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« Combien absurdes, nous disions-nous, sont ces frontières, alors qu’un avion les survole avec autant de facilité que si c’était un jeu, combien artificielles ces barrières douanières et ces gardes-frontières, combien contradictoires à l’esprit de notre temps qui manifestement désire l’union et la fraternité universelle ! »

Stefan Zweig, Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, 1943

Le Brexit n’est pas une question que l’on associe d’ordinaire au changement climatique. Pour beaucoup, le sujet renvoie plus spontanément à des thèmes comme la souveraineté, l’économie, l’immigration ou la sécurité. Lors de la campagne référendaire sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, ce sont d’ailleurs ces thèmes qui auront surtout retenu l’attention des politiciens et des électeurs. La question climatique, elle, aura très largement été absente du débat. On en déduira donc que ce n’est manifestement pas pour des raisons liées à l’action de l’Union européenne dans le domaine du climat que les Britanniques ont voté en faveur du Brexit. Seulement voilà, cette action de l’Union européenne existe et le Brexit est aussi – un peu par ricochet, dira-t-on – un sujet qui interpelle le droit des changements climatiques, car l’imbrication des ordres juridiques britannique et européen se vérifie aussi en cette matière. Elle s’observe tant sur le plan externe qu’interne.

Sur le plan externe, puisque les trois traités multilatéraux sur le climat – soit, la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques[1], le Protocole de Kyoto à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques[2] et l’Accord de Paris[3] – sont tous des accords mixtes, c’est-à-dire des accords signés et ratifiés par l’Union européenne en tant que telle et par chacun de ses États membres selon leur propre procédure constitutionnelle interne. Or, cette mixité est ici la traduction directe sur la scène internationale de la compétence partagée que détiennent l’Union et ses États membres sur cette question du climat[4].

Sur le plan interne, puisque l’Union européenne dispose de sa propre politique de lutte contre les changements climatiques qui se fonde, entre autres, sur un ensemble d’actes législatifs[5]. Pensons, par exemple, à la Directive 2003/87/CE qui a établi le système communautaire d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre (SCEQE)[6]. Or, principes de la primauté et de l’effet direct du droit communautaire obligent, ces actes législatifs font partie intégrante des droits nationaux et ils ont considérablement influencé leur développement.

À la faveur du processus d’intégration européen, la politique climatique des États membres est ainsi devenue « increasingly enmeshed in EU policy[7] ». On ne s’étonnera pas, dès lors, que la difficile opération de « recloisonnement[8] » des ordres juridiques britannique et européen qu’impose maintenant l’activation par le Royaume-Uni de l’article 50 du Traité sur l’Union européenne relatif au retrait d’un État membre ait aussi certaines implications dans le domaine du climat. Cela dit, puisque « l’après Brexit » reste à définir, les implications concrètes qu’aura la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne en matière de lutte contre les changements climatiques sont encore incertaines. On ne peut donc, à ce stade-ci, les présenter autrement que sous la forme d’interrogations.

Ainsi, et sans prétendre à l’exhaustivité sur le sujet, on s’intéressera dans cette étude à quatre questions que le Brexit, envisagé sous l’angle des changements climatiques, conduit à se poser. Ces questions consistent à savoir si, et le cas échéant dans quelle mesure, le Brexit affectera : le statut d’État partie aux traités sur le climat du Royaume-Uni (I); la mise en oeuvre des traités sur le climat par le Royaume-Uni et l’Union européenne (II); la relation entre le Royaume-Uni et l’Union européenne dans les négociations climatiques internationales (III); et la participation du Royaume-Uni au SCEQE (IV).

