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Ce texte souhaite remettre en question un certain courant doctrinal et jurisprudentiel selon lequel il existerait une prohibition absolue d’amnistier des crimes de guerre, ainsi que d’autres crimes internationaux.

Pour ce faire, la première section de ce texte s’intéressera aux sources du droit international qui reconnaissent le pouvoir d’amnistie des États. Nous discuterons d’abord de deux sources qui reconnaissent explicitement ce pouvoir, soit le second Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux (ci-après, PA II), et le droit coutumier, ensuite nous discuterons de la reconnaissance implicite de ce pouvoir lors de l’élaboration de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées (CPDF).

Cette première section vise donc, d’une part, à établir l’existence en droit international d’un pouvoir d’amnistie des États, et, d’autre part, à démontrer l’absence d’une prohibition qui lui soit inhérente.

La seconde section s’intéressera aux différentes contraintes indirectes ainsi qu’aux limites du pouvoir d’amnistie qui émanent des autres obligations internationales des États. Dans un premier temps, nous allons clarifier la portée temporelle et juridictionnelle de l’amnistie, particulièrement en ce qui concerne la Cour pénale internationale (CPI). Ensuite, nous discuterons des limites au pouvoir d’amnistie qui émanent du droit pénal international (DPI). Finalement, nous expliquerons comment les obligations des États en matière de droits de la personne obligent les États à prendre certaines précautions dans l’élaboration et la mise en oeuvre de mesures d’amnistie, particulièrement en ce qui concerne les violations graves de ces droits.

Cette section permettra de démontrer qu’il est généralement contraire aux obligations internationales des États d’amnistier des crimes internationaux. Cependant, une telle prohibition ne relevant pas du jus cogens, un État pourrait adopter de manière licite une telle amnistie, si celle-ci était rendue nécessaire en vertu de l’état de nécessité ou d’une situation rendant impossible l’exécution des obligations de poursuivre ou d’extrader. Au demeurant, dans l’éventualité d’une telle amnistie, celle-ci ne saurait être opposable à d’autres juridictions que celle de l’État l’ayant adoptée. Finalement, l’État qui adopterait une telle amnistie devrait voir à protéger le droit des victimes et de la société de connaître la vérité quant aux violations importantes des droits de la personne, ainsi que le droit des victimes et de leurs familles d’obtenir la réparation la plus complète possible pour les violations subies. Il ressort également de cela que, tant au regard du DPI que des droits de la personne, l’autoamnistie serait difficile, voire impossible, à réconcilier avec les obligations internationales des États.

Cependant, avant d’aller plus loin, nous souhaitons utiliser la présente introduction afin de contextualiser la pratique étudiée ainsi que ses différentes formes, préciser notre refus de discuter du débat qui anime la doctrine sur les questions de justice transitionnelle, de paix et de « justice » comme idéal, de même que clarifier certaines considérations permettant de cadrer l’analyse que nous effectuons dans cet article.

L’utilisation de mesures d’amnistie afin de permettre le retour à la paix n’est pas un phénomène nouveau. On retrace d’ailleurs cette pratique dans certains accords de paix du milieu du XVIIe siècle[1]. Ce n’est cependant qu’avec l’essor des juridictions internationales et régionales, tant pénales que celles axées sur la protection des droits de la personne, que s’est développée une remise en question de cette pratique[2]. En effet, la multiplication des juridictions internationales permettant aux individus de revendiquer des droits encourage la mise en tension d’impératifs parfois contraires. D’un côté, l’amnistie est vue comme la mise en oeuvre du pouvoir régalien de l’État et donc de sa souveraineté[3]. De l’autre, on affirme que cette souveraineté ne pourrait aller à l’encontre de certaines normes impératives de jus cogens, qui seraient « supérieures » à la souveraineté[4].

En moins d’une décennie, la fin de l’apartheid en Afrique du Sud, la guerre civile en Bosnie-Herzégovine et le génocide du Rwanda furent donc autant d’occasions de définir le rôle du droit international dans l’encadrement et la promotion de la transition vers, et la consolidation de, la paix[5].

En sous-trame de cette définition du rôle du droit international émerge une volonté de réfléchir aux questions de responsabilité sociale et collective, ainsi qu’aux limites de l’attribution de responsabilité individuelle. En effet, dans le cas du Rwanda (qui mettra en place des procédures de justice pénale), on dira que le « génocide n’est pas un acte de fureur spontané. […] il a fallu derrière celui-ci toute la puissance, l’organisation […] d’un appareil d’État »[6]. On craint alors que l’attribution de responsabilités individuelles au travers des procédures pénales ne dissimule le caractère fondamentalement collectif de ces atrocités[7]. Sensiblement à la même époque, la Commission Vérité et réconciliation en Afrique du Sud tente un modèle distinct qui souhaite faire lumière sur les atrocités et leurs auteurs, sans que cette quête de vérité soit limitée par les contraintes formelles de la procédure pénale. À l’époque, l’Organisation des Nations Unies (ONU) salue les travaux de cette commission qui amnistie pourtant plusieurs crimes internationaux[8]. De plus, bien que la loi habilitante de cette commission prévoie la possibilité de poursuivre les responsables qui ne s’avoueraient pas coupables de leurs gestes, peu d’enquêtes, et encore moins de procès, furent entreprises[9]. L’auteure Susan Marks fera d’ailleurs remarquer dans ce débat que si cette commission a réussi à imputer la responsabilité individuelle de certaines des atrocités commises lors de l’apartheid, elle n’a cependant pas su mettre au grand jour ceux qui en ont bénéficié, pas plus qu’elle n’a pu mener à bien un exercice de justice sociale permettant de réparer les conséquences sociales et structurelles des inégalités produites et maintenues par l’apartheid[10].

À ce propos, il convient de préciser que l’on peut distinguer les amnisties en fonction de divers facteurs, selon qu’elles sont conditionnelles ou inconditionnelles, les responsabilités (criminelles ou civiles) qui sont visées, leurs bénéficiaires (les adversaires ou les agents de l’État), le processus d’adoption et de conception (par voie référendaire, par déclaration unilatérale, par négociation, etc.), les infractions visées, les mesures de protection des droits des victimes (perte complète des droits, fonds de réparation, etc.), les régimes de peines applicables (sans peine, travaux communautaires, peine maximale réduite, etc.), la période couverte, etc. Cela étant dit, l’objectif de ce texte n’est pas de s’attarder spécifiquement aux conséquences de chacun de ces facteurs sur la licéité des mesures d’amnistie adoptées par un État. Ainsi, la présente liste devrait être pensée comme un aperçu de la pluralité des formes que peuvent prendre les amnisties, laquelle devrait nécessairement être prise en compte lors de l’évaluation de la conformité juridique de mesures d’amnistie spécifiques.

