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En décembre 2020, à l’occasion des 70 ans de la Convention européenne des droits de l’Homme (ci-après, la Convention), nous apportions notre contribution au numéro spécial de la Revue québécoise de droit international qui y était consacré au travers un article portant sur la manière dont la Cour européenne des droits de l’Homme (ci-après, la Cour) appréhende – ou n’appréhende pas – le droit international humanitaire, lorsqu’elle est saisie de faits se situant dans le cadre de conflits armés[1]. Nous formulions in fine l’hypothèse qu’en pareil contexte la Cour opère une distinction entre les règles du droit international humanitaire relatives à la protection des personnes – qu’elle mobilise explicitement – et celles relevant de la conduite des hostilités – qu’elle ignore, de manière délibérée ou non[2]. Nous relevions également que son approche du droit des conflits armés varie selon que les situations dont elle a à juger se qualifient de conflits armés non internationaux, où elle fait référence de façon implicite au droit international humanitaire, ou de conflits armés internationaux, où elle fait alors explicitement référence aux règles du droit de la guerre[3].

Si la Cour a pu développer une jurisprudence aussi étoffée et nuancée dans le domaine des conflits armés, c’est en grande partie à travers l’exercice extraterritorial de la juridiction des États parties à la Convention. En effet, compte tenu de la compréhension qu’offre la Cour du champ d’application ratione loci de la Convention, elle a pu, au fil des années, s’intéresser à de nombreux conflits armés dans le monde, que ceux-ci surviennent sur le territoire du Conseil de l’Europe ou au-delà.

C’est donc par le biais de l’application extraterritoriale de la Convention que la Cour a pu s’implanter dans le domaine des conflits armés, jusqu’à croiser le chemin du droit international humanitaire, un corpus juridique conçu spécifiquement pour régir ces situations, mais dépourvu de système de contrôle juridictionnel qui lui serait propre. Le maniement des règles du droit des conflits armés par la Cour et l’étendue de la juridiction des États parties à la Convention sont donc intimement liés. Ainsi, nous proposons ici de compléter notre contribution initiale par une étude relative à la façon dont la Cour appréhende le champ d’application ratione loci de la Convention dans le cadre des conflits armés. À cet égard, la présente contribution pourra également être lue à la lumière des conclusions proposées par le professeur Touzé, formulées dans son article relatif à l’obsolescence de l’approche territoriale de la notion de juridiction dans le numéro spécial de la Revue publié en décembre 2020[4]. L’étude proposée ici consiste à examiner la question de l’application extraterritoriale de la Convention sous un angle spécifique, celui des conflits armés, tout en créant des ponts avec les conclusions que nous avions émises sur l’appréhension par la Cour du droit international humanitaire. Ces ponts entre la compétence et le fond résultent du fait que c’est en reconnaissant – ou en ne reconnaissant pas – sa compétence dans une situation de conflit armé, que la Cour s’oblige – ou s’évite – la prise en compte, implicite ou non, du droit des conflits armés.

Notre objectif est donc de livrer notre analyse de la manière dont la Cour a étendu géographiquement l’exercice de la juridiction des États parties à la Convention en contexte de conflits armés, ainsi que les limites de cette extension, afin d’en examiner les effets – fussent-ils positifs ou négatifs.

Après un bref rappel des termes en jeu (I), nous livrerons une analyse des deux modèles d’application extraterritoriale de la Convention tels qu’ils ont été développés dans la jurisprudence de la Cour en contexte de conflits armés : le modèle de juridiction spatial, lié à la notion de contrôle d’un territoire (II) et le modèle de juridiction personnel, lié aux notions de contrôle et d’autorité des troupes d’un État partie à la Convention sur des individus (III). Une fois ces deux modèles présentés, nous analyserons leurs conséquences sur le droit applicable (IV). En dernier lieu nous proposerons notre regard sur une limite dans l’extension de l’exercice extraterritorial de la juridiction des États partie en contexte de conflit armé : la phase de conduite des hostilités (V), éclairé du très récent arrêt rendu dans l’affaire Géorgie c. Russie (II)[5].

I. L’application extraterritoriale de la Convention, positionnement du débat

L’application extraterritoriale d’un instrument de droits humains renvoie à son applicabilité à des situations se déroulant en dehors des frontières de l’État qui est lié par cet instrument. En d’autres termes, cela signifie qu’un État partie à un Traité peut voir sa responsabilité engagée en vertu de celui-ci pour des faits s’étant déroulés en dehors des limites géographiques de son propre territoire.

Dans le cadre de la Convention, étant donné qu’il s’agit d’un instrument de droits humains à caractère régional, la nature externe de la situation peut se situer à deux niveaux : la situation peut s’être déroulée en dehors du territoire de l’État dont la responsabilité est engagée, mais sur le territoire du Conseil de l’Europe; ou bien la situation peut être extérieure non seulement au territoire de l’État dont la responsabilité est engagée, mais aussi à l’espace géographique formé par les États Membres du Conseil de l’Europe.

