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Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et pour donner suite au lourd bilan humain qu’elle a occasionné, la communauté internationale a pris l’initiative de créer une nouvelle organisation dont le principal but était de maintenir la paix et la sécurité internationales : l’Organisation des Nations unies (les Nations unies, l’ONU ou l'Organisation). La Charte des Nations unies[1] (Charte ou Charte de San Francisco) a fait du Conseil de sécurité (le Conseil) l’organe principal en matière de maintien de la paix et la sécurité internationales (article 24 (1) de la Charte). Il s’agit là de sa mission pacificatrice des relations internationales. En effet, l’article 33 (2) de la Charte indique les modalités de participation du Conseil de sécurité au règlement pacifique des différends, en vue d’éviter la rupture de la paix. Il peut inviter les parties à une négociation, à une médiation, à une conciliation, etc. L’article 34 vient en renfort à l’article 33, en donnant au Conseil de sécurité des moyens adéquats pour se forger une idée : il peut enquêter sur tout différend ou toute situation qui semble menacer le maintien de la paix et la sécurité internationales. Après s’être fait une idée juste de la nature de la situation, le Conseil de sécurité peut, en vertu de l’article 36 de la Charte, formuler aux parties des recommandations au sujet des procédures ou méthodes d’ajustement appropriées. Ce pouvoir est accru par l’article 37 de la Charte, lequel lui permet de statuer sur le fond du différend en recommandant les termes mêmes du règlement que les parties au litige doivent suivre. Pour donner effet à ses décisions, l’article 41 de la Charte permet au Conseil de sécurité d’appliquer certaines mesures ne nécessitant pas l’emploi de la force. Il peut notamment s’agir de la rupture des relations diplomatiques et de l’interruption des relations économiques. Si ces mesures se révèlent inefficaces, le Conseil de sécurité peut décider du recours à la force collective, c’est-à-dire d’entreprendre des opérations militaires pour le maintien ou le rétablissement de la paix et la sécurité internationales (article 42 de la Charte)[2]. Le recours à la force collective prévu par le Chapitre VII de la Charte ne peut avoir lieu qu’en cas d’agression, de rupture contre la paix ou de menace contre la paix.

Étant donné que le mandat principal du Conseil de sécurité des Nations unies consiste dans le maintien de la paix et la sécurité internationales, l’on peut raisonnablement se demander dans quelle mesure cet organe onusien peut protéger les droits de l’homme. La pratique du Conseil de sécurité consiste à rattacher les violations systématiques des droits de l’homme à la « menace contre la paix » si ces violations ont un impact sécuritaire. Durant la Guerre froide, le Conseil de sécurité de l’ONU a restrictivement interprété le concept de « menace contre la paix et la sécurité internationales » et a privilégié le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures des États. Les antagonismes politiques et idéologiques entre les cinq membres permanents du Conseil de sécurité n’ont pas permis à ce dernier d’intégrer la question des droits de l’homme dans son action visant la protection de la paix et la sécurité internationales[3]. La chute du bloc communiste a permis aux « cinq gendarmes du monde » de retrouver plus ou moins un consensus autour de la relation entre les droits de l’homme et la sécurité internationale. En conséquence et de manière hésitante, le Conseil de sécurité a intégré les droits de l’homme à la sécurité collective (I). Toutefois, l’action du Conseil de sécurité de l’ONU en matière des droits de l’homme est loin d’être efficace (II).

I. L’intégration hésitante des droits de l’homme à la sécurité collective

La pratique suivie par le Conseil de sécurité permet de relever que ce dernier a procédé à l’intégration des droits de l’homme à la sécurité collective de deux façons. Tout d’abord, l’organe onusien a qualifié certaines violations systématiques des droits de l’homme en « menace contre la paix et la sécurité internationales » (A). Ensuite, le Conseil de sécurité des Nations unies a purement étendu le concept de « paix et sécurité internationales » en vue d’aborder simultanément les différentes notions de sécurité internationale, de droits de l’homme et de développement (B).

A. La qualification des violations massives des droits de l’homme en « menace contre la paix et la sécurité internationales »

Contrairement au Pacte de la Société des Nations où la sécurité collective se limitait aux cas de « guerre », la Charte a élargi le champ d’application de la sécurité collective. Cette dernière englobe désormais non seulement les cas d’« agression » et de « rupture de la paix », mais également celui de la « menace contre la paix et la sécurité internationales ». La menace contre la paix, puisque c’est elle qui retiendra notre attention ici, n’a pas fait l’objet de définition par la Charte de l’ONU. Cette absence criante est justifiée par la volonté des États fondateurs,

quant au fond, de ne pas élaborer une définition figée de la menace à la paix ainsi que, dans la procédure, d’assurer une entente certaine entre les cinq membres permanents afin de garantir une exécution des mesures que le Conseil pourrait décider[4].

De la sorte, le Conseil de sécurité, agissant au cas par cas, dispose d’un pouvoir discrétionnaire dans la qualification d’une situation juridique en « menace à la paix et la sécurité internationales » : « Le corridor dans lequel le Conseil de sécurité se situe pour qualifier les situations de menaces à la paix est très étroit et relève de sa seule compétence »[5]. En conséquence et en dépit du fait que les questions des droits de l’homme relèvent essentiellement des compétences de l’Assemblée générale et d’autres organes onusiens, le Conseil de sécurité des Nations unies a qualifié, dans certains cas, leur méconnaissance flagrante de « menace contre la paix internationale ». Cette qualification a été forgée afin d’intégrer dans le champ d’application du Chapitre VII des situations où les violations des droits de l’homme nécessitaient une action[6].

Ainsi en est-il de la Résolution 217 du 20 novembre 1965[7] et de la Résolution 221 du 9 avril 1966[8] dans lesquelles le Conseil de sécurité reconnaît que des violations des droits de l’homme commises en Rhodésie du Sud constituent une menace à la paix et à la sécurité internationales. En l’espèce, le constat de la menace contre la paix résultait tant du risque de provoquer un conflit en Afrique australe que de la violation du droit à l’autodétermination reconnu par les Nations unies. C’est donc le risque d’internationalisation du conflit, c’est-à-dire de sa propagation au-delà des frontières nationales, qui a justifié la mise en oeuvre du Chapitre VII par le Conseil de sécurité. Dans une autre résolution ultérieure, le Conseil de sécurité a estimé que l’ampleur de la tragédie humaine causée par le conflit en Somalie constituait une menace contre la paix et la sécurité internationales (Résolution 794 du 3 décembre 1992[9]). Deux facteurs semblent avoir guidé le Conseil de sécurité sur cette voie. Tout d’abord, la persistance du conflit en Somalie a entrainé un désastre humanitaire, conduisant à de lourdes pertes en vies humaines et aux attaques des secours humanitaires. Ensuite, de par son caractère complexe et persistant, le conflit en Somalie présentait de sérieuses possibilités d’extension aux pays voisins. La stabilité et la paix dans la région s’en trouvaient menacées. En conséquence, le Conseil de sécurité a agi en vertu du Chapitre VII et a autorisé les États à employer « tous les moyens nécessaires » pour instaurer aussitôt que possible des conditions de sécurité pour les opérations de secours humanitaires en Somalie.

