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La Déclaration universelle des droits de l’homme[1] dont nous célébrons le 70e anniversaire est incontestablement un document de signification et portée historiques. Nadine Gordimer, l’écrivaine sud-africaine, prix Nobel de littérature, l’a appelée « the essential document, the touchstone, the creed of humanity that surely sums up all other creeds directing human behaviour »[2].

La DUDH a bien vieilli; elle reste d’une actualité brûlante. Elle promet à l’humanité une double libération : libération de la terreur et libération de la misère. Elle énonce des droits civils et politiques et des droits économiques, sociaux et culturels. Comme tout le droit international des droits humains, elle est fondée sur trois piliers : l’universalité et l’indivisibilité des droits proclamés et la solidarité ou fraternité entre les humains sans laquelle les droits humains ne sauraient être une réalité vivante. Cette solidarité ou fraternité est vécue par les organisations non gouvernementales militant pour les droits humains comme Amnistie internationale que je connais bien depuis longtemps et qui fait un travail courageux et exemplaire.

La DUDH a marqué le début d’un énorme travail normatif. De nombreux instruments juridiques ont été élaborés au niveau universel et au niveau régional. Les deux Pactes, sur les droits civils et politiques[3] et sur les droits économiques, sociaux et culturels[4], ont été adoptés ainsi qu’une multitude d’instruments concernant des problèmes spécifiques tels que la peine de mort ou la torture ou certaines catégories d’humains, par exemple les enfants. Des mécanismes de contrôle ont été institués – contrôle qui en partie est exercé par des organes composés non de représentants de gouvernements, mais de personnalités indépendantes. Montesquieu a distingué entre « pays légal » et « pays réel ». Je ferai la même distinction entre le monde légal et le monde réel. Le monde légal tel qu’il ressort du droit international des droits humains est trop beau pour être vrai. Le monde réel est – hélas! – bien différent. Le droit international de droits humains ressemble à un gruyère avec de nombreux trous. Le nombre de ratifications varie énormément d’un instrument à l’autre. Les mécanismes de contrôle sont eux aussi très inégalement acceptés. Les États les plus puissants du monde sont particulièrement réticents à accepter un contrôle international. De plus, il faut malheureusement constater que seulement un quart environ des décisions, avis ou conclusions des organes de contrôle sont mis en oeuvre.

L’application du droit international des droits humains en droit interne laisse à désirer, même dans un pays vertueux comme le Canada.

Il faut ajouter que – hélas! – les Nations Unies sont faibles et les États les plus puissants souhaitent qu’elles le soient et qu’elles le restent. Et le droit international est faible. Anacharsis, philosophe de la Grèce antique, a écrit que les lois sont comme des toiles d’araignées : assez fortes pour tenir les faibles, mais trop faibles pour tenir les forts[5]. Malheureusement, cela s’applique aussi au droit international.

On a beaucoup parlé du « mainstreaming » des droits humains, l’idée étant que ceux-ci devraient être un objectif prioritaire et global de la communauté internationale. Or, en réalité il n’est rien. Au contraire, le développement de certains secteurs du droit international, notamment en matière de commerce, de finances et de propriété intellectuelle, et des actions de certaines institutions internationales telles que le Fonds monétaire international et la Banque mondiale affectent négativement les droits humains.

Je viens de commencer à répondre à la question qu’on m’a demandé de traiter : où en sommes-nous 70 ans après l’adoption de la DUDH? Essayons d’aller plus en profondeur! Je suis personnellement – sans doute comme la plupart d’entre vous – interpellé par la souffrance humaine. Le premier paragraphe du « Préambule » de la Charte des Nations Unies[6] évoque d’ailleurs les « indicibles souffrances » que le fléau de la guerre a infligées à l’humanité. Pour moi, l’objectif primordial des droits humains, de leur défense, de leur promotion et de l’engagement en leur faveur, c’est de prévenir, de réduire, d’atténuer la souffrance humaine. D’où la question : est-ce que dans le monde d’aujourd’hui il y a moins de souffrance humaine qu’en 1948? Est-ce que l’internationalisation des droits humains dont la DUDH marque le début a contribué à prévenir, réduire atténuer cette souffrance? Question éminemment difficile.

