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De mes années d’études, je conserve du professeur Daniel Turp de précieux souvenirs. Son enthousiasme débordant pour le droit international, ses vaillants efforts à bâtir une tradition juridique francophone autour du Concours Charles-Rousseau, sa volonté de mener à bout la réflexion, voilà ce dont je retiens surtout de ce juriste hors pair ayant toujours fait valoir nombre de cordes à son arc. Je ne puis qu’exprimer admiration pour ce fin mélomane, cet homme politique aguerri et cet enseignant aux profondes connaissances. Sans partager les mêmes idéaux politiques quant à l’avenir du Québec, je salue en lui l’âpre défenseur de la nation et du droit à l’autodétermination. C’est une telle revendication que les petits États insulaires de basse altitude dans la région du Pacifique postulent alors que le changement climatique menace leur destinée. Depuis la Nouvelle-Zélande, le professeur Turp me rappelle le Mangōpare, requin-marteau qui dans la tradition Māori symbolise détermination, force, vigueur et combativité. Si mes arguments quant à la défense du statut d’État des États insulaires de basse altitude de la région du Pacifique pouvaient compter sur l’appui de juristes et hommes politiques avec de tels attributs, l’avenir juridique de ces États serait sauvegardé.

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Les États souverains sont au coeur de l’ordre juridique international. Traditionnellement, le droit international a défini l’État comme une entité qui se compose d’un territoire et d’une nation, soumis à un pouvoir politique organisé en contrôle du territoire et ayant la capacité d’entrer en relation avec d’autres États[1]. L’État jouit de la « souveraineté », notion juridique exprimant l’indépendance du pouvoir politique. En d’autres termes, l’État est une collectivité indépendante organisée sur une zone spatiale déterminée[2].

Élévation du niveau de la mer, sécheresses et tempêtes plus fréquentes et prononcées, fortes marées (dites king tides), réchauffement et acidification accrus des océans présentent autant de phénomènes liés au changement climatique qui érodent le territoire habitable, affectent la santé des gens, leurs activités économiques et agricoles, forçant ainsi la population à quitter les terres ancestrales, tout en rendant plus difficile la tâche du gouvernement d’exercer sa compétence sur son territoire et défendre ses droits au sein de la communauté internationale. Ce problème, évoqué devant l’Assemblée générale des Nations Unies voici déjà plus de trente ans[3], soulève de nombreuses questions existentielles : que se passe-t-il lorsque les effets environnementaux liés au changement climatique menacent les critères traditionnels définissant l’État? Les États vulnérables, particulièrement les petits États insulaires de basse altitude (low-lying atoll island states), pourraient-ils perdre leur statut d’État souverain? Pourraient-ils tout simplement disparaître, forçant des populations entières à émigrer, et ainsi se trouver à la merci de la « tyrannie de la majorité » de l’État d’accueil, pour reprendre l’expression consacrée d’Alexis de Tocqueville[4]?

Ces questions dépassent la chronique habituelle. Le changement climatique se retrouve à présent au centre des préoccupations de la communauté internationale. Les débats se multiplient au sein d’institutions internationales alors que de nombreuses organisations non gouvernementales revendiquent des changements majeurs aux politiques économiques encore trop souvent dépendantes des énergies polluantes[5]. Vu le rôle central que l’État joue dans les relations internationales, il existe en droit international une présomption selon laquelle une fois établi, un État jouit des droits et doit s’acquitter des devoirs conférés à ce statut, et ce même si certains aspects de son statut d’État pouvaient être remis en cause à l’occasion. Considérant les scénarios extrêmes que certains rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) laissent présager[6], se pourrait-il que la présomption de « continuité » de l’État puisse être mise en doute si les États cessaient d’exister en raison d’impacts environnementaux hors de leur contrôle? Nous pensons que valider pareille hypothèse risquerait de créer un précédent dangereux. À long terme, la communauté internationale doit agir pour contrer et réduire le changement climatique. Entretemps, il lui incombe de s’assurer que les États les plus vulnérables conservent leur statut d’État souverain.

Cet article soutient que le changement climatique ne devrait pas affecter la « survie » des petits États insulaires de basse altitude, même s’il s’avérait nécessaire pour la communauté internationale de faire preuve d’originalité afin qu’ils puissent conserver leur statut d’État souverain. Après avoir défini la notion d’État en droit international, y compris la façon de définir certains critères et leur remise en cause dans le passé, dont le plus récemment face au changement climatique, nous démontrerons que même sans obligation juridique claire visant à maintenir le statut juridique des petits États insulaires de basse altitude dans les scénarios extrêmes de futurs effets du changement climatique, la pratique étatique nous permet d’affirmer qu’il existe un engagement de la part de la communauté internationale à protéger leur statut d’État souverain, semblable à l’émergence de la notion de la responsabilité de protéger (responsibility to protect) en droit international. Compte tenu du développement d’un tel engagement et de l’importance de la présomption de continuité de l’État pour le bien-fondé des relations internationales, nous esquisserons quelques modèles juridiques réalisables afin que dans les scénarios extrêmes de futurs effets du changement climatique, le statut d’État souverain dont jouissent les petits États insulaires de basse altitude ne puisse être remis en cause.

I. L’État souverain en tant que sujet primaire du droit international

Les États occupent encore aujourd’hui une place centrale dans les relations internationales. Celle-ci est en partie liée à leur qualité reconnue de sujets « originaires » du droit international. La notion d’État souverain en tant qu’entité juridique « par excellence » survient d’une évolution séculaire à partir de l’ordre social fortement hiérarchisé du Moyen Âge, cimenté par les Traités de Westphalie qui en 1648 mirent fin à la guerre des Trente Ans[7]. Dès lors, le droit international gravite autour des États[8]. Seuls les États peuvent revendiquer une capacité juridique plénière en vertu du droit international[9]. Les États « créent » le droit international, ils en sont les principaux sujets et c’est également à eux qu’incombe de faire respecter les normes juridiques ainsi générées[10]. Ainsi ont-ils compétence pour agir, conclure des accords ou encore voir leur responsabilité engagée dans l’ordre juridique international. Tout autre sujet de droit international, telles les organisations internationales, est qualifié de sujet « dérivé » ou émanant de la volonté des États[11]. Par exemple, la capacité d’action de ces dernières dans l’ordre juridique international ne rivalise pas avec la compétence plénière des États puisqu’étroitement liée à l’objet et au but que les États leur auraient attribué (compétence d’attribution)[12]. De même, la pratique internationale confirme la place croissante faite à l’individu dans l’ordre juridique international. Ainsi, le droit international lui confère des droits opposables aux États via l’accès à des procédures juridictionnelles internationales et des régimes conventionnels spéciaux, mais lui impose également des règles juridiques internationales directement applicables, le « transformant en sujet débiteur de droit international »[13].

Le titre juridique essentiel de la compétence étatique demeure la souveraineté territoriale[14]. Seul l’État peut exercer sa juridiction d’exécution sur son territoire, celle-ci ne pouvant être exercée hors du territoire « sinon en vertu d’une règle permissive découlant du droit international coutumier ou d’une convention »[15]. Ainsi, le professeur James Crawford souligne l’importance du statut de l’État dans l’ordre juridique international par les propositions suivantes:

1. Les États possèdent une compétence plénière leur permettant d’agir dans la sphère internationale.

2. Les États sont prima facie compétent en ce qui concerne leurs affaires intérieures et les autres États ont le devoir de s’abstenir de toute intervention dans les affaires intérieures ou extérieures d’un autre État.

3. Les États ne sont pas soumis à des processus de résolution de leurs différends internationaux et autres procédures internationales obligatoires sans leur consentement.

4. Tous les États sont souverains et juridiquement égaux en droit international.

5. Toute dérogation à ces principes ne peut être présumée, une présomption jadis irréfragable certes aujourd’hui plus nuancée.[16] 

La spécificité du statut d’État inclut également l’adhésion à des organisations internationales telles l’Organisation des Nations Unies (ONU) dont seuls les États peuvent en devenir membres[17].

Il existe une vaste doctrine internationaliste décrivant le statut juridique de l’État souverain, mais peu d’instruments internationaux en définissent les termes[18]. La définition juridique de l’État telle que postulée par la Convention de Montevideo sur les droits et devoirs des États de 1933, un traité régional n’ayant que 15 ratifications à son actif, est largement accepté par la communauté internationale comme établissant le statut d’État[19]. La Convention de Montevideo définit l’État comme exigeant à la fois : une population permanente ; un territoire défini ; un gouvernement ; et la capacité d’entrer en relation avec les autres États, y compris la capacité de remplir ses obligations internationales[20]. Toutefois, pareille définition n’est pas considérée comme posant des critères juridiques prescriptifs[21], car elle n’a été utilisée que dans des situations où une nouvelle entité émerge et non pas lorsqu’elle pourrait cesser d’exister[22]. De toute façon, la définition a été interprétée de manière si large que ses critères ne sont pas en pratique fort pertinents[23], à la fois vagues et incomplets[24]. Certains auteurs considèrent qu’il s’agit simplement d’une référence permettant de déterminer si une entité possède les caractéristiques d’un État, comme celles énumérées ci-dessus[25]. Les critères n’ont jamais été utilisés dans le contexte qui nous occupe : afin de déterminer si un État existant pouvait se voir perdre son statut d’État en raison de facteurs environnementaux[26].