La qualification des violations systématiques des droits de l’homme en « menace contre la paix internationale » a pour fondement les liens qui unissent d’une part les droits de l’homme et d’autre part, la paix et la sécurité internationales. En effet, les violations des droits de l’homme peuvent être à la fois la cause et le symptôme d’un conflit. Un conflit armé peut entrainer de graves violations des droits de l’homme, et ce, à la fois directement et indirectement. Les parties en conflit se livrent à toutes sortes d’atrocités barbares à l’égard de l’ennemi, souvent au mépris des règles juridiques. Les populations civiles sont contraintes de fuir à cause de l’insécurité et se retrouvent ainsi dans des situations de vulnérabilité, en tant que réfugiés ou déplacés internes. L’environnement et les infrastructures de base subissent d’innombrables dommages, ce qui occasionne des atteintes aux droits de l’homme tels que la santé, le travail et la nourriture[10]. En retour,

Les abus systématiques à l’encontre des droits de l’homme peuvent déshumaniser une population, menaçant la sécurité au niveau de l’individu comme du groupe. Cette déshumanisation peut inciter un groupe à commettre des violences à l’encontre d’un autre (…).[11]

Prenant en compte ce lien entre d’une part, les droits de l’homme et d’autre part, la sécurité internationale, la Charte de San Francisco a conféré à la protection générale des droits de l’homme un statut formel en tant que partie du droit international. Non seulement la Charte de San Francisco internationalise les droits de l’homme qui cessent de relever du domaine réservé des États, mais elle en fait un des principes de base du nouvel ordre public international[12]. Le terme « droits de l’homme » est mentionné à plusieurs reprises dans la Charte (articles 1, 13, 55, 62, 68, et 76, etc.). Qui plus est, le préambule de la Charte stipule la détermination des États membres de « proclamer à nouveau la foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine »[13]. L’article 1er fait de « l’encouragement du respect universel des droits de l’homme et des libertés fondamentales, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion »[14] l’un des objectifs principaux des Nations unies. Dans l’affaire Barcelona Traction, la Cour internationale de justice reconnait que les principes et règles concernant les droits fondamentaux de la personne humaine sont des obligations erga omnes et que tous les États ont un intérêt juridique à ce que ces droits soient protégés[15]. En écho à cette montée en puissance des droits de l’homme sur la scène internationale, les États membres de l’ONU ont intégré ces droits à leur politique étrangère[16]. À ce titre :

Les violations flagrantes des droits de l’homme, où qu’elles se produisent, relèvent de la compétence internationale, non seulement parce qu’elles peuvent être un danger pour la paix, mais parce qu’elles portent atteinte aux buts qui fondent l’existence des Nations unies, dont la promotion des droits de l’homme[17].

En conséquence et dans la mesure où l’ordre public international inclut le respect des droits fondamentaux de la personne humaine, il parait justifié de qualifier de menace à la paix une grave perturbation de cet ordre social[18]. Une telle hypothèse, où les violations des droits de l’homme sont si graves, justifie l’intervention du Conseil de sécurité sur le fondement du Chapitre VII de la Charte des Nations unies. Les violations massives des droits de l’homme constitueraient ainsi des circonstances exceptionnelles parce qu’elles sont attentatoires à la « conscience de l’humanité » et elles représentent un danger immédiat pour la paix et la sécurité internationales. À ce titre, elles exigent une intervention coercitive en tant que mesure d’anticipation de massacres à grande échelle. Sans cette possibilité d’action anticipatrice, le Conseil de sécurité se retrouverait dans la situation, moralement injustifiable, où il devrait attendre qu’un génocide commence avant de prendre des mesures, au demeurant tardives, pour y mettre fin[19]. Cette solution est au demeurant conforme à la jurisprudence de la Cour internationale de justice. Cette dernière a admis « la théorie des compétences implicites », d’après laquelle les pouvoirs des organes des Nations unies peuvent être plus étendus que ceux explicitement attribués par la Charte, et ce, en vue d’agir de manière efficace. La Cour internationale de justice admet ainsi la possibilité d’exercer des pouvoirs qui ne sont pas explicitement attribués dans le traité constitutif d’une organisation, dès lors qu’ils sont nécessaires pour l’exercice des fonctions qui lui ont été conférées[20]. Fort de cette jurisprudence, le Conseil de sécurité a mobilisé le Chapitre VII de la Charte des Nations unies pour créer des juridictions pénales internationales et internationalisées, en dépit du fait que le lien entre la sécurité collective et la justice pénale internationale n’est pas explicite dans la Charte. Il s’agit du tribunal pénal international pour l’Ex-Yougoslavie (TPIY) [Résolution 827 (1993)[21]], du tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) [Résolution 955 (1994)[22]] et du tribunal spécial pour le Liban [Résolution 1757 (2007)[23]]. En outre, c’est partant des liens qui existent entre le respect des droits de l’homme et la sécurité internationale que le Statut de Rome, en son article 13 b, accorde au Conseil de sécurité la capacité de saisir la Cour pénale internationale (CPI)[24]. Cet état de choses témoigne de la reconnaissance officielle de ce lien, étant entendu que la poursuite des crimes de masse contribue à la mission du Conseil de sécurité de maintenir la paix et la sécurité internationales. La CPI serait ainsi conçue un outil de plus à la mission du Conseil de sécurité des Nations unies[25].

Cependant, il faut noter que ce sont d’une part, les répercussions régionales, voire internationales d’une situation interne et le niveau élevé de violences d’autre part, qui ont permis au Conseil de sécurité de qualifier certaines violations massives des droits de l’homme en menace contre la paix et la sécurité internationales. Une analyse profonde des résolutions du Conseil de sécurité montre qu’« il s’agit essentiellement de violences physiques ou mortelles nombreuses visant le plus souvent la population civile et pouvant caractériser des crimes contre l’humanité »[26]. L’exemple le plus frappant nous est donné par la Résolution 2277 du 30 mars 2016 relative à la République Démocratique du Congo[27]. Le Conseil de sécurité se dit agir en vertu du Chapitre VII pour faire cesser « le niveau constamment élevé des violences, des violations des droits de l’homme et du droit international et des atteintes qui y sont portées »[28]. Il s’agissait en l’espèce des violences impliquant des attaques ciblant la population civile, des violences sexuelles et sexistes généralisées, du recrutement et de l’utilisation d’enfants par certaines parties au conflit, des déplacements forcés et massifs des civils, des exécutions extrajudiciaires et des arrestations arbitraires. Afin d’établir un lien entre ces pratiques et la paix et la sécurité internationales, le Conseil va même jusqu’à donner des chiffres pour montrer la gravité de la situation et le danger d’une déstabilisation régionale : plus de quatre cent cinquante mille réfugiés et plus de 1,6 million de déplacés internes[29]. On peut en conclure que seules les violations systématiques, flagrantes et nombreuses du droit international humanitaire et du droit des droits de l’homme commises en période de conflit armé peuvent constituer une menace contre la paix et la sécurité internationales[30].