Je dirais qu’il y a quelques progrès mesurables, par exemple le recul de la peine de mort qui a été abolie dans plus de cent pays du monde. Je pense aussi que la Convention européenne pour la prévention de la torture[7], à l’élaboration de laquelle j’ai été étroitement associé, aide à prévenir la souffrance résultant de la torture, grâce au système d’inspection des lieux de détention qu’elle a institué. Sans doute pourrait-on citer d’autres exemples positifs, mais le fait est qu’il reste énormément de souffrance humaine dans ce monde et qu’il reste énormément à faire pour réaliser cet « idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations[8] » formulé dans la DUDH. Je pense par exemple aux terribles souffrances des millions de réfugiés et migrants, à celles et ceux qui meurent devant la forteresse Europe, aux milliers engloutis en Méditerranée devenue un grand cimetière. Hélas, l’Europe nous offre un affligeant spectacle de non-solidarité. Je pense à celles et ceux qui croupissent dans les geôles de régimes de non-droit, et à celles et ceux qui y sont mis à mort, notamment dans les pays qui restent « champions » en matière d’exécutions, judiciaires et extrajudiciaires : la Chine, l’Iran, l’Arabie Saoudite, l’Irak, le Pakistan et les États-Unis d’Amérique, seul pays des Amériques à infliger la peine de mort. Je pense aux femmes, hommes et enfants qui souffrent et meurent de faim et de malnutrition. Et je pense à beaucoup d’autres. Le fait est que les droits humains universellement proclamés sont loin, très loin d’être universellement respectés et appliqués. C’est pour cela que le combat pour les droits humains doit être mené sans relâche, toujours et partout. Les droits humains doivent être affirmés et défendus face au pouvoir, quel qu’il soit – étatique, économique, financier, religieux, médiatique, pouvoir de la science et de la technologie. Souvent les droits humains sont violés par des compagnies privées, par exemple par des compagnies minières dont beaucoup ont leur siège au Canada.

En matière de droits humains rien n’est jamais définitivement acquis. Chaque période de l’histoire produit de nouvelles menaces contre ces droits. Qu’en est-il aujourd’hui?

Je me limiterai à évoquer quatre menaces.

Première menace : la globalisation prédatrice et l’idéologie qui la sous-tend, l’idéologie panéconomique, le fondamentalisme du marché. J’en ai traité dans un discours que j’ai prononcé ici à Montréal à l’occasion du 50e anniversaire de la DUDH. Je m’y suis livré à un numéro de science-fiction ou de futurologie. J’ai invité mon auditoire à s’imaginer la célébration du 100e anniversaire de la DUDH alors que l’idéologie panéconomique et le fondamentalisme du marché auraient triomphé. Le tableau que j’ai brossé n’était guère réjouissant. Nous ne sommes pas encore en 2048, mais il y a de fortes raisons de penser que – hélas! – le monde a pas mal avancé ou plutôt reculé dans cette voie néfaste pour les droits humains. Pourquoi néfaste? Parce que cette idéologie érige les « lois du marché » en loi suprême. Elle réduit homo sapiens à homo oeconomicus, à un facteur ou, si l’on veut être un peu plus optimiste, à un acteur économique, à un consommateur et participant au marché. Dans cette vision, il n’y a pas de place pour la dimension sociale et culturelle des droits humains ni pour la solidarité.

Deuxième menace, liée à la première : la destruction de l’environnement qui cause déjà et causera encore davantage à l’avenir d’indicibles souffrances humaines. Le monde sera confronté à un nombre croissant d’écoréfugiés. Le droit international commence à tenir compte de cette effrayante réalité; on a parlé d’un « greening of international law[9] ». Il faudra aussi un « greening » du droit international des droits humains. Le droit à l’eau potable commence à être reconnu comme droit fondamental de l’être humain. Deux milliards d’humains en sont privés. En 1990 la Charte de Montréal sur l’eau potable[10] a été adoptée par la communauté internationale des ONG. Gardons-la à l’esprit et opposons-nous vigoureusement à la marchandisation et la privatisation de l’eau!

