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Le professeur Daniel Turp, le député Daniel Turp, a eu maintes fois l’occasion de s’exprimer sur les relations entre un État fédéral et ses membres. Il a souvent pris l’exemple de l’Union européenne (l'Union) à la fois pour s’en inspirer comme pour en critiquer plusieurs aspects. Son objectif : montrer que l’indépendance du Québec est une condition pour disposer d’une réelle souveraineté quitte, sur certains sujets, à accepter de la limiter dans le cadre d’une forme d’union à définir avec le Canada (la souveraineté-association prônée un temps par le Parti Québécois).

Je voudrais, dans cet hommage que la Revue québécoise de droit international a choisi de lui rendre, prolonger cette réflexion. Professeur, mais aussi homme politique comme Daniel, j’ai toujours été à la fois gaulliste (donc attaché à l’idée de souveraineté) et militant européen (j’ai présidé le Mouvement Européen-France qui prône une Europe fédérale). Pour moi, Union européenne et souveraineté des États membres ne sont pas incompatibles. Au contraire, l’Union européenne, et une Union européenne forte, est une condition dans le monde d’aujourd’hui pour que ses États membres puissent préserver leur souveraineté.

L’Union européenne est l’objet de maintes critiques sur l’abandon excessif de souveraineté qu’elle entraînerait. Or, l’Union européenne souffre d’abord de la prééminence des souverainetés de chaque État membre en violation des traités constitutifs. L’Union européenne, ce n’est pas la négation de la souveraineté nationale, mais l’exercice en commun de ces souverainetés.

J’organiserai mon propos autour de ces trois idées : l’Union européenne n’a pas supprimé la souveraineté des États membres (I), elle souffre de la prééminence de ces souverainetés (II), elle doit parvenir à un véritable exercice en commun des souverainetés de chacun (III et IV).

I. L’UNION EUROPÉENNE RESPECTE LA SOUVERAINETÉ DES ÉTATS MEMBRES

Malgré tous les dires de ses détracteurs, cette affirmation est facile à démontrer.

Les compétences reconnues à l’Union comme ses institutions sont définies par des traités signés et ratifiés par chaque État selon ses procédures constitutionnelles propres. L’Union européenne existe parce que ses membres l’ont voulu et en ont défini souverainement le cadre.

Comme le montre le Brexit, un État peut décider de se retirer de l’Union si, à un moment ou un autre, à tort ou à raison, mais parce qu’il le décide, il souhaite exercer un droit de retrait. A contrario, toute nouvelle admission exige l’unanimité des États déjà membres et une ratification du traité d’adhésion par chacun.

Les compétences de l’Union sont strictement définies par les traités constitutifs. Elle a seulement une compétence d’attribution qu’elle doit de plus exercer en respectant les principes de subsidiarité et de proportionnalité. L’Union est avant tout une Union économique. De nombreux domaines restent de la compétence exclusive des États (comme le domaine de la santé, ce qui a pu être noté, voire regretté, avec la pandémie de la covid-19). Lors de la création de l’euro, chaque pays a été libre d’accepter ou non cette monnaie unique et il a fallu l’accord de tous ceux volontaires pour déterminer la liste des États participants. Depuis, toute nouvelle candidature est soumise à l’approbation unanime de ces derniers. Et nous pourrions multiplier les exemples.

L’Union européenne n’est pas un État fédéral. Juridiquement parlant, elle relève d’une classification comme organisation internationale intergouvernementale. Créée par traités, avec des compétences, des ressources et des institutions définies par ceux-ci, l’Union n’existe que dans un cadre strictement délimité. Certes, cette organisation internationale dispose de compétences importantes au plan économique, d’institutions que l’on ne retrouve pas dans la plupart des organisations internationales comme un parlement et une cour de justice, mais cela ne modifie pas sa nature juridique. Nous soulignerons que son budget reste limité et que ses ressources propres, vraie originalité pour une organisation internationale, n’ont pu se développer et ont été limitées par les États membres qui se prononcent là encore à l’unanimité sur les questions budgétaires.

II. L’UNION EUROPÉENNE SOUFFRE DE LA PRÉÉMINENCE DES SOUVERAINETÉS NATIONALES

L’Union européenne est l’objet de critiques récurrentes sur son absence d’attitude commune à des moments importants (là encore exemple de la crise sanitaire cette année) ou sur des sujets essentiels (la défense, la politique migratoire, l’attitude à avoir par rapport à la Chine…).