En conséquence, il faut réaffirmer que ce ne sont pas toutes les violations des droits de l’homme qui nécessitent l’intervention du Conseil de sécurité des Nations unies. Ce dernier n’a pas compétence pour intervenir dans n’importe quelle situation pour faire cesser les violations de droits de l’homme. Telle n’est pas sa mission, son mandat consistant à protéger, non pas les droits de l’homme, mais plutôt la paix et la sécurité internationales. Le Conseil de sécurité est donc :

un organe qui n’est pas dédié à la protection de ces droits, mais dont le but de son action, en tant qu’organe politique chargé d’une mission sécuritaire, peut être la protection des droits de l’homme. Ce filtre sécuritaire permet au [Conseil de sécurité] de faire jouer pleinement le potentiel créateur de son pouvoir de qualification des situations de menace à la paix, qualification qui permet d’ouvrir le [chapitre] VII au même titre que la rupture de la paix ou l’agression et autoriser éventuellement un recours à la force armée ou de prendre des sanctions économiques à l’encontre d’États ou d’individus[31].

En elles-mêmes, les violations des droits de l’homme ne constituent pas une menace à la sécurité internationale et n’entrent donc pas dans le champ d’action du Conseil de sécurité au titre du Chapitre VII. Elles ne peuvent relever du travail de maintien de la paix du Conseil de sécurité que si elles ont un impact sécuritaire ou une dimension internationale. De ce fait, elles doivent être susceptibles de déstabiliser toute une région de par la crise humanitaire qu’elles entrainent ou constituées de violations graves au droit international des droits de l’homme ou au droit international humanitaire. Conscient de ces limites et afin de rendre son action davantage efficace, le Conseil de sécurité des Nations unies a progressivement élargi la notion de « paix et sécurité internationales ».

B. L’élargissement du concept de « paix et sécurité internationales » …

La fin de la guerre froide a vu croitre les interventions du Conseil de sécurité autour de la planète. En revanche, cette résurgence fut problématique au sens où le Conseil de sécurité devait adapter son action à la nouvelle réalité géopolitique du monde. En effet, la nature des conflits avait largement changé : on est passé des conflits interétatiques qui avaient dans le passé vu s’interposer des acteurs politiques reconnus, à un nombre croissant de conflits de nature essentiellement interne entre acteurs non étatiques. En conséquence, le Conseil de sécurité a élargi le concept de « paix et sécurité internationales » en vue d’aborder simultanément les différentes notions de sécurité internationale, de droits de l’homme et de développement. Ce fut l’avènement de la « sécurité humaine » (1). Après avoir institutionnalisé la doctrine de la sécurité humaine, le Conseil de sécurité s’est heurté à l’argument des États invoquant le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures. Pour le sortir de l’impasse, les Nations unies se sont prononcées, en 2005, en faveur d’une nouvelle conceptualisation de la souveraineté : « la responsabilité de protéger » (2). Cette dernière postule que chaque État a la responsabilité de protéger ses citoyens des crimes de masse, à défaut de laquelle il appartient à la communauté internationale d’y suppléer.

1. … À la sécurité humaine

La sécurité humaine est définie comme « la protection du noyau vital de toutes les vies humaines, d’une façon qui améliore l’exercice des libertés et facilite l’épanouissement humain »[32]. La sécurité humaine considère la personne comme première destinataire de la sécurité. Elle est délibérément centrée sur la notion de protection. Elle reconnaît que les citoyens sont généralement menacés par des événements qui sont souvent indépendants de leur volonté. Cette notion remet en question la prédominance de l’État dont elle complète la sécurité, car elle s’intéresse aux menaces qui pèsent sur les individus et qui ne sont pas nécessairement les mêmes que celles définies pour la sécurité de l’État[33]. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la Résolution 688 du 5 avril 1991 du Conseil de sécurité où ce dernier a décidé que la répression des populations civiles irakiennes, qui a conduit à un flux massif des réfugiés, menace la paix et la sécurité internationales dans la région[34]. Il s’est dit profondément préoccupé par l’ampleur des souffrances humaines et a ouvert la voie du Chapitre VII de la Charte à l’assistance humanitaire. Cette résolution est d’une importance historique, car elle fut le début de l’émergence d’un devoir d’intervention ou d’ingérence en faveur des populations victimes de la répression de leur gouvernement[35]. Comme on peut le voir, la sécurité humaine a contribué à un réajustement des buts de l’Organisation des Nations unies : il s’agit désormais de focaliser plus d’attention sur les personnes en protégeant leurs droits. Autrement dit, la paix et la sécurité internationales ne sont possibles que par la sécurité des individus : « l’individu étant le point focal dorénavant de la sécurité de l’État et de la communauté internationale, sa protection et son bien-être déterminent la paix et la sécurité internationales »[36].

L’introduction du concept de sécurité humaine opère un changement dans la façon de concevoir la notion de la paix et la sécurité internationales. Cette dernière prend désormais en considération les questions des droits de l’homme notamment celles du genre[37], dans l’appréhension de la paix et la résolution des conflits. Madame Mary Kaldor écrit qu’« elle concerne la sécurité des individus et des communautés plus que celle des États, et elle combine les droits de l’homme et le développement humain »[38]. Au demeurant et ainsi que le relève si pertinemment ONU-Femmes :

L’accent mis sur la sécurité humaine permet … ] d’inclure les menaces à l’intégrité et à la dignité de l’individu. La protection de l’intégrité personnelle implique que les personnes puissent vivre sans craindre d’actes de violence par des acteurs étatiques ou non étatiques, tels que le harcèlement, la détention, la disparition, et la violence sexuelle.[39]

Pour matérialiser cette vision, le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté, le 12 février 1999, la première résolution thématique sur la protection des civils dans les conflits armés : la Résolution 1265[40]. Le Conseil y a souligné le besoin de s’attaquer aux causes profondes du conflit armé, y compris l’inégalité des sexes, afin de renforcer la protection des civils sur le long terme. L’année suivante, le Conseil de sécurité adopte la Résolution 1296 dans laquelle il déclare ouvertement que les attaques contre les civils peuvent constituer une atteinte à la paix et la sécurité internationales[41]. Le Conseil y annonce également que les opérations de maintien de la paix auront le mandat de protéger les civils. La doctrine a vu dans ces deux résolutions « le glissement vers la sécurité humaine, et non plus seulement la sécurité des États »[42] ainsi que « le début de l’intégration pratique de la protection (des civils) et d’une certaine systématisation de sa prise en compte dans les produits des Nations unies »[43]. Dans le même élan et six ans plus tard, le Conseil de sécurité réaffirme fermement dans sa Résolution 1674 du 28 avril 2006, sa volonté de protéger les civils et va jusqu’à en faire une priorité absolue dans les opérations de maintien de la paix[44].

Depuis, les résolutions du Conseil de sécurité ont davantage défini le rôle du maintien de la paix dans la protection des civils et les différentes tâches mandatées y contribuant :

Dans le cadre de cet effort, les opérations de maintien de la paix des Nations unies ont été mandatées explicitement pour « protéger les civils contre la menace imminente de violence physique ». La première mission chargée de ce mandat explicite a été la Mission des Nations unies en Sierra Leone (MINUSIL) en 1999. La Résolution 1270 du Conseil de sécurité qui a créé la MINUSIL a chargé la mission de défendre les civils contre la menace imminente de violence physique. En 2015, la majorité des cent mille (voire plus) soldats de la paix des Nations unies en uniforme déployés dans le monde opéraient en vertu de tels mandats[45].