Cela étant dit, il convient finalement de préciser que les études empiriques s’intéressant à la mise en oeuvre de mesures d’amnistie semblent démontrer que celles-ci, surtout lorsque couplées à d’autres mesures sociales telles que l’aide au désarmement et à la réintégration professionnelle[11], favorisent la transition vers ce que certains appellent la paix[12].

Il convient de préciser que ce texte se veut un exercice doctrinal de mise en lumière du droit positif applicable à la question des amnisties. Il n’a pas pour vocation de prendre la défense des amnisties comme mesure de justice transitionnelle ou d’en attaquer la pertinence. Or, la présente sous-section nous apparait néanmoins nécessaire puisque nous assistons depuis quelques décennies à la multiplication des commentaires et des réflexions de juristes qui souhaitent questionner ou défendre la légitimité morale et philosophique de ce type de mesure.

Nous admettons être ignorants quant à savoir lequel des impératifs de paix ou de justice doit, en absolu, primer sur l’autre, voire s’il est possible que l’un existe sans l’autre. Nous ne nous prononcerons donc pas dans le cadre d’un débat qui, réduit à sa plus simple expression, opposera l’axiome « il ne peut y avoir de paix durable sans justice » à l’axiome « la paix est la condition sine qua non de la justice ». À défaut de posséder une définition consensuelle, précise et partagée des concepts de « justice » et de « paix », nous nous contenterons donc de rappeler que l’histoire permet de constater qu’il a déjà existé, au moins momentanément, des paix injustes, ainsi que certaines conceptions de justice en temps de guerre. Au regard de ce qui précède, il faut donc comprendre que nous ne souhaitons pas inscrire ce texte au sein de cette discussion.

Cependant, il demeure que des questions de droit importantes sont soulevées par la mise en place de mesures d’amnistie et il nous semble qu’il convient de clarifier l’état du droit sur la question, d’autant plus que plusieurs finalités semblent s’opposer.

En effet, si le droit international humanitaire (DIH) priorise la diminution des souffrances liées aux conflits armés, et donc par extension, la fin de ceux-ci, le DPI accorde une grande importance à la lutte contre l’impunité et à la répression, alors que les juridictions de droits de la personne se préoccupent principalement des conséquences de ces amnisties sur les droits des victimes et de leur famille[13].

L’amnistie comme outil de justice transitionnelle se retrouve à l’intersection d’intérêts divergents, souvent même en opposition les uns aux autres. Il semble donc d’autant plus important de déterminer la nature de ces limites au regard du droit positif et c’est à cet exercice que s’attèle le présent texte.

Dans la présente sous-section, nous entendons préciser certains des éléments afin de favoriser une meilleure compréhension de notre analyse. Ainsi, nous définirons d’abord le concept « d’amnistie », ensuite, nous discuterons du rapport particulier entre le DIH et la notion d’exceptionnalité, ainsi que les conséquences qui en découlent lorsqu’il est question d’amnistie.

Aux fins de ce texte, nous entendons comme une mesure d’amnistie toute action de l’État, qu’elle soit bureaucratique ou légale, officielle ou officieuse, qui viserait à ce que l’État n’intente pas de procédures judiciaires pénales ou criminelles à l’endroit d’un groupe d’individus quant à des crimes commis à l’intérieur de sa juridiction. Cette définition se veut volontairement large puisqu’il n’existe pas de définition faisant autorité en la matière qui nous permettrait de la circonscrire autrement.

Cette définition étant posée, il convient de revenir sur une particularité du DIH, soit qu’il s’agisse d’un droit qui répond bien plus de la lex specialis que de la lex generalis. Or, son existence est paradoxale, puisqu’il s’agit d’un droit du non-droit. En effet, les règles du DIH ont pour objet de constituer un ensemble normatif qui ne devrait en aucun cas être transgressé, quel que soit le niveau de déliquescence d’une société ou d’une communauté. C’est donc par sa nature même qu’on ne peut invoquer la nécessité afin d’en justifier la transgression. Il en va de sa pertinence que son application ne puisse faire l’objet de dérogation, mais également qu’elle ne soit pas systématiquement confrontée à un régime juridique général.

À ce propos, il faut noter qu’à l’exception des règles spécifiques sur certaines méthodes de guerre, il est évident que les règles prohibitives du DIH s’appliquent tant en temps de paix qu’en temps de guerre. En effet, il serait absurde que l’attaque indiscriminée soit prohibée lors d’un conflit armé, mais qu’elle soit permise en temps de paix. Ainsi, le DIH est fondamentalement un droit de l’exception et il faut garder en tête cette exceptionnalité lorsque l’on tente d’en définir les limites.

À cet égard, la Cour internationale de justice (CIJ) indique bien l’extrême de cette exceptionnalité dans son avis consultatif sur la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires. En effet, la CIJ conclut à l’impossibilité de formuler une prohibition absolue du recours à l’arme nucléaire, puisqu’il est envisageable que l’utilisation de cette arme soit justifiée pour répondre à « une circonstance extrême […] dans laquelle la survie même d’un État serait en cause »[14]. Ainsi, à moins d’une règle conventionnelle prohibitive spécifique, c’est à l’aune de ces circonstances extrêmes qu’il nous faut évaluer l’existence coutumière d’une prohibition absolue de l’exercice de certains pouvoirs de l’État dans le cadre du DIH, notamment celle de négocier et d’ordonner des mesures d’amnistie.

Or, contrairement aux autres règles du DIH, l’amnistie a la particularité d’être une mesure de transition du non-droit au droit. Le paradoxe de l’amnistie est donc qu’elle constitue une mesure d’exception dont la vocation est de rendre caduque l’exceptionnalité qui la rend d’abord possible. D’une part, il est à prévoir que la licéité d’une amnistie évolue en fonction du contexte particulier de l’État qui l’adopte et la maintient, mais, d’autre part, cette évolution doit également prendre en compte que son efficacité à faire cesser les conflits armés dépend de la confiance que les groupes en conflit peuvent placer en elle. Ainsi, il est nécessaire que la détermination de la licéité d’une amnistie réponde au contexte particulier de chaque État et de chaque situation, tant en ce qui concerne ses aspects contemporains que les aspects qui constituaient son contexte d’adoption. À défaut d’une telle analyse, il y aurait alors une incitation claire pour les groupes visés par ladite amnistie à entretenir les conditions d’instabilité et d’exceptionnalité ayant rendu licite l’adoption d’une amnistie en premier lieu, ce qui viendrait à priver l’amnistie de toute pertinence.

Ces considérations ayant été posées, nous nous pencherons dans la prochaine section sur la reconnaissance du pouvoir d’amnistie des États par le droit international.

