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C’est avec joie et empressement que j’ai accédé à l’offre de nos collègues Kristine Plouffe-Malette, directrice de la Revue québécoise de droit international (RQDI) et professeure associée à l'Université du Québec à Montréal, ainsi que Geneviève Dufour, présidente sortante de la Société québécoise de droit international (SQDI) et professeure titulaire à l'Université de Sherbrooke, de rendre hommage au professeur Daniel Turp. Je tiens à les féliciter d’avoir pris l’initiative de consacrer un numéro spécial à ce grand universitaire, dans le droit fil des Mélanges que la RQDI avait offerts au professeur Jacques-Yvan Morin en 2015, et qui m’avaient fourni l’occasion de lui témoigner ma gratitude et mon admiration[1]. Je n’insisterai jamais assez sur le privilège qui m’a été donné de travailler en étroite symbiose durant trois décennies avec ces éminents collègues et fidèles amis de surcroît.

Autant le souligner d’emblée, Daniel Turp est un homme d’exception. Je l’ai connu comme étudiant à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke. Son active participation dans le cadre du cours d’Institutions internationales que j’enseignais alors à titre de professeur invité révélait son charisme naturel et manifestait déjà son intérêt marqué pour la chose internationale. J’ai encore à l’esprit le souvenir de l’examen oral qui clôtura cet enseignement, et qui prit la tournure d’un échange plus que d’un contrôle de connaissances. La suite n’allait pas démentir ces premières impressions. Après avoir obtenu son baccalauréat en droit de l’Université de Sherbrooke en 1977, il se méritera une maîtrise en droit de l’Université de Montréal l’année suivante avant de traverser l’Atlantique et de se voir décerner en 1980 un diplôme d’études approfondies de l’Université Paris II, suivi d’un Diploma in International Law de l’Université de Cambridge l’année suivante. En 1981 encore, il deviendra le premier québécois à mériter le prestigieux diplôme de l’Académie de droit international de La Haye. Il se verra enfin remettre un doctorat d’État en droit (summa cum laude) de l’Université Paris II en 1989. Somme toute une formation de très haut niveau, acquise dans les meilleures institutions.

À son arrivée à la Faculté en 1980, notre amitié s’est avérée immédiate. Que de souvenirs de dîners agréables en compagnie de son épouse Bartha, qui allait comme lui réaliser la brillante carrière qu’on lui connaît! Que de souvenirs encore de ces matinées concerts et brioches à la Place des Arts de Montréal en compagnie de leurs tout jeunes enfants Catherine et Nicolas! Et que dire de nos multiples voyages, Québec, Paris, Bruxelles, Calgary, Washington, qui me donnaient autant d’occasions d’apprécier sa grande culture, notamment historique. Il me revient à cet égard une image de lui au pied du Washington Monument où il ne tarissait pas de révélations sur les présidents américains. On le sait aussi grand amateur de poésie et de belle littérature, Hemingway, Romain Gary pour qui nous partageons la même admiration ainsi que pour notre ancienne étudiante Kim Thuy. Mais sa passion pour la musique surpasse toutes les autres. Il a animé durant plusieurs années des émissions de musique classique sur les ondes de Radio Ville-Marie. Il publie chaque semaine le Blogue québécois d’art lyrique, dirige L’Opéra-Revue québécoise d’art lyrique et préside l’Observatoire québécois d’art lyrique. Éternel étudiant, il complète actuellement une scolarité de maîtrise en musicologie, envisage la rédaction d’un mémoire intitulé « Esquisses d’une politique de la musique pour le Québec » et caresse même le projet d’un troisième cycle, avec une thèse de doctorat consacrée à « L’opéra et l’oeuvre d’art total au XXe siècle ». On l’a compris, cet homme raffiné, reconnaissable à son éternel noeud papillon (on m’en voudrait de n’en point parler!) est un hyperactif, menant plusieurs vies au gré des passions et des convictions qui l’habitent et qu’il a plaisir à partager comme en témoignent le bulletin Le mot[2] qu’il publie régulièrement et sa présence sur plusieurs réseaux sociaux. Sa capacité de travail est hallucinante, flirtant parfois avec les limites de la physiologie. À ce propos, il m’en voudra peut-être de révéler que je l’ai vu s’assoupir au beau milieu d’une séance de travail ou durant l’exposé d’un conférencier qu’il venait de présenter…