En incluant un mandat de protection des civils dans la plupart des opérations de maintien de la paix, le Conseil de sécurité a également autorisé l’« usage de tous les moyens nécessaires » ou « les actions nécessaires », y compris la force létale, en vue de mettre en oeuvre ce mandat. Il a ainsi imposé « la promotion et la protection des droits de l’homme […] comme une mission spécifique des opérations de construction de la paix »[46], ces dernières ayant pour but de rendre effectif tout le spectre des droits de l’homme internationalement reconnus. Par ces actions, le Conseil de sécurité a permis aux droits de l’homme de faire leur entrée triomphante dans le domaine du maintien de la paix au point que les droits de l'homme figurent en bonne place parmi ces missions nouvelles des opérations de maintien de la paix[47].

Le Conseil de sécurité est allé très loin dans sa mise en oeuvre de la sécurité humaine, et partant, de la protection des civils. Dans sa Résolution 1366 du 30 août 2001, il relève que la prévention des conflits armés est une partie intégrante de sa responsabilité principale dans le maintien de la paix et la sécurité internationales[48]. Tout en soulignant que c’est avant tout aux gouvernements qu’il incombe de prévenir les conflits, le Conseil estime que la communauté internationale peut les assister et les aider à acquérir des capacités dans ce domaine[49]. En outre, dans sa Résolution 1894 du 11 novembre 2009, le conseil décide expressément que le fait de prendre pour cibles des civils peut constituer une menace à la paix et la sécurité internationales, et réaffirme à ces propos qu’il est prêt à prendre des mesures appropriées comme l’y autorise la Charte des Nations unies[50]. Ces résolutions contiennent une idée sous-jacente de la responsabilité de protéger et sa prise en compte par le Conseil de sécurité; et à ce sujet, l’on a écrit que « la notion de sécurité humaine a muté en un nouveau concept appelé responsabilité de protéger »[51].

2. …Et la responsabilité de protéger

Le concept de responsabilité de protéger fait référence à l’idée selon laquelle la sécurité des personnes étant un droit fondamental, la protection de ces dernières contre les génocides, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et les nettoyages ethniques incombent non seulement aux États dont elles relèvent, mais aussi à la communauté internationale. C’est une norme de droit international prescrivant une obligation internationale de protection, cette dernière faisant partie de la sécurité collective du Chapitre VII. Elle est mise à la disposition du Conseil de sécurité pour réduire, au besoin par la force, le comportement d’un État qui viole la responsabilité qui lui incombe de protéger sa population[52]. Le concept de responsabilité de protéger est à la fois « coopératif » et « coercitif ». D’une part, il poursuit la collaboration entre la communauté internationale et l’État afin de l’aider à prévenir toute atteinte grave aux droits de l’homme ou au droit humanitaire. D’autre part, il conduit le Conseil de sécurité à autoriser une intervention armée[53]. Ainsi,

l’émergence du concept (de sécurité humaine) part de l’idée que la sécurité internationale doit être pensée, non plus uniquement en fonction de la sécurité des États dans le cadre d’un conflit interétatique, mais également en fonction de la sécurité des populations civiles victimes d’un conflit armé, surtout interne[54].

De la sorte, le Document final du Sommet mondial des Nations unies (Document final de 2005), adopté le 15 septembre 2005 et dont les dispositions des paragraphes 138 et 139 relatives à la responsabilité de protéger[55] ont été réaffirmées pour la première fois par le Conseil de sécurité dans sa Résolution 1674 (2006) du 28 avril 2006[56], prévoit une action collective de la communauté internationale lorsqu’un État ne veut pas ou est incapable de protéger sa population contre des violations graves et systématiques de leurs droits fondamentaux. La doctrine n’a pas manqué de souligner l’importance de la reconnaissance de la responsabilité de protéger par le Conseil de sécurité : « L’autorité suprême accepte dorénavant d’être impliquée dans la protection de la population et éventuellement recourir à la force en cas d’atrocités de masses »[57], ce qui revêt une importance politique de taille. Toutefois, il faut préciser que le Conseil n’a fait que réaffirmer les dispositions des paragraphes 138 et 139 du Document final de 2005, sans expliciter comment la responsabilité de protéger doit être concrétisée[58]. De ce fait, « l’organe de décision le plus actif et le plus efficace en matière de paix et de sécurité internationales »[59] s’approprie les ambiguïtés du Document final de 2005. Il échoue en conséquence à les résoudre de manière que la responsabilité de protéger soit obligeante, appliquée, précise et acceptable par tous les membres du Conseil de sécurité, et même des Nations unies[60].

Ce problème de précision des contours de la responsabilité de protéger n’a pas manqué de surgir au fil du temps. La situation en Lybie fut à cet effet un test important pour le Conseil de sécurité. C’est la toute première fois qu’il a agi en vertu du Chapitre VII de la Charte et a utilisé la force sans le consentement d’un État ayant encore à sa tête un pouvoir politique organisé. « La responsabilité de protéger a franchi l’état prospectif qui était encore en partie le sien, pour passer à l’état prescriptif dans sa dimension la plus cruciale au regard du système juridique international »[61]. La Résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations unies (2011) invoque la responsabilité de protéger et appelle à « prendre toutes les mesures nécessaires » pour protéger les populations et zones civiles menacées d’attaque, impose une zone d’exclusion aérienne et appelle à un cessez-le-feu immédiat et absolu[62]. Dans la même résolution, le Conseil a condamné la violation flagrante et systématique des droits de l’homme, y compris les détentions arbitraires, disparitions forcées, tortures et exécutions sommaires par la Libye et qualifié cette situation comme « une menace pour la paix et la sécurité internationales »[63].

L’intervention militaire de 2011 en Libye menée par la coalition des pays occidentaux et l’OTAN a provoqué de nombreuses controverses concernant la conduite et les objectifs de cette intervention (victimes civiles, changement de régime, etc.). Depuis le début de la campagne, des allégations faisant état de violations par la coalition des limites imposées par la Résolution 1973 ont été formulées. Les critiques ont été vives concernant le fait que le concept de responsabilité de protéger avait été détourné par la coalition en faveur du changement de régime, et que l’intervention avait aggravé les conflits existants, augmenté la vulnérabilité des civils et autorisé des groupes extrémistes et terroristes à pénétrer dans la région[64]. En ce sens, monsieur Mohammed Faraj souligne que l’intervention militaire elle-même n’a pas été conduite dans l’esprit de la responsabilité de protéger, d’autant plus que « le but légalisé de protéger la population civile a été sacrifié, sans ambages, au but non légalisé de renverser le régime » et que ce dernier est « fond[é] sur le souci légitime du détournement du concept à des fins inavouées »[65]. En revanche, certains ont justifié l’action de l’OTAN en estimant que la Résolution 1973 autorise les États à prendre « toutes les mesures nécessaires »[66] et que, de ce fait, les pays membres de l’OTAN ont eu raison de penser que les populations civiles ne pourront être en sécurité qu’une fois Kadhafi parti. Autrement dit, la protection des populations civiles semblait bien indissociable de la lutte contre le régime responsable des massacres des populations civiles[67]. Ces justifications avancées sont fondées sur une interprétation large de l’expression « toutes les mesures nécessaires » contenue dans la Résolution 1973[68].

En définitive et ainsi que le relève monsieur Samia Aggar :

Le concept de la « responsabilité de protéger » reste en soi, un instrument important pour la garantie de la sécurité humaine et la prévention des massacres de masse. Mais, malheureusement, sa mise en oeuvre se trouve être instrumentalisée par certains États au profit d’autres intérêts égoïstes. Cette lecture négative présente la « responsabilité de protéger » davantage comme une façade derrière laquelle les logiques d’intervention propres à chaque État restent liées à la défense « traditionnelle » de l’intérêt national[69].