Il s’agit donc de considérer si, et en l’occurrence comment, les effets du changement climatique pourraient remettre en cause l’un ou l’autre des critères de la Convention de Montevideo. Les divers changements climatiques peuvent rendre un territoire inhabitable, forcer les communautés à quitter leurs foyers et même réduire l’exercice de la compétence des autorités étatiques sur les zones maritimes[27]. Autant de défis qui guettent les petits États insulaires de basse altitude et qui pourraient mener à la question de savoir ce qu’il en adviendra s’ils ne peuvent continuer à satisfaire l’un ou l’autre des critères de la Convention de Montevideo du fait des impacts environnementaux : perdraient-ils leur statut d’État souverain? Pourraient-ils cesser simplement d’exister dans ces circonstances?

A. Une population permanente

La Convention de Montevideo exige qu’un État possède une population permanente[28]. Elle ne requiert cependant pas que sa population soit d’une taille minimale[29]. Sont reconnus en pratique des États avec des populations de taille très variée[30]. Les habitants des Îles Pitcairn, comptant quelque 50 résidents, revendiquent périodiquement le droit à l’autodétermination et l’indépendance[31].

Le caractère « permanent » de la population n’est pas toujours considéré essentiel. La Cité du Vatican, une enclave au centre de Rome sans population permanente, est reconnue comme possédant des caractéristiques de type étatique[32]. En effet, à l’ONU, le Saint-Siège apparait dans la catégorie des

États non-membres auxquels a été adressée une invitation permanente à participer en qualité d’observateurs aux sessions et aux travaux de l’Assemblée générale et ayant une mission permanente d’observation au Siège de l’ONU[33].

En outre, de nombreux États comptent d’importantes tranches de population vivant à l’étranger sans pour autant mettre en péril leur statut juridique d’État souverain[34]. Ainsi, quelque 100 000 Tibétains vivent dans le nord de l’Inde depuis plus de soixante ans[35]. Pareillement, la majorité du peuple de Nioué vit en Nouvelle-Zélande[36]. Historiquement, en Europe et ailleurs, de nombreux États ont dû composer avec des mouvements de masse sans pour autant perdre leur identité[37]. Ces considérations suggèrent que l’usage du terme « permanence » peut faire référence ici à une population ayant un lien permanent avec le territoire plutôt que d’y être physiquement présente de façon permanente.

Le changement climatique affecte déjà l’habitabilité de certains petits États insulaires de basse altitude, tel qu’illustré par des phénomènes de migration principalement au sein même du territoire des États. Aux îles Tonga, par exemple, des communautés ont déjà dû se déplacer vers d’autres îles du Royaume, leurs villages d’origine ayant succombé à la montée des eaux[38]. On peut également mentionner qu’aux Îles Salomon, l’érosion côtière a forcé une relocalisation de plusieurs villages des Îles Carteret vers l’archipel de Bougainville[39]. Même si en droit international, les mouvements de migration interne ne posent pas de problème juridique aigu, l’on pourrait se demander s’il en serait de même en cas de déplacement migratoire important hors frontières suite à la dégradation de l’environnement, ne laissant sur place qu’un nombre sans cesse décroissant d’habitants.

Vu que, malgré leur petite population, ces États petits insulaires ont été originellement reconnus comme États souverains, il serait étonnant qu’ils puissent perdre ce statut sans autre raison qu’une diminution prononcée du nombre d’habitants. À l’extrême, si une telle migration se produisait à une plus grande échelle, au point où une large majorité de la population de l’État ne vivrait plus sur son territoire originel, l’État pourrait continuer à entretenir une relation privilégiée avec ses citoyens tels les États accordant le droit de vote à leurs ressortissants à l’étranger. Compte tenu des exemples ci-dessus mentionnés, force est de croire que le droit international n’entraverait pas l’existence continue d’un petit État insulaire de basse altitude lorsque sa population est minimisée, transitoire ou éventuellement basée ailleurs[40].

B. Un territoire bien défini

Lié à l’exigence de population, la présence d’un territoire habitable est nécessaire lors de la formation d’un État[41]. Le territoire représente une assise importante pour l’État. Ce dernier y possède un droit de souveraineté permanente quant aux richesses et ressources naturelles qu’il détient, lequel « doit s’exercer dans l’intérêt du développement national et du bien-être de la population de l’État intéressé »[42]. Le territoire joue donc un rôle économique primordial. De plus, c’est sur le territoire que l’exercice effectif de l’autorité de l’État prend forme. Sa délimitation cimente les frontières et évite parfois de possibles différends entre États voisins. Mais encore, pour de nombreux peuples aborigènes, le territoire représente l’élément essentiel de leur identité, servant à la fois d’encrage et de chainon à leur histoire et leur culture[43], sans lequel un génocide culturel pourrait s’ensuivre. En pratique, le seuil du second critère de définition d’État selon la Convention de Montevideo est fixé bien bas[44]. Le droit international ne prescrit pas de taille limite au territoire[45]. Des « micro-États » existent, tels le Vatican et Monaco[46]. Selon les critères de la Convention de Montevideo, ce qui importerait pour les petits États insulaires de basse altitude touchés par le changement climatique serait que leur territoire restât suffisamment grand pour être habité[47]. Or, le changement climatique pourrait éroder le territoire des petits États insulaires les plus vulnérables et le rendre inhabitable[48]. Il pourrait également engendrer pour les écosystèmes marins côtiers des conséquences qui pourraient s’avérer catastrophiques[49].

Certains auteurs soutiennent que le territoire est essentiel à la création d’un État et qu’une entité étatique doit être en mesure d’exercer une « autorité suprême » sur celui-ci[50]. D’autres soutiennent au contraire que le territoire, qu’il soit habitable ou non, n’est pas nécessaire au maintien du statut d’État, du moins une fois l’État établi[51]. En fait, de nombreux États ont continué à jouir de la personnalité juridique internationale même s’ils ne pouvaient exercer de contrôle territorial pendant un temps[52]. Par exemple, les États polonais, yougoslaves, tchécoslovaques et baltes ont conservé la reconnaissance internationale malgré leur annexion à d’autres États à partir de l’un ou l’autre moment entre 1936 et 1940[53]. Durant la guerre civile en Somalie dans les années 1990, et malgré un contrôle territorial en bonne partie partagé entre de nombreuses milices, l’État a continué à jouir de son statut de membre de l’ONU[54]. Les seuls exemples d’États ayant cessé d’exister l’ont été par suite de décisions politiques, non pas à cause d’une perte de territoire[55]. L’hypothèse selon laquelle la perte de territoire conduirait à l’extinction d’États existants n’est donc pas prouvée.

Quand bien même la survie de l’État nécessitât la présence d’un territoire, rien n’indique que celui-ci doive être habitable. Les cas de territoire inhabitable faisant partie d’un État ne sont pas chose rare. Il suffit de penser au cas des neuf atolls inhabités de Kiribati, des 147 îles inhabitées d’Australie, et en Nouvelle-Zélande, les îles inhabitées de Bounty et Snares[56]. Théoriquement, un État pourrait exister avec une simple parcelle de terre, même si le gouvernement et la population étaient basés ailleurs.

Ce que les commentateurs oublient parfois, c’est que le territoire ne se limite pas à la terre ; il comprend également les zones maritimes adjacentes au territoire côtier. Selon la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM), la souveraineté de l’État s’étend « au-delà de son territoire et de ses eaux intérieures … à une zone de mer adjacente désignée sous le nom de mer territoriale »[57]. Par ailleurs, les États côtiers possèdent certains droits souverains sur leur zone économique exclusive[58]. Ces zones sont mesurées à partir de la « laisse de basse mer le long de la côte », la ligne de base normale à partir de laquelle est mesurée la largeur de la mer territoriale et de la zone économique exclusive[59]. La communauté internationale, par le truchement de la Commission du droit international et de nombreuses autres organisations intergouvernementales et non gouvernementales internationales, se penche ces dernières années sur la manière de faire progresser le droit international afin que les zones maritimes actuelles ne soient pas modifiées si le territoire devait diminuer de taille ou disparaître[60], permettant ainsi aux petits États insulaires de basse altitude de conserver l’accès à leurs ressources océaniques nonobstant l’élévation du niveau de la mer.

