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La notion de juridiction de l’article 1 de la Convention européenne des droits de l’homme[1] est sans nul doute celle sur laquelle la jurisprudence de la Cour est la plus confuse et la moins lisible. Bien que reposant sur un principe relativement clair et défini à l’occasion de sa décision Bankovic[2] voulant que, sauf exception prévues par le droit international public, la juridiction de l’État au sens de l’article 1 est « essentiellement territoriale », cette notion a été au coeur d’affaires remettant en cause la simplicité apparente de cette formule. De manière très régulière, ont émergé des cas qui ont conduit la Cour à développer des interprétations adaptées aux spécificités des situations présentées tout en tentant, en vain bien malheureusement, de maintenir la cohérence de la ligne établie dans sa décision de 2001[3]. Ainsi, au fur et à mesure de ses arrêts et décisions[4], la Cour a créé une stratification d’interprétations rendant, même pour l’observateur le plus régulier, la notion à tout le moins confuse et souvent anachronique[5]. Confuse, car la jurisprudence, sous l’apparence de la cohérence, est essentiellement casuistique et, très régulièrement, occulte les fondements de la notion et sa fonction préalable dans la détermination de l’engagement de la responsabilité de l’État[6]. Anachronique, car elle ne parvient plus à s’adapter aux situations, de plus en plus fréquentes, dans lesquelles l’acte à l’origine de la violation alléguée implique une approche extraterritoriale que la jurisprudence Bankovic exclut totalement à la grande satisfaction des États défendeurs qui en ont fait le refrain régulier de leur argumentaire sur la recevabilité des requêtes.

Plusieurs affaires très récentes[7] (et, pour certaines, encore pendantes…[8]) confirment ce double constat et conduisent à réfléchir à une définition renouvelée de la notion dont l’interprétation peut s’avérer très rapidement source de vide juridique dans l’applicabilité de la Convention et, de manière directe, sur l’opposabilité des obligations à la charge des États. Car l’enjeu est là : maintenir une application pleine et entière de la Convention et éviter que des no mans land juridiques voient le jour dans le cadre des relations entre les individus et les États parties.

Plus précisément, une interprétation renouvelée s’impose afin de garantir pleinement le respect des droits garantis dans l’ensemble des situations juridiques dans lesquelles l’État a compétence pour réaliser ses obligations conventionnelles et que l’acte à l’origine de la violation lui est attribuable. Sans imposer une définition causale de la notion que la Cour s’est toujours refusée à admettre (sans réellement le justifier toutefois), il n’en demeure donc pas moins que la réflexion doit être envisagée à travers un nouveau prisme qui, sans remettre en cause l’essence de l’applicabilité ratione loci de la Convention, permettrait d’intégrer de nouvelles situations, certes complexes, mais soulevant d’importants enjeux sur le terrain de la protection des droits et des libertés. À cette fin, et sans remise en cause de la logique territoriale développée dans les affaires portant sur des cas de violation des obligations conventionnelles sur le territoire d’États parties ou contrôlés effectivement par ceux-ci (sur ce terrain, la jurisprudence peut et doit être confirmée), le critère du lien de juridiction entre l’individu et l’État doit être défini de manière plus précise afin de pouvoir capter l’ensemble des actes de portée extraterritoriale ayant des conséquences sur la situation juridique de certains individus victimes de violations de leurs droits[9]. Comment en effet comprendre que, dans une relation juridique entre un individu et un État, ce dernier ne soit soumis au respect de ses obligations que sur un espace géographique délimité alors qu’en pratique un acte, une décision ou un comportement des autorités nationales peuvent parfaitement porter atteinte aux droits individuels garantis en dehors de cet espace ou hors d’un territoire que l’État contrôle? Cette question se pose de manière d’autant plus accrue que la Cour y est de plus en plus confrontée comme en témoigne la très récente décision d’irrecevabilité qu’elle a rendu dans le cadre de l’affaire M.N. c. Belgique[10]. Si la solution dégagée en l’espèce révèle l’extrême prudence de la Cour européenne face à ce que certains qualifient, par abus de langage, d’effets extraterritoriaux de la Convention, elle repose sur un argumentaire qui permet d’entrevoir une perspective d’ouverture heureuse. En l’espèce, la Cour devait se prononcer afin de savoir si le fait pour des requérants, ressortissants syriens, d’avoir engagé depuis le consulat du Royaume de Belgique au Liban des démarches pour obtenir un visa puis des recours devant les juridictions belges pour contester la décision de refus de délivrance dudit visa

pouvait constituer une circonstance exceptionnelle suffisante pour déclencher unilatéralement, un lien juridictionnel extraterritorial entre les requérants et la Belgique, au sens de l’article 1er de la Convention[11].