Sur le plan sémantique, c’est la notion de « juridiction » qu’il faut retenir pour comprendre le raisonnement de la Cour en la matière. En effet, l’article 1 de la Convention, sur lequel s’est basée toute sa jurisprudence sur la question de l’extraterritorialité, ne fait jamais mention du « territoire » des États parties. Cette disposition énonce que les États parties doivent reconnaître à toutes les personnes « relevant de leur juridiction » les droits et libertés garantis par la Convention[6]. La question se pose alors de savoir ce qu’il faut entendre par le terme « juridiction ». Le Comité directeur pour les droits de l’Homme du Conseil de l’Europe (CDDH), qui s’est précisément penché sur l’application extraterritoriale de la Convention, comprend la notion de « juridiction » comme étant « l’exercice par un État du pouvoir légitime d’affecter des personnes, des biens et des circonstances »[7]. Tout l’enjeu de l’application extraterritoriale de la Convention consiste donc à déterminer, pour chaque cas, si un individu voit s’exercer sur lui un pouvoir permettant de conclure à l’exercice de la juridiction d’un État partie à la Convention en vertu de l’article 1. Dis autrement, il s’agira de déterminer s’il existe un « lien […] entre la victime d’une violation de la Convention et l’État partie à qui cette violation est imputable »[8]. C’est cette « juridiction » des États parties qui va ensuite actionner la compétence de la Cour et l’applicabilité de la Convention à la situation en question.

C’est parce que l’article 1 fait mention de la juridiction des États, et non de leur territoire, que les juges strasbourgeois ont pu étendre les obligations des États parties à la Convention au-delà de leurs frontières. Lors des travaux préparatoires de la Convention, les États avaient exprimé le souhait de ne pas appliquer automatiquement la Convention au territoire de leurs colonies à travers l’inclusion de l’article 56[9], exprimant ainsi une forme de rejet de son application extraterritoriale, tout du moins dans ces circonstances. Cependant, paradoxalement, la transformation de la notion de « territoire » en celle de « juridiction » au sein de l’article 1 n’avait pas suscité de contestations ou de débats[10]. Or, c’est ce changement de vocabulaire, anodin en apparence, mais aux conséquences importantes sur le long terme, qui a permis à la Cour de s’aventurer sur les champs de bataille de conflits se déroulant en dehors des frontières des États parties impliqués[11].

En effet, bien que la juridiction des États parties soit considérée comme étant « essentiellement territoriale »[12], la Cour a reconnu que, dans certaines circonstances exceptionnelles, celle-ci pouvait trouver à s’exercer de manière extraterritoriale[13]. Les paragraphes qui suivent mettent en lumière la façon dont la Cour a manié ce concept de juridiction dans le cadre des situations figurant parmi les plus exceptionnelles qui soient : les conflits armés.

II. Les prémisses de l’application extraterritoriale de la Convention en contexte de conflits armés

Symboliquement, les prémisses de l’application extraterritoriale de la Convention se situent dans les conséquences du conflit à l’origine même de sa création, à l’origine de la mise en place des Nations Unies, de la rédaction des Conventions de Genève[14], et de l’élaboration du droit international pénal : la Seconde Guerre mondiale. En effet, les premières affaires à travers lesquelles la Commission européenne des droits de l’Homme (Commission) a déduit l’existence d’obligations extraterritoriales pour les États parties à la Convention concernaient l’occupation par les forces alliées de l’Allemagne de l’Ouest, les conséquences de la guerre sur les individus et le traitement de hauts fonctionnaires nazis[15]. Cette jurisprudence ancienne est généralement mise de côté ou oubliée dans les analyses relatives à l’application extraterritoriale de la Convention, y compris par la Cour elle-même qui se réfère souvent à des arrêts plus récents pour développer ses motifs. Pourtant, certains fondements avaient déjà été posés à l’occasion de ces arrêts. Ainsi, dès 1965, dans X. against The Federal Republic of Germany, la Commission avait reconnu que, dans certaines circonstances, un État pouvait être tenu pour responsable des actions commises par ses agents en dehors de son territoire[16]. Cette formulation traversera les décennies, comme en témoigne l’une des plus récentes affaires abordant la notion de juridiction, l’affaire Hassan[17], dans laquelle la Cour a déclaré que « dans certaines circonstances, le recours à la force par des agents d’un État opérant hors de son territoire peut faire passer sous la juridiction de cet État au sens de l’article 1, toute personne se retrouvant ainsi sous le contrôle de ceux-ci »[18].

Un autre exemple d’application extraterritoriale de la Convention liée au contexte de la Seconde Guerre mondiale se trouve dans l’affaire Ilse Hess c. Royaume-Uni de 1975[19]. Cette affaire portait sur la légalité de la détention de Rudolf Hess, ancien haut fonctionnaire nazi, par les forces alliées dans la prison de Spandau, en République fédérale d’Allemagne. Le centre de détention était administré conjointement et à proportions égales par la France, les États-Unis, l’URSS, et le Royaume-Uni, mais au moment des faits allégués, seul le Royaume-Uni avait ratifié la Convention[20]. De plus, la prison était située dans une partie de la ville de Berlin qui relevait du secteur britannique[21], ce pourquoi la requête n’était dirigée que contre cet État. La Commission avait estimé que, même si la Convention pouvait s’appliquer à l’égard du Royaume-Uni pour le comportement de ses agents sur un territoire étranger, le fait que la prison était administrée en continu par quatre États écartait la possibilité de dégager la responsabilité d’un État en particulier en vertu de l’article 1[22]. Ainsi, même si le juge européen ne concrétisait pas en l’espèce l’application extraterritoriale de la Convention, il maintenait néanmoins ouverte la porte à une telle possibilité.