C. Un gouvernement

La Convention de Montevideo stipule qu’un État doit avoir une forme de gouvernement[61]. Ainsi, une certaine forme d’organisation politique[62], un certain pouvoir en mesure de gérer un territoire et sa population est nécessaire[63]. Une entité organisée est tenue de défendre les intérêts de l’État et de pouvoir entretenir des relations internationales[64]. Des pouvoirs du « gouvernement », le droit international n’en prescrit cependant ni la nature ni l’étendue[65].

Rien dans la Convention de Montevideo ou dans la pratique des États ne précise que des entités sans gouvernement fonctionnel, tels les États dits « fragiles » ou aux gouvernements en exil, cessent d’être des États aux fins du droit international[66]. Même si des États fragiles peuvent avoir un contrôle gouvernemental limité sur une mince partie du territoire, la communauté internationale leur reconnaît toujours leur statut d’État. La Somalie par exemple n’a pas eu de gouvernement opérationnel pendant au moins dix ans et, à ce jour encore, une grande partie de son territoire demeure hors contrôle du gouvernement basé à Mogadishu[67]. Les gouvernements en exil sont séparés du territoire, mais participent tout de même aux relations internationales. Des gouvernements en exil ont conclu des traités et entretenu des relations diplomatiques, et leurs représentants se sont vus conférer des immunités et des privilèges par d’autres gouvernements[68]. Comme le souligne la professeure Jane McAdam, le « fait que les gouvernements puissent opérer en exil suggère que l’existence d’un territoire, quoiqu’essentiel à la création de l’État, n’est pas nécessaire pour l’exercice de certaines fonctions gouvernementales »[69].

Certes, les changements climatiques pourraient affecter la capacité des gouvernements des petits États insulaires de basse altitude à gérer leur territoire. Les exemples susmentionnés démontrent toutefois que malgré des pressions extrêmes et des capacités réduites, des gouvernements peuvent perdurer in situ ou ex situ[70]. Il est néanmoins vrai que de telles situations sont acceptables parce qu’elles sont généralement temporaires[71]. Avec le temps, l’influence du pouvoir des gouvernements en exil sur leur territoire ou leur population peut diminuer, et leur rôle se limiter à une compétence limitée sur ses ressortissants à l’étranger[72]. Il n’en demeure pas moins, à la lumière de ces exemples, que le droit international adopte une vision souple de la forme de gouvernement pour garantir à l’État sa pérennité une fois qu’il est établi. La pratique et les leçons tirées de ces exemples pourraient au besoin être appliquées aux petits États insulaires de basse altitude[73].

D. Capacité d’entrer en relation avec des États tiers

Le dernier critère du statut d’État selon la Convention de Montevideo est celui de « la capacité d’entrer en relation avec d’autres États »[74]. Un État doit avoir « une existence distincte à l’intérieur de frontières raisonnablement cohérentes » et ne pas être soumis à l’autorité d’un autre État[75]. Selon certains auteurs, l’élément de capacité serait davantage une caractéristique de l’État plutôt qu’un critère nécessaire pour sa création. En effet, une telle capacité n’est pas exclusive à l’État : d’autres entités, telles les organisations internationales et les entités infraétatiques, ont également la capacité d’entrer en relation avec les États[76].

En fait, le statut juridique de l’État n’est pas menacé si ses « capacités » sont limitées. Les États dits fragiles continuent de bénéficier du statut d’État souverain malgré leur capacité limitée à mener des relations internationales[77]. Il existe des États qui ont délégué certaines de leurs responsabilités à d’autres États par le biais d’accords. Par exemple, les Îles Cook, une colonie néo-zélandaise héritée du Royaume-Uni, accédèrent à l’autonomie en 1965, à la suite d’une entente de libre association (free association). Depuis lors, les Îles Cook conservent d’étroits liens politiques et économiques avec la Nouvelle-Zélande. Ce statut particulier leur permet de bénéficier d’une aide financière annuelle et d’utiliser le dollar néo-zélandais, et les gens qui naissent aux Îles Cook se voient accorder automatiquement la citoyenneté néo-zélandaise. Le gouvernement des Îles Cook est autonome, mais il laisse à la Nouvelle-Zélande la responsabilité de la sécurité et des affaires étrangères[78]. Parmi d’autres exemples figurent le Liechtenstein, dont les relations diplomatiques et les régimes postaux et douaniers sont gérés par la Suisse ; le Maroc, qui dans le passé resta un État souverain malgré le Traité de Fès du 30 mars 1912 instituant un protectorat français[79] ; et les accords de libre association (compacts of free association) entre les États-Unis et respectivement les Îles Marshall, les États fédérés de Micronésie et les Îles Palaos[80]. Un petit État insulaire de basse altitude qui aurait un territoire et des ressources limitées en raison des effets du changement climatique et s’avèrerait de fait éprouver de la difficulté à entretenir ses relations internationales saurait s’inspirer de l’un ou l’autre de ces exemples et déléguer ou transférer certaines de ses fonctions étatiques sans pour autant perdre son statut d’État souverain.

À ce jour, aucun État n’a perdu son statut juridique du fait qu’il ne répondît plus à l’un ou l’autre critère de la Convention de Montevideo. Si les critères de la Convention de Montevideo demeurent cruciaux pour la création de l’État, ils sont d’intérêt limité une fois l’État formé, tel qu’illustrent les États fragiles, les gouvernements en exil ou la possible dévolution de certaines responsabilités étatiques à d’autres gouvernements[81]. Un État peut continuer à exister nonobstant les effets néfastes du changement climatique sur son territoire, sa population et son gouvernement[82]. Les exemples susmentionnés témoignent de la souplesse du droit international et de sa capacité d’adaptation à des situations nouvelles ou inhabituelles[83]. Ainsi, soutenons-nous la thèse que la définition d’État souverain protège le statut des petits États insulaires de basse altitude qui sont confrontés aux effets du changement climatique.

E. Existence et reconnaissance : remarques supplémentaires sur la notion traditionnelle de l’État

Il importe de noter pour le cas qui nous occupe ici, à savoir le statut de l’État face au changement climatique, que la Convention de Montevideo se préoccupe uniquement des conditions d’établissement d’un État, et non de ceux de la pérennité d’un État établi[84]. Un survol des archives diplomatiques de l’époque le confirme :  les États signataires de la Convention de Montevideo n’ont nullement envisagé que les critères du statut d’État ainsi codifiés pour libéraliser et réglementer l’accession à l’indépendance pourraient également être utilisés pour mettre fin à l’existence des États[85]. La Convention de Montevideo est essentiellement « une illustration d’une époque particulière » et elle reste « fermement tributaire de l’histoire, de la politique et de la pensée juridique de l’époque »[86]. Les auteurs de la Convention de Montevideo conclue en 1933 n’auraient pas pu envisager les défis auxquels les États feraient face plus tard en raison des effets du changement climatique[87]. La Convention de Montevideo n’a jamais considéré la possibilité de la disparition d’un État en quelque circonstance que ce soit, y compris le cas des petits États insulaires de basse altitude[88].

Certains auteurs soutiennent même l’inutilité de toute tentative de définition de l’État, car celle-ci dépendrait de plusieurs facteurs, y compris le contexte[89]. L’utilisation du terme « État » résulte d’une conjoncture historique spécifique, et les critères du statut d’État ont évolué[90]. Il vaudrait mieux établir « un exposé plus ouvert et plus souple de l’État » afin de « répondre plus efficacement aux nouvelles exigences juridiques, politiques, culturelles et environnementales du monde contemporain »[91]. Par exemple, certains affirment que la reconnaissance d’une entité par des États tiers serait essentielle à la création d’un État[92]. C’est une telle reconnaissance qui aurait permis à de nombreux États de recouvrer leur statut juridique d’État souverain après de longues périodes d’annexion. Il suffit d’évoquer ici l’exemple du Portugal qui a recouvré sa souveraineté après avoir été incorporé par l’Espagne entre 1580 et 1640, et plus récemment, celui de la Pologne à la fin de la Première Guerre mondiale après plus d’un siècle de soumission au tsar de Russie, ou encore celui de l’Éthiopie après sept années d’occupation italienne[93]. Plus récemment, la Syrie redevint indépendante trois ans après s’être volontairement unie à l’Égypte pour former la République arabe unie[94]. Par contre, la position doctrinale majoritaire soutient que la reconnaissance par les États n’est généralement que déclarative, le constat qu’une entité remplit les critères juridiques de l’État[95]. Selon cette conception, il n’appartient pas aux autres États de se prononcer sur la création ou sur l’existence d’un État. Pour savoir si l’on a affaire à un État, il conviendra de se fonder exclusivement sur les critères objectifs fixés en la matière par le droit international. En accordant sa reconnaissance, un État signifie simplement qu’il accepte l’entité nouvellement reconnue en qualité de membre de la communauté internationale et qu’il est disposé à accepter tous les effets de cette reconnaissance. La « conception déclarative relative à la reconnaissance » se trouve confirmée par le premier énoncé de l’article 3 de la Convention de Montevideo : « L’existence politique de l’État est indépendante de sa reconnaissance par les autres États »[96]. La reconnaissance servirait uniquement à résoudre des situations délicates ou ambigües telle la sécession d’une partie d’un État (l’exemple du Kosovo), sa dissolution (le cas de l’Union soviétique) ou encore la situation d’un territoire non encore sous contrôle de l’État (en l’instance, la République de la Bosnie-Herzégovine)[97].