I. La reconnaissance juridique du pouvoir d’amnistie des États

La présente section s’intéresse aux diverses règles du droit international qui reconnaissent le pouvoir d’amnistie. L’objectif est donc de préciser si ces reconnaissances contiennent une prohibition de l’amnistie des crimes internationaux qui leur soit inhérente.

À cet effet, nos recherches nous ont permis de mettre en lumière deux reconnaissances positives du pouvoir d’amnistie des États : le PA II (A) et le DIH coutumier (B), ainsi qu’une reconnaissance indirecte de celui-ci dans les travaux ayant mené à l’adoption de la CPDF (C).

Cependant, avant d’aller de l’avant sur l’étude de ces sources, il convient de rappeler les conclusions de la Cour permanente de justice internationale (CPJI) dans l’Affaire du Lotus. Dans cet arrêt de principe, la CPJI précisait que les limitations de l’indépendance des États (et donc de l’utilisation de leurs pouvoirs) ne se présument pas, de telles limitations devant être claires et volontaires[15]. C’est donc qu’à défaut d’une règle de droit international prohibitive, chaque État reste libre d’adopter la conduite qui lui convient[16] tant que cette conduite est conforme aux autres obligations internationales contractées par l’État.

A. La reconnaissance conventionnelle

Le droit conventionnel est peu loquace en ce qui a trait aux amnisties. S’il faut noter une référence à celles-ci dans le PA II, il n’existe cependant aucune autre convention multilatérale qui traite directement et explicitement de cette pratique. L’article pertinent du PA II se lit ainsi :

À la cessation des hostilités, les autorités au pouvoir s’efforceront d’accorder la plus large amnistie possible aux personnes qui auront pris part au conflit armé ou qui auront été privées de liberté pour des motifs en relation avec le conflit armé, qu’elles soient internées ou détenues[17].

Il s’agit donc d’une obligation de moyens qui est imposée aux États, ceux-ci devant étudier la faisabilité d’un tel projet d’amnistie et faire des efforts en ce sens. Il n’existe pas d’obligation pour les autorités au pouvoir d’accorder une amnistie, mais il existe une obligation de tenter de le faire.

Certains juristes ont avancé que la bonne foi avec laquelle il faut interpréter toute convention (et donc le PA II)[18] implique que les crimes de guerre et les violations graves des droits de la personne ne peuvent faire l’objet d’une amnistie en application de cet article[19]. À cela, d’autres rétorquent que ce silence conventionnel est volontaire afin d’accorder aux États le plus de souplesse possible dans la mise en oeuvre des mesures visant à atteindre les objectifs de cet article[20], soit « d’encourager un geste de réconciliation qui contribue à rétablir le cours normal de la vie »[21]. Il nous semble que l’analyse téléologique est ici la plus appropriée étant donné la souplesse de la formulation de l’article qui n’impose que peu de critères à la mise en oeuvre de la norme. S’il serait contraire aux principes de l’interprétation de bonne foi que de conclure que le PA II encourage l’adoption d’amnisties de crimes internationaux, il ne nous semble cependant pas que la bonne foi impose une lecture de cet article qui y adjoigne une prohibition implicite de telles amnisties.

Au soutien de l’argument de l’interprétation de bonne foi, certains et certaines ont avancé que le silence du PA II s’explique par l’incapacité de ceux et celles qui l’auraient rédigé d’appliquer le concept de « crime de guerre » dans le cadre d’un conflit armé non international (CANI). Cet argument se fonde sur l’absence d’une reconnaissance juridique d’une telle application jusqu’au début des années 1990. En effet, ce n’est qu’avec l’arrêt Tadic en 1995 que sera confirmée la possibilité d’appliquer la notion de « crime de guerre » dans le cadre d’un CANI[22].

Or, comme l’a souligné le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) dans cette affaire, il existait à l’époque de nombreuses mentions de la notion de « crime de guerre » lors de CANI, et ce, dès les années 1950. Certaines mentions de cette notion sont d’ailleurs présentes dans le cadre des travaux ayant mené à l’adoption du protocole[23]. Conséquemment, il nous semble évident que les États, ou du moins une part non négligeable de ceux-ci, étaient conscients de la possibilité de discuter de la notion de « crime de guerre » en cas de CANI et que c’est donc délibérément qu’ils n’ont pas prévu une obligation d’exclure ces crimes dans l’élaboration de cet article. Cela étant dit, l’absence d’une telle exclusion ne constitue pas une admission de la légitimité de ce type d’amnistie. Il semble plutôt que cette ambivalence était volontaire et qu’il faut donc garder à l’esprit cette volonté d’ambivalence en évaluant la portée de cet article.

En l’absence d’une prohibition explicite ou implicite, il faut ainsi conclure que le PA II ne contient pas une prohibition absolue de l’amnistie des crimes internationaux, et donc des crimes de guerre.

B. La reconnaissance coutumière

La coutume reconnait également que l’octroi de certaines amnisties à la fin d’un conflit armé, d’une dictature ou de troubles internes est souhaitable[24]. Il n’existe cependant pas de consensus sur les restrictions qui s’imposent à ce type de pratique.

En effet, dans son étude sur le DIH coutumier, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) précise que cette règle s’applique spécifiquement « dans les conflits armés non internationaux »[25] et ajoute que l’amnistie s’applique « à l’exception des personnes soupçonnées ou accusées de crimes de guerre ou condamnées pour crimes de guerre »[26]. Cependant, plusieurs critiques ont reproché au CICR d’accorder trop de poids aux différentes décisions de juridictions internationales, aux résolutions d’organisations internationales et aux manuels militaires, sans pour autant prendre en compte la pratique réelle des États[27]. En effet, lorsque l’on s’attarde à la recension des pratiques évoquées par le CICR au soutien de sa conclusion, force est de constater que moins de la moitié des accords et lois d’amnistie recensés contiennent des exclusions de certains types de crimes[28]. C’est donc dire que la majorité des accords et des lois recensés autorisent l’amnistie de crimes internationaux.

De plus, il demeure qu’encore aujourd’hui, malgré une certaine tendance à la hausse des accords de paix qui excluent certains crimes internationaux des mesures d’amnistie, seulement le tiers des accords élaborés depuis le début du XXIe siècle prévoit ce type d’exception[29]. Finalement, si le CICR indique spécifiquement l’exclusion des « crimes de guerre » de mesures d’amnistie, la pratique qu’il recense démontre pour sa part une pluralité de crimes exclus de telles mesures qui ne peuvent être subsumés en la notion de « crimes de guerre »[30].

Ainsi, il existe des motifs de douter de l’existence d’une obligation coutumière d’exclure les crimes internationaux d’éventuelles mesures d’amnistie.