La responsabilité de protéger est également accusée de dissimuler une politique de recolonisation. Elle est décrite comme un régime inégalitaire où les pays occidentaux sont perçus comme les sauveurs des pays en développement, ces derniers étant présentés comme le contre-exemple parfait de la sécurité[70]. La responsabilité de protéger offrirait ainsi un couvert de légitimité pour des interventions qui, autrement, seraient dénoncées comme étant colonialistes ou impérialistes. En même temps, elle donnerait aux puissances impérialistes une possibilité de justifier des interventions dans des États lorsque leurs intérêts nationaux sont en jeu. Il en irait ainsi notamment pour renverser un gouvernement que les membres du Conseil de sécurité trouveraient dérangeant[71]. Cet état de choses transporte le débat sur un tout autre terrain, celui de l’efficacité de l’action du Conseil de sécurité en matière des droits de l’homme.

II. L’efficacité du Conseil de sécurité en matière des droits de l’homme

L’intégration des droits de l’homme à la sécurité collective s’est produite progressivement. Ce n’est qu’à l’occasion d’une situation de crise bien déterminée que les membres du Conseil de sécurité ont accepté soit d’étendre la qualification de « menace contre la paix et la sécurité internationales » aux violations massives des droits de l’homme, soit d’élargir purement et simplement la notion de sécurité internationale en y intégrant les concepts de « sécurité humaine » et de « responsabilité de protéger ». Paradoxalement, les mêmes États ne sont pas parvenus à un consensus lorsqu’il s’agissait de programmer les droits de l’homme dans les décisions et délibérations du Conseil de sécurité. La majorité d’entre eux ont manifesté leur hostilité face au fait de voir le Conseil de sécurité appréhender les droits de l’homme de façon isolée (A). Ces divergences de vues entre les membres du Conseil de sécurité, surtout ceux permanents, freinent l’intervention de l’organe onusien dans des situations de pire crise humanitaire ou de graves violations du droit international des droits de l’homme et du droit international humanitaire. Il en découle une diminution de la légitimité du Conseil de sécurité (B).

A. La divergence des positions des membres du Conseil de sécurité quant à l’inclusion des droits de l’homme dans ses délibérations et décisions : de l’approbation à la remise en cause

Le Conseil de sécurité des Nations unies est conscient du fait que les situations des violations flagrantes des droits de l’homme peuvent porter atteinte à la paix et la sécurité internationales[72]. Après avoir posé ce postulat dans certaines affaires qu’il a eu à connaitre, le Conseil de sécurité a émis le voeu de trouver un accord entre ses membres, au sujet des critères prédéfinis qui serviraient à déterminer les situations de violations des droits de l’homme qui nécessitent son intervention et les modalités de mise en oeuvre de cette dernière. Ainsi, lors de sa 7926e session tenue le 18 avril 2017, le Conseil de sécurité des Nations unies a débattu de la pertinence d’inclure les droits de l’homme dans ses délibérations et décisions. Au coeur des débats se trouvait la question de la pertinence des liens entre les droits de l’homme et le maintien de la paix et la sécurité internationales. Il s’agissait de savoir si le Conseil de sécurité devrait prendre en compte les droits de l’homme de façon directe, c’est-à-dire en dehors de la dimension sécuritaire[73]. Cette question a été examinée en tant que telle par le Conseil, c’est-à-dire indépendamment d’une situation de conflit, et ce, à l’initiative des États-Unis d’Amérique.

La question a divisé les membres du Conseil de sécurité. Certains ont estimé que le Conseil doit s’attaquer de manière efficace aux violations les plus flagrantes des droits de l’homme, et en particulier pour éviter des atrocités de masse. En ce sens, monsieur François Delattre, représentant permanent de la France aux Nations unies, a déclaré que les droits de l’homme sont la boussole la plus sûre du Conseil de sécurité dans sa responsabilité de garant de la paix durable et de la sécurité internationale. Il poursuit en estimant que sans protection des droits de l’homme à toutes les étapes d’un conflit, le Conseil de sécurité ne saurait assurer effectivement son mandat de garant de la paix et de la stabilité internationale. Il conclut qu’« il s’agit là d’un impératif de stabilité autant que de légitimité »[74]. La représentante des États-Unis d’Amérique, madame Nikki Haley, abonde dans le même sens et estime que la protection des droits de l’homme est indissociable de la paix et la sécurité internationales. Elle assimile les violations graves et répétées des droits de l’homme à des « signaux avant-coureurs »[75] permettant d’identifier les « régimes les plus brutaux »[76]. Elle a déclaré au Conseil de sécurité que les violations des droits de l’homme constituent « une sirène qui retentit, un drapeau rouge, le signe le plus clair d’une instabilité potentielle » et les régimes totalitaires sont ceux qui violent les droits de l’homme[77]. Dans le même sens, la Suède estime que les droits de l’homme étant universels, le Conseil de sécurité doit prêter une plus grande attention à ces droits dans ses délibérations. Il a souligné que la question des droits de l’homme est pertinente pour le Conseil de sécurité à chaque phase d’un conflit, avant, pendant et après. Une réponse précoce aux violations des droits de l’homme peut efficacement prévenir les conflits, avant qu’elles ne deviennent une menace à la paix et la sécurité internationales, a-t-il affirmé[78]. Bien plus, « l’unité du Conseil est fondamentale pour s’attaquer de manière efficace aux violations les plus flagrantes des droits de l’homme, et en particulier pour éviter les atrocités de masse »[79], a déclaré le Secrétaire général de l’ONU, monsieur Guterres, lors de cette séance.

Le débat sur l’inclusion des droits de l’homme dans les délibérations et résolutions du Conseil de sécurité a engendré l’opposition de certains États. Non seulement la Russie et la Chine ont manifesté le regret d’avoir donné leur accord à une intervention onusienne fondée sur la responsabilité de protéger en Lybie, elles ont également été très critiques sur la proposition de voir le Conseil de sécurité traiter des questions relatives aux droits de l’homme. Elles estiment que les droits de l’homme ne doivent pas être examinés dans l’enceinte du Conseil de sécurité, ce dernier n’ayant pas de légitimité à cet égard en vertu de Charte des Nations unies. Elles ont contesté le postulat d’après lequel les violations graves des droits de l’homme constituent des signes avant-coureurs d’un conflit. Selon elles, la prévention des conflits armés est la condition préalable de la protection des droits de l’homme, et non l’inverse. Le représentant de la Russie, monsieur Evgeny Zagaynov, a reconnu que les Nations unies doivent contribuer à la protection des droits de l’homme. L’Organisation dispose à cet effet d’une large trousse, mais le Conseil de sécurité n’en fait pas partie, a-t-il poursuivi[80]. D’autres États l’ont suivi et ont exprimé leur scepticisme sur la compétence du Conseil de sécurité de traiter des questions de droits de l’homme. Ils ont estimé que le Conseil de sécurité ne doit pas empiéter sur les compétences des autres organes de la Charte de l’ONU, en particulier sur le rôle fondamental de l’Assemblée générale pour traiter des questions humanitaires, économiques et sociales, y compris les droits de l’homme[81]. Ces États, majoritaires du reste, ont appelé le Conseil de sécurité à résister à la tentation de chercher à tout prix un lien entre les droits de l’homme et la sécurité collective afin de se mettre à adopter des résolutions sur un sujet qui est situé en dehors de son mandat. On voit là que les États qui avaient approuvé pareille démarche au départ sont en train de prendre du recul sur cette question. Ainsi, pour la Bolivie, il n’appartient pas au Conseil de sécurité de s’occuper de la protection des droits de l’homme. Elle y voit une tentative de politisation de ces droits en ce sens que le Conseil est enclin à mettre en place « la pratique consistant à traiter les droits de l’homme comme moyen de servir des objectifs politiques »[82]. Le représentant de l’Éthiopie a émis le même point de vue, estimant que les questions des droits de l’homme doivent être réservées au Conseil des droits de l’homme, ce dernier étant mieux placé pour les traiter. Alors que le Conseil de sécurité ne trouve pas d’unité pour répondre aux situations relatives à son mandat de maintien de la paix et la sécurité internationales, sa capacité à agir pourrait être sapée s’il se saisissait des questions des droits de l’homme[83]. Dans le même sens, le représentant du Kazakhstan, monsieur Rakhmetullin, estime que les droits de l’homme ne doivent pas être politisés. En dépit du fait qu’ils soient invoqués à quinze reprises dans la Charte de l’ONU, ils ne le sont pas au chapitre VII, ce qui permet de comprendre qu’ils ne peuvent pas être imposés par la force[84]. Finalement, cette dernière position a prévalu. Le Conseil a reconnu qu’il incombe d’abord aux États membres concernés de protéger les droits de l’homme et que cette question relève principalement de la souveraineté nationale ou d’autres organes des Nations unies.

