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Alors que nous étions assis ici pendant deux jours, la phrase du film d’Audiard « Un taxi pour Tobrouk » m’est venue à l’esprit : « Un intellectuel assis va moins loin qu’un con qui marche ». J’ose espérer que nous sommes des intellectuels qui marchons. Dans quelle direction ? Et quelle sera la direction de l’Europe « à la croisée des chemins » ?
Je tâcherai de résumer ce qui a été dit, en m’abstenant d’affubler les interventions d’adjectifs tels que lucide, magistral, percutant, convaincant, sublime… J’ajouterai des remarques sur ce qui n’a pas été dit, mais qui aurait pu et peut-être aurait dû être dit, et je prendrai la liberté de le dire, avec un peu de cette méchanceté à laquelle le professeur Delas s’attend de ma part. J’espère ne pas le décevoir.
I. Ce qui a été dit
Nous avons eu droit à un tour d’horizon des défis auxquels l’Union européenne est confrontée et des moyens pour les surmonter. Il y a eu des constats et des interrogations. J’en retiens 20 points essentiels :
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La construction européenne est une oeuvre de paix.
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La montée des populismes.
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Le BREXIT — précédent et repoussoir.
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L’Union européenne est devenue un « partenaire risqué » pour négocier des accords de libre-échange (et, ajouterais-je, non seulement pour cela).
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On a évoqué le marasme européen et rappelé que le projet européen est éminemment politique.
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Nous avons eu droit à une leçon de mémoire. Je rappellerai cependant la phrase de Borges : « La mémoire choisit ses oublis. »
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Des choix importants doivent être faits.
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L’absence de vision d’avenir risque d’être mortelle pour l’Europe.
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Aujourd’hui on ne peut opposer souveraineté et Europe. J’estime personnellement qu’il faut voir la souveraineté comme responsabilité et, dans le cadre européen, comme responsabilité partagée.
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L’engagement européen ne peut aller sans plus de démocratie.
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Nous avons entendu un plaidoyer en faveur d’une constitution européenne : « L’Europe sera constitutionnelle ou ne sera pas ».
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L’Europe vit une crise politique par défaut de démocratie.
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Il faut une participation citoyenne à l’intégration européenne.
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La confiance mutuelle — idéal, incantation ou mythe ? Elle apparaît surtout dans la jurisprudence.
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L’Union européenne à géométrie variable ?
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Faut-il recentrer l’intégration européenne sur l’Eurogroupe ?
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Le modèle communautaire peut-il surmonter les défis contemporains ?
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Quel avenir pour les relations UE — Canada ?
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On nous a appelés au réalisme et évoqué les problèmes posés par la Russie.
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Le « bouquet final » est venu de la Wallonie : nous sommes à un tournant de l’évolution de l’Europe ; nous avons besoin d’une nouvelle Europe.
II. Ce qui n’a pas été dit ou insuffisamment dit
Quelle société européenne voulons-nous ? Une société européenne à la Keynes ou à la Hayek ?
Robert Schuman, dans un livre publié en 1963, l’année de sa mort, intitulé « Pour l’Europe »[1], posait la question : « Avons-nous fait fausse route ? » Sa réponse était nuancée. Que dirait-il aujourd’hui ? Je m’abstiendrai de spéculer là-dessus ; il est délicat de faire parler les morts. Personnellement, j’estime que l’Europe fait fausse route, principalement pour trois raisons.
A. L’Europe - promotrice et victime de l’idéologie panéconomique, du fondamentalisme du marché
Dans la mythologie grecque ancienne, Europa est une princesse aimée de Zeus qui l’a enlevée après s’être transformé en taureau. Or, l’Europe d’aujourd’hui se laisse emporter par le taureau de l’idéologie panéconomique. Les dirigeants européens ont accepté, voire encouragé une dérive ultralibérale. Ils ont accepté la supériorité du marché sur ce qui devait être un projet politique au sens noble du mot. La malsaine proximité entre les institutions européennes et la sulfureuse banque Goldman Sachs (voir Draghi et surtout Baroso) en est une des tristes illustrations. Dans cette Europe, quelle est la place de l’humain et des droits de l’homme ?