Concomitamment à l’affaire Hess, la Commission rendait la première décision d’une longue série sur la situation dans le Nord de Chypre, zone occupée par l’armée turque à partir de 1974. L’affaire Chypre c. Turquie[23] allait ainsi à nouveau donner lieu à l’examen de la question de l’application extraterritoriale de la Convention. Afin de statuer sur l’opposabilité de la Convention à la Turquie, la Commission estima à cette occasion que l’expression « relève de sa juridiction », couplée au but de la Convention, impliquait pour ses États parties d’assurer les droits et libertés garantis par la Convention « à toute personne relevant effectivement de leur autorité et de leur responsabilité », que ces personnes se trouvent ou non sur leur territoire[24]. Cette conception de l’application extraterritoriale de la Convention fut par la suite confirmée dans l’affaire Loizidou c. Turquie[25], dans laquelle la Cour considéra que lorsque subséquemment à une action militaire, un État partie se trouve en situation de contrôler une zone en dehors de son territoire national, celui-ci est tenu de respecter et de faire respecter les droits et libertés garantis par la Convention dans cette zone. Dans une affaire ultérieure, toujours relative à la même situation, la Cour a justifié ce raisonnement en expliquant que Chypre, bien qu’État partie à la Convention, n’était plus en mesure d’assurer les droits et les libertés garantis par cet instrument dans la partie de son territoire contrôlée par la Turquie[26]. Cette dernière voyait donc sa responsabilité engagée pour des violations commises sur ce territoire[27]. Bien qu’elle n’utilise pas explicitement cette expression, il est apparent que la Cour ait souhaité éviter qu’il puisse exister une zone de non-droit sur le territoire du Conseil de l’Europe, ou, selon ses termes, « une lacune regrettable dans le système de protection des droits de l’Homme dans cette région »[28].

Cette conception extraterritoriale de la juridiction des États parties restait jusqu’alors à l’intérieur du territoire du Conseil de l’Europe. Elle était également expressément liée à des situations dans lesquelles un État contrôle une partie du territoire d’un autre État. Cependant, les formulations employées, aussi bien par la Commission que par la Cour, n’avaient jamais fermé la porte à une application extraterritoriale de la Convention en dehors des frontières du Conseil de l’Europe, ou dans des zones non contrôlées comme telles par un État partie. Ce n’est que plus tard, dans les affaires concernant le comportement des troupes britanniques en Irak, que la Cour eut l’occasion de consacrer une application extra-européenne de la Convention, allant même jusqu’à reconnaître son application dans des zones non contrôlées par les États parties.

III. La consécration du modèle personnel de l’exercice de la juridiction

Dès 2004, avant les affaires britanniques qui allaient écrire une nouvelle page dans l’histoire de la jurisprudence de la Cour en matière d’application extraterritoriale[29], les juges de Strasbourg eurent l’occasion de poser les bases d’une application extra-européenne de la Convention dans l’affaire Issa et autres c. Turquie[30]. Cette affaire portait sur des allégations d’atteintes au droit à la vie de bergers irakiens, qui auraient été tués par des soldats turcs au cours d’opérations militaires menées par la Turquie dans la partie Nord de l’Irak, à proximité de la frontière entre ces deux pays[31]. La Cour conclut dans un premier temps que la Turquie n’exerçait pas de contrôle effectif sur la partie du territoire irakien sur laquelle les violations alléguées de la Convention avaient eu lieu[32]. Pour autant, il restait possible, selon la Cour, de reconnaître la juridiction de la Turquie en démontrant que les décès étaient effectivement imputables aux troupes turques qui menaient des opérations militaires dans la zone[33]. Finalement, c’est l’absence de lien factuel clair entre les troupes turques et les violations alléguées de la Convention qui mena la Cour à rejeter sa compétence[34]. Aussi, c’est l’insuffisance des preuves présentées, et non une supposée impossibilité d’appliquer la Convention en dehors du territoire européen, qui conduit la Cour à conclure que les victimes irakiennes n’étaient pas protégées par la Convention. Compte tenu de son dispositif, malgré l’absence de contrôle exercé par les forces armées turques sur l’ensemble de la zone irakienne concernée, cet arrêt pavait donc la voie à ce que de potentielles victimes d’agissements de soldats d’un État partie, déployés au-delà de ses frontières dans une zone non contrôlée par cet État, puissent revendiquer le bénéfice de la Convention à leur égard, et ce alors même qu’elles ne sont pas nationales de l’un des États membres du Conseil de l’Europe. Un tel modèle avait déjà été envisagé et concrétisé dans un contexte ne relevant pas des conflits armés dans l’affaire M. c. Danemark. À cette occasion, la Cour avait relevé que « les fonctionnaires d’un État […] attirent les personnes et les biens sous la juridiction de cet État dans la mesure où ils exercent leur autorité sur ces personnes ou sur ces biens »[35]. Avec l’affaire Issa, la Cour étend ce modèle d’exercice personnel de la juridiction aux membres des forces armées d’un État partie. En outre, la Cour est ici parfaitement claire sur son intention de prévenir l’émergence de quelconques zones de non-droit, puisque les juges prennent le soin de préciser que l’article 1 de la Convention ne peut être interprété comme permettant « à un État partie de commettre sur le territoire d’un autre État des violations de la Convention qu’il ne pourrait pas commettre sur son propre territoire »[36]. Il est du reste topique de noter que formulé ainsi, la Cour ne s’en tient pas seulement aux agissements d’un État partie sur le territoire d’un autre État « partie », mais vise tout territoire sur lequel pourraient se produire ces agissements. Cela confirme que l’applicabilité de la Convention peut s’étendre, sous certaines conditions, à des conflits extra-européens, c’est-à-dire se déroulant sur le territoire d’États non-parties à la Convention.