À ce propos, rappelons qu’une norme coutumière est constituée « d’une pratique générale acceptée comme étant le droit »[31]. Bien qu’il ne soit pas nécessaire qu’une pratique soit uniforme pour qu’elle soit générale, nous sommes d’avis que la généralité d’une pratique demande minimalement que la majorité des États la respecte, ce qui ne semble pas être le cas en espèce.

À cela s’ajoute que la CIJ précisait dans l’Affaire du plateau continental de la Mer du Nord que l’opinio juris nécessaire à l’existence d’une règle coutumière en droit international demande que soit démontrée l’existence d’une « conviction que [l’obligation invoquée] est rendue obligatoire par l'existence d'une règle de droit »[32]. En espèce, peu d’éléments soutiennent la thèse selon laquelle les États perçoivent l’interdiction d’une amnistie pour crime de guerre comme une obligation juridique.

En effet, les juridictions suprêmes de l’Espagne, du Brésil, de l’Ouganda et de l’Afrique du Sud ont toutes déterminé que la réconciliation et le retour à la démocratie pouvaient justifier le maintien des lois d’amnistie couvrant des crimes internationaux.

Il convient de noter que la littérature sur la question suggère qu’il existerait une telle prohibition coutumière au niveau régional en Amérique du Sud[33]. En effet, on constate une certaine tendance par des États d’Amérique du Sud (Argentine, Pérou, El Salvador, Uruguay et Bolivie) à invalider les amnisties pour crimes internationaux qu’ils avaient adoptées précédemment.

Il faut cependant noter que ces invalidations ont systématiquement été précédées par des décisions de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) déclarant invalides ces mesures (ou des mesures analogues) et que les demandes ayant mené à ces décisions furent, pour la majorité, contestées par les États concernés[34]. En l’espèce, il semble donc prématuré de conclure que le retrait de ces mesures d’amnistie démontre que l’exception d’amnistie pour les crimes internationaux est « acceptée comme étant le droit » par les États concernés, et non pas plutôt l’opinio juris selon laquelle il convient de respecter et de mettre en oeuvre les décisions judiciaires[35].

C. La reconnaissance implicite

Finalement, il semble possible de déduire une reconnaissance implicite du pouvoir d’amnistie des États pour des crimes internationaux dans le texte de la CPDF. En effet, une étude attentive des différences entre celle-ci et la Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées (DPDF) adoptée précédemment par l’Assemblée générale de l’ONU nous permet de révéler une absence notable.

En effet, la DPDF prévoit à son article 18 que :

1. Les auteurs et les auteurs présumés d’actes visés au paragraphe 1 de l’article 4 ci-dessus ne peuvent tirer profit d’aucune loi d’amnistie spéciale ni d’autres mesures analogues qui auraient pour effet de les exonérer de toute poursuite ou sanction pénale.

2. Dans l’exercice du droit de grâce, l’extrême gravité des actes conduisant à des disparitions forcées doit être prise en considération[36].

Or, lors de l’adoption de la CPDF, qui constitue l’instrument juridique par lequel les États ont souhaité se lier juridiquement, les États ont retiré cette prohibition des mesures d’amnistie et lui ont plutôt substitué la notion que le crime de disparition forcée doit être traité par les « autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale » et que « [c]es autorités prennent leur décision dans les mêmes conditions que pour toute infraction de droit commun de caractère grave en vertu du droit de cet État partie »[37]. Or, bien qu’il ne soit pas commun d’amnistier les infractions graves de droit commun, il est généralement admis que la souveraineté de l’État l’autorise à adopter des mesures d’amnistie dans de tels cas.

Ici, contrairement au PA II, il n’existe pas d’ambivalence quant à la possibilité pour les États d’envisager la pertinence d’une prohibition des amnisties des crimes visés, une telle prohibition étant absente de la CPDF. Comme nous le rappelions plus tôt, les limitations au pouvoir des États ne peuvent être présumées; elles doivent être manifestes et claires, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Il faut donc conclure que des amnisties pourraient être accordées pour les auteurs des crimes internationaux prohibés par la CPDF. Bien entendu, cette reconnaissance implicite du pouvoir d’amnistie des États pour les crimes de disparitions forcées ne constitue pas une reconnaissance analogue pour d’autres crimes internationaux, mais elle démontre néanmoins que les États sont réfractaires à l’idée de se voir retirer leur capacité à amnistier les crimes internationaux, ce qui mine d’autant plus la prétention selon laquelle les États perçoivent une telle prohibition comme émanant d’une règle de droit, et qui affaiblit la prétention selon laquelle une telle prohibition serait de nature coutumière.

Au regard de la présente section, il semble donc adéquat de conclure qu’il n’existe pas, au sein des règles reconnaissant l’existence d’un pouvoir d’amnistie, une prohibition des amnisties visant des crimes internationaux qui leur soit inhérente. Cela étant dit, l’absence d’une telle prohibition ne signifie pas que les États n’ont pas à prendre en compte d’autres obligations internationales coutumières et conventionnelles qui pourraient influencer de manière incidente des telles amnisties. Ce sont ces aspects qui seront discutés dans la section suivante.

II. Les contraintes à l’amnistie émanant des obligations internationales des États

Dans cette section, nous explorerons les différentes conventions internationales (ainsi que leurs interprétations par les organes et juridictions internationaux compétents) qui, sans porter directement sur les mesures d’amnistie, constituent le cadre juridique au sein duquel ces mesures doivent être pensées. Dans un premier temps, nous discuterons des limites aux effets de l’amnistie, tant en droit pénal interne qu’international (A). Nous poursuivrons en nous intéressant aux effets des articles de conventions internationales qui prévoient l’existence d’une obligation de poursuivre ou d’extrader (soit les clauses aut dedere aut judicare) (B). Finalement, nous nous pencherons sur les obligations relatives aux droits de la personne qui doivent être prises en compte dans l’élaboration de mesures d’amnistie (C).

A. Les effets de l’amnistie en droit pénal

La jurisprudence est claire quant au fait qu’une amnistie portant sur des crimes internationaux ne peut être opposée qu’aux juridictions pénales des États qui les adoptent[38].

En effet, puisque la décision d’amnistier est un refus de l’exercice de la souveraineté de l’État, une telle décision ne saurait produire d’effet juridique par-delà les limites de la souveraineté de l’État concerné.

De plus, si ces amnisties portent sur des crimes internationaux imprescriptibles, tels que les crimes de guerre commis lors de conflits armés internationaux[39], ou encore sur des crimes contre l’humanité, d’apartheid et de génocide[40], celles-ci ne sauraient faire obstacle à des poursuites pénales engagées à la suite du retrait de mesures d’amnistie précédemment octroyées, et ce même par l’État ayant octroyé une amnistie en premier lieu. En effet, la jurisprudence reconnait que les accusés, dans ce contexte, ne peuvent se prévaloir du principe de non bis in idem afin de faire obstacle à la reprise des procédures, puisqu’aucune enquête ni sanction n’avait été imposée en premier lieu[41].