F. Conclusion

Il nous parait donc inapproprié d’appliquer à une situation telle que le changement climatique les critères de la Convention de Montevideo pour déterminer si un État établi pourrait maintenir ce statut fût-il même confronté à un territoire inhabitable, une population émigrante, un gouvernement affaibli et une capacité à entretenir des relations internationales restreinte[98]. Les défis posés par les effets du changement climatique « sont d’une nature profondément nouvelle et différente, causés par des bouleversements de proportions sans précédent et mus par des forces naturelles plutôt que des circonstances politiques »[99]. Le droit international se doit d’innover et les États doivent s’employer à le faire innover.

II. L’obligation de protéger le statut juridique des petits États insulaires de basse altitude

Nous avons vu jusqu’ici que l’utilisation des critères juridiques traditionnels de formation de l’État, in doctrina, ne serait pas appropriée afin de déterminer si des États existants pouvaient perdre leur statut d’État souverain en raison des effets du changement climatique. Il n’en est pas moins qu’il pourrait être difficile in concreto pour les petits États insulaires de basse altitude de continuer à fonctionner normalement si leur territoire en venait à être inhabitable voire à ne plus inclure de la terre ferme, si leur population en venait à se disperser et si leur capacité de gouverner et de mener des relations internationales s’en trouvait limitée.

Le droit international est une discipline dynamique sachant évoluer et développer des solutions novatrices à des situations inopinées. S’agissant des petits États insulaires de basse altitude dont le fonctionnement serait affecté par les effets du changement climatique, il est pertinent de se demander s’il incombe à la communauté internationale de discerner une solution juridique pour raffermir leur statut d’État, ou tout au moins d’exercer un devoir moral d’action afin de protéger leur statut juridique actuel[100], même en l’absence d’une obligation juridique formelle à cet égard[101]. Considérant le principe de stabilité dans les relations internationales, la présomption de continuité de l’État et l’importance de la pratique des États, nous croyons qu’il se dessine à l’horizon un engagement de la communauté internationale visant à protéger le statut de l’État menacé par le changement climatique.

A. Effets juridiques de la possible disparition d’un État

Les petits États insulaires de basse altitude jouissent actuellement de tous les droits et doivent s’acquitter des obligations internationales qui découlent de leur statut juridique. Si l’un ou l’autre d’entre eux venait hypothétiquement à perdre un jour son statut d’État souverain en raison des effets du changement climatique, cela déstabiliserait les relations internationales et créerait en droit international un dangereux précédent car risquant de légitimer une nouvelle méthode de dissolution d’un État.

En droit international contemporain, la disparition de l’État n’est possible que dans un nombre limité de circonstances, impliquant généralement une dissolution volontaire. Par exemple, la réunification de l’Allemagne a vu la République démocratique allemande (Allemagne de l’Est) devenir volontairement partie de la République fédérale d’Allemagne (Allemagne de l’Ouest) en 1990. La même année, la création de la République du Yémen fait suite à la fusion des Républiques du Yémen du Nord et du Sud en mai 1990. Vient à l’esprit également la dislocation de la Tchécoslovaquie qui en 1993 s’est scindée par commun accord en République slovaque et République tchèque[102]. En revanche, la disparition involontaire d’un État par annexion ou conquête par exemple, comme il s’est agi de l’Irak tentant de s’annexer le Koweït et plus récemment la Russie envahissant une partie de l’Ukraine, est illégale en droit international en vertu de l’article 2 (4) de la Charte des Nations Unies telles qu’en font foi de nombreuses résolutions du Conseil de sécurité et de l’Assemblée générale de l’ONU[103].

La disparition ou dissolution d’un État n’a jamais encore créé un simple « vide » juridique[104]. Deux traités définissent la succession d’États comme le remplacement d’un État par un autre, signifiant donc qu’un autre État assumera toujours les droits et obligations de l’État qui cesserait d’exister[105]. Cependant, dans la situation hypothétique qui nous occupe, si le territoire habitable voire la terre ferme du territoire disparaissait en raison des effets du changement climatique, qu’adviendrait-il des droits et obligations étatiques? Un État perdrait-il alors le contrôle de ses zones maritimes, le droit de négocier des traités internationaux et d’exercer sa compétence sur ses ressortissants[106]? L’absence d’une entité gouvernementale responsable de la population ou du territoire maritime, capable de faire respecter les droits étatiques, engendrerait incontestablement une instabilité risquant de se réverbérer internationalement[107]. Sans gouvernement, la population se verrait mal garantir au sein d’un autre État son droit à l’autodétermination et la conservation de sa culture, de son héritage et de sa propre langue[108]. La migration forcée de la population pourrait poser à l’État d’accueil des difficultés surtout si les ressources de ce dernier étaient limitées.

Il serait peu probable que la communauté internationale acceptât la perte « involontaire » du statut d’État souverain des petits États insulaires de basse altitude par suite du changement climatique. Malgré le caractère naissant du phénomène, du moins au niveau juridique[109], le droit international serait en mesure de puiser au sein de ses principes traditionnels, tels le principe de stabilité du système juridique international déjà évoqué et la présomption de continuité décrite ci-dessous, en vue d’affirmer le statu quo, et donc de s’assurer de la reconnaissance récurrente de ces États vulnérables à titre d’États souverains[110]. La pratique des États en fait foi.

B. Notion de continuité de l’État

Le droit international aide à maintenir l’ordre juridique, lequel repose sur la stabilité des relations internationales[111]. Sécurité et stabilité sont en effet des éléments-clés des relations internationales contemporaines. Ceux-ci seraient immanquablement affectés si l’un des États au sein de la communauté internationale se voyait privé de l’une de ses parties constitutives. C’est pourquoi la présomption de continuité du statut d’État protège la stabilité internationale : elle en est un pilier principal[112] et « sert à prémunir l’ordre juridique d’événements qui dépossèderaient un État d’une ou de plusieurs de ses composantes »[113]. Le droit international n’envisage simplement pas la fin d’un État une fois son statut d’État établi.

Une fois un État établi, il est présumé continuer d’exister[114]. La Cour internationale de Justice a reconnu « le droit fondamental qu’a tout État à la survie »[115]. Les États, une fois établis, jouissent d’une souveraineté complète et permanente[116]. Le droit de continuer à exister en tant qu’État est fondamental pour l’ordre juridique international qui régit les États[117]. Il y a déjà dix ans, le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, se référant spécifiquement aux petits États insulaires de basses altitudes vulnérables au changement climatique, notait la présomption générale de continuité du statut d’État et de la personnalité juridique internationale en vertu du droit international[118]. L’Agence inférait que « ni la perte de territoire habitable ni les mouvements migratoires n’engendrent nécessairement une perte automatique du statut d’État »[119]. Le droit international opère ainsi avec une forte présomption à l’égard de l’État qui perdure en tant qu’entité juridique sous une forme ou une autre et maintient ses droits et obligations.

Selon certains, cette présomption ne s’appliquerait pas dans le contexte du changement climatique affectant les petits États insulaires de basse altitude. Ainsi, des limites à la présomption de continuité existeraient, et l’une d’entre elles consisterait en l’absence de territoire, lequel serait crucial à « l’existence » d’un État[120]. D’autres spéculent que la présomption générale ne pourrait être appliquée à des cas d’îles définitivement et complètement inhabitables[121], car la présomption viserait uniquement à assurer la continuité des droits et des obligations lors de changement de gouvernement[122]. Ces arguments ne sont cependant pas étayés par des exemples clairs et convaincants.