I. Le statut d’État partie aux traités sur le climat du Royaume-Uni

Les traités sur le climat sont des accords mixtes qui ont été ratifiés et par l’Union européenne (à titre d’organisation d’intégration économique régionale)[9] et par ses États membres, par le biais d’instruments de ratification distincts. Dans ces traités, la participation de l’Union européenne s’ajoute à celle des États, mais ne la remplace pas. Il s’agit d’un « complementary membership[10] » rendu nécessaire par le fait que certains éléments des traités relèvent de la compétence de l’Union alors que d’autres relèvent de la compétence des États membres[11]. Cette double participation compose ainsi un « tout[12] », l’Union et les États n’étant qu’ensemble pleinement compétents à l’égard de la totalité des engagements contenus dans les traités sur le climat. En raison de cette configuration particulière, le Brexit amène donc à s’interroger sur le statut qu’aura le Royaume-Uni au regard des traités sur le climat une fois à l’extérieur de l’Union européenne. Perdra-t-il automatiquement sa qualité d’État partie? Et, dans le cas contraire, quelle sera l’étendue exacte de ses engagements?

Naturellement, ces questions ne sont pas propres aux traités sur le climat. Elles concernent l’ensemble des accords mixtes que le Royaume-Uni a ratifiés avec l’Union européenne, même si les données du problème ne sont pas tout à fait identiques pour les accords bilatéraux (conclus entre, d’une part, l’Union et ses États membres et, d’autre part, une tierce partie) et les accords multilatéraux[13]. Si l’on s’en tient aux accords multilatéraux, ces questions sont en tout cas complexes. Le droit (international, européen ou britannique) n’y apporte pas de réponses tranchées et la doctrine est loin d’être unanime sur le sujet. Trois thèses sont généralement évoquées.

La première consiste à dire qu’avec le Brexit, le Royaume-Uni perdra automatiquement sa qualité d’État partie et qu’il devra à nouveau ratifier les accords multilatéraux pour y être lié[14]. Selon une seconde thèse, « leaving the EU would mean that the UK ceases to be bound by the ‘EU-only’ elements of mixed agreements[15] ». Enfin, une troisième thèse soutient que « the United Kingdom will assume all the competences previously resting with the European Union and would be therefore bound automatically by all mixed agreements[16]». Ces thèses de la rupture automatique des liens conventionnels (A), de l’application partielle des traités au Royaume-Uni (B) et du maintien des liens conventionnels (C) peuvent chacune être envisagées pour ce qui est des traités sur le climat. On s’intéressera donc à leur fondement et à leur validité dans le contexte spécifique des changements climatiques.

A. La thèse de la rupture automatique des liens conventionnels

À l’appui de cette première thèse, on pourrait considérer qu’en ratifiant les traités sur le climat, le Royaume-Uni a exprimé un consentement à être lié à ces instruments, non pas de façon individuelle, mais uniquement en tant qu’État membre de l’Union européenne. À en juger par certaines déclarations des autorités britanniques, une telle interprétation n’apparaît pas complètement dénuée de sens. Pensons par exemple, aux propos du ministre responsable des changements climatiques qui, lors d’un débat à la Chambre des Communes en 2016, indiquait : « we signed the [Paris] agreement as part of the European Union. [...] [t]he convention is that we will ratify it together[17] ». Si l’on suit ce raisonnement, une fois sorti de l’Union européenne, le consentement du Royaume-Uni à être lié aux traités sur le climat en tant que membre de l’Union semblerait ne plus devoir produire d’effets juridiques. Ce consentement reposerait sur un fait ayant cessé d’exister et il se trouverait donc privé de tout fondement. Dans cette optique, seule une nouvelle ratification permettrait au Royaume-Uni de retrouver son statut d’État partie.