Aussi, comme le confirment les décisions du Tribunal spécial pour la Sierra Leone (TSSL), des Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (ECCC), du TPIY et de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), bien que ces mesures puissent être légales et valides dans l’ordre juridique qui les adopte, de telles amnisties peuvent être révoquées à tout moment par l’État qui les a prononcées.

Cependant, il convient de préciser que ces décisions ne portent que sur des situations où l’amnistie était inconditionnelle, totale et sans mesure de réparation pour les victimes. Il y a lieu de croire que, dans le contexte d’une amnistie conditionnelle à la reconnaissance de responsabilité et accompagnée de mesures de réparation, le principe de non bis in idem pourrait s’appliquer. En effet, dans ce contexte, il y a lieu de considérer que l’admission de culpabilité ainsi que la participation aux mesures de réparation constituent de facto un processus de sanction pénale. Il deviendrait ainsi presque impossible de protéger le droit de l’accusé à ne pas témoigner contre lui-même lorsque ce témoignage est effectué dans un cadre qui visait justement à éviter la sanction pénale. Dans une telle situation, il semblerait presque impossible d’assurer la présomption d’innocence d’une personne qui s’est déjà avouée coupable dans un cadre de justice transitionnelle.

L’objet de ce texte n’étant pas d’explorer spécifiquement les conséquences des différentes formes d’amnisties sur la licéité de celles-ci, nous ne nous aventurons pas dans un commentaire élaboré. Cela étant dit, il convient de noter que la présence de sanctions alternatives et de conditions préalables à l’obtention d’une amnistie devrait nécessairement être prise en considération lors de l’analyse juridique entourant une mesure d’amnistie spécifique, notamment dans le contexte où une juridiction complémentaire telle la CPI souhaiterait se saisir de situations couvertes par une mesure d’amnistie. En ce qui concerne la CPI, le Statut de Rome ne dispose pas d’une procédure claire permettant de définir les interactions entre celle-ci et d’éventuelles mesures d’amnistie qui pourraient porter sur des crimes sur lesquels elle pourrait exercer sa compétence. Loin d’être involontaire, il semblerait que ce silence soit le résultat d’une volonté des États de ne pas disposer de la question[42]. Formellement donc, les amnisties ne sont pas opposables à la CPI et elles ne sauraient nuire à l’exercice de sa compétence.

Cependant, différents commentateurs ont recensé quatre voies par lesquelles les mesures d’amnistie pourraient avoir des répercussions sur les activités de la CPI[43].

D’abord, la cour pourrait déclarer un cas irrecevable s’il a

fait l’objet d’une enquête ou de poursuites de la part d’un État ayant compétence en l’espèce et que cet État a décidé de ne pas poursuivre la personne concernée, à moins que cette décision ne soit l’effet du manque de volonté ou de l’incapacité de l’État de mener véritablement à bien des poursuites[44].

D’autre part, le Conseil de sécurité de l’ONU pourrait demander au procureur de la CPI de s’abstenir de toute poursuite ou enquête pour une période donnée[45].

Le procureur pourrait également s’abstenir d’user de sa capacité d’initiative lorsque des mesures d’amnisties sont en cours[46].

Finalement, après enquête, le procureur pourrait s’abstenir de poursuite s’il considère qu’une telle poursuite ne servirait pas les intérêts de la justice[47].

Les dispositions susmentionnées confèrent une latitude d’action au procureur et à la CPI. Le procureur peut donc entamer des procédures à l’encontre de personnes ayant bénéficié d’amnisties, mais ces procédures peuvent être irrecevables si les circonstances ou une certaine volonté politique (exprimée par le Conseil de sécurité) le justifient.

La souplesse d’action que possède la CPI face aux amnisties ainsi que le critère de gravité suffisante afin de justifier sa compétence[48] permettent d’imaginer l’élaboration de nouvelles formes théoriques de l’amnistie des crimes internationaux qui soient de jure générales, mais de facto mixtes. En effet, Milena Sterio propose ce type de mesures d’amnistie pour les États qui, suite à un CANI, n’ont pas la capacité d’assurer la répression des crimes internationaux. L’amnistie adoptée serait générale, et porterait sur des crimes internationaux, mais les principaux responsables de ces crimes demeureraient susceptibles de faire l’objet de poursuites par la CPI[49].

Ce type de solution est également cohérent avec les conclusions de la CIJ, qui précisait en 2002 que

[l’immunité] de juridiction pénale et responsabilité pénale individuelle sont des concepts nettement distincts. […] L’immunité de juridiction peut certes faire obstacle aux poursuites pendant un certain temps ou à l’égard de certaines infractions; elle ne saurait exonérer la personne qui en bénéficie de toute responsabilité pénale[50] [nos italiques].

Car c’est bien là ce que constitue une amnistie, une immunité (partielle ou totale) de juridiction pénale accordée par un État.

B. Les obligations de l’État quant au droit international pénal

L’amnistie de crimes internationaux pour lesquels il existerait une obligation d’extrader ou de punir les auteurs de ces crimes va, en règle générale, à l’encontre des obligations des États ayant ratifié ces conventions. En effet, le droit conventionnel prévoit plusieurs clauses qui imposent aux États de poursuivre ou d’extrader les responsables des infractions que ces conventions définissent[51]. Il existe cependant un débat à savoir s’il existe une telle obligation dans les cas de crimes de guerre commis lors d’un CANI ou de crimes contre l’humanité en vertu de l’article 3 commun aux Conventions de Genève[52].

Le professeur David fait valoir qu’il découle de l’article 1 des Conventions de Genève, lequel prévoit que les États « s’engagent à respecter et à faire respecter la présente Convention en toutes circonstances »[53], une obligation de poursuivre et de punir les individus responsables de violations de l’article 3 (qui prévoit certaines protections lors de CANI)[54]. Sur ce point, il nous semble que l’argument présente deux failles principales. D’une part, l’article 2 commun de ces conventions prévoit explicitement qu’elles s’appliquent aux conflits armés internationaux (CAI), et sont donc nécessairement exclus les CANI mentionnés à l’article 3. D’autre part, cette interprétation nous semble reposer trop lourdement sur une présomption que c’est par la sanction et la répression que se développe le respect pour un ensemble normatif. Bien que nombreux sont ceux qui affirment que l’impunité encourage les violations[55], cette hypothèse ne semble pas avoir été confirmée empiriquement. Comme nous le verrons dans la section sur les droits de la personne, la littérature scientifique ne semble pas appuyer l’hypothèse selon laquelle la sévérité de la sanction d’une transgression soit en corrélation avec la propension à transgresser.