Il faudra cependant attendre les affaires portant sur le comportement des troupes britanniques en Irak pour voir consacrée cette application extra-européenne de la Convention en contexte de conflit armé[37]. Parmi celles-ci, c’est chronologiquement la troisième, l’affaire Al-Skeini, qui a permis de synthétiser les deux modèles de l’exercice extraterritorial de la juridiction utilisés par la Cour : dans un premier temps, un modèle d’exercice de la juridiction qualifié de « spatial »[38], lié au contrôle effectif d’un territoire[39], et dans un second temps, un modèle d’exercice de la juridiction qualifié de « personnel »[40], lié à l’autorité et au contrôle d’un agent de l’État[41].

IV. Les conséquences d’un double modèle de juridiction sur le droit applicable en contexte de conflit armé

Dans le cadre du modèle d’exercice de la juridiction dit spatial, il n’est pas nécessaire de déterminer si un État partie à la Convention « exerce un contrôle précis sur les politiques et actions de l’administration locale qui lui est subordonnée »[42]. Le contrôle d’une portion d’un territoire étranger par un État partie suffit à rendre applicable l’ensemble des dispositions de la Convention sur ce territoire, et à rendre opposable à l’État en question les mêmes obligations que celles auxquelles il est soumis sur son propre territoire. Tel que cela a été soulevé dans l’affaire Al-Skeini, cela signifie notamment que le lien juridictionnel, entre l’État partie qui contrôle le territoire et les victimes ressortissantes de l’État non-partie dont le territoire est contrôlé, peut être établi quand bien même la violation alléguée de la Convention ne résulterait pas d’un acte posé par un ou des agent(s) de l’État partie qui contrôle le territoire[43]. En d’autres termes, l’État partie n’est pas seulement tenu de respecter les droits de la Convention sur le territoire qu’il contrôle en dehors de ses frontières, mais aussi de les protéger. Par conséquent, dans l’affaire Al-Skeini dont les faits se situaient donc en Irak, la Cour a considéré qu’une femme tuée lors de l’engagement des hostilités entre des soldats britanniques et des tireurs inconnus relevait de la juridiction du Royaume-Uni alors même qu’il était impossible de déterminer « lequel des deux camps [avait] été à l’origine du coup fatal »[44]. En vertu de ce modèle d’exercice de la juridiction, ce ne sont donc pas seulement les obligations négatives – s’abstenir d’attaquer volontairement des civils par exemple – des soldats qui s’exportent en dehors du territoire du Conseil de l’Europe, mais également leurs obligations positives – veiller à la sécurité des civils sous leur contrôle, comme en l’espèce.

Dans le cadre du modèle d’exercice de la juridiction dit personnel, il faut en revanche démontrer l’exercice d’un contrôle ou d’une autorité exercée par un agent d’un État partie sur l’individu dont les droits auraient été violés. Dans une telle situation, seuls vont s’appliquer les droits relatifs à la situation du requérant[45]. Ce modèle d’exercice personnel de la juridiction en contexte de conflit armé a été appliqué pour la première fois par la Cour dans l’affaire Hassan[46]. Par l’intermédiaire de ce modèle, la Cour a conclu qu’un individu irakien, capturé puis détenu par des soldats britanniques, relevait de la juridiction du Royaume-Uni à partir du moment de sa capture et jusqu’au moment de sa remise en liberté[47]. En l’espèce la question du contrôle du territoire irakien en tout ou partie ne faisait pas l’objet de l’attention de la Cour. Il lui a suffi de constater que le Royaume-Uni co-administrait avec les États-Unis le camp de détention dans lequel se trouvait l’individu, le camp Bucca, et que l’individu se trouvait entre les mains des troupes britanniques[48]. L’intérêt de retenir un tel modèle est de permettre à la Cour de se pencher sur les allégations d’atteintes aux droits et libertés garantis par la Convention qui ont eu lieu respectivement avant et après la période de détention au camp Bucca, dans des portions de territoire qui n’étaient pas contrôlées par le Royaume-Uni. En procédant ainsi, la Cour étend donc non seulement ses possibilités d’intervention dans les conflits qui ont lieu dans quelle que partie du monde que ce soit, mais également son champ d’action au sein d’un même conflit.

Cependant, comme le relève le Comité directeur pour les droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, que la Cour ait établi deux modèles de juridiction extraterritoriale produisant des effets juridiques distincts est de nature à créer une insécurité juridique chez les États qui déploient leurs forces armées à l’étranger. Premièrement, les critères qu’elle a développés pour déterminer le contrôle effectif d’un État sur le territoire d’un autre État sont larges[49]. La Cour privilégie du reste une approche au cas par cas des situations qui lui sont soumises. Ceci a pour conséquence de faire obstacle à la possibilité de dégager des critères fixes, clairs et précis auxquels pourraient se référer les États. À défaut, ces derniers peuvent donc tout au mieux comparer les situations dans lesquelles ils s’engagent avec celles qui ont déjà été jugées, ainsi que l’avait fait le Royaume-Uni entre les affaires Al-Skeini et Hassan[50]. Deuxièmement, en l’absence de contrôle du territoire, la méthode qui consiste à appliquer la Convention de manière « fractionnée »[51] peut semer le doute quant aux règles à appliquer pour les États, notamment en ce qui a trait à leurs obligations positives et procédurales[52].