Il est vrai que des réserves peuvent pour le moins être émises concernant le fonctionnement de l’Union, telles la bureaucratie paralysante des services de la Commission européenne, la pratique tout aussi paralysante de la comitologie, la difficulté à décider… mais en grande partie, ces critiques, fondées, s’expliquent par la volonté des États de conserver la maîtrise sur les institutions de l’Union et sur les compétences qu’ils ont pourtant accepté de lui reconnaître.

Preuve en est la prééminence du Conseil de l’Europe (Conseil) dans le système décisionnel de l’Union. La Commission européenne propose, Conseil et Parlement européen codécident, mais c’est plus la théorie que la pratique. En fait, le Conseil, c’est-à-dire les gouvernements des États membres, est largement prééminent. La Commission consulte informellement le Conseil avant de présenter la plupart de ses propositions pour s’assurer qu’elles auront une chance d’aboutir. Le Parlement ne cède pas sur son pouvoir de codécision, mais ce dernier ne joue pas sur tous les sujets et il doit négocier avec le Conseil, car pas de règlement ou directive sans son accord. La majorité qualifiée s’est développée au Conseil, mais joue essentiellement sur la mise en oeuvre de décisions prises, elles, à l’unanimité et on y recourt que si on a échoué à trouver un consensus. Ce Conseil se réunit de plus en plus souvent au niveau des chefs d’État et de gouvernement et c’est là que les grandes orientations se décident.

On le constate, le Conseil est prééminent et l’unanimité reste la règle première. La souveraineté des pays membres est ainsi largement respectée contrairement à ce que beaucoup pensent. La conséquence, par contre, c’est la grande difficulté de décider au sein de l’Union et que les décisions sont le plus petit dénominateur commun. Et, à 27 membres, ce plus petit dénominateur commun est vraiment petit!

L’Union européenne est mise en cause pour cette incapacité à décider. Mais les responsables, ce sont les États, pas l’Union!

Preuve encore de la prééminence des souverainetés nationales : l’attitude de certains États qui ne respectent pas telle ou telle disposition des traités et pourtant ne sont pas sanctionnés, malgré quelquefois un arrêt de la Cour de justice.

Ces situations ne sont pas exceptionnelles. Nous retiendrons à titre d’exemple l’attitude de certains pays de l’Europe de l’Est. La jurisprudence du Tribunal constitutionnel allemand et un récent arrêt de la Cour de justice.

Aujourd’hui, la Pologne incontestablement, voire la Hongrie (encore que pour ce pays, on peut douter des critiques émises) sont mises en cause pour des violations caractérisées de l’État de droit. Dans cette situation, le Conseil peut, doit, sanctionner l’État coupable. Mais il faut l’unanimité. Donc, il est de fait impossible de le sanctionner. Pologne et Hongrie se protègent mutuellement et bénéficient de plus de l’appui des autres pays de l’Est (groupe dit de Visegrad). Ces deux États invoquent leur souveraineté pour justifier telle ou telle législation contestée, souveraineté que leur appartenance à l’Union européenne ne saurait, à leurs yeux, limiter dans des domaines ne relevant pas directement de la compétence communautaire.

La décision du 5 mai 2020 du Tribunal constitutionnel fédéral allemand relative à la Banque centrale européenne (BCE) n’est pas le premier arrêt où ce Tribunal affirme la supériorité des dispositions de la constitution de l’Allemagne sur le droit européen[1]. Mais là, il s’oppose directement à la Cour de justice et émet une injonction à la BCE, alors même que l’Allemagne et le Tribunal fédéral lui-même ont fait de l’indépendance de la Banque une condition de leur acceptation de l’euro. En refusant que la Bundesbank puisse participer aux achats d’emprunts d’État pour le compte de la BCE, le Tribunal met en cause le principe même de solidarité entre États membres. En adressant une injonction à la BCE (lui donner des précisions sur le programme controversé), en ne respectant pas une décision de la Cour de justice saisie par ce même Tribunal, ce dernier méconnaît un ordre juridique accepté par l’Allemagne de par sa ratification des Traités constitutifs de l’Union. Si le Tribunal estimait la décision de la Cour contestable, des voies de nouvelles saisines auraient pu être recherchées. Heureusement, après le départ à la retraite du président du Tribunal, sa successeure semble plus ouverte et, avec le concours du gouvernement allemand, un compromis a été trouvé. La BCE a communiqué au juge allemand des documents prouvant à ses yeux qu’elle a bien respecté le principe de proportionnalité dans la politique d’aides contestée. Ce compromis, s’il est suivi d’une nouvelle attitude du Tribunal constitutionnel fédéral, est important. Le risque existe autrement de voir les concours de la BCE, comme le programme proposé par la Commission au Conseil suite au choc économique lié à la crise sanitaire de la covid-19, contestés devant le Tribunal.