Mais Daniel Turp est avant tout un universitaire, ce qu’il a rêvé d’être de longue date. Il a été nommé professeur à la Faculté de droit de l’Université de Montréal le 1er juin 1982. Fidèle à son institution, il y restera, hormis une parenthèse élective, jusqu’à son départ à la retraite le 31 mai 2020. Ses enseignements ont porté prioritairement sur le droit international, le droit constitutionnel ainsi que les droits fondamentaux (qui regroupent précisément des aspects internationaux et constitutionnels[3]). Son expertise l’a conduit à traiter largement des relations droit international-droit interne, plus particulièrement dans un contexte canadien et québécois. Il l’a toujours fait en affichant ses convictions, mais sans sectarisme, ce qui lui a valu le respect de ses étudiantes et étudiants. Ceux-ci témoignent de la qualité de ses enseignements et il peut s’enorgueillir de constater que nombre d’entre eux ont embrassé des carrières internationales. Sa philosophie du droit international est humaniste et idéaliste. Entre Antigone et Créon, Daniel a fait son choix. Dans un vibrant hommage qu’il lui rendait à l’occasion de son départ à la retraite, le constitutionnaliste André Binette résumait ainsi sa philosophie :

Il [Daniel Turp] croit à la fonction civilisatrice du droit international, qui doit mettre en oeuvre les grands idéaux de justice et de paix de l’humanité, contribuer à son unité, et refuser de se contenter d’enregistrer les rapports de force et de domination qui ont marqué l’histoire universelle[4].

Daniel Turp a multiplié les initiatives pédagogiques dépassant largement le cadre de sa Faculté. C’est ainsi qu’il a créé le concours annuel de dissertation Matthieu-Bernard, géré par la SQDI[5], et qui porte alternativement sur des sujets d’actualité en droit international public et privé. Il a eu aussi l’initiative du concours francophone de procès simulé Charles Rousseau, qui se tient depuis 1985, et qui jouit d’un impressionnant succès, plus de cent institutions et de 35 pays y ayant participé depuis sa création. J’aurais du mal aussi à oublier nos implications dans le Concours Jessup, qui nous a fourni le grand bonheur de voir notre équipe plaider à Washington en français, ou encore de partager l’organisation d’une finale canadienne dans notre Faculté.

Au chapitre des publications, il a écrit une grande quantité d’ouvrages et articles. Sans surprise, cette oeuvre doctrinale se répartit équitablement entre ses divers champs d’expertise. Nombre de ses écrits traitent de l’accession du Québec à la souveraineté, de ses fondements juridiques jusqu’à l’élaboration de la Constitution d’un Québec souverain en passant par les problématiques relatives au contexte politique et constitutionnel canadien[6]. Une autre série d’écrits porte sur les droits fondamentaux, abordant aussi bien la question de la laïcité que les Pactes ou la Convention européenne des droits de l’homme[7]. Un dernier bloc de publications porte naturellement sur le droit international public général. Elles abordent nombre de thèmes, parmi lesquels les sources du droit international : la jurisprudence internationale, les actes juridiques unilatéraux (sur lesquels nous avons travaillé ensemble), la Convention de Vienne sur le droit des traités. Plusieurs de ses articles sont aussi consacrés à la personnalité internationale du Québec. Comme souligné plus haut, Daniel Turp et moi avons eu l’immense privilège de travailler avec notre mentor commun, le professeur Jacques-Yvan Morin. L’un des fruits de cette collaboration aura été la publication d’un ouvrage en droit international public[8] dont la rédaction fut aisée puisque nous partagions la même conception du droit international et les mêmes convictions sur le Québec, son droit à disposer de lui-même, à être représenté sur la scène internationale, à conclure des accords contraignants et à posséder sa propre Constitution.