Cette conclusion du Conseil de sécurité constitue une régression regrettable. En effet, en agissant, comme il le fait, au cas par cas, pour déterminer si une situation de violations des droits de l’homme peut constituer une « menace à la paix », cette dernière notion risque d’errer au gré des conflits et perdrait finalement tout son sens. Dans la pratique, l’absence de normes précises devant gouverner cette qualification a dilué la notion de menace à la paix dans un univers large aux limites imprécises, faisant apparaitre son usage comme purement circonstanciel et dépourvu d’une ligne directrice propre[85]. Bien plus, la menace à la paix apparait comme une hypothèse élastique en matière des droits de l’homme dans la mesure où non seulement son contenu n’est pas suffisamment défini, mais encore le Conseil de sécurité qui va constater son existence n’est astreint à aucun critère juridique prédéfini pour opérer sa qualification[86]. Monsieur Olara Otunnu relève à cet effet que dans la mesure où les décisions du Conseil de sécurité revêtent de plus en plus un caractère interventionniste et coercitif en matière des droits de l’homme, il devient urgent pour lui d’établir les bases d’un large consensus international en faveur de ses décisions, en conférant à ces dernières une base normative, par nature objective. L’auteur craint que le Conseil ne perde son autorité et sa légitimité en s’éloignant trop de l’esprit de la Charte et en statuant dans le vide normatif, manquant ainsi de transparence dans sa démarche[87]. Selon Thomas Franck, la légitimité de l’action du Conseil de sécurité dépend du fait que le processus par lequel il interprète et applique les règles de la Charte des Nations unies doit être équitable. Autrement dit, les critères mis en oeuvre par le Conseil de sécurité doivent s’appliquer de manière indifférenciée à toute situation portée à sa connaissance. Il en découle une nécessité pour l’organe onusien d’éclaircir les bases juridiques de son action de manière à ce que celle-ci soit justifiée[88]. En conséquence, il est impérieux de déterminer précisément les violations des droits de l’homme qui peuvent rentrer dans la qualification juridique de menace contre la paix, que la Charte a laissée dans le vague et qui, pourtant, légitime l’action du Conseil de sécurité en la matière. Cette détermination ne saurait être l’oeuvre que du seul Conseil de sécurité dans la mesure où ses attributions en matière de sécurité collective ont un caractère discrétionnaire[89].

Dans le silence du Conseil de sécurité, la Commission internationale de l’intervention et la souveraineté des États a proposé quelques pistes de solutions pouvant le guider. Elle a dégagé cinq critères à satisfaire afin qu’une intervention militaire du Conseil de sécurité en matière des droits de l’homme soit justifiée :

  • Une juste cause : elle consiste dans le fait qu’un préjudice grave et irréparable touchant des êtres humains soit en train – ou risque à tout moment – de se produire. Il peut s’agir d’un nettoyage ethnique à grande échelle, du génocide, du crime contre l’humanité, des crimes de guerre; ou des pertes considérables en vies humaines, qui résultent soit de l’action délibérée de l’État, soit de sa négligence ou de son incapacité à agir, soit encore d’une défaillance dont il est responsable.

  • Une bonne intention : le but primordial de l’intervention doit être de faire cesser ou d’éviter des souffrances humaines. Il ne saurait s’agir d’un renversement du régime politique en place.

  • Le dernier recours : toutes les voies diplomatiques et non militaires de prévention ou de règlement pacifique des crises humanitaires et des violations systématiques des droits de l’homme doivent avoir été explorées.

  • La proportionnalité des moyens : dans son ampleur, dans sa durée et dans son intensité, l’intervention militaire envisagée doit correspondre au minimum nécessaire pour atteindre l’objectif de la protection humaine poursuivi.

  • Des perspectives raisonnables : Une action militaire ne peut être justifiée que si elle a des chances raisonnables de réussir, c’est-à-dire de faire cesser ou d’éviter les atrocités ou souffrances ayant motivé l’intervention[90].

Quoi qu’il en soit, il est nécessaire que le Conseil de sécurité adopte « une conception qualitative extensive de son domaine d’intervention […] afin de gérer les menaces suffisamment tôt pour qu’elles dégénèrent et s’amplifient jusqu’à porter atteinte durablement à la stabilité internationale »[91]. Le Conseil de sécurité doit ainsi trouver une fois pour toutes un consensus sur les questions de procédures et de principes en matière d’interventions fondées sur les droits de l’homme. Il y va de l’intérêt de son efficacité de fixer un seuil de violations de droits de l’homme au-delà duquel une intervention coercitive peut être autorisée. Autrement dit, le Conseil doit déterminer les circonstances qui peuvent conduire des violations massives de droits de l’homme à la qualification de la menace contre la paix et la sécurité internationales. Cette solution est d’autant plus justifiée que « l’adaptation [du Conseil de sécurité] de l’ONU à un monde […] en perpétuel mouvement passe par » le renforcement de son « mode de décision pour gérer les crises » : il doit avoir « une action constructive, [préventive,] et non plus [seulement] réactive »[92]. Plus il agit à temps, plus il gagnerait en crédibilité[93].

Il va sans dire qu’en n'arrivant pas à relever le défi de l’intégration pleine et entière des droits de l’homme dans ses interventions, le Conseil de sécurité de l’ONU court le risque de voir sa légitimité décroitre.

