétaux. À cet égard, la théorie de Luhmann n’est pas obsolète puisqu’elle s’appuie sur le fonctionnement de l’État moderne dans sa complexité structurelle croissante. Elle est également porteuse de réflexions fructueuses quant à la place des droits fondamentaux dans un ordre juridique mondialisé. Dans cet ouvrage, Luhmann rejette les approches ontologiques des droits fondamentaux pour proposer une lecture de ces derniers centrée sur leur fonction latente, qui serait de préserver la différenciation sociale en assurant l’autonomie des systèmes sociaux, notamment en prévenant la tendance émancipatrice du système politique. Selon lui, l’État a un intérêt propre à l’institution des droits fondamentaux, qui lui permet de se rationaliser et se renforcer en tant que système. La démonstration de cette thèse est articulée en dix chapitres, qui procèdent d’une démonstration en trois temps. Dans un premier temps, qui occupe les trois premiers chapitres de l’ouvrage, Luhmann pose le cadre conceptuel de son analyse en rejetant une conception de l’État constitué comme « sommet hiérarchique de l’ensemble de la société » . Il en propose au contraire une approche fonctionnelle, aux termes de laquelle l’État se serait développé à partir d’une fonction spécifique, celle de prendre des décisions contraignantes pour résoudre des problèmes sociaux. L’État coexiste avec le système social composé de sous-systèmes rationalisés, en ce qu’ils sont articulés autour d’une fonction spécifique et interagissent en permanence avec les autres systèmes sociaux. Ainsi, …

Parties annexes