Bien que la présomption n’ait pas encore été vérifiée dans le contexte du changement climatique, nous pensons qu’il importe de l’invoquer pour garantir la stabilité de l’ordre juridique international[123]. Les arguments en faveur de la continuité reposent sur l’évitement de la création d’un vide juridique dans lequel les États éprouveraient de la difficulté, voire une impossibilité, à maintenir nombre de relations économiques, administratives et techniques mutuellement avantageuses qu’ils entretiennent avec d’autres États[124]. En outre, s’il était permis que leurs obligations juridiques soient violées, les États deviendraient réticents à l’idée de conclure des accords avec des États potentiellement instables ou à l’avenir incertain, ce qui, dans le cas d’États en difficulté, peut faire la différence entre survie et disparition[125]. Cela ne serait à l’avantage de personne. L’International Law Association (ILA) a convenu qu’en ce qui concerne la question du statut des petits États insulaires de basse altitude touchés par le changement climatique, la présomption de maintien du statut juridique de l’État est nécessaire[126]. Sans cela, les États pourraient facilement rejeter les obligations existantes à leur égard.

C. Pratique des États

La pratique des États reflète l’engagement de la communauté internationale à protéger les États les plus vulnérables face aux effets du changement climatique. Bien qu’il ne s’agisse pas encore d’une obligation juridique spécifique, cette pratique indique un engagement implicite de la communauté internationale, conceptuellement similaire à celui de la responsabilité de protéger (responsibility to protect).

1. La responsabilité de protéger

La responsabilité de protéger représente un engagement politique visant à mettre fin aux pires exactions[127] :

Elle vise à réduire le décalage existant entre les obligations préexistantes des États membres en vertu du droit international humanitaire et du droit international des droits de l’homme et la réalité vécue par les populations exposées au risque de génocide, de crimes de guerre, de nettoyage ethnique et de crimes contre l’humanité.

La notion de responsabilité de protéger créerait en outre de nouvelles responsabilités pour les États. Elle affirme l’idée « que la souveraineté n’est pas seulement une protection contre l’ingérence extérieure », mais qu’elle requiert également « des responsabilités actives en ce qui concerne le bien-être de leur population, et de s’entraider ».[128] Alors que la responsabilité principale incombe à l’État même, la communauté internationale aurait une « responsabilité résiduelle », qui serait activée lorsqu’un État n’est pas en mesure d’assumer sa responsabilité de protéger[129].

L’engagement des États quant à la responsabilité de protéger se retrouve dans le document final du Sommet mondial de 2005, adopté par une résolution de l’Assemblée générale de l’ONU[130]. Il s’agit d’un engagement politique étayé par les obligations juridiques internationales existantes pour les États, contenues au sein d’instruments internationaux et de la pratique des États[131]. Quant à déterminer si cette responsabilité s’appliquerait à la continuité du statut d’État s’agissant des petits États insulaires de basse altitude, cela nécessiterait une analyse plus approfondie allant au-delà de cet article[132]. Cependant, le développement de la responsabilité de protéger représente un précédent utile pour notre réflexion : la communauté internationale est-elle résolue à protéger le statut juridique des petits États insulaires de basse altitude touchés par le changement climatique? Alors que dans ce contexte il n’y ait pas encore eu d’engagement politique similaire à celui de 2005 concernant la responsabilité de protéger, nombreuses sont les mesures prises démontrant l’existence d’obligations internationales sous-jacentes à la protection de l’État. Une éventuelle responsabilité de protéger l’État pourrait s’envisager comme un engagement individuel comblé d’une responsabilité résiduelle de la communauté internationale. C’est sur cette idée que nous nous pencherons ci-dessous.

3. Initiatives multilatérales

La pratique étatique concernant l’adaptation au changement climatique, la migration et l’apatridie appuie l’idée d’une telle responsabilité, du moins indirectement. Les mesures prises dans ces domaines démontrent que les États ont accepté des obligations visant la protection des personnes vulnérables face aux effets du changement climatique, et par ce fait la protection du statut juridique des États vulnérables face à ces mêmes effets.

Ainsi, la communauté internationale s’est engagée à aider les États les plus vulnérables à s’adapter aux effets du changement climatique. L’adaptation est au coeur du processus de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques[133]. L’Accord de Paris, comptant 197 signataires et 185 parties, définit d’importants principes concernant l’adaptation au changement climatique[134]. Au paragraphe 6 de l’article 7, les parties à l’Accord de Paris

reconnaissent l’importance de l’appui et de la coopération internationale aux efforts d’adaptation et la nécessité de prendre en considération les besoins des pays en développement, notamment de ceux qui sont particulièrement vulnérables aux effets néfastes des changements climatiques[135].

Les États agissent également pour protéger les « migrants climatiques ». Des documents déclaratoires bénéficiant d’un large soutien ont reconnu que les mouvements migratoires « peuvent être causés par des catastrophes naturelles soudaines ou larvées »[136], telles que celles produites par le changement climatique[137]. Soulignons ici également la contribution de l’ILA. Lors de sa conférence biennale en 2018, c’est à partir de principes et régimes internationaux existants que son Comité sur le droit international et l’élévation du niveau de la mer a présentés ses recommandations visant à éviter, atténuer et composer avec le déplacement de personnes dans le contexte de l’élévation du niveau de la mer[138]. Les engagements en faveur de l’adaptation au changement climatique et de la protection des personnes déplacées sont deux exemples qui montrent que la communauté internationale s’engage à protéger les personnes vulnérables face au changement climatique. Cette protection devrait s’étendre à celle des droits des États au maintien de leur statut juridique.

Dans le même ordre d’idées, la communauté internationale devrait empêcher que les citoyens des États existants ne deviennent apatrides à cause des effets du changement climatique. Le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés a réitéré à maintes reprises que les efforts doivent être axés sur la prévention de l’apatridie[139]. En effet, s’il existe un droit de la personne à une nationalité, il n’y a pas d’obligation pour un État d’accorder la nationalité[140]. Deux conventions multilatérales consacrent le droit à la nationalité : l’une vise à protéger les droits de ceux qui se retrouveraient apatrides, l’autre à prévenir les cas d’apatridie[141]. Si les États cessaient d’exister en raison des effets du changement climatique, leurs ressortissants risqueraient de devenir apatrides. La pratique des États indique que la communauté internationale se doit d’empêcher cela.

La question des effets du changement climatique sur la continuité de l’État est à l’étude. Le Comité de l’ILA susmentionné est mandaté d’examiner les effets en droit international de l’élévation du niveau de la mer et les implications de l’inondation partielle et complète du territoire de l’État, ou de son dépeuplement, s’agissant en particulier des petits États insulaires et de faibles altitudes, et de formuler des recommandations visant à développer progressivement le droit international, eu égard notamment aux effets sur l’État, la nationalité et les droits de la personne[142]. Le Comité a aussi commencé à se pencher sur la question du statut d’État[143].

Comme mentionné, en 2018, le Comité de l’ILA a élaboré un ensemble de principes permettant aux États de protéger les personnes déplacées pour cause d’élévation du niveau de la mer[144]. Ce faisant, le Comité a souligné qu’il incombe aux États la responsabilité de gérer leurs affaires intérieures, comme le prévoit la Charte des Nations Unies[145]. Cependant, le Comité a également constaté que les États ont le devoir de protéger les personnes des catastrophes et autres aléas naturels prévisibles et d’intervenir là où des personnes ont déjà été touchées[146]. Plus pertinent pour la question que nous étudions ici est le principe défini par l’ILA du « devoir de coopérer », similaire à la « responsabilité résiduelle » dans la responsabilité de protéger:

States shall enhance international cooperation among themselves and with relevant international organisations and agencies to assist States affected by sea level rise to prevent, avoid, and respond to disaster- and climate change-related risks, including the risk of displacement. Affected States should call on the international community when they require assistance.[147]

La coopération dans ce contexte est axée sur des efforts visant à renforcer et à coordonner les mesures réduisant les risques de catastrophe naturelle, aidant à sauver des vies, facilitant les déplacements transfrontaliers, améliorant les réponses humanitaires, sans compter le soutien au redressement de l’État. La coopération comprend également un soutien technique et financier de la communauté internationale pour les États touchés, ce qui équivaudrait selon nous à un « devoir d’assistance » à leur égard[148].

Pour en revenir au devoir de coopération, l’ILA précise qu’il s’agit d’un principe fondamental du droit international puisque central à la Charte des Nations Unies et à d’autres instruments internationaux[149]. L’ILA se réfère à deux ou plusieurs États travaillant ensemble pour atteindre un objectif commun[150]. L’ILA mentionne que cela pourrait inclure une obligation générale de la communauté internationale de fournir un soutien aux États leur permettant de s’adapter aux effets du changement climatique[151]. Ce développement du droit international montre que la communauté internationale s’est engagée implicitement à protéger le statut juridique des petits États insulaires de basse altitude existants.