Le rayonnement extérieur de Daniel Turp s’évalue à l’aune des multiples invitations qu’il a reçues à titre de conférencier ou de professeur invité : Paris, Lyon, Genève, Bruxelles, Strasbourg, La Haye pour n’en citer que quelques-unes. Il est membre du Conseil d’administration du Réseau francophone de droit international et Président de l’Association québécoise de droit constitutionnel. Il est aussi Président du Conseil d’administration de la SQDI qu’il a fondée en 1982. Cette société savante, vouée à la promotion du droit international, compte aujourd’hui plus de 2000 membres. Il convient de souligner que cette initiative ambitieuse a eu pour effet de développer les relations entre institutions canadiennes et québécoises s’intéressant au droit international public et de favoriser l’ouverture des internationalistes québécois à l’ensemble de leurs collègues, francophones principalement, au niveau mondial.

Dans le même esprit, une mention particulière s’impose pour le rôle que Daniel Turp a joué dans la création de périodiques. Nous oublierons les défunts Documents juridiques internationaux (DJI) que nous avions lancés ensemble en 1982 et dont nous étions corédacteurs. Cette publication fut très utile en son temps et sa lourde gestion eut au moins le mérite d’impliquer de nombreux étudiantes et étudiants. L’arrivée de l’informatique sonna le glas des DJI en 1992 après la publication d’une vingtaine de numéros. La RQDI allait naître sous une meilleure étoile. Elle fut fondée en 1984 par Jacques-Yvan Morin, alors ministre des Affaires intergouvernementales et vice-premier ministre du Québec, qui en fut le premier président, en étroite symbiose avec Daniel Turp. L’histoire retiendra que ces deux initiateurs furent d’authentiques visionnaires dans un contexte de scepticisme quant à la viabilité d’une telle entreprise. Trois décennies plus tard, la RQDI peut se targuer d’être l’unique revue de droit international des Amériques à publier essentiellement en français. Elle a édité près de soixante numéros réguliers, plus d’une quinzaine de numéros spéciaux et plus de 1000 textes.

Daniel Turp est aussi un homme de conviction engagé. Grand admirateur de René Lévesque, il a été très tôt favorable à l’indépendance nationale du Québec. Il a posé un premier geste fort en 1995 en cofondant les Intellectuels pour la souveraineté (IPSO). Il a ensuite souhaité concrétiser ses choix idéologiques en s’impliquant dans la politique active pendant plus d’une décennie, comme l’avait fait avant lui JacquesYvan Morin. Cet engagement a commencé avec son adhésion au Bloc Québécois qui lui a permis d’être élu dans la circonscription de Beauharnois-Salaberry en 1997 et de siéger pendant trois ans au Parlement fédéral. On notera qu’il a été à cette occasion député responsable et rapporteur du Comité d’action et de réflexion stratégique sur la constitution du Québec. C’est ensuite sous les couleurs du Parti Québécois qu’il sera élu à l’Assemblée nationale du Québec en 2003 dans la circonscription de Mercier qu’il représentera jusqu’en 2008. Cette année-là, il sera rapporteur général du groupe du Parti Québécois pour la souveraineté et la gouvernance générale puis du groupe d’action pour l’indépendance nationale en 2009. Cette même année, il sera élu viceprésident du Parti Québécois et quittera la politique active en 2011. Profitant de la visibilité que lui offrait sa position élective pendant cette période, il n’a donc eu de cesse, en ces lendemains de défaite référendaire, d’asseoir l’identité du Québec et de promouvoir l’option indépendantiste. C’est ainsi qu’il allait reprendre une initiative de Jacques-Yvan Morin qui fit grand bruit en 1985[9] et s’affairer à l’élaboration d’une Constitution québécoise qui pourrait à terme se transformer en Constitution d’un Québec souverain[10]. Cette démarche aboutira en 2005 à un projet de Constitution qu’il déposera à l’Assemblée nationale en 2007[11]. Ce projet législatif n’aura malheureusement pas de suite. C’est d’autant plus regrettable que rien n’interdit au Québec d’adopter un tel texte, à l’instar de nombreux membres de fédérations dans le monde. Ce projet demeurera selon nous le plus beau fait d’armes de Daniel Turp durant cette période d’activité politique intense. Le contexte ne lui aura certes pas été favorable, mais ce document possède une dimension historique, en particulier dans une perspective souverainiste.