Cependant, si la Cour s’est montrée favorable à l’extension de l’exercice de la juridiction des États parties – et donc de sa compétence à travers l’application extraterritoriale de la Convention – dans les situations étudiées ci-dessus, une limite persiste en contexte de conflit armé, lorsque sont en jeu non plus la protection de personnes se trouvant en leurs mains, mais des actes s’inscrivant dans la conduite des hostilités.

V. Les situations relevant de la conduite des hostilités : une limite à l’exercice extraterritorial de la juridiction des États parties?

Dans sa contribution de décembre 2020, tout en reconnaissant un contexte « particulier » qui devrait selon lui dissuader les États parties de brandir trop souvent cet arrêt comme argument contre l’extension extraterritoriale de leur juridiction, Sébastien Touzé relevait que la Cour avait établi une ligne claire dans sa décision Bankovic de 2001[53]. Cet arrêt peut cependant aussi être envisagé comme constituant une source de confusion, voire d’incohérence, dans la jurisprudence de la Cour sur la notion d’extraterritorialité. En cela, il peut apparaître tout au moins comme étant une exception dans le paysage de l’extraterritorialité de la Convention.

A. Bankovic, ou la distinction entre un modèle personnel et un modèle causal de l’exercice extraterritorial de la juridiction

Les faits qui donnèrent lieu à l’affaire Bankovic, à savoir le bombardement du 23 avril 1999 d’une station radio civile par les forces de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), se sont déroulés sur le territoire de la République fédérale de Yougoslavie (RFY), État non-partie à la Convention[54]. Soumis à son appréciation en 2001, ils confrontaient la Cour à un phénomène nouveau puisqu’elle n’avait jusqu’alors jamais été amenée à statuer sur sa compétence en vertu de l’article 1 pour des faits survenus sur le territoire d’un État non-partie, ou pour le comportement de soldats agissant dans une zone non contrôlée par un État partie.

Les États défendeurs[55] avançaient qu’une extension de leur juridiction dans des zones de conflit se déroulant en dehors du territoire du Conseil de l’Europe ferait peser à leur égard des obligations trop lourdes, susceptibles de les dissuader de déployer leurs forces armées dans de telles zones, dans le cadre de coalitions internationales ou de missions de maintien de la paix[56]. Si, de manière prospective, cet argument peut se comprendre, appliqué aux faits de l’espèce un tel argument apparaît discutable : il ne semble pas insurmontable d’exiger des États impliqués dans un conflit armé qu’ils s’abstiennent de bombarder des biens de caractère civil. Par ailleurs, les États ont déjà une obligation, en vertu de règles de droit international humanitaire universelles tant conventionnelles que coutumières, de respecter les règles relatives à la distinction[57], à la proportionnalité[58] et aux précautions[59]. Or, l’analyse des faits invite à conclure qu’au moins une de ces règles a été violée au cours de ce bombardement. Si les frappes aériennes avaient été intentionnellement dirigées envers ce bâtiment civil et qu’il n’abritait pas un objectif militaire, tel que le réseau de communication de l’armée adverse par exemple, il s’agirait alors d’une violation de la règle de la distinction. De même, si la destruction du bâtiment civil consistait en un dommage incident à une attaque visant un objectif militaire, alors il pourrait s’agir d’une violation des règles de proportionnalité et de précautions, si les pertes civiles anticipées étaient excessives par rapport à l’avantage militaire attendu ou si les moyens et méthodes choisis n’étaient pas les plus appropriés à la situation. Le véritable enjeu au coeur de cet arrêt ne résidait donc pas tant dans les obligations juridiques pesant sur les États, qui existent de toute façon en droit international humanitaire, que dans la mise en cause de leur responsabilité. En effet, tel que nous l’avons souligné dans notre précédente contribution, le droit international humanitaire est dépourvu de tout mécanisme de contrôle ou de sanctions qui lui soit propre[60]. De plus, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie avait déjà rejeté la requête des victimes de ces mêmes bombardements[61]. La Cour représentait donc un ultime espoir de justice pour les requérants, mais aussi pour la doctrine de l’époque, qui voyait l’éventuelle compétence du juge européen comme une suite logique de sa jurisprudence sur la notion d’extraterritorialité exposée ci-haut[62].

Pour bien comprendre le raisonnement de la Cour dans cette affaire, il est important de noter que, d’une part, la RFY sur le territoire de laquelle eurent lieu les bombardements n’était pas partie à la Convention et que, d’autre part, les pays membres de l’OTAN à l’origine de ces frappes aériennes ne contrôlaient aucune portion du territoire terrestre de la RFY. Retenir leur responsabilité serait donc revenu à adopter une conception causale de la notion de juridiction, non pas liée au contrôle d’une zone géographique donnée, mais aux agissements d’agents de l’État. En théorie, une telle conception était permise par la jurisprudence de la Cour, qui de X. contre la République fédérale d’Allemagne jusqu’aux affaires chypriotes, n’avait jamais expressément limité son modèle d’application extraterritoriale de la Convention au contrôle d’un territoire par les États parties. Au contraire, en 1975 dans l’affaire Chypre c. Turquie, la Commission estima que les forces armées font relever de la juridiction de l’État dont elles dépendent « toute personne et tout bien, dans la mesure où des représentants exercent leur autorité sur ces personnes ou ces biens »[63]. Il ne semblait donc pas nécessaire d’établir l’existence d’un contrôle effectif d’une zone terrestre afin de déclencher l’applicabilité de la Convention. Pour autant, comme elle le rappelle dans l’affaire Bankovic, la Cour n’avait jusqu’à présent consacré que le modèle de contrôle territorial pour déduire l’application extraterritoriale de la Convention[64]. Ajouté au fait que le territoire de la RFY n’était pas couvert par la Convention, et que cette dernière n’aurait « pas vocation à s’appliquer partout dans le monde »[65], la juridiction strasbourgeoise concluait donc dans l’affaire Bankovic que les faits ne relevaient pas de la juridiction des États défendeurs, en s’accrochant fermement à son modèle de l’exercice spatial de la juridiction des États parties.