Répondant par la négative en l’espèce, la Cour ne ferme toutefois pas la porte à une telle possibilité.

En effet, après avoir posé le principe qu’un acte de l'État accompli sur le territoire national et produisant des effets en dehors de ce territoire n’emporte pas ipso facto exercice de « juridiction » à l’égard des personnes affectées par l’acte, la Cour recherche néanmoins « s’il existe des circonstances exceptionnelles propres à conclure à un exercice extraterritorial par la Belgique de sa juridiction à l’égard des requérants »[12]. Pour la Cour, l’analyse de ces « circonstances exceptionnelles » soulève « une question de fait » qui nécessite « de s’interroger sur la nature du lien entre les requérants et l’État défendeur » et « de déterminer si celui-ci a effectivement exercé son autorité ou son contrôle sur eux »[13]. Ces deux dernières affirmations ont une portée indéniable et font que, dans cette décision M.N., comme dans son arrêt Güzelyurtlu et autres c. Chypre et Turquie[14], la Cour ouvre la voie à une évolution de sa jurisprudence en admettant que s’il existe un lien entre l’individu et l’État, et cumulativement, exercice d’un contrôle ou d’une autorité sur la personne, il y a « exceptionnellement » juridiction au sens de l’article 1 de la Convention.

Lien et exercice de l’autorité apparaissent comme les deux critères sur la base desquels la Cour estime pouvoir s’appuyer pour considérer qu’un acte ayant des effets sur la personne qui ne se trouve pas sur son territoire (ou un territoire contrôlé effectivement par l’État) emporte, par l’exercice d’une compétence étatique, opposabilité des obligations conventionnelles et, parce qu’il existe un lien effectif entre l’État et l’individu, attribution du comportement à l’origine de la violation alléguée. Cette approche est heureuse et, en filigrane, est celle qui est d’ailleurs implicitement retenue lorsqu’il s’agit d’apprécier, dans une perspective territoriale, la notion de juridiction.

En premier lieu, le lien entre l’État et l’individu, dans une situation que l’on peut qualifier d’ordinaire, est par principe établi lorsque l’individu se trouve sur le territoire de l’État. Dans un tel cas, qu’il soit national ou étranger, l’État exerce sa compétence territoriale qui soumet l’individu au respect des règles du droit national dans la mise en oeuvre duquel les obligations conventionnelles doivent être respectées par l’ensemble des autorités nationales[15]. En second lieu, le contrôle ou l’autorité est nécessaire à la détermination de l’attribution du comportement à l’origine de la violation alléguée qui sera établie lorsqu’il est avéré qu’à l’origine de l’acte (positif ou négatif) se trouvent les autorités de l’État.

Ainsi, sur son territoire la compétence de l’État (présumée comme l’a rappelé la Cour dans l’affaire Assanidzé c. Géorgie[16]) permet de valider le premier critère. Quant à celui du contrôle, il sera apprécié in concreto sur la base des critères dégagés du droit de la responsabilité de l’État afin de déterminer si c’est effectivement un acte imputable à l’État qui est à l’origine de la violation. Cette interprétation, également valable dans les cas où la violation alléguée s’est matérialisée sur un territoire autre que celui de l’État, mais contrôlé par lui, est tout à fait pertinente, mais, ainsi que la Cour le confirme dans la décision M.N., doit pouvoir être développée de manière générale, non limitée à la seule définition territoriale de la juridiction.

À travers l’interprétation développée par la Cour, il apparaît dès lors indéniable que l’opposabilité des obligations conventionnelles dépendra préalablement de l’existence d’un lien entre l’individu et l’État. Celui-ci, si l’on se réfère à la jurisprudence récente, semble ainsi s’inscrire dans le cadre des compétences que l’État se voit reconnaître par le droit international (I) et lui permettant de se voir reconnaître la possibilité d’agir en dehors de ses frontières (au sens large) et de se voir ainsi attribuer des comportements susceptibles de contrevenir à ses obligations (II).