D’autres suggèrent qu’en l’absence d’obligations conventionnelles de poursuivre ou d’extrader les auteurs de crimes internationaux, il existerait une obligation coutumière de poursuivre ou d’extrader. Du moins, c’est ce que propose l’étude du CICR[56], ainsi que l’article 9 du Projet de code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité préparé par la Commission du droit international[57].

Il convient ici de rappeler nos propos de la section précédente à l’égard de l’inconsistance de la pratique des États quant à l’amnistie de crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Si cette pratique ne nous permet pas de conclure qu’il existe une prohibition absolue de l’amnistie des crimes internationaux, nécessairement, l’obligation coutumière de punir ou d’extrader les personnes responsables de certains crimes ne saurait être une obligation coutumière absolue qui aurait atteint le statut de règle impérative.

À ce propos, la CIJ effectue une distinction importante en ce qui a trait au caractère coutumier des obligations de poursuivre ou d’extrader les auteurs de crimes internationaux. En effet, la cour note que

l’interdiction de la torture relève du droit international coutumier et [qu’elle] a acquis le caractère de norme impérative. […] Toutefois, l’obligation de poursuivre les auteurs présumés d’actes de torture […] ne s’applique qu’aux faits survenus après [l’entrée en vigueur de la convention] pour l’État concerné[58].

Ainsi, contrairement à la prohibition de la torture qui appartient au jus cogens, l’obligation de poursuivre ou d’extrader qui l’accompagne est une norme conventionnelle qui, non seulement n’est pas coutumière, mais qui n’a pas le même caractère impératif non plus[59].

Ainsi, là où l’obligation de poursuivre et d’extrader existe, il reste à déterminer comment elle doit être appliquée dans le contexte d’une amnistie. En effet, dans son arrêt Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader de 2012, la CIJ indique qu’en fonction du droit international coutumier, les décisions d’incompétence rendues par les juridictions de droit interne ne sauraient justifier le fait que l’État ne respecte pas ses obligations conventionnelles de poursuivre ou d’extrader[60]. Un État qui amnistie des crimes internationaux est donc à risque de contrevenir à ses obligations internationales, à moins qu’un motif de dérogation à ses obligations conventionnelles ne puisse être invoqué.

Il convient ici de souligner que la nature précise des sanctions qui satisfont l’obligation de punir demeure inconnue à ce jour. Notons toutefois qu’un bon nombre d’auteurs et d’auteures ont suggéré que l’obligation de juger ou d’extrader pourrait être satisfaite par l’imposition de sanctions qui n’entrainent pas nécessairement la privation de liberté[61].

Cela étant dit, il semble possible que des CANI puissent entrainer des situations qui permettent la dérogation aux clauses aut dedere aut judicare, soit l’état de nécessité[62] et l’impossibilité d’exécution[63].

Rappelons que l’impossibilité d’exécution se produit lorsqu’un objet indispensable à l’exécution du traité disparait ou est détruit. Dans le cas d’un CANI, l’absence d’un contrôle territorial effectif unifié et l’incapacité par les autorités au pouvoir d’assurer le monopole de la violence constituent des circonstances qui pourraient rendre impossible l’exécution de l’obligation de poursuivre ou d’extrader. Dans un contexte d’instabilité particulièrement marqué, un État pourrait légitimement aller à l’encontre de ses obligations conventionnelles de poursuivre ou d’extrader puisqu’il serait dans l’incapacité de les mettre en oeuvre.

De plus, l’État de nécessité serait également capable d’autoriser une dérogation aux différentes clauses aut dedere aut judicare. En effet, même si un État avait la possibilité d’exécuter son obligation de poursuite ou d’extrader, il demeure que dans un contexte où le retour à l’État de droit, à la démocratie et à la paix nécessite d’amnistier des crimes internationaux, l’État serait dans son droit d’agir ainsi et de déroger à ce type de clause.

Il faut cependant rappeler que tant la nécessité que l’impossibilité d’exécution ne peuvent être invoquées que pour la durée où la situation qui les a entrainées perdure[64]. À ce propos, de nombreux juristes s’intéressant à la justice transitionnelle ont proposé la mise en place d’amnisties temporaires, qui offriraient la protection contre les poursuites pour un certain moment, mais qui seraient retirées subséquemment[65]. Au regard de l’aspect paradoxal de l’amnistie dont nous avons parlé en introduction, nous croyons que ce type d’amnistie pourrait avoir des conséquences regrettables.

Finalement, il convient de revenir au rapport final sur les clauses aut dedere aut judicare de la Commission du droit international qui précise que « les autorités compétentes gardent la maîtrise du déclenchement des poursuites, dans les mêmes conditions que pour toute infraction de droit commun de caractère grave en vertu du droit de l’État concerné »[66]. Si c’est effectivement ainsi que doivent être interprétées ces clauses, il convient alors de rappeler qu’il n’existe pas de prohibition à ce que les infractions graves de droit commun soient amnistiées par des États. Cependant, à moins d’une situation permettant d’invoquer la nécessité ou l’impossibilité d’exécution, l’amnistie de crimes internationaux en application d’une telle interprétation des obligations de poursuivre ou d’extrader serait contraire aux obligations d’interpréter de bonne foi les conventions internationales.

C. Les droits de la personne et l’amnistie

En ce qui concerne la relation entre les obligations des États découlant des droits de la personne et son pouvoir d’adopter des amnisties (notamment pour des crimes internationaux), c’est la Commission européenne des droits de l’homme qui semble avoir dégagé la règle générale, soit que « l’État est en droit d’adopter, dans le cadre de sa politique criminelle, les lois d’amnistie qu’il juge nécessaires à condition toutefois qu’un équilibre soit ménagé entre les intérêts légitimes d’un État et l’intérêt des justiciables »[67].

Cela étant dit, tant le Comité des droits de l’homme[68], le Comité contre la torture[69], le Groupe de travail sur les disparitions forcées[70], la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples[71], la CEDH[72], ainsi que la CIDH[73] ont conclu que l’amnistie de crimes internationaux est généralement contraire aux obligations des États de garantir le droit des victimes d’obtenir réparation et de voir les auteurs de ces violations jugés. Cependant, deux courants jurisprudentiels semblent se dégager quant à la possibilité d’exception à cette règle générale. D’une part, la CEDH admet que, dans certaines circonstances, des exceptions sont possibles, tant que certaines garanties sont assurées. D’autre part, la CIDH suggère plutôt que toute amnistie de crimes internationaux est marquée de nullité absolue.

Avant de nous aventurer dans ce débat, il convient de souligner les aspects consensuels de la jurisprudence quant à trois obligations que l’État doit respecter lorsqu’il adopte des mesures d’amnistie :

1. Les États ne doivent pas adopter d’autoamnistie (mesure d’amnistie ne visant qu’à protéger ses propres agents)[74];

2. Les États ont le devoir de faire enquête afin de permettre à la société et aux victimes de faire la lumière sur les violations graves des droits de la personne[75];

3. Les victimes et leurs familles ont le droit d’obtenir une indemnisation et la réadaptation la plus complète possible[76].