La Commission du droit international se penche également sur le sujet. Effectivement, le statut d’État figurait parmi une série de questions posées à la Commission en 2018. Lors de sa soixante et onzième session l’année suivante, la Commission a donc décidé d’inscrire l’élévation du niveau de la mer au regard du droit international à son programme de travail. Depuis 2020, la Commission se concentre en particulier sur les zones maritimes, tout en se penchant sur l’information « relative à la survivance de l’État et à la protection des personnes touchées par l’élévation du niveau de la mer », deux points examinés par son Groupe d’étude à la soixante-treizième session (2021) de la Commission[152].

Il est clair que cette question se trouve au premier plan des préoccupations des juristes, des États et des organisations internationales. La pratique des États dans ce domaine fournit une image plus précise de l’engagement de la communauté internationale à protéger le statut juridique des petits États insulaires de basse altitude.

3. Pratique étatique régionale et bilatérale

Des initiatives régionales soulignent également l’importance d’aider les États vulnérables à s’adapter au changement climatique. L’Organisation internationale pour les migrations a mis sur pied dans la région du Pacifique un programme régional visant à renforcer la protection et l’autonomisation des communautés touchées par le changement climatique[153]. Ce programme, soutenu par un éventail d’organisations internationales, se concentre sur la migration, le déplacement et la réinstallation ordonnée (planned relocation). Sans faire référence au statut d’État, un tel projet démontre l’engagement de la communauté internationale à protéger les populations des États concernés ainsi qu’à soutenir les efforts régionaux pour faire face au changement climatique et garantir les droits des migrants, mais aussi la survie des communautés.

Lors de leur réunion au sein du Forum des Îles du Pacifique de 2019, les dirigeants des États membres ont entériné l’élaboration de la Stratégie du continent pacifique bleu à l’horizon 2050 et déclaré que cette initiative doit garantir la protection de la souveraineté de ses membres[154]. Ils ont également convenu de la nécessité d’une action urgente face aux défis du changement climatique[155] et ont appelé à un leadership politique fort sur le changement climatique[156]. Auparavant, dans la Déclaration de Nioué sur le changement climatique de 2008, les dirigeants des États du Forum des Îles du Pacifique avaient reconnu « l’importance de conserver l’identité sociale et culturelle du Pacifique et le désir des peuples du Pacifique de continuer à vivre dans leur propre pays si possible »[157]. Ces instruments indiquent un engagement politique clair à maintenir le statut d’État souverain des petits États insulaires de basse altitude et la stabilité de leurs zones maritimes une fois celles-ci établies et notifiées, réitéré récemment lors du cinquantième anniversaire du Forum, dans la Déclaration sur la sauvegarde des zones maritimes face à l’élévation du niveau de la mer liée au changement climatique[158].

La pratique étatique bilatérale témoigne également d’un engagement à protéger les États vulnérables aux effets du changement climatique. Le gouvernement des Îles Fidji a annoncé qu’il aiderait Kiribati si une migration climatique s’avérait nécessaire[159]. Par ailleurs, la Nouvelle-Zélande examine depuis quelque temps comment elle pourrait soutenir la « migration climatique » dans le Pacifique, tout en respectant la souveraineté des États de la région et en défendant leur droit à l’autodétermination[160].

4. Jus cogens

Nous ne pouvons analyser l’évolution du droit international sans faire référence aux règles qui incarnent des normes impératives du droit international (jus cogens), ces normes de droit international général acceptées et reconnues par la communauté internationale des États dans son ensemble et auxquelles aucune dérogation n’est permise[161]. C’est ainsi que la Convention de Vienne sur le droit des traités les définit, indiquant en outre qu’une norme impérative de droit international ne saurait être modifiée « que par une nouvelle norme du droit international général ayant le même caractère »[162]. Même si ce n’est peut-être pas encore le cas, il est possible de théoriser que le concept de l’État, si fondamental au droit international, et la présomption de sa continuité pourraient être élevés au titre de jus cogens[163]. Le droit d’un peuple à l’autodétermination (du moins dans le contexte colonial) figure dans cette catégorie de normes, que l’on appelle aussi obligations erga omnes[164].

Certains ont fait valoir que la création d’un nouvel État en violation de normes fondamentales du droit international imposerait aux autres États l’obligation de ne pas le reconnaître[165]. C’est ainsi, par exemple, que la communauté internationale refusa de légitimer la tentative de la Turquie d’établir la République turque de Chypre du Nord en 1983[166]. Si la disparition d’un État dérivait de la violation de normes fondamentales, les autres États devraient, selon nous, tout autant refuser de reconnaître la nouvelle situation de facto, et au contraire, continuer plutôt à reconnaître la personnalité juridique de l’État qui aurait « disparu ». C’est ainsi que, par exemple, les États baltes ressurgirent après 50 ans d’annexion par la Russie, et que la communauté internationale continua de reconnaître la souveraineté du Koweït malgré son invasion par l’Irak en 1990[167].

Certes, le statut de certaines normes spécifiques en tant que jus cogens demeure un sujet controversé. Bien que le concept soit bien reconnu, il n’est pas clair que des normes fondamentales, tel que le droit à l’autodétermination en général et le principe de continuité de l’État, soient nécessairement inclus dans cette catégorie[168]. En outre, pour conclure à une violation du jus cogens dans ce contexte, les violations devraient s’étendre de la retenue et des poursuites en cas de violation à une obligation de prévenir la violation. De tels cas seraient également incroyablement difficiles à prouver[169].

D. Conclusion

Bien que la pratique des États démontre un engagement implicite de la communauté internationale à agir pour protéger le statut juridique des petits États insulaires de basse altitude, il n’en découle pas pour autant une obligation légale envers ceux-ci. Le droit international se forge par le biais d’accords entre États et se développe à travers la coutume internationale[170]. Aucun traité international n’a encore inclus une obligation de protéger l’État du fait du changement climatique. Une règle de droit international coutumier exige pour son établissement que la pratique des États en la matière, « y compris ceux qui sont particulièrement intéressés », ait été fréquente et essentiellement uniforme[171], et exige l’opinio juris, c’est-à-dire que les États considèrent leur pratique acceptée comme étant une expression de la primauté du droit international[172]. Une règle coutumière de droit international peut se développer avec le temps ou surgir relativement rapidement[173]. En conjonction avec la présomption de continuité de l’État, la pratique étatique susmentionnée des États prouve qu’une intention de soutenir l’adaptation au changement climatique est acceptée en droit international.

Certes, l’ordre juridique international ne s’est pas développé de manière à permettre l’« extinction » des États en raison des effets du changement climatique. Jamais non plus n’a-t-il été confronté à la question de savoir si le statut juridique de l’État peut être maintenu dans le contexte du changement climatique rendant le territoire inhabitable, nécessitant des mouvements migratoires des populations et réduisant la capacité des gouvernements. Si les États cessaient d’exister sur cette base, un dangereux précédent serait créé au regard du droit international. En outre, cela signifierait qu’aucune entité ne serait apte à maintenir les obligations de ces États, dont notamment celle de protéger les droits de leurs ressortissants en vertu du droit international. Si la présomption de continuité de l’État existe, c’est aussi pour garantir le maintien des obligations des États. La pratique des États en diverses circonstances fait preuve que la communauté internationale s’est engagée à protéger le statut juridique des petits États insulaires de basse altitude. Le développement de l’engagement politique sur le concept de la responsabilité de protéger s’inscrit dans la même veine.

III. Maintien de la personnalité juridique en droit international

Sans engagement plus explicite de la communauté internationale à agir pour protéger le statut juridique de l’État dans le contexte du changement climatique, comment les petits États insulaires de basse altitude pourraient-ils tout de même conserver une personnalité juridique? Quelques options seraient envisageables, par exemple une possible fusion avec un autre État[174], une transformation en « quasi-État » comprenant certaines des caractéristiques d’un État, ou bien encore la possibilité de construire des îles artificielles et autres structures pour consolider une base territoriale[175]. L’option la plus novatrice serait celle proposée par Maxine Burkett, sous l’appellation de « nation ex situ », impliquant une diaspora géographiquement dispersée, citoyenne d’un État « déterritorialisé »[176]. La plus dommageable verrait l’État disparaître. Quelle que soit l’option choisie, sa concrétisation et sa validité juridique dépendront en réalité du consentement et du soutien d’autres États, d’un accord international ou de la reconnaissance d’une personnalité juridique durable par la communauté internationale[177]. Nous ne traiterons pas ici de toutes les variantes, nous limitant uniquement à celles qui maintiendraient autant que possible, soit le statu quo, l’État ou nation ex situ ou encore l’entité « quasi-étatique ». Il nous semble que celles-ci, en ordre décroissant, seraient les plus à même de préserver aux petits États insulaires de basse altitude confrontés aux défis des effets du changement climatique autant de droits et obligations que possible au regard du droit international.