Autre signe significatif : l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne[2] en juillet 2020 annulant la décision de la Commission d’obliger Apple à rembourser 13 milliards d’euros à l’Irlande, arrêt rendu… à la demande de l’Irlande qui entend conserver un système fiscal attractif grâce à un taux d’imposition des sociétés plus faible que dans les autres pays de l’Union, ce qui évidemment porte atteinte à la libre concurrence et constitue une non-protection de l’Europe face à des entreprises étrangères (alors qu’États-Unis ou Chine ne se privent pas d’imposer une protection à l’encontre de sociétés européennes).

III. PAS DE VÉRITABLE SOLIDARITÉ EUROPÉENNE 

La crise pandémique de cette année en est une illustration.

Chaque État membre a joué seul tant sur le principe et les modalités du confinement-déconfinement, l’achat de masques et de matériel médical (la concurrence a même été forte entre les 27, chacun cherchant à s’approvisionner en Chine sans aucune concertation entre Européens) ou les mesures économiques et sociales prises pour faire face au choc économique résultant de l’arrêt d’une grande partie de l’activité.

Certes, un plan de relance a pu être adopté. Mais son élaboration a été marquée par l’affrontement une nouvelle fois entre pays du sud, les plus touchés par la covid-19, les plus endettés donc limités pour relancer l’économie, et les pays dits « frugaux » (Autriche, Danemark, Pays-Bas, Suède ou Finlande) refusant le principe de subventions de l’Union (s’appuyant sur l’argument que leurs nationaux, auxquels des efforts importants ont été demandés ces dernières années pour ne pas accepter de déficit budgétaire et d’endettement excessif, n’ont pas à payer pour ceux qui n’ont pas eu la rigueur souhaitable). Le compromis a été difficile, toujours en raison de la nécessaire unanimité (quatre longs jours et quatre nuits de négociations!).

La souveraineté l’emporte bien dans l’Union. Nous pourrions en multiplier les exemples. Quoiqu’on en dise et malgré, c’est vrai, des éléments importants de préfédéralisme dans les traités, la pratique de l’Union européenne montre que les gouvernements des États membres restent le point focal sur le plan décisionnel.

L’Union européenne n’a pas obligé les États membres à renoncer à leur souveraineté. Elle est l’expression d’une souveraineté qui, si accord entre eux, peut être partagée pour un exercice en commun (et exercice en commun ne signifie pas abandon).

IV. UN EXERCICE EN COMMUN DES SOUVERAINETÉS

Telle est la vraie nature juridique de l’Union européenne. Dans un certain nombre de domaines, les États membres ont décidé, parce qu’ils ont jugé ceci conforme à leur intérêt national, d’exercer en commun leur compétence. Il n’y a pas abandon de souveraineté, mais un mode particulier de mise en oeuvre de celle-ci. La souveraineté, ce n’est pas le repli sur soi, un nationalisme où l’on s’enfermerait dans ses frontières. C’est ici la prise de conscience que la coopération européenne peut être la meilleure manière d’assurer son indépendance, de retrouver une souveraineté, dans une mondialisation où chaque pays européen pris individuellement n’a plus la possibilité de compter par lui-même. La souveraineté, c’est la capacité à décider que l’Union européenne peut être le meilleur cadre pour l’exercice d’une compétence donnée. Et cet exercice n’enlève pas aux citoyens européens le droit, comme pour une norme nationale, de contester une norme européenne aussi bien devant un juge national que devant la Cour de justice de l’Union. Le juge national doit appliquer la norme européenne (primauté et applicabilité directe du droit communautaire), mais s’il a un doute sur la légalité de cette norme européenne, il peut saisir le juge européen.