B. Le déficit de légitimité du Conseil de sécurité des Nations unies…

À travers l’article 24 de la Charte, les membres de l’Organisation des Nations unies ont conféré au Conseil de sécurité le privilège d’agir en leur nom dans le but du maintien de la paix et la sécurité internationales. Ce transfert de pouvoirs comporte en retour une lourde responsabilité pour le Conseil de sécurité : il doit agir conformément à la volonté de l’ensemble des États et défendre les valeurs qui leur sont communes, faute de quoi il perd sa légitimité (1). Il en résulte que le Conseil de sécurité ne doit pas détourner ses compétences aux fins de la défense des intérêts d’une partie des États membres des Nations unies, encore moins en vue de la préservation des intérêts de ses membres, permanents soient-ils. Or, certains éléments de la pratique du Conseil de sécurité sont loin d’établir que cet organe contribue efficacement à la protection des valeurs communes de la communauté internationale, au premier rang desquelles les droits de l’homme (2).

1. …Au regard des intérêts qu’il défend

Il ne fait l’ombre d’aucun doute que la lutte contre les crimes de masse, dont le génocide, le crime contre l’humanité et le crime de guerre, constitue une valeur communément partagée par la communauté internationale. Or, l’action du Conseil de sécurité en la matière est sélective, ce qui nuit à sa légitimité. À titre illustratif, les États-Unis ont utilisé en 2002 l’article 16 du Statut de Rome[94] afin de protéger leurs soldats participant aux missions onusiennes d’une action devant la Cour pénale internationale (voir les résolutions 1422 et 1497 du Conseil de sécurité des Nations unies). L’apport considérable des États-Unis dans les opérations de maintien de paix leur a permis de faire pression pour que ces résolutions, protectrices des leurs, puissent être votées, allant jusqu’à menacer de se retirer des opérations de paix si le Conseil de sécurité refuse de suspendre les poursuites de la CPI contre leurs militaires. Ces résolutions du Conseil de sécurité atteignent l’honneur de ce dernier, alors qu’il est à espérer que, dans le cadre des opérations de maintien de la paix, des crimes contre l’humanité et de génocide ne se produiront pas[95]. La légitimité de ces résolutions a été largement critiquée tant par les États comme l’Allemagne et le Canada que par la doctrine[96]. Ce dernier reproche au Conseil de sécurité d’avoir utilisé son pouvoir discrétionnaire de manière arbitraire. Non seulement le Conseil a outrepassé ses pouvoirs, mais il a également violé le prescrit des conventions de Genève de 1949, qui obligent à réprimer les auteurs des infractions graves qu’elles établissent[97].

Par ailleurs, le Conseil de sécurité se trouve dans l’impossibilité d’intervenir en République arabe syrienne pour mettre fin aux crimes de masse et restaurer la sécurité internationale dans cette région du monde. En effet, le Rapport de la Commission d’enquête internationale indépendante sur la Syrie daté du 13 août 2015 renseigne que :

Les forces gouvernementales ont mené des attaques contre la population civile au cours desquelles elles ont pilonné et bombardé de nombreuses localités habitées par des civils et arrêté et placé en détention ou fait disparaître des civils suspectés d’appartenir à l’opposition au régime ou d’y être associés. Dans le cadre de ces attaques généralisées contre la population civile, les forces gouvernementales ont commis, en conformité avec la politique de l’État, des crimes contre l’humanité tels que des meurtres, des exterminations, des actes de torture, des viols, des disparitions forcées et d’autres actes inhumains. Elles] ont commis des violations flagrantes des droits de l’homme et les crimes de guerre que sont le meurtre, la torture, le viol, les sévices sexuels et les attaques visant des civils[98].

La férocité de la répression du peuple syrien par son gouvernement a conduit certains pays à présenter des projets de résolution au Conseil de sécurité. Ces derniers étaient fondés sur la responsabilité de protéger et condamnaient fermement les violations des droits de l’homme commises par les autorités syriennes; ils appelaient également à la fin des violences et menaçaient la Syrie d’éventuelles sanctions et de la saisine de la CPI à l’avenir. Ces projets de résolutions se sont heurtés aux vetos russes et chinois. Comme on peut le voir, les intérêts que défend le Conseil de sécurité de l’ONU sont tout à fait égoïstes, dans la mesure où ils sont guidés par les intérêts des membres permanents. Ces derniers pratiquent de « doubles standards » consistant à mettre en cause les autres États, sans courir le risque de se voir eux-mêmes mis en question. Ils utilisent en outre leur droit de veto pour protéger leurs partenaires commerciaux[99]. En ce sens, le droit de veto est critiquable sur le terrain de l’efficacité d’autant plus « qu’il constitue une entrave à la capacité de décision du Conseil, qui ne peut intervenir dès lors que son action ne convient pas à un des membres permanents, quelle que soit la gravité […] des atteintes à la sécurité »[100]. Il est également critiquable sur le terrain de la représentativité « dans la mesure où cette prérogative exorbitante, reconnue aux seuls membres permanents, fait du Conseil leur otage tout en les plaçant au-dessus de la Charte des Nations unies »[101]. Le veto apparait comme un élément de trouble dans le fonctionnement du système de sécurité collective prônée par la Charte et cette situation est singulièrement menaçante pour la légitimité du Conseil de sécurité.

L’« application de la règle du veto signifie, en une forme indirecte et voilée, que les Nations unies ne prennent pas l'engagement d'action coercitive contre un agresseur qui serait l'un des cinq grands États ou un allié de ceux-ci »[102]. Cet état de choses conduit à la passivité du Conseil de sécurité et en conséquence à l’impuissance de la communauté internationale face aux violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire, car faute d’accord entre les membres permanents du Conseil de sécurité, la communauté internationale demeure inerte[103]. On voit bien qu’en Syrie, le Conseil de sécurité a perdu sa légitimité en manquant à sa responsabilité subsidiaire de protéger la population syrienne contre les oppressions de son gouvernement, alors que la situation l’impose. À cet effet, Léandre Mvé Ella note qu’« il y a dans la responsabilité de protéger, une formule qui met aussi mal à l’aise qu’elle stimule la réflexion et aiguise la critique : protéger est une responsabilité » et il rappelle aux États ainsi qu’au Conseil de sécurité qu’ils doivent en rendre compte, tout au moins moralement pour ce dernier, lorsqu’ils n’en font pas un usage conforme à ce que l’on attend d’eux[104]. Malheureusement, en l’état du droit positif, le manquement à la responsabilité de protéger du fait d’un usage abusif du veto n’est pas sanctionnable dans la mesure où en prévoyant la possibilité inconditionnelle et discrétionnaire d’y recourir, la Charte a, en réalité, voulu soustraire les conséquences de cette inaction de toute responsabilité internationale[105].

De ce fait, l’utilisation politique du droit de veto a des incidences négatives sur la protection des droits de l’homme; il constitue un obstacle à la capacité d’action du Conseil de sécurité dans les situations de violations massives des droits de l’homme. Comme on pourrait bien s’en rendre compte, le droit de veto se trouve en déphasage avec notre société du 21e siècle où les relations internationales sont marquées par des conflits internes, source de graves atteintes aux droits humains[106]. On ne saurait, par conséquent, utiliser ce droit pour défendre les intérêts politiques et économiques au détriment des droits de l’homme. En le faisant, le Conseil de sécurité se discrédite et perd la confiance que les membres de l’ONU ont placée en lui. Monsieur Olivier Fleurence souligne à cet effet que l’illégitimité du Conseil de sécurité est née tant de son action que de son inaction. Son incapacité à adopter certaines décisions urgentes ou de parvenir à un compromis sur des situations délicates est ainsi pointée du doigt. L’absence d’efficacité et de rapidité de ses actions lui ont fait perdre son crédit. Décrié de toute part, le droit de veto de ses membres permanents est dénoncé comme antidémocratique et contraire à l’égalité souveraine des États. Son utilisation, jugée abusive par un bon nombre d’États, érode sérieusement la légitimité du Conseil de sécurité au point que tout le monde en réclame la réforme[107].