A. Conservation du statut juridique d’État

Les principaux obstacles au maintien du statut d’État souverain incluent la perte du territoire terrestre ainsi que d’une population in situ. Cependant, tel qu’évoqué plus tôt dans cet article, ni l’un ni l’autre ne seraient nécessairement essentiels au maintien de l’État ni à l’exécution de ses droits et obligations[178]. Ce qui importerait par contre serait la capacité de l’État à protéger la culture, la langue, l’identité et les pratiques sociales de ses ressortissants, le maintien d’un lien d’allégeance avec ces derniers et la compétence de gestion des ressources halieutiques, par exemple[179]. La perte de territoire habitable représenterait une préoccupation majeure pour les peuples aux cultures fortement associées au territoire et l’océan, dépendants en bonne partie de leurs ressources. Or, en s’assurant que l’État puisse continuer d’exister, au besoin même ex situ, il pourrait au moins maintenir sa souveraineté sur son « territoire océanique », en conservant les liens identitaires et culturels et l’accès aux ressources qu’il recèle, quand bien même la population en viendrait à se relocaliser ailleurs. Il en ressort que la communauté internationale devrait se concentrer sur les communautés humaines existantes dans les petits États insulaires de basse altitude et développer un cadre normatif adapté à leurs présents défis et besoins futurs[180]. Le statut d’État pourrait théoriquement être maintenu de plusieurs manières.

1. Avant-poste gouvernemental sur un terrain surélevé de l’État

Voici quelques années, afin de garantir la souveraineté de la République de Kiribati sur ses zones maritimes et le contrôle de ses ressources halieutiques, l’ancien Président de Kiribati Anote Tong proposa l’établissement d’un petit avant-poste gouvernemental sur le seul terrain surélevé de l’État, à savoir l’île de Banaba[181]. L’on pourrait aussi imaginer une démarche visant la construction d’îles artificielles et d’installations d’où pourraient opérer les autorités de l’État, une option techniquement viable quoique fort onéreuse pour préserver la vie humaine et résister aux conditions météorologiques extrêmes[182]. Même s’ils ne sont pas toujours nécessités par le changement climatique, mentionnons la construction d’îles artificielles pour la création de quartiers résidentiels, tels aux Maldives et à Dubaï, ou d’aéroports, tels que Kansai International, Kobe et Chubu Centair International en Asie, ainsi que l’érection de digues et de barrages aux Pays-Bas.[183]

Notons toutefois que le droit international contemporain ne permet pas à des structures entièrement artificielles de constituer un territoire[184]. Selon la CNUDM, les îles artificielles et les installations ne peuvent générer de zones maritimes :

Les îles artificielles, installations et ouvrages n’ont pas le statut d’îles. Ils n’ont pas de mer territoriale qui leur soit propre et leur présence n’a pas d’incidence sur la délimitation de la mer territoriale, de la zone économique exclusive ou du plateau continental[185].

Cependant, si ces structures se trouvent dans les eaux territoriales existantes ou dans la zone économique exclusive et n’entendent pas créer de nouveaux droits (en supposant que les frontières maritimes ont été fixées), pareille solution serait acceptable au regard du droit international en vigueur[186].

2. Cession d’une parcelle territoriale par un autre État

La cession formelle d’un territoire garantirait le titre juridique sur celui-ci[187]. Le titre de souveraineté sur une parcelle de territoire pourrait être transféré par un État au petit État insulaire de basse altitude intéressé, qui pourrait alors y déplacer ses ressortissants. Il est des exemples de tels transferts dans le passé, notamment l’achat par les États-Unis de l’Alaska à la Russie en 1867 et des Antilles danoises (aujourd’hui les Îles Vierges américaines) au Danemark en 1917[188]. Cependant, une telle option ne serait pas politiquement viable en toutes circonstances[189]. Les deux transactions susmentionnées datent d’une époque précédant l’émergence des droits de la personne, notamment le droit des peuples à l’autodétermination, sans compter les nombreux défis géopolitiques contemporains.

Hormis ces exemples, nous pourrions mentionner ceux d’États exerçant une compétence sur des territoires en vertu d’un bail d’une durée déterminée (Diego Garcia dans l’océan Indien)[190] ou même perpétuelle (Guantanamo, que Cuba ne peut rompre unilatéralement)[191]. Poussant le raisonnement sur le plan théorique, l’achat d’une terre dans un autre État s’avèrerait probablement plus avantageux comparativement au bail. Non seulement permettrait-il à l’État « acheteur » d’y relocaliser le gouvernement et la population de manière plus permanente, mais celui-ci pourrait aussi y agir à titre de souverain. Un État « louant » un territoire à un autre État pourrait au mieux y exercer des compétences étatiques limitées[192]. À moins que la transaction ne comprenne une renonciation claire par l’État « bailleur » ou « vendeur » de sa souveraineté sur le territoire loué ou acheté, le défi des États impliqués serait de trouver une solution concrète sur la portée de la compétence respective que chacun d’eux y exercerait[193].

Par ailleurs, si au cours des dernières années des îles entières ont été vendues par des intérêts privés, une autre hypothèse envisageable, il est peu probable qu’un État veuille abandonner sa souveraineté sur pareil territoire. Ainsi, en 2014, Kiribati acheta d’une corporation religieuse une île située aux Îles Fidji[194]. Il a été clairement établi qu’il s’agissait là d’un achat privé entre deux entités et non d’une cession de territoire entre deux souverains[195]. La réticence d’un État à renoncer à sa souveraineté sur une partie de son territoire est compréhensible à une époque où les tensions entre les grandes puissances mondiales se réverbèrent dans la région du Pacifique. Finalement, si la parcelle de terre était déjà habitée, ses citoyens devraient être consultés sur la question, un point récemment réitéré par la Cour internationale de Justice[196].

3. Nation ex situ

Selon ce modèle proposé par la professeure Maxine Burkett, les membres de la diaspora, ou population du pays géographiquement dispersée, deviendraient les ressortissants d’un État dit « déterritorialisé » fonctionnant comme un État souverain[197], où que le gouvernement soit situé. Tel un gouvernement en exil, l’État pourrait ainsi siéger à l’intérieur des frontières d’un autre État (par exemple en louant ou en achetant une terre dans cet État), ses représentants bénéficiant de privilèges et immunités diplomatiques. Ses locaux, archives et correspondances pourraient se voir octroyer un statut similaire à celui des missions diplomatiques étrangères ou des organisations internationales[198]. Ledit gouvernement pourrait également exercer ses pouvoirs à partir d’une plate-forme ou d’une installation artificielle située dans la mer territoriale d’origine ou ailleurs[199]. Plusieurs États ayant reconnu par le passé des gouvernements en exil, la reconnaissance à un petit État insulaire de basse altitude du statut d’État souverain ex situ semble tout à fait concevable[200]. Ainsi, ledit gouvernement pourrait faire valoir ses droits sur les zones maritimes étatiques (en supposant que les frontières eurent été fixées clairement), intervenir en faveur de ses ressortissants dans les cas où l’un d’entre eux subirait un préjudice d’un fait internationalement illicite imputable à un autre État (dans le cadre de la protection diplomatique)[201] et mener des relations internationales que ce soit directement ou par l’entremise d’un autre État[202]. En supposant que le droit international acceptât que les frontières maritimes soient fixées malgré une érosion du territoire à la suite d’une hausse du niveau de la mer, un tel État ex situ pourrait puiser ses fonds principalement dans les ressources situées dans les zones maritimes reconnues. Des revenus pourraient également provenir de permis de pêche, de la mise sur pied de fonds de fiducie (trust funds)[203] ou de l’aide financière d’autres États en vertu de plusieurs traités, dont l’Accord de Paris[204].

Si pareil modèle pouvait être théoriquement viable, en pratique, il pourrait s’avérer difficile pour un gouvernement d’une nation ex situ de gérer les fonctions étatiques au quotidien[205]. À long terme, l’État pourrait finir par n’être qu’une administration intérimaire à des fins de gestion des droits d’exploitation maritime et de perception des revenus dans le but de les distribuer à ses citoyens ou de les investir pour le bien des futures générations[206]. Avec une population dispersée de par le monde, il lui serait difficile d’exercer une compétence sur ses ressortissants, surtout si ceux-ci acquerraient la citoyenneté de leur État d’accueil[207]. Selon certains auteurs, un changement de citoyenneté serait plus dommageable pour l’État ex situ que la perte de territoire[208]. Bien que nombre d’États consentent à la double citoyenneté, à la longue, l’érosion du lien avec le territoire d’origine pourrait créer un sentiment d’aliénation culturelle, sans compter les répercussions de la dispersion de la population dans divers pays sur la survie de la langue d’origine[209]. Cela étant, des arrangements de réinstallation ordonnée sauraient en atténuer les risques[210]. En s’appuyant sur un concept d’appartenance sociale qui existerait indépendamment du territoire d’origine[211], peut-être serait-il envisageable de garantir la continuité des petits États insulaires de basse altitude en tant qu’entités sociales.