La thèse de la rupture automatique des liens conventionnels a peut-être quelque chose de séduisant pour certains partisans du Brexit, mais on peine à voir ce qui dans le droit international pourrait justifier cette logique de la table rase. Le Royaume-Uni est bel et bien parti aux traités sur le climat puisqu’il les a lui-même ratifiés. Or, conformément à la Convention de Vienne sur le droit des traités[18] – que le Royaume-Uni a ratifié – cet État ne peut perdre sa qualité de partie aux traités sur le climat qu’en application des dispositions contenues dans ces traités ou des dispositions de la Convention de Vienne[19]. Pour ce qui est des traités sur le climat, la règle est simple. Ceux-ci prévoient tous un droit de retrait que chaque partie peut exercer à l’expiration d’un délai de trois ans à compter de la date d’entrée en vigueur du traité[20]. Pour dénoncer ces traités, les parties sont simplement tenues de communiquer une notification écrite à leur dépositaire. Ajoutons à cela que, bien entendu, les traités sur le climat ne précisent pas qu’un retrait de l’Union européenne constitue, pour les États qui y sont membres, un motif de perte de la qualité d’État partie. Pour ce qui est des dispositions propres à la Convention de Vienne, son article 54 b) indique que le retrait d’une partie peut avoir lieu « [à] tout moment, par consentement de toutes les parties, après consultations des autres États contractants ». Autrement dit, dans un cas comme dans l’autre, il n’y aurait aucune automaticité de la rupture des liens conventionnels suite au Brexit.

Reste encore l’argument, mais qui peut facilement être écarté, du changement fondamental de circonstances. On sait que l’article 62 de la Convention de Vienne prévoit, sous certaines conditions, qu’un tel changement peut être invoqué comme motif pour mettre fin à un traité. Or, précisément, si ce changement fondamental doit être « invoqué », c’est donc qu’il n’y a aucune automaticité dans la rupture du lien conventionnel. Du reste, on peut raisonnablement penser qu’étant à l’origine du Brexit, le Royaume-Uni ne serait pas autorisé à se prévaloir de l’article 62[21]. Et de toute façon, il est loin d’être acquis que le Brexit puisse être qualifié de changement fondamental de circonstances au regard de cette disposition[22].

B. La thèse de l’application partielle des traités

Lors de la ratification des traités sur le climat, le Royaume-Uni ne disposait, en vertu du droit européen, que d’une compétence partagée en matière de lutte contre les changements climatiques. En conséquence, le consentement qui a été donné par cet État lors de la ratification de ces traités n’a pu porter que sur certains aspects de ces instruments et non sur l’ensemble de leurs dispositions. Ce faisant, une seconde thèse consisterait à dire que, suite au Brexit, le Royaume-Uni restera seulement lié par les éléments des traités qui relevaient de sa compétence au moment où il les a ratifiés.

Cette thèse se heurte toutefois à deux contre-arguments. Le premier est qu’une telle situation conduirait à morceler le traité et aboutirait finalement à un résultat équivalent à celui produit par le jeu des réserves. Or, et cela est dit explicitement dans les traités sur le climat, aucune réserve ne peut être formulée à l’égard des dispositions contenues dans ces instruments[23]. Admettre l’application partielle des traités sur le climat au Royaume-Uni conduirait donc à permettre à cet État de faire indirectement ce que les traités n’autorisent pas à faire directement.

Le second contre-argument est qu’il est extrêmement difficile, sinon impossible, de dire ce qui dans les traités sur le climat relève de la compétence de l’Union et ce qui relève de la compétence des États membres. Certes, les organisations d’intégration économique régionale sont tenues de préciser dans leur instrument de ratification « l’étendue de leur compétence à l’égard des questions » couvertes par les traités[24]. Et conformément à cette disposition, l’Union européenne a bien transmis de telles déclarations de compétence lors de la ratification des trois traités sur le climat. Cela dit, ces déclarations sont beaucoup trop vagues pour être d’une quelconque utilité[25]. Pour les mêmes raisons, les décisions adoptées par le Conseil européen concernant la conclusion des traités sur le climat ne seraient pas non plus d’une grande aide[26]. Par conséquent, en cas d’application partielle de ces traités, on mesurerait difficilement l’étendue exacte des obligations du Royaume-Uni, ce qui génèrerait une grande insécurité juridique pour l’ensemble des parties.