I. La reconnaissance des compétences de l’État, préalable nécessaire à l’opposabilité des obligations conventionnelles

Dans le premier (et le seul…) commentaire francophone de la Convention, l’on peut lire que l’expression « relevant de leur juridiction » au sens de l’article 1

ne fait qu’établir le lien nécessaire entre la victime d’une violation de la Convention et l’État partie à qui cette violation est imputable. Autrement dit, pour que la Convention soit applicable, il doit être possible à l’État de reconnaître les droits garantis par la Convention; cependant il n’est pas nécessaire qu’existe un lien juridique stable comme la nationalité, la résidence ou le domicile, car il suffit que l’État puisse exercer un certain pouvoir sur l’intéressé[17].

Sans aller jusqu’à valider la généralité de la formule « un certain pouvoir » qui est sujette à une interprétation délicate sur le plan de la nécessaire sécurité juridique, il est néanmoins acquis que l’opposabilité des obligations conventionnelles naît lorsque l’État, sur son territoire ou en dehors de celui-ci[18], exerce les compétences qui lui sont reconnues par le droit international. Définies comme « le pouvoir conféré ou reconnu par le droit international à un État […] de connaître d’une affaire, de prendre une décision ou de régler un différend »[19], les compétences de l’État reposent sur une définition ratione loci qui permet de distinguer entre les compétences qui peuvent s’exercer sur le territoire national et celles qu’il peut être amené à exercer en dehors de celui-ci. Sur son territoire, l’État dispose de la plénitude des compétences et peut ainsi régler et gérer l’ensemble des institutions et des activités humaines les plus diverses qui sont amenées à s’y concrétiser. En dehors de son territoire, l’État doit disposer d’un titre juridique lui permettant d’agir, ce qui est le cas notamment lorsque l’État est lié à un individu par un lien spécifique généralement établi à travers la nationalité. Dans les deux cas, l’État se voit toutefois, dans l’exercice de ses compétences, soumis au respect de ses obligations internationales, qu’elles soient d’origine conventionnelle ou non. L’analyse de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 1 de la Convention le confirme et permet d’établir que lorsque l’État, parce qu’il a le pouvoir et la capacité, sur un territoire donné (que ce soit le sien ou un autre), d’exercer ses compétences, il y a ainsi opposabilité des obligations au titre de l’article 1 lorsqu’il est amené à agir. C’est en ce sens d’ailleurs qu’il convient d’interpréter la jurisprudence relative aux territoires soit occupés (légalement ou non), soit contrôlés effectivement par un ou plusieurs États dans laquelle celle-ci a pu définir une opposabilité, dans le premier cas, exclusive[20] et, dans le second, partagée des obligations conventionnelles[21].

La question qui se pose au regard des actes déployant des effets sur des personnes ou sur leurs droits en dehors du territoire, doit s’analyser suivant la même logique. Le Doyen Gérard Cohen-Jonathan le soutenait d’ailleurs en 2005 :

le champ d’application de la Convention dépasse le cadre territorial de l’État et suit l’exercice des compétences étatiques. Tout individu soumis à l’autorité de l’État dans l’exercice de l’une de ses compétences est protégé par la Convention[22].

Ainsi, lorsqu’un État adopte un acte ou un comportement dont les effets se concrétisent en dehors de son territoire[23], il se voit imposer, de la même manière, le respect de ses obligations conformément à l’article 1 de la Convention. En somme, l’opposabilité naît de la compétence de l’État. C’est ce que confirme indubitablement le premier critère que la Cour pose dans l’établissement de la juridiction dans sa décision M.N. lorsqu’elle avance cette condition du contrôle qui n’est d’ailleurs pas totalement nouvelle[24]. En exigeant que l’État ait effectivement exercé son autorité ou son contrôle sur les personnes qui se trouvent hors de son territoire, la Cour conditionne l’opposabilité des obligations conventionnelles aux compétences de l’État. Autrement dit, l’État doit avoir eu le pouvoir d’agir de jure ou de facto sur la situation juridique de la personne ou sur ses droits au titre d’une compétence qui lui est reconnue par le droit international. Partiellement validée dans le cadre de la décision Bankovic à travers les exceptions généralement admises permettant l’exercice par l’État de compétences hors de son territoire (locaux diplomatiques et consulaires, navires et aéronefs dans le cadre desquels l’État est reconnu pouvoir exercer, par extension, les compétences qui lui sont reconnues sur son territoire), cette hypothèse est à élargir afin d’englober les situations dans lesquelles un acte est adopté par un État à l’endroit d’une personne qui se trouve à l’étranger.