Doit-on pour autant en conclure à une anomalie dans la jurisprudence de la Cour qui, comme nous l’avons vu, a par la suite concrétisé son modèle d’exercice personnel de la juridiction, pour des faits commis par des soldats dans des zones ne relevant pas de l’espace géographique du Conseil de l’Europe et qui n’étaient pas contrôlées par un État partie? Pas nécessairement. Il est possible de voir dans cet arrêt simplement un rejet du modèle causal, et non du modèle personnel. En effet, le critère de l’agent de l’État présuppose que cet agent exerce à minima un contrôle ou une autorité sur un individu, pour que celui-ci puisse prétendre relever de la juridiction de cet État. Or, s’agissant en l’espèce de bombardements aériens, la Cour considère qu’il n’est pas possible de constater l’existence d’un tel contrôle ou d’une telle autorité[66]. Il s’agit d’une nuance importante : le modèle d’exercice personnel de la juridiction est basé sur le contrôle et l’autorité de l’agent de l’État, qui ne pouvait pas être déduit en l’espèce, et non pas sur les effets de ses actions, à savoir les victimes des bombardements. La jurisprudence Bankovic ne fait donc pas figure d’anomalie dans la jurisprudence de la Cour; elle ne contredit pas le modèle personnel de l’exercice de la juridiction. Il serait plus juste d’y voir une exception dans l’exception qu’est l’exercice extraterritorial de la juridiction. Il reste néanmoins que le résultat auquel elle parvient en l’occurrence peut révéler une incohérence avec la méthode d’interprétation utilisée habituellement par la Cour. En effet, la Cour a reconnu elle-même ne pas avoir eu recours dans l’affaire Bankovic à une interprétation évolutive de la Convention (en l’espèce de l’article 1), comme elle le fait d’ordinaire dans sa jurisprudence, mais à une interprétation basée sur l’intention de ses auteurs[67]. Or, un tel modèle d’interprétation avait pourtant été implicitement rejeté dans l’affaire Loizidou notamment, dans laquelle la Cour avait décrit la Convention comme un « instrument vivant »[68], destiné à la protection des êtres humains et qui devait être interprété de sorte à rendre ses dispositions « concrètes et effectives »[69]. Difficile de voir dans l’affaire Bankovic une interprétation de la Convention de nature à rendre concrètes et effectives ses dispositions, dans un objectif de protection de la personne humaine.

Cette exception, vraisemblablement liée au contexte particulier de la conduite des hostilités, a été confirmée par une affaire plus récente : Géorgie c. Russie (II)[70].

B. Géorgie c. Russie (II) : nouvelle synthèse de la jurisprudence de la Cour sur les modèles d’exercice extraterritorial de la juridiction en contexte de conflit armé?

À la différence de l’affaire Bankovic, l’affaire Géorgie c. Russie (II) porte sur des faits relatifs à un conflit armé s’étant déroulé sur le territoire d’un État partie à la Convention : la Géorgie. Par ailleurs, si l’intégralité des faits à l’origine de l’affaire Bankovic s’inscrivait dans le cadre de la conduite des hostilités, l’affaire Géorgie (II) présentait un panorama hybride : une partie des violations alléguées relevait également de la conduite des hostilités – les bombardements et les pilonnages effectués par l’armée Russe[71], alors que l’autre relevait du domaine de la protection des personnes se trouvant hors de combat[72]. Tout comme à l’occasion de l’affaire Bankovic toutefois, il était question pour la Cour de statuer sur des allégations de violations commises par des forces armées déployées dans le contexte d’un conflit armé se déroulant en dehors de leur territoire, en l’occurrence celles résultant des agissements des forces armées Russes sur le territoire de la Géorgie.

Être confrontée à des actes s’inscrivant non seulement dans le cadre de la conduite des hostilités, mais également dans celui des règles relatives à la protection des personnes hors de combat, allait donner à la Cour l’occasion de confirmer les nuances qui se dessinaient entre les modèles causal, personnel et spatial de l’exercice extraterritorial de la juridiction des États parties en contexte de conflit armé. Afin de bien comprendre son raisonnement, il convient au préalable de resituer les faits qui lui furent soumis et l’approche qui fut la sienne. En ce qui concerne les faits, ceux-ci se sont déroulés principalement en Ossétie du Sud et en Abkhazie, deux régions contestées du Grand Caucase se trouvant en territoire géorgien et limitrophe de la Russie. Après une période de tensions montantes, de véritables affrontements éclatèrent au cours du mois d’août 2008. Ceux-ci s’étalèrent sur une période de cinq jours, « causèrent dans de nombreux endroits à travers le pays des destructions massives, allant jusqu’à la dévastation complète de plusieurs villes et villages »[73]. La Cour distingue d’emblée entre « la phase active des hostilités durant la guerre des cinq jours après l’intervention des forces armées russes (du 8 au 12 août 2008) »[74], constituées de bombardements, pilonnages et tirs d’artillerie, et la « phase d’occupation après la cessation des hostilités (accord de cessez-le-feu du 12 août 2008) »[75], au cours de laquelle auraient été commis notamment des meurtres, des mauvais traitements, des pillages et des incendies d’habitation[76]. Il est à cet égard symptomatique de relever que la Cour prend alors soin de constater que les détentions de civils ont duré 15 jours, tout en indiquant la date de la libération des personnes concernées, à savoir le 27 août, ce qui fixe la date du début de la détention au 13 août, soit un jour après le début de la phase qu’elle décrit comme étant la phase d’occupation[77]. Hasard ou coïncidence, cela fait en tout cas son affaire pour le raisonnement qu’elle allait être amenée à suivre. En effet, elle juge ensuite que « la phase active des hostilités […] dans le cadre d’un conflit armé international »[78] s’inscrit dans un contexte trop chaotique pour qu’un État intervenant puisse établir un contrôle sur le territoire d’un autre État, que ce contrôle soit territorial[79] ou personnel[80]. Ainsi, refusant à nouveau de reconnaître un modèle d’exercice de la juridiction dit causal, la Cour ne s’estime pas compétente pour juger les actions menées par l’armée russe dans le cadre de la phase « active » des hostilités[81].