Il convient de préciser que, quand bien même l’autoamnistie ne serait pas prohibée en vertu des obligations internationales des États découlant des droits de la personne, elle resterait, en pratique, impossible à justifier en vertu de la nécessité ou de l’impossibilité d’exécution. Les autoamnisties seraient donc nécessairement contraires aux obligations de l’État issues du DPI.

Cela étant dit, c’est dans le contenu du droit à un recours efficace que se fonde l’embranchement jurisprudentiel sur les amnisties.

D’une part, la CEDH établit dans l’Affaire Perez (faisant autorité en la matière pour cette juridiction) que « le droit de faire poursuivre ou condamner pénalement des tiers ne saurait être admis en soi ». Ce n’est que lorsque la procédure civile est éminemment attachée par le droit interne à la procédure pénale que peuvent alors émerger des obligations de poursuite pénale envers un tiers[77].

Elle précise dans une décision subséquente que les États ont généralement l’obligation internationale d’enquêter et de sanctionner les responsables lorsque le droit à la vie ou à la protection contre la torture d’un individu est compromis[78], mais que ce n’est que lorsque la capacité d’obtenir une réparation civile est inféodée à l’établissement d’une responsabilité pénale qu’une absence de procédure pénale produit effectivement une violation du droit à un recours effectif en vertu des droits de la personne[79].

Pour la CEDH, c’est donc l’incapacité d’une victime à obtenir réparation qui est de nature à produire une obligation de poursuite pénale de la personne responsable. Faire poursuivre un tiers par les autorités pénales de l’État n’est donc pas un droit autonome.

Pour sa part, la CIDH, dans l’Affaire Barrios Altos c. Pérou, conclut que les lois d’amnistie sont contraires aux droits à des garanties judiciaires[80] et à la protection judiciaire[81], et donc qu’elles constituent une violation de l’obligation des États d’adopter des mesures de droit interne[82] afin de respecter les droits reconnus par la Convention américaine relative aux droits de l’homme[83]. En effet, pour la CIDH, non seulement ces droits exigent qu’une enquête soit effectuée et que des réparations soient accordées, mais ils impliquent également un devoir de l’État de juger pénalement les responsables[84]. À partir de cette jurisprudence, qui portait sur une loi d’autoamnistie, la CIDH formule que ce type d’amnistie est nulle ab initio[85]. Or, si cette première déclaration de nullité porte sur une loi d’autoamnistie, la CIDH s’est cependant basée sur cette loi, en en élargissant la portée, afin de déclarer toute amnistie pour des violations graves des droits de la personne comme étant atteinte de la même nullité, qu’elle soit adoptée par voie référendaire[86] ou qu’il s’agisse d’une amnistie prévue par un accord de paix ou dans une perspective de mettre fin à un conflit armé[87].

En guise de synthèse, la divergence entre les deux courants jurisprudentiels peut donc se formuler ainsi : les victimes de violations graves de leurs droits ont elles un droit de voir les responsables des dites violations punis?

D’entrée de jeu, pour répondre à cette question, il nous faut souligner qu’au regard de la littérature scientifique[88], il ne semble pas exister de lien causal entre la sévérité d’une sanction et la dissuasion à commettre l’action sanctionnée. Il nous semble donc plus prudent d’éviter de déduire d’une obligation positive de garantir certains droits, ou d’assurer la mise en oeuvre de certaines obligations, une obligation implicite de prévoir une sanction pénale en cas d’atteinte à ces droits, et ce particulièrement au regard du principe de l’Affaire du Lotus dont nous discutions dans la section précédente. À défaut d’un droit clair de faire punir autrui, il serait précipité de considérer un tel droit comme implicite.

À ce propos, il nous semble que la jurisprudence européenne offre une position plus cohérente au regard des principes de justice naturelle pour deux raisons. D’abord, les décisions de la CEDH qui encadrent les amnisties font preuve de plus de prudence afin de garantir le respect du droit à l’audit alteram partem des bénéficiaires des mesures d’amnistie. Ensuite, la position défendue par la CIDH semble plus inspirée du militantisme juridique que de l’analyse juridique rigoureuse et cohérente.

En effet, l’ensemble de la jurisprudence de la CIDH produite sur la question des amnisties est le produit de requêtes introduites par les victimes. Dans ce contexte, les parties à la procédure étaient, d’une part, les victimes, et, d’autre part, l’État, ce qui veut donc dire que les potentiels inculpés ne pouvaient être parties à la procédure. Conséquemment, ils ne pouvaient pas faire valoir leurs droits et leurs arguments. Or, lorsque la CIDH déclare nulle une amnistie, c’est spécifiquement le droit et les intérêts de ces potentiels inculpés qui sont compromis.

Pour sa part, la CEDH adopte une attitude plus prudente. En effet, lorsqu’elle constate que l’absence de procédures pénales fait obstacle aux droits de la victime d’obtenir réparation, elle se garde d’imposer un modèle unique de conduite de l’action pénale, et ordonne que les torts subis par la victime soient réparés. Cependant, la CEDH ne dicte pas les modalités de la correction qu’il convient d’appliquer en ce qui concerne les éventuels inculpés. Ainsi, lorsque la CEDH se prononce sur l’encadrement du pouvoir pénal des États, ce n’est pas lorsque des victimes sont parties, mais plutôt lorsque des inculpés, anciennement bénéficiaires de ces amnisties, allèguent que le retrait de ces mesures porte atteinte à leurs droits en tant qu’accusés. En ce sens, les principaux arrêts de la CEDH portant sur les amnisties font suite à des requêtes où les bénéficiaires de l’amnistie étaient parties, représentées et entendues.

Finalement, il nous semble que l’évolution des décisions de la CIDH visant à déclarer nulle toute amnistie portant sur des violations graves trahit à bien des égards une position qui relève bien plus de la militance que de la volonté de faire ressortir l’état du droit. Deux aspects doivent ici être soulignés :

En premier lieu, la généralité avec laquelle la CIDH s’est prononcée, dès 2001, sur les mesures d’amnistie attaquées, déclarant une « incompatibilité manifeste […] entre les lois d’autoamnistie et la Convention américaine relative aux droits de l’homme »[89], élargissant son analyse par-delà le strict nécessaire afin de résoudre la question en litige.