Le paradoxe est qu’une fois ce choix fait, la pratique de l’Union montre que les États ne jouent pas vraiment le jeu et paralysent souvent l’exercice en commun de ces compétences confiées à l’Union. Faute de compromis trouvés suffisamment vite, de compromis multipliant les dérogations sur tel ou tel point même s’ils sont déjà peu ambitieux, l’Union ne parvient pas à exercer sa compétence. Et les États responsables de cette situation expliquent à leur opinion publique que l’Union européenne est un cadre inefficace. Elle leur permet de dénier leur responsabilité sans se rendre compte ce faisant qu’ils portent atteinte à leur propre souveraineté.

Seule une Europe forte peut permettre aux pays qui la composent de compter dans le monde du XXIe siècle et ainsi de défendre leurs intérêts. Aujourd’hui, face au choc économique résultant de la crise pandémique, qui peut croire qu’un État européen pourra seul faire face à la nécessaire relance, aux défis climatiques et numériques qui vont caractériser les prochaines années? Ou ces États sauront trouver des réponses communes ou tous devront subir les règles d’une mondialisation sur lesquelles ils n’auront pu avoir d’influence. Leur souveraineté sera de fait limitée.

Madame Merkel a évoqué récemment la nécessité d’ « une souveraineté européenne ». Le président allemand, monsieur Schauble, connu quand il était en charge du budget pour ses positions réservées à l’égard de compétences élargies pour l’Union, évoque aujourd’hui une « souveraineté européenne », un droit d’asile européen, une défense commune. Ces déclarations montrent que l’Allemagne est peut-être en train d’évoluer après avoir accepté le principe d’un budget propre à la zone euro. Irons-nous vers de nouvelles politiques communes? Il est trop tôt pour le dire et plusieurs États membres font preuve de réserves. Ce sera l’un des défis de l’Union européenne pour les prochaines années, développer les souverainetés exercées en commun… ou s’étioler et risquer d’imploser.

L’accord en juillet 2020 sur le plan de relance, un endettement de l’Union elle-même, des subventions aux États et pas seulement des prêts constitue à l’évidence une avancée « historique » (qualificatif utilisé par le président Macron) si toutes les ratifications requises sont obtenues et si les mécanismes prévus se mettent effectivement en oeuvre. Pour le professeur Sylvain Kahn, « l’Union européenne est maintenant un État »[3]. Il ajoute « les Européens contemporains inventent la mutualisation de la souveraineté »[4]. Ceci dit, cet accord, aussi important soit-il, pour obtenir l’adhésion de tous a dû être accompagné de concessions regrettables sur le budget 2022-2027 avec des rabais excessifs consentis aux pays récalcitrants et, de ce fait, des politiques communes qui ne pourront se développer. C’est regrettable, mais c’est aussi le prix d’une souveraineté partagée.

Accepter d’exercer en commun une partie de la souveraineté, accepter ce qu’au Québec on avait appelé à un certain moment la souveraineté-association, c’est en fait défendre pour chaque État membre sa propre souveraineté. Puissent-ils s’en convaincre, l’expliquer à leurs nationaux évidemment sensibles aux apôtres populistes du nationalisme et du repli sur soi (même si l’histoire montre que ceci aboutit toujours à un échec). Seule une Europe solidaire à travers des politiques décidées souverainement par ses États membres permettra à chacun un véritable exercice de sa souveraineté. Face aux États-Unis ou à la Chine, face aux défis économiques, sociaux et environnementaux, il faut, pour que les États européens défendent leurs intérêts et leurs souverainetés nationales, plus de politiques communes, donc plus de souveraineté partagée (et à terme, des décisions prises à la majorité de manière plus large).

Dans la mesure où, malheureusement (comme la pratique le montre depuis trop longtemps), il est peu probable que tous les pays puissent, au même moment et sur une même politique, être d’accord, comment avancer? La seule solution, dans le respect des souverainetés de chaque État, serait de développer, malgré les inconvénients d’une telle méthode, une Union à géométrie variable ou par cercles concentriques à travers ce qu’on appelle les coopérations renforcées. Permettre à certains États volontaires de faire plus et plus vite dans certains domaines s’ils le souhaitent. La formule peut s’avérer positive. Ces États acceptant d’exercer davantage en commun une compétence serviront de locomotive à laquelle d’autres États pourront ensuite se raccrocher. Les exemples de l’euro ou de Schengen montrent que ceci peut fonctionner. Les souverainetés de chacun sont respectées, mais un État ne doit pas pouvoir empêcher un autre État qui le souhaite d’exercer en commun une partie de sa souveraineté au sein de l’Union européenne.