L’affaire M.N. soulevait clairement cette question, mais, au regard de la situation juridique des requérants, n’a pas permis à la Cour d’y répondre positivement. En effet, dans la décision rendue par la Grande Chambre, celle-ci va considérer logiquement que, bien qu’ayant exercé des prérogatives de puissance publique lorsque ses autorités ont statué sur la demande de visa présentée par les requérants au consulat à Beyrouth, la Belgique ne pouvait être considérée comme ayant exercé sa juridiction. Si, à première vue, cette interprétation réfute l’analyse développée, elle doit toutefois être précisée, car il n’en est rien.

En effet, ainsi qu’elle avait pu le souligner, en particulier, dans l’affaire Abdul Wahab Khan[25], la Cour va conditionner la reconnaissance de la juridiction à la reconnaissance d’une compétence certes, mais aussi, et surtout, d’une compétence fondée sur un lien de rattachement entre l’État et l’individu seul à même, selon la Cour, de matérialiser le pouvoir de l’État d’agir sur la situation et les droits de la personne. Ainsi, à défaut d’exercer un contrôle physique et direct sur une personne en territoire étranger qui placerait celle-ci de facto sous l’autorité de l’État et sous sa juridiction comme ce fut le cas dans certaines affaires dont la Cour a déjà eu à connaître[26], celui ne peut être considéré comme pouvant exercer sa juridiction que dans lorsque l’individu peut établir que l’acte à l’origine de la violation alléguée trouve son origine dans un lien de rattachement juridique effectif entre lui et l’État. Non vérifié dans l’affaire M.N. (les requérants n’avaient aucun lien de jure ou de facto avec la Belgique)[27], ce lien est déterminant et repose sur une logique identique à celle qui prévaut en droit international dans le cadre des rapports entre l’État et ses nationaux qui se trouvent hors de son territoire.

Si le caractère objectif de la reconnaissance des droits au titre de la Convention conduit à une reconnaissance indépendante de tout lien juridique entre les États et les individus placés sous leur juridiction, il n’en demeure pas moins que dans le cas d’actes ou de décisions ayant des effets en dehors du territoire de l’État, il ne peut en être de même. En effet, lorsqu’un État revendique l’exercice de ses compétences en dehors de son territoire, il ne peut le faire que sur la base d’un titre juridique déterminé. Dans les cas où ces compétences sont exercées à l’égard d’individus ou de leurs biens, l’action de l’État doit se fonder (hors situations d’occupation ou de conflit armé) sur « un lien d’allégeance ou de service public qui survit alors même qu’ils sont situés en dehors de son territoire »[28]. Si ce lien existe de manière effective, l’État pourra, dans le respect des compétences de l’État étranger, agir et « réglementer les activités de ses ressortissants en quelque endroit qu’ils se trouvent »[29]. Ces règles découlant du droit international doivent être rappelées, non pour définir une obligation d’action de l’État au titre de ses compétences personnelles, lesquelles restent de son pouvoir discrétionnaire et ne peuvent être contraintes, mais pour souligner une évidence souvent négligée.

Lorsque l’État adopte ou exécute un acte sur la base de ses compétences personnelles, il doit, au même titre que sur son territoire, respecter ses obligations conventionnelles parmi lesquelles figurent évidemment celles auxquelles il a accepté de se conformer au titre de la Convention.

En d’autres termes, la Cour n’a rien inventé dans l’affaire M.N., elle n’a fait qu’application de ces principes en dégageant, de manière plus claire et précise toutefois, le critère nécessaire du lien effectif pour confirmer la nécessaire reconnaissance d’un préalable pour admettre l’autorité et le contrôle exercé de l’État sur la personne[30]. Ce faisant, elle adopte une position pertinente qui lui permet d’exclure toute idée de compétence universelle au titre de l’article 1 (dont la portée soulèverait d’innombrables difficultés sur la réalisation effective des droits), tout en ouvrant très judicieusement la voie à la reconnaissance d’une définition cohérente de la notion de juridiction qu’il convient de préciser au regard des situations dans lesquelles l’imputabilité de l’acte à l’origine de la violation pourra être établie à l’égard de l’État de nationalité.