Naturellement, Daniel Turp allait suivre de près, notamment dans le cadre de l’Institut de recherche sur l’autodétermination des peuples et les indépendances (IRAI) qu’il préside, les divers processus d’autodétermination des peuples dans le monde, Crimée, Kurdistan, Hong Kong, Soudan du Sud, Nouvelle-Calédonie parmi d’autres. Il s’est particulièrement impliqué à l’occasion des récents référendums en Écosse et en Catalogne, participant à des missions d’observation sur place susceptibles d’éclairer la conduite du Québec en la matière. Il est persuadé à juste titre selon nous que ces mouvements révèlent une évolution du droit international dans le domaine de l’accession à la souveraineté.

De façon plus globale, il s’est appliqué à contester avec énergie devant les tribunaux nombre d’agissements du Canada qu’il estimait contraires au droit, tant constitutionnel qu’international. Il en fournissait des illustrations dans un récent article du journal étudiant de la Faculté, Le Pigeon Dissident[12] : remise par le Canada de prisonniers susceptibles d’être incarcérés à la prison de Guantanamo, éventuelle participation du Canada à une action militaire en Irak sans autorisation du Conseil de sécurité de l’ONU, retrait du Canada du Protocole de Kyoto sur les changements climatiques et délivrance par le Canada de permis d’exportation de véhicules blindés à l’Arabie saoudite. Chose notable, il a associé nombre d’étudiants à plusieurs de ces litiges, ce qui n’est pas de pratique courante en la matière et reflète la confiance et le respect qu’il leur témoigne.

Ce qui sous-tend l’activisme de Daniel Turp et justifie son dynamisme, c’est sa conviction profonde selon laquelle le « Droit » peut et doit être au service de la « Justice ». Tel est le credo qui l’anime et qu’il exposait devant ses pairs à l’occasion de son départ à la retraite le 4 juin 2020[13]. C’est aussi l’ultime message qu’il livrait à ses étudiants et étudiantes à l’occasion de son tout dernier cours. Pour y parvenir, il les invitait à suivre les propositions de ce grand défenseur des droits de l’homme que fut Stéphane Hessel, « Indignez-vous! »[14] et surtout « Engagez-vous! »[15]. Il les exhortait ainsi à avoir des convictions et à les défendre quoi qu’il en coûte. On l’a vu tout au long de cet hommage, ce qui fait la richesse de Daniel, c’est son idéalisme débordant, son refus de la résignation, sa foi en la capacité du droit international à changer le monde au bénéfice de l’humanité, incluant individus, peuples et minorités[16]. Ceci au prix d’une vigilance constante. Selon lui, « [v]ouloir changer le monde, ce n’est pas être naïf, c’est combattre »[17]. À cet égard, c’est à juste titre qu’il a pu conclure sa vie professionnelle active en affirmant : « [j]e pars la tête haute, le coeur léger, avec le sens du devoir accompli »[18]. Mais il sait aussi que son combat est loin d’être achevé et nous le savons déterminé à le poursuivre.