C. La thèse du maintien du lien conventionnel

Selon une troisième thèse enfin, puisqu’au moment du Brexit le Royaume-Uni récupèrera toutes les compétences dont l’exercice avait auparavant été délégué à l’Union européenne, il faut en déduire que cet État restera partie aux traités sur le climat après le Brexit, mais qu’il sera alors lié par l’ensemble de leurs dispositions. Sans aucun doute, il s’agirait du scénario le plus favorable à la stabilité des rapports juridiques. Mais cela voudrait dire que le Royaume-Uni serait lié par l’intégralité des traités sur le climat, alors même qu’au moment de les ratifier il n’avait pas compétence pour consentir à être lié par toutes leurs dispositions. Le sens des instruments de ratification déposés par le Royaume-Uni ne correspondrait donc plus à l’étendue de ses obligations. Aussi, on peut se demander si cette situation n’irait pas à l’encontre de la position de la Cour internationale de Justice selon laquelle « un État ne peut, dans ses rapports conventionnels, être lié sans son consentement »[27].

Ce qui amène à la question suivante : le Royaume-Uni serait-il automatiquement compétent à l’égard de l’ensemble des dispositions des traités sur le climat dès sa sortie de l’Union européenne, ou bien certains actes devraient-ils au préalable être accomplis? On peut penser à une déclaration commune de l’Union européenne et du Royaume-Uni indiquant que, après le Brexit, le Royaume-Uni assurera seul l’exécution de l’ensemble des obligations conventionnelles. Sur ce point aussi la doctrine est divisée.

Certains jugent que de tels actes, bien que souhaitables, ne seraient pas forcément nécessaires au regard du droit international[28]. D’autres estiment au contraire qu’un instrument juridique devrait être adopté[29]. Mais reste à savoir si un instrument conclu uniquement par l’Union européenne et le Royaume-Uni suffirait pour que le Royaume-Uni devienne compétent à l’égard de l’intégralité des traités sur le climat, ou si les autres parties devraient également donner leur consentement[30]. La question demeure ouverte, mais on rappellera tout de même que le formalisme n’est pas la seule option en la matière. Après tout, il n’est pas exclu que les autres parties aux traités sur le climat donnent tout simplement un assentiment de fait à ce que le Royaume-Uni devienne à la suite du Brexit pleinement compétent pour mettre en oeuvre l’intégralité de ces traités. Quoi qu’il en soit, ce que l’on retiendra en définitive de ces analyses, c’est surtout qu’aucune des trois thèses ici examinées ne cadre parfaitement avec l’état actuel du droit international, ce qui démontre le caractère pour le moins inédit de la situation créée par le Brexit.

II. La mise en oeuvre des traités sur le climat par le Royaume-Uni et l’Union européenne

Si le Brexit n’implique pas de changer le contenu des traités sur le climat[31], cet évènement devrait néanmoins avoir certains impacts sur la façon dont ces traités seront mis en oeuvre par le Royaume-Uni et l’Union européenne. On sait, par exemple, que la communication d’informations représente un volet important dans ces instruments[32]. Suite au Brexit, il serait alors vraisemblable que l’Union européenne cesse de prendre en compte les données du Royaume-Uni lorsqu’elle transmettra aux organes des traités sur le climat des informations qui la concerne (population, climat, contexte économique et énergétique, bilan des émissions de gaz à effet de serre...). Mais sur d’autres aspects, les impacts du Brexit pourraient s’avérer plus problématiques. C’est notamment le cas pour ce qui est des engagements d’atténuation que l’Union européenne et ses États membres ont, tant dans le Protocole de Kyoto (A) que dans l’Accord de Paris (B), choisi d’atteindre conjointement.