La réalisation d’un État ex situ ou d’une réinstallation ordonnée dépendrait d’abord d’un souci de coopération entre le petit État insulaire de basse altitude vulnérable aux effets du changement climatique et les autres États, où le gouvernement opère (son propre territoire maritime ou le territoire d’un autre État)[212]. La reconnaissance de la communauté internationale serait donc importante. La coopération pourrait être officialisée par un instrument international contraignant[213]. Un tel instrument comprendrait des dispositions relatives à la citoyenneté, à la gouvernance, au contrôle des zones maritimes et aux revenus tirés de leur utilisation, aux relations diplomatiques, au maintien du droit à l’autodétermination, à un mécanisme de détermination des questions politiques et à un processus de règlement des différends. Il serait également utile de s’appuyer sur les protections existantes des droits de la personne[214].

Plus précisément, l’État ex situ devrait pouvoir maintenir son indépendance en droit international, et ses ressortissants conserver leur citoyenneté, afin d’éviter une éventuelle apatridie[215]. Il n’y a pas de règle de droit international empêchant les États de prescrire des obligations à leurs ressortissants même si ceux-ci se trouvent dans la sphère de compétence d’un autre État[216]. Une reconnaissance générale de la communauté internationale s’avèrerait également de grande valeur.

Alors qu’un traité contraignant en droit international pourrait garantir qu’un État « déterritorialisé » soit constitutionnellement viable, il ne serait pas en mesure d’adresser la diversité des questions politiques qui pourraient surgir entre les États concernés et s’avérer controversées. Devront être prises en compte des matières comme la fiscalité, le bien-être, le développement économique, le droit pénal et les conflits de lois entre autres. Le droit international a déjà conçu des moyens de maintenir le statut juridique d’État. La nation ex situ serait un nouveau concept, mais qui avec la volonté des États les plus concernés, pourrait fonctionner.

B. Un « quasi-État »

Certaines des options envisagées par la doctrine contemplent plutôt une personnalité juridique restreinte[217]. Des auteurs d’ailleurs vont même jusqu’à prédire que ces États cesseraient d’exister, de sorte que le droit international devrait simplement leur attribuer une personnalité juridique internationale suffisante pour assurer une certaine représentation des intérêts de leurs ressortissants[218].

Nous savons que la personnalité juridique internationale ne se limite pas aux États[219]. Il existe en effet une gamme d’entités reconnues en droit international, notamment des organisations internationales, des groupements d’États, des entités considérées observateurs permanents à l’ONU, des territoires sous administration internationale et des entités autonomes affiliées à un État[220]. Toutes ces entités opèrent dans la sphère internationale à divers niveaux et bien qu’elles ne jouissent pas de tous les droits et obligations des États, ils possèdent certains pouvoirs fonctionnels[221]. Des États existants pourraient donc passer du statut d’État à une forme alternative de personnalité juridique internationale autonome. Un exemple souvent cité est celui de l’Ordre souverain militaire et hospitalier de Saint-Jean de Jérusalem, de Rhodes et de Malte. L’Ordre fut souverain à diverses époques, entre autres sur les îles de Rhodes et de Malte, mais céda sa souveraineté en 1798[222]. Ses propriétés foncières, comprenant son siège et les bâtiments de ses ambassades, jouissent de privilèges et immunités diplomatiques consentis par les nombreux États qui lui reconnaissent une personnalité juridique. En fait, sans être un État, du fait de ses antécédents historiques, l’Ordre a retenu une personnalité internationale en tant qu’observateur à l’Assemblée générale des Nations Unies, et entretient des relations diplomatiques avec plus de cent États[223]. Ainsi, un État existant pourrait-il éventuellement prendre la forme d’un « quasi-État ». Tout en ne conservant pas toutes ses caractéristiques d’État existant, une telle mutation pourrait permettre à l’entité « quasi étatique » et à ses dirigeants de continuer à défendre les intérêts de la population dispersée et les droits de la personne (y compris le droit de ses ressortissants à l’autodétermination) et à subvenir à ses besoins.

Cependant, il ne faut pas oublier que seul un État possède une personnalité juridique plénière, avec la pleine étendue des droits et obligations en droit international[224]. Si un État existant devait devenir une entité avec moins de droits et d’obligations, il ne pourrait interagir avec des États souverains que si ceux-ci lui reconnaissaient certains droits, une sorte de personnalité juridique dérivée et fort probablement limitée à des fins spécifiques[225]. Une telle entité pourrait ainsi perdurer, mais ses droits et obligations seraient dépendants de la bonne foi des États, et représenteraient un défi au droit international contemporain. Sans compter que les « quasi-États » pourraient menacer la stabilité du système juridique international qui repose encore aujourd’hui sur le statut juridique de l’État.

C. Conclusion

Pour assurer le maintien de la stabilité dans les relations internationales, nous croyons qu’il est important que les États existants puissent continuer à jouir du statut d’État souverain. Toute autre solution génèrerait de l’instabilité et créerait un dangereux précédent. En s’engageant à protéger le statut d’État des petits États insulaires de basse altitude, et grâce à des exemples de reconnaissance du statut juridique d’État dans d’autres circonstances, la communauté internationale serait en mesure de développer un moyen de garantir le maintien de leur statut. Cela pourrait se faire par le biais d’une « nation ex situ », d’un gouvernement centralisé existant sur le territoire maritime (situé sur un avant-poste ou une île artificielle), ou via l’achat ou la location d’une terre dans un État voisin. Le gouvernement de l’État insulaire de basse altitude vulnérable aux effets du changement climatique ainsi maintenu exercerait sa compétence sur les zones maritimes et les ressources marines, et sur ses ressortissants qui feraient partie de communautés dispersées ou situées dans d’autres États. Ce sont là des options concevables et certes plus sensibles pour ces États qu’une rétrogradation au rang de « quasi-État », pire encore la perte de toute personnalité juridique internationale. Selon cette dernière hypothèse, les petits États insulaires de basse altitude « perdraient leur voix sur l’échiquier politique international, non pas à cause de leurs actions, mais du fait de l’échec de la communauté internationale à atténuer le changement climatique et les assister dans leurs efforts »[226].

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Les conséquences du changement climatique généré par l’activité humaine affligent déjà les petits États insulaires de basse altitude. Si l’on en croit le rapport scientifique le plus récent du GIEC[227], à moins que la communauté internationale ne prenne les mesures nécessaires, les effets du changement climatique pourraient s’accélérer d’ici la fin du XXIe siècle au point que certains de ces États insulaires de basse altitude risqueraient de disparaître, à terme, purement et simplement. En effet, leur statut juridique d’État souverain, fondé sur les critères traditionnels (population permanente, territoire, gouvernement et capacité d’entrer en relation avec d’autres États), serait menacé.

Les implications juridiques sont sans précédent. Jamais encore le système juridique international n’a été confronté à un tel problème. Néanmoins, celui-ci doit s’adapter et garantir un avenir aux petits États souverains insulaires de basse altitude et leurs ressortissants. Il s’est déjà montré flexible et innovateur par le passé, s’agissant d’États fragiles, de gouvernements en exil ou du transfert de certaines responsabilités de l’État. Le droit international a également reconnu des droits et obligations juridiques à des entités qui sans être des États sont tout de même des sujets de droit international. En outre, la pratique des États démontre l’engagement de la communauté internationale à garantir le maintien du statut d’État souverain.

La communauté internationale doit agir afin de protéger le statut juridique des petits États insulaires de basse altitude menacés par le changement climatique. À tout le moins, il s’agit là, pensons-nous, d’une obligation juridique naissante allant au-delà d’une obligation morale ou politique. Quelles que soient les solutions à la portée des États les plus affectés, elles comporteront des défis de taille, mais ceux-ci ne sont pas insurmontables. Ce qu’il importe, c’est que tout dénouement garantisse autant que possible le maintien du statut d’État à part entière, afin que les États concernés puissent conserver leur place au sein de la famille des États et que leurs peuples puissent s’épanouir et continuer à jouir du droit à l’autodétermination.

Le droit à l’autodétermination constitue une garantie au droit de tous les peuples à leur propre développement. C’est sur cette note que se termine ma modeste contribution à ce numéro spécial en hommage au professeur Daniel Turp, l’un des plus ardents défenseurs de ce principe fondamental du droit international.