Le déficit de légitimité du Conseil de sécurité n’est pas seulement mis en lumière par sa politique de « deux poids, deux mesures ». Ses pratiques en matière des droits de l’homme soulèvent également la problématique du respect des droits fondamentaux en général et du respect du droit à un procès équitable en particulier.

2. … Au regard de ses pratiques en matière des droits de l’homme

La pratique du Conseil de sécurité a révélé que ce dernier fait fi du respect des droits de l’homme en matière de maintien de la paix et la sécurité internationales. La doctrine[108] constate que l’action du Conseil de sécurité s’avère faiblement limitée par des standards de respect de droits de l’homme : l’organe onusien peut se passer des droits de l’homme au nom du maintien de la paix et la sécurité internationales. En effet, l’article 24 de la Charte dispose que « dans l’accomplissement de [s]es devoirs, le Conseil de sécurité agit conformément aux buts et principes des Nations unies »[109]. Il en résulte que le Conseil de sécurité n’est tenu d’agir que conformément aux buts et principes des Nations unies dans leur généralité, c’est-à-dire conformément aux finalités de l’ONU, sans pour autant être tenu de respecter les dispositions pertinentes de la Charte dans leur particularité[110]. Cela se justifie par le fait que la Charte consacre une supériorité hiérarchique de la paix sur le droit. Elle confère au Conseil de sécurité, dans son rôle de police internationale, de larges marges de manoeuvre qui ne doivent en aucun cas faire l’objet de restrictions par une prétendue soumission à des règles de droit contraignantes et à la limite paralysantes[111]. Ainsi, le Conseil de sécurité peut porter atteinte aux droits de l’homme dans ses opérations de maintien de la paix ou quand il adopte et applique des mesures coercitives sur la base du chapitre VII de la Charte des Nations unies[112].

La question que l’on peut raisonnablement se poser est de savoir comment attendre une protection efficace des droits de l’homme d’un organe qui est admis à porter atteinte aux mêmes droits, quand bien même ces violations se font sous le couvert du maintien de la paix et la sécurité internationales. En outre, si la possibilité de déroger aux droits de l’homme peut se comprendre, avec d’énormes difficultés bien entendu[113], en matière des opérations de paix, elle ne saurait être justifiée dans d’autres domaines. Il en est ainsi tout d’abord de l’impact des sanctions économiques du Chapitre VII de la Charte des Nations unies sur les droits de l’homme des populations civiles des pays ciblés. Dans la majorité de cas, de telles sanctions comportent des effets secondaires dommageables pour la population civile. Cette dernière subit des souffrances superflues, notamment la violation du droit à la vie ou à la santé. Il en résulte que l’action contraignante menée par le Conseil de sécurité pour faire cesser les violations des droits de l’homme affecte, dans cette hypothèse, la garantie des droits fondamentaux des individus[114].

Ensuite, la problématique du respect des droits de l’homme par le Conseil de sécurité se pose dans le cadre des sanctions ciblées, s’agissant du respect des droits fondamentaux des personnes concernées. La totalité des juridictions et quasi-juridictions internationales qui sont chargées d’appliquer et de protéger les droits de l’homme (la Cour de Justice de l’Union européenne, le Comité des droits de l’homme, les Cours européenne et interaméricaine des droits de l’homme) reconnaissent que l’application des sanctions individuelles adoptées par le Conseil de sécurité de l’ONU doit respecter les exigences du droit à un procès équitable[115]. Il demeure cependant que le Conseil viole ce droit à un procès équitable tant dans sa procédure d’inscription des particuliers sur les listes nominatives que dans celle de la radiation de leurs noms de ces listes. Dans toutes ces deux procédures, l’intervention d’un tribunal est inexistante; l’individu ciblé par la sanction n’a pas l’opportunité de présenter des moyens de défense[116]. Les décisions sont politiques et les considérations de nécessité ou de proportionnalité n’ont pas cours. Elles sont insusceptibles de recours administratifs ou contentieux. Une subjectivité indéniable caractérise les sanctions ciblées du Conseil de sécurité des Nations unies[117]. Cette absence de la garantie offerte par le droit à un procès équitable est également applicable aux États. En effet, le Conseil de sécurité de l’ONU ne motive pas ses décisions, pas plus qu’il ne suit une procédure présentant des garanties d’impartialité :

La procédure devant le Conseil de sécurité n’offre aucune garantie judiciaire : ce dernier peut discrétionnairement décider d’entendre ou non un État non membre du Conseil; aucune règle ne régit les modalités de preuve présentées devant cet organe; il n’est pas tenu de motiver sa décision ni de garantir l’impartialité des membres qui le composent et adopteront la décision[118].

***

Pendant longtemps, le Conseil de sécurité des Nations unies est demeuré hostile aux questions des droits de l’homme. La Résolution 202 (1965) relative à l’oppression du peuple de la Rhodésie du Sud par une minorité raciste a marqué une étape importante[119]. Ce fut la première fois que l’organe onusien a dépassé la conception interétatique de la paix et la sécurité internationales, pour soumettre à des mesures coercitives des violations massives et répétées des droits de l’homme. La même conception fut mise en oeuvre s’agissant de la situation d’apartheid en Afrique du Sud, de l’ampleur des souffrances humaines en Somalie, ou de la répression irakienne à l’égard de la population kurde. L’organe onusien a franchi l’interprétation restrictive qui cantonnait la sécurité collective à la sécurité des États et a contribué à l’émergence d’une nouvelle forme de sécurité : la sécurité humaine, centrée sur la protection des individus et de leurs droits. Dans ce nouveau contexte, le Conseil de sécurité s’est vu attribuer une responsabilité subsidiaire de protéger les populations lorsque leur État ne veut pas ou ne peut pas les protéger. Dans cette nouvelle posture, le Conseil de sécurité a joué un rôle de plus en plus important ces dernières décennies. Il a assuré l’inclusion des dispositions relatives aux droits de l’homme dans les accords de paix, participé aux efforts pour éliminer les violences sexuelles et sexistes, l’utilisation des enfants dans les conflits armés, il a inclus les droits de l’homme dans la quasi-totalité des opérations de maintien de la paix qu’il a autorisée, etc. Par ailleurs, le Conseil est intervenu pour condamner les violations graves des règles du droit international des droits de l’homme et du droit humanitaire, lesquelles menacent la paix et la sécurité internationales; il a également mis en place des tribunaux pénaux internationaux (TPIY, TPIR) pour la poursuite des personnes coupables de violations desdites règles.

Toutefois, la pratique du Conseil de sécurité de l’ONU laisse entrevoir une certaine hésitation quant à l’intégration des droits de l’homme à la sécurité collective. En la matière, le Conseil opère au cas par cas et aucun principe directeur ne semble présider à ses actions. Ces dernières sont purement sélectives. Toutes les tentatives aux fins d’adoption d’une résolution programmant l’intégration des droits de l’homme dans ses actions et délibérations ont échoué. Cet échec a un impact négatif sur l’efficacité et la légitimité de l’organe onusien chargé du maintien de la paix et la sécurité internationales.