Là encore, afin de bien comprendre le raisonnement de la Cour et d’offrir un regard critique sur celui-ci, il convient de replacer dans leur contexte les différents aspects qui font l’objet de son examen. En effet, la question de la juridiction est traitée au titre des questions préliminaires, juste avant que ne soit examinée la relation entre la Convention et le droit international humanitaire. Autrement dit, il y a une forme d’enchevêtrement entre les questions en débat et l’une prédétermine l’autre. La question de savoir si la Cour peut appliquer directement le droit international humanitaire, ou interpréter les dispositions de la Convention à la lumière de celui-ci, lorsque les violations alléguées de celles-ci ont lieu au cours d’un conflit armé est une question délicate que la Cour doit approcher de manière sensible. Or, c’est une chose de renvoyer un État à ses obligations internationales lorsque la Cour juge de violations commises sur son territoire, mais c’en est une autre de veiller à la mise en oeuvre de ses mêmes obligations lorsqu’il agit en dehors de son territoire. En l’occurrence, la question de l’applicabilité du droit international humanitaire apparaît dans le troisième moyen soulevé par la Russie, à l’effet que ce corpus juridique ne relève pas de la compétence de la Cour et qu’elle ne peut donc pas l’appliquer[82]. Les requérants tout au contraire estimaient que la Convention demeure applicable en temps de conflits armés, international comme non-international, et que la Cour doit tenir compte des dispositions du droit international humanitaire dans son interprétation de l’article 5 en cause, et ce d’autant qu’en l’occurrence il n’y a pas de conflit entre les prescriptions du droit international humanitaire et du droit de la Convention. Face à ces prétentions, la Cour reprend in extenso les arguments qu’elle avait développés dans l’affaire Hassan et réitère que « même en cas de conflit armé international, les garanties énoncées dans la Convention continuent de s’appliquer quoiqu’en étant interprétées à l’aune des règles du droit international humanitaire »[83]. Elle appliquera donc aussi bien les deux corpus selon leur « articulation […] sous l’angle de chacun des aspects de l’affaire et des articles de la Convention dont la violation est alléguée »[84]. De manière précautionneuse donc, avant de réaffirmer sa jurisprudence antérieure en matière d’applicabilité du droit international humanitaire, elle a pris soin, compte tenu des spécificités de l’espèce, « d’opérer une distinction entre les opérations militaires menées au cours de la phase active des hostilités, et les autres événements qu’elle est amenée à examiner dans le cadre du présent conflit armé international, dont ceux qui se sont déroulés pendant la phase “d’occupation” après la cessation active des hostilités »[85]. Anticipant l’application du droit international humanitaire qu’elle allait être amenée à faire dans la présente espèce, cette manière d’appréhender l’exercice de la juridiction de l’État défendeur allait lui permettre de faire une application parcimonieuse de ce droit, avec lequel elle ne semble au final pas très à l’aise, c’est-à-dire au cas par cas, au moment d’examiner chacune des violations alléguées.

Toujours est-il que cette distinction dans l’exercice de sa juridiction par un État impliqué dans un conflit armé, entre une phase des hostilités qui serait active et une autre qui en raison de l’occupation du territoire ne le serait plus, soulève un certain nombre de questions. À ce titre, il convient de relever que la Cour avait déjà eu l’occasion de procéder à l’analyse de situations relevant de la conduite des hostilités dans le cadre de conflits armés non internationaux se déroulant sur le territoire de l’État dont la responsabilité était mise en cause, à l’intérieur des frontières de l’espace géographique du Conseil de l’Europe[86], sans que la question de la juridiction n’ait à être débattue. Ce n’est donc pas la conduite des hostilités en tant que telle qui écarte l’applicabilité de la Convention dans un cas donné, ni le déploiement des forces armées d’un État partie sur un territoire étranger, mais bien le cumul de ces conditions, à savoir le fait pour des troupes déployées à l’étranger de mener des opérations militaires relevant de la conduite des hostilités. C’est ce que confirme la Cour en précisant qu’elle ne peut conclure à l’exercice de la juridiction d’un État partie entreprenant des opérations militaires dans le cadre d’un « conflit armé international hors de son territoire »[87]. Bien que ce raisonnement ne soit pas de nature à créer une incohérence avec la jurisprudence de la Cour sur la question de l’extraterritorialité de la Convention, il est cependant discutable. En effet, le fait qu’elle ait déjà accepté de connaître des situations relevant de la conduite des hostilités tend à remettre en cause le bien-fondé de ses arguments selon lesquels la phase active des hostilités représenterait une trop grande source de chaos pour que la Convention puisse y être appliquée. De plus, il est possible de se demander quelle aurait été l’argumentation de la Cour si les faits visés avaient été imputables non pas à la Russie, mais à la Géorgie sur le territoire de laquelle se déroulait la situation. Aurait-elle reconnu la responsabilité de la Géorgie, dans un contexte similaire de chaos, quitte à créer une asymétrie dans la responsabilité des États parties à un conflit selon qu’il s’agisse de l’État sur le territoire duquel se déroule le conflit armé ou de l’État intervenant? En l’état actuel, il pourrait se déduire que les États parties n’auront pas les mêmes responsabilités selon que leurs forces armées agissent sur leur propre territoire ou sur le territoire d’un autre État. Cette asymétrie pourrait de surcroît, en théorie, se révéler au cours d’un même conflit, avec un État « hôte » qui aurait ainsi plus d’obligations juridiques que l’État intervenant. Un tel raisonnement irait à l’encontre du droit des conflits armés, qui consacre l’égalité entre les belligérants[88].