II. L’action de l’État sur la situation juridique de ses ressortissants à l’étranger, critère d’imputabilité de la violation alléguée

L’État peut être amené à agir sur la situation et les droits des personnes qui se trouvent en dehors de son territoire. Son action, comme il l’a été examiné précédemment, est fondée sur l’exercice des compétences qui lui sont reconnues par le droit international, et se trouve ainsi soumise au respect de ses engagements conventionnels. Ainsi, qu’il agisse directement sur le territoire étranger ou qu’il soit amené à adopter des actes dont les effets s’y déploient, l’État est à l’origine de situations juridiques, souvent complexes, dans lesquelles le respect des droits et libertés garantis par la Convention doit être effectivement assuré. Alors, bien entendu, dans ce cadre, la réserve liée à la compétence territoriale de l’État étranger s’impose dans la mesure où, doté de la plénitude de compétences, c’est ce dernier qui est compétent pour régir, sur son territoire, la situation des personnes nationales ou étrangères. Toutefois, lorsqu’un État exerce, dans ces conditions, son autorité ou son contrôle sur certains individus et que, sur cette base, il agit effectivement sur leur situation juridique, il doit respecter effectivement ses obligations.

Cette logique, évidente en théorie, semble l’être beaucoup moins au regard de la pratique des États parties qui considèrent, sans nuance, n’être liés par leurs obligations que sur un territoire donné – le leur ou celui qu’ils contrôlent (même si, dans ce cas, leur argument consiste systématiquement à contester l’existence de ce contrôle…). Ce faisant, et l’argumentaire avancé dans chaque espèce le montre clairement, tout acte de l’État se matérialisant hors de son territoire sort, selon lui, du champ d’application de la Convention et, incidemment, ne peut engager sa responsabilité. Se retranchant sur le défaut de juridiction et, dès lors, sur l’absence d’opposabilité des obligations, l’État défendeur exclut par principe toute responsabilité potentielle. Avancée dans chaque affaire soulevant cette question, la décision Bankovic fait office d’argument massue que les États rappellent systématiquement ne cherchant pas à déterminer si celle-ci est adaptée au cas concret soumis à la Cour (rappelons que le contexte de Bankovic était très particulier). Cette dernière a d’ailleurs pu faire évoluer sa jurisprudence en développant, dans le cadre d’affaires inscrites dans un contexte de conflit armé en particulier, une interprétation importante permettant de capter dans le champ conventionnel des situations externes qui en étaient jusqu’alors exclues. Elle est d’ailleurs désormais régulièrement amenée à rappeler ces évolutions casuistiques tout en relevant systématiquement que :

s’il est important d’établir la juridiction de l’État occupant dans ce type de cas, cela ne veut pas dire, a contrario, que la juridiction au sens de l’article 1 ne puisse jamais exister hors du territoire des États membres du Conseil de l’Europe[31].

La question se pose toutefois de manière différente dans les cas où l’action de l’État sur le territoire étranger ne peut être appréhendée qu’à travers une décision qu’il a adoptée et dont les effets touchent l’individu qui s’y trouve[32]. La complexité des interrogations que soulève cette situation est révélée par la série de questions posées aux parties par la Cour dans l’affaire H.F. et M.F. c. France[33] et met en lumière la complexité juridique que sous-tend cette affaire. Pourtant, à nos yeux, la solution est évidente même s’il est vrai qu’elle sera difficile à admettre pour les États qui vont devoir, si la logique M.N. est bien suivie par la Cour (ce qui est à espérer…), se conformer à leurs obligations dans des situations qui jusqu’alors échappaient, à leur très grande satisfaction, à l’empire de la Convention.

Comme il l’a été vu, le préalable nécessaire est d’établir si l’État peut se voir reconnaître une compétence pour agir sur la situation juridique des personnes qui ne se trouvent pas sur son territoire. Déjà développé, ce préalable confirmé par la Cour dans l’affaire M.N., est admis lorsque l’État et l’individu sont unis par un lien de rattachement spécifique nécessaire pour fonder l’autorité et le contrôle de l’État, c’est-à-dire sa compétence. Lorsque celui-ci est établi effectivement en fait ou en droit, les actes adoptés par l’État dont les effets touchent directement la situation juridique de ses nationaux peuvent engager sa responsabilité s’ils s’avèrent contraires à ses obligations.

Dans l’affaire M.N., en l’absence de tout lien, la Belgique, selon la Cour, ne pouvait exercer son autorité et son contrôle sur les requérants. De ce fait, aucune juridiction ne pouvait être établie au sens de l’article 1 et aucune violation de ses obligations ne pouvait dès lors lui être imputée. Le constat posé par la Cour s’explique et se justifie, nous l’avons vu. Elle le résume d’ailleurs clairement en affirmant très logiquement que :

le simple fait pour un requérant d’initier une procédure dans un État partie avec lequel il n’a aucun lien de rattachement ne pouvait suffire à établir la juridiction de cet État à son égard[34].