B. L’abandon du modèle social européen
Le modèle social européen est, ou était, l’idée selon laquelle progrès économique et progrès social doivent aller de pair, que l’Europe entend garantir et développer tous les droits de l’homme, y compris les droits sociaux. Or, dans une entrevue qu’il a accordée au Wall Street Journal le 24 février 2012, Mario Draghi (ancien de Goldman Sachs), défendant des programmes d’austérité draconiens, a déclaré que le modèle social européen « has gone ». Au moins, il a le mérite de la franchise.
Je donne juste un exemple de la scandaleuse incohérence des institutions européennes : le Comité des droits sociaux, organe de contrôle de la Charte sociale européenne[2], traité élaboré dans le cadre du Conseil de l’Europe, a constaté des violations de la Charte par la Grèce résultant de mesures imposées par la troïka.
Les inégalités se creusent et la pauvreté est une réalité croissante en Europe.
C. La construction d’une forteresse Europe
On estime à largement plus de 20 000 le nombre de personnes qui depuis 1998 sont mortes aux frontières de l’Europe. La Méditerranée est devenue un grand cimetière de migrants et de réfugiés. La réaction de l’Europe face au phénomène migratoire et au flux de réfugiés a été purement défensive et répressive. Je me bornerai à mentionner quatre aspects de cette politique aberrante :
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Nous assistons à une militarisation des frontières extérieures de l’Union européenne au moyen d’institutions telles que Frontex, Eurosur et l’opération Sophia.
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L’Union européenne repousse ses frontières pour tenir des « envahisseurs » potentiels à distance.
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La détention est institutionnalisée et utilisée comme outil de gestion des flux migratoires, outil tout à fait inapproprié.
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On procède à des expulsions collectives contraires à la Convention européenne des droits de l’homme[3] et condamnées par la Cour de Strasbourg.
L’accord Union — Turquie sent mauvais. Le 28 février 2017, la Cour de Justice de l’Union s’est déclarée incompétente dans cette affaire, en arguant qu’il s’agissait d’un acte non de l’Union, mais de ses États membres ; elle s’en est tirée par une douteuse pirouette.
Nous sommes témoins d’un manque flagrant de solidarité — solidarité avec les réfugiés et solidarité entre pays membres de l’Union.
Les distingués participants à ce colloque ont beaucoup parlé de la mécanique de la machine européenne ; il me semble essentiel de ne pas perdre de vue son carburant : l’attachement, l’adhésion du peuple européen. Or, on constate de la désaffection, voire de la contestation, non seulement au Royaume-Uni, mais aussi dans d’autres pays membres. En 2016, l’hebdomadaire allemand réputé « Die Zeit » a publié un article intitulé : « Si l’Union européenne échoue nul ne pleurera ». Wolfgang Streek, un ancien de l’Institut Max Planck pour la recherche sur la société, a publié un livre « Gekaufte Zeit » qui a suscité un grand débat public ; l’auteur y critique le « totalitarisme du marché » ; selon lui, « l’Euro divise l’Europe au lieu de l’unir ».
Les dirigeants européens et les « eurologues », bien représentés dans cette salle, me font un peu penser à l’orchestre du Titanic qui joue joyeusement ses rengaines ressassées alors que le navire s’approche du naufrage.
En 2014, deux grands penseurs, le regretté Ulrich Beck allemand, et le français Étienne Balibar ont souligné la nécessité d’une refondation de l’Europe qui, disaient-ils, ne peut venir que d’en bas. Oui, il faut une reconquête de la construction européenne par les citoyens, le demos européen.
N’oublions pas que la construction européenne était un grand projet humaniste, un projet pour l’être humain, pour les femmes, les hommes, les enfants et les générations futures. Elle doit le rester. Là où elle dévie, il faut la ramener sur le bon chemin, celui que les pères de l’Europe, dont Robert Schuman, avaient tracé. Schuman insistait fortement sur les idées du bien commun et de la solidarité. Il écrivait aussi qu’il faut une âme à l’Europe, « une volonté politique au service d’un même idéal humain ». Voilà des idées qu’il faudrait remettre à l’honneur, au coeur de la construction européenne.