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Si la Cour a confirmé une forme de logique dans sa jurisprudence sur l’exercice de leur juridiction par les États parties à la Convention lorsqu’ils déploient leurs troupes à l’étranger, la manière dont s’est construite cette jurisprudence reste cependant sujette à caution. Il ne nous semble pas irréaliste d’attendre des États qu’ils respectent les règles les plus élémentaires du droit des conflits armés lorsqu’ils déploient leurs troupes en territoire étranger et à l’extérieur des frontières du Conseil de l’Europe. De plus, la Cour a déjà montré qu’elle était capable d’analyser le droit à la vie au regard de règles relatives à la conduite des hostilités dans les affaires turques et tchétchènes évoquées dans notre précédent article[89]. L’élément de l’externalité ne devrait donc pas servir de prétexte à un « deux poids deux mesures » au sein même du territoire du Conseil de l’Europe, comme le laisse craindre l’affaire Géorgie c. Russie (II).

Du point de vue de la protection des victimes des conflits armés, il est dommageable que la Cour se défausse, comme elle l’a fait dans l’affaire Géorgie c. Russie (II), sur l’existence de règles de droit international humanitaire susceptibles de régir des situations relevant de la conduite des hostilités[90]. Nous le relevions déjà lors de notre précédente contribution : les États, en refusant de s’entendre sur la mise sur pied d’un mécanisme de mise en oeuvre du droit international humanitaire, n’ont laissé d’autre choix aux justiciables que de se tourner vers d’autres alternatives[91]. À cet égard, il faut ici préciser que la Russie est partie prenante de l’échec du processus qui devait aboutir à la mise sur pieds d’un mécanisme de mise en oeuvre du droit international humanitaire[92]. Il est donc d’autant plus déplorable que la Cour lui ait pour une part donné raison en refusant de juger de violations relevant du droit international humanitaire. Si la nécessité d’un processus d’adaptation peut se comprendre, afin d’appliquer les normes de la Convention à la phase active des hostilités impliquant des États parties, celui-ci reste préférable à une absence de justice et à l’apparition de potentielles zones de non-droit dans les conflits armés. La juridiction extraterritoriale des États parties semble à ce titre être la meilleure arme de la Cour pour apporter une justice dans la guerre, il lui appartient d’en faire bon usage.

Compte tenu de la nature des conflits armés contemporains qui voient s’affronter une pluralité d’acteurs selon des modalités parfois déguisées, la question de l’application extraterritoriale de la Convention et celle de l’applicabilité du droit international humanitaire par la juridiction de Strasbourg sont inextricablement liées. Et il est dès lors difficile de ne pas lire la décision de la Cour en ce qui concerne l’application extraterritoriale de la Convention à la lumière de sa réticence palpable à s’ériger en juge du droit international humanitaire. La décision rendue dans l'affaire Géorgie c. Russie (II) semble s’appuyer, au moins en partie, sur des motivations autres que juridiques. Le paragraphe 141 de l’arrêt est à cet égard éloquent, car après avoir reconnu que sa décision de ne pas examiner les violations alléguées au cours de la phase active des hostilités pouvait « paraître insatisfaisante aux yeux des victimes alléguées »[93], elle concède ne pas être « en mesure de développer sa jurisprudence au-delà de la conception de la notion de “juridiction” telle qu’elle y a été établie jusqu’à présent »[94]. Cette position se justifie selon elle en raison d’une part « du grand nombre de victimes alléguées et d’incidents contestés, du volume des éléments de preuve produits et de la difficulté à établir les circonstances pertinentes lors de la phase active des hostilités dans le cadre d’un conflit armé international, ainsi que du fait que de telles situations sont régies principalement par des normes juridiques autres que celles de la Convention (en l’occurrence le droit international humanitaire ou droit des conflits armés) »[95]. Comment ne pas y voir une forme d’aveu d’impuissance? Et ce d’autant plus lorsqu’elle précise ensuite que c’est « aux Parties contractantes qu’il doit incomber de fournir la base juridique nécessaire à [la] tâche [d’examiner les actes de guerre et d’hostilités actives survenus dans le cadre d’un conflit armé international hors du territoire d’un État défendeur] »[96]. Finalement la Cour conclut que les événements survenus du 8 au 12 août 2008 ne relevaient pas de la juridiction de la Russie surtout parce qu’elle ne veut pas avoir à les juger.