Par conséquent, la requête devra être déclarée irrecevable.

Néanmoins, dans les cas où le lien existe et repose, en particulier, sur la nationalité de l’individu, la situation est bien différente et conduit à admettre que les décisions adoptées par l’État ayant des effets juridiques évidents sur ses ressortissants se trouvant à l’étranger engagent sa responsabilité s’il apparaît qu’elles contreviennent aux droits énoncés par la Convention. La formule de la Cour dans l’affaire M.N. confirme totalement cette analyse et permet d’avancer, pour paraphraser la décision, que lorsqu’un individu initie une procédure dans un État partie avec lequel il a un lien effectif de rattachement comme la nationalité, cela suffit à établir la juridiction de l’État à son égard… Dans ce sens, un national qui solliciterait de l’État une action nécessaire à l’exercice effectif de ses droits ne peut se voir opposer une décision de refus fondée sur le défaut de juridiction au sens de l’article 1. De la même manière, une décision opposée à un ressortissant et contrevenant manifestement à ses droits garantis devra être appréhendée à la lumière des obligations imposées par la Convention européenne des droits de l’homme à l’État qui en est à l’origine. Tout ceci est bien entendu sujet à précisions et à réflexions quant à la portée des droits tant leur réalisation effective, lorsqu’un individu ne se trouve pas sur le territoire de son État de nationalité, peut être complexe. Toutefois, dans la majorité des cas, il n’en demeure pas moins que la logique imposée par la décision M.N. est révélée et trouve pleine application, en particulier, dans le cadre des affaires introduites devant la Cour par des requérants se trouvant à l’étranger qui se sont vu opposer des décisions manifestement contraires à leurs droits au motif que l’État réfute, plus politiquement que juridiquement, toute juridiction sur le territoire où ils se trouvent. Ceci vaut bien entendu dans les hypothèses dans lesquelles l’État contribue par son action à la violation directe des droits garantis (dans le cadre des procédures internes ouvertes par ou contre un de ses nationaux se trouvant à l’étranger par exemple), mais, compte tenu de l’orientation de la jurisprudence européenne, doit également valoir lorsque l’État de nationalité a connaissance de violations manifestes dans les droits de ses ressortissants et qu’il refuse d’agir (pour mettre fin à une violation manifeste en particulier).

L’action à l’origine de la violation doit ainsi être entendue largement et conduit à admettre que l’esprit de l’article 1 de la Convention impose à l’État qui a juridiction sur une personne de respecter les droits de celle-ci (obligation négative), comme il est obligé de prendre toutes les mesures nécessaires afin d’éviter une violation inévitable ou d’y mettre un terme s’il en a les moyens (obligation positive)[35]. L’article 1, en cas d’exercice de ses compétences par l’État à l’endroit de ses ressortissants, contraint donc celui-ci à agir dans le respect de la Convention afin d’éviter et prévenir toute violation de ses droits.

Clairement présente dans le cas de l’affaire H.F. et M.F. c. France, cette conclusion est, selon nous, assez claire et évidente[36]. Elle devrait ainsi conduire la Cour à aller au bout de la logique de la décision M.N. tout en posant clairement le cadre dans lequel s’inscrit l’action étatique sur le terrain de la Convention. Ce qui peut être moins net au premier abord est de savoir, si au titre de ses obligations positives, un État devrait, en droite ligne, se voir imposer l’exercice de ses compétences en dehors de son territoire, s’il en a la possibilité, afin de prévenir une éventuelle violation des droits garantis. Cette question, plus complexe, car remettant en cause le caractère par principe discrétionnaire de leur mise en oeuvre, est toutefois sujette à des interrogations légitimes, notamment à travers la question de la protection et l’assistance consulaire dont la décision d’action n’implique pas de considérations touchant les relations interétatiques et, par conséquent, est détachable de la conduite des affaires extérieures (contrairement à la protection diplomatique[37]). Dans ce cadre, il est ainsi possible de s’interroger afin de déterminer si un État partie qui refuserait d’exercer sa protection consulaire au profit d’un de ses ressortissants risquant de subir une violation de ses droits à l’étranger, verrait sa responsabilité engagée sur le terrain de la Convention. Cette question clairement posée à la Cour dans une affaire récemment communiquée[38] est sans conteste l’étape suivante d’une jurisprudence dont la portée pourrait sans nul doute (et heureusement) remettre en cause l’approche « essentiellement territoriale » de la notion de juridiction énoncée à l’article 1 de la Convention.