En deuxième lieu, la mobilisation de cette conclusion portant sur une autoamnistie afin de l’appliquer à une loi d’amnistie générale, déclarant que

[c]ette Cour s’est déjà prononcée antérieurement sur cette question et ne trouve pas les bases juridiques pour s’écarter de sa jurisprudence constante […] aux fins de la présente affaire, la Cour réitère que ''ne sont pas admissibles les dispositions de l’amnistie, les dispositions en matière de prescription et la mise en place de clauses excluant toute responsabilité et qui visent à empêcher d’enquêter et de sanctionner les auteurs de graves violations des droits de l’homme''[90].

On notera que, pour sa part, depuis la décision de la Commission européenne des droits de l’homme dans l’Affaire Dujardin c. France en 1990, la CEDH a toujours maintenu un espace d’indétermination quant à la validité des lois d’amnistie lorsqu’elles répondent d’un intérêt légitime des États.

Sur ce point, les décisions de la CEDH s’inscrivent en continuité avec les décisions du TPIY, du TSSL et des ECCC en ce que ces juridictions ne formulent pas de déclarations générales quant à la validité des mesures d’amnisties adoptées, mais se prononcent plutôt sur l’opposabilité d’une mesure d’amnistie au cas d’espèce. Par exemple, en 2007 les ECCC se prononçaient ainsi sur l’état du droit d’amnistier des violations graves des droits de la personne : « this practice demonstrates at a minimum a retroactive right for third States, internationalised and domestic courts to evaluate amnesties and to set them aside or limit their scope should they be deemed incompatible with international norms »[91].

En conséquence, nous rejoignons la position de la professeure Mallinder qui affirme que la situation sud-américaine est politiquement et juridiquement exceptionnelle et qu’il faut donc faire preuve de prudence avant de considérer que sa jurisprudence reflète l’état du droit international sur la question[92]. Nos réserves quant aux conclusions de la CEDH n’impliquent pas que nous rejetions que les droits universellement reconnus par l’article 2 au paragraphe 3 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques[93] établissent un certain nombre d’obligations positives aux États qui restreignent la possibilité d’octroyer des amnisties. Cependant, il ne nous semble pas établi que le droit des victimes d’avoir accès à un recours efficace, d’obtenir réparation et de connaître les faits qui entourent les violations qu’elles ont vécues emporte nécessairement l’obligation pour l’État d’exercer sa juridiction pénale contre les responsables de ces violations.

***

L’objectif de cet article était de contester l’affirmation selon laquelle il existerait une prohibition absolue de l’amnistie des crimes internationaux en droit international. Nous avons d’abord tenté de déterminer si une telle prohibition était inhérente à la reconnaissance de ce pouvoir par le droit international, puis nous avons tenté de voir si une telle prohibition pouvait découler d’autres obligations internationales des États.

Il ressort de l’exercice que, bien que la règle générale soit une prohibition des amnisties relatives à des crimes internationaux visées par une obligation de poursuivre ou d’extrader, cette prohibition n’a toutefois pas le statut de norme impérative à laquelle aucune dérogation n’est permise. Conséquemment, un État pourrait adopter une telle mesure si celle-ci était nécessaire eu égard aux circonstances ou si l’État qui l’adoptait se retrouvait dans l’impossibilité d’assurer la conduite de procédures pénales et criminelles quant à ces violations. Cependant, nonobstant l’adoption d’une telle mesure par un État, cette amnistie ne saurait être opposable à une juridiction tierce ni n’empêcherait la conduite de procédures pénales engagées suite au retrait de ces mesures d’amnistie par l’État qui les a d’abord octroyées. Au demeurant, l’État qui adopte de telles mesures devrait également s’assurer de garantir que les victimes et leurs proches puissent obtenir réparation, que la lumière soit faite sur les violations graves des droits de la personne et que l’amnistie ne constitue pas une autoamnistie.

On peut donc conclure que le pouvoir d’amnistie des États en ce qui concerne les crimes internationaux est fortement encadré, mais qu’il n’est pas entièrement inexistant. À bien des égards, il est souhaitable qu’il en soit ainsi. Cependant, le statut particulier des règles entourant la conduite des conflits armés, ainsi que de celles encadrant la transition vers la paix, nous semble appeler à la prudence et à la réserve lorsqu’il est question de les circonscrire.

En effet, le DIH constitue un ultime rempart qui vise à protéger l’humanité d’elle-même dans tout ce qu’elle peut produire de violence et de désolation. Il est le produit étrange et paradoxal d’une volonté de définir des règles qui subsisteraient à l’effondrement de toutes les autres règles.

Pour qui est juriste, il est donc tout à fait compréhensible de souhaiter consolider, renforcer et solidifier ce socle de règles minimales communes, puisque celles-ci sont perçues comme garantes des idéaux de justice et d’humanité. Or, il faut garder à l’esprit que l’effectivité du DIH pour endiguer les volontés destructrices et meurtrières dépend nécessairement de la reconnaissance morale de celui-ci comme inviolable.

Le DIH doit permettre la violence, l’atrocité et l’injustice ordinaire puisque ce n’est qu’au coût de cette permission de l’ordinaire qu’il peut atteindre ses objectifs d’interdire l’extraordinaire et le monstrueux. S’il est évident que la pulsion génocidaire appartient au champ de l’extraordinaire et qu’il faut en tout temps la prohiber, il nous semble moins évident qu’il s’agisse d’une injustice également extraordinaire que de laisser cette pulsion impunie, particulièrement si cette absence de punition permet de mettre un terme à cette même pulsion.

Or, comme domaine académique, philosophique et juridique, le DIH se retrouve dans une position paradoxale. Alors que ceux et celles qui le pensent et l’étudient (et par l’exercice de rédaction doctrinale, l’élaborent en partie) sont majoritairement portés vers ce domaine par des inspirations et des valeurs humanistes, il s’avère que ceux et celles qui en animent la réalité se retrouvent pourtant dans un contexte qui est en rupture avec ces valeurs. En ce sens, il importe que les premiers, dont nous faisons partie, s’assurent de l’adhérence continue des seconds dans l’élaboration doctrinale de celui-ci sous peine de priver le DIH de toute effectivité. Dit autrement : le DIH a cela de contradictoire qu’il encourage le militantisme juridique en tant qu’objet d’étude, mais qu’il lui est particulièrement hostile en tant que réalité vécue.

Nous nous permettons donc, en guise de clôture de ce texte, un retour sur notre ignorance quant aux questions morales soulignées en introduction. Nous ne savons pas s’il est acceptable, en absolu, d’échanger la cessation de crimes internationaux contre l’impunité de ceux et celles qui ont commis ces mêmes crimes dans un premier temps. Cependant, il nous semble qu’à moins d’une indication claire en ce sens de la part des sociétés et nations qui seront appelées à faire face à ce dilemme, l’humilité et l’ouverture d’esprit que requiert l’exercice scientifique et juridique devraient nous imposer de nous abstenir d’une réponse définitive sur la question.