Troisième menace : les tendances régressives et mouvements populistes. Je dirais que ce sont des tendances anti-raison et anti-conscience. L’article premier de la DUDH stipule : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience[11]. » Raison et conscience.

Raison d’abord. Vous connaissez peut-être le dessin de Francisco de Goya qui montre un homme endormi autour de qui volètent des créatures lugubres. Et sous le dessin Goya a mis la phrase : « El sueño de la razón produce monstruos. » (Le sommeil de la raison produit des monstres). Les tendances régressives et populistes qui sont à l’oeuvre dans nos sociétés visent à endormir la raison et risquent de produire des monstres.

À la raison, l’article premier de la DUDH ajoute la conscience comme caractéristique de l’être humain. Le fait qu’elle y figure est dû à Peng-Chun Chang, représentant de la Chine à la Commission des droits de l’homme chargée de préparer un projet de déclaration. Ce qu’il visait était ren, concept central et fondamental de la philosophie de Confucius. Il a été mal traduit en « conscience », mais ce qu’il signifie est conscience de l’autre et de l’unité du genre humain. Les mouvements régressifs et populistes s’y opposent violemment. Ces mouvements aussi bien que l’idéologie panéconomique s’attaquent à la conception même de l’être humain qui est à la base de la DUDH. C’est dans ce contexte qu’il faut voir l’arrogant mépris des droits humains affiché par certains dirigeants. Les Trump, Poutine, Ji Gin Ping, Mohammed Bin Salman, Orban, Kaczinsky se moquent des droits humains et les violent massivement et sans scrupules. Le « Préambule » de la DUDH rappelle que « la méconnaissance et le mépris des droits de l’homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité ». C’est un constat historique et un avertissement. Les droits humains sont une conquête, mais rien n’est jamais définitivement conquis et acquis. À la fin de son roman La peste, Albert Camus rappelle que « le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais »[12] et Bertolt Brecht, dans La résistible ascension d’Arturo Ui, nous avertit que « Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde »[13].

Quatrième menace : inconscience, l’indifférence, le manque de solidarité. Malgré la sévérité des trois menaces que je viens d’évoquer, de larges secteurs de nos sociétés, surtout occidentales, ne sont pas conscients de l’importance fondamentale des droits humains et indifférents devant leur violation et pas solidaires des victimes de ces violations. De prétendus intellectuels, arrogants et blasés, croient qu’il est chic d’ironiser sur le « droitsdelhommisme » et le « chartisme ». Dangereux aveuglement!

Pour terminer, je voudrais passer un instant du niveau universel au niveau local. Eleanor Roosevelt qui a joué un rôle primordial dans l’élaboration de la DUDH, a posé la question : « Où commencent les droits humains? » Elle a répondu :

Tout près de nous, en des lieux si près et si petits qu’ils ne figurent sur aucune carte du monde. Pourtant, c’est le monde d’une personne : le quartier où elle vit, l’école qu’elle fréquente, l’usine, la ferme ou le bureau où elle travaille. Là où tout homme, toute femme et tout enfant cherche la justice, des chances égales, une dignité universelle sans discrimination. Si ces droits ne veulent rien dire dans ces lieux, ils ne veulent rien dire nulle part[14] [notre traduction].

C’est dans cet esprit qu’à travers le monde de nombreuses villes se sont proclamées villes des droits humains. Elles s’efforcent de faire du respect de ces droits une réalité vivante pour les femmes, hommes et enfants habitant la ville. Pourquoi Montréal ne deviendrait pas aussi une ville des droits humains?

Ensemble, aux niveaux international, national et local, tout près de chez nous, menons le combat pour les droits humains universels et indivisibles.