A. Le cas du Protocole de Kyoto

À son article 4, le Protocole de Kyoto autorise les parties visées à l’Annexe I (c’est-à-dire les pays développés) à s’entendre pour remplir conjointement un engagement de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES)[33]. Sur la base de cette clause (qualifiée de « bulle européenne »), la Communauté européenne et ses États membres ont tous adopté un même objectif de réduction pour la première période d’engagement du Protocole de Kyoto (soit une réduction 8% des émissions de GES par rapport au niveau de 1990 entre 2008 et 2012) et déclaré qu’ils atteindraient cet objectif conjointement[34].

De façon similaire, avec l’Amendement de Doha adopté en 2012, l’Union européenne et ses États membres ont tous souscrit à un même objectif de réduction pour la deuxième période d’engagement du Protocole (soit une réduction des émissions de GES de 20% par rapport au niveau de 1990 entre 2013 et 2020) et indiqué qu’ils atteindraient conjointement cet objectif[35]. Dans l’immédiat, cependant, cet engagement conjoint ne lie pas l’Union et ses États membres (au regard du droit international du moins) puisque l’Amendement de Doha n’est pas encore en vigueur. Pour cela, il devra être ratifié par 144 parties au Protocole de Kyoto[36]. Or, au 5 novembre 2018, le nombre des ratifications était de 121. Mais si l’Amendement devait entrer en vigueur, dans quelle mesure cet engagement conjoint serait-il affecté par le Brexit?

L’article 4.4 du Protocole de Kyoto apporte des éléments de réponse à la question. Selon cet article, « [s]i des Parties agissant conjointement le font dans le cadre d’une organisation d’intégration économique régionale et en concertation avec elle [...] toute modification de la composition de l’organisation n’est prise en considération qu’aux fins des engagements [de réduction des émissions...] qui sont adoptés après cette modification ». Les engagements de réduction pour 2020 ayant été « adoptés » en 2012, le retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne ne devrait donc pas, en principe, être pris en considération pour la deuxième période d’engagement du Protocole de Kyoto. On peut alors penser que l’Union européenne serait autorisée à comptabiliser les réductions des émissions de GES générées sur le territoire du Royaume-Uni dans la « bulle européenne ». Ce qui à l’inverse voudrait aussi dire que le Royaume-Uni pourrait être individuellement et conjointement tenu responsable, avec l’Union européenne, en cas d’inexécution de la cible européenne[37]. La chose paraît difficilement concevable sur le plan politique et le Royaume-Uni dirait sans doute que l’article 4.4 du Protocole de Kyoto ne s’applique en réalité qu’aux cas d’élargissement de l’Union à de nouveaux membres – c’est en effet pour faire face à ce type de situation que cette disposition avait été introduite dans le Protocole[38] – et que l’Amendement de Doha est entré en vigueur après le Brexit.

Cela dit, le projet d’accord sur le retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne qui est actuellement négocié indique, à son article 124(1), que durant la période de transition suivant le Brexit, le Royaume-Uni

shall be bound by the obligations stemming from the international agreements concluded by the Union, or by Member States acting on its behalf, or by the Union and its Member States acting jointly as referred to in Article 2(a)(iv)[39].

Or, comme cette période de transition devrait s’étendre au moins jusqu’au 31 décembre 2020[40], c’est-à-dire jusqu’à la fin de la deuxième période d’engagement du Protocole de Kyoto, le Brexit n’autoriserait vraisemblablement pas le Royaume-Uni à sortir de cette « bulle européenne ». Bien sûr, la question ne se posera véritablement que si l’Amendement de Doha entre en vigueur. Ce qui, il faut bien l’admettre, n’est pas garanti étant donné que le Protocole de Kyoto ne représente plus la pièce maîtresse du système multilatéral de lutte contre les changements climatiques.

B. Le cas de l’Accord de Paris

Pour ce qui est de l’Accord de Paris, c’est surtout au niveau des contributions déterminées au niveau national que les implications juridiques du Brexit pourraient s’avérer complexes. Pour les besoins de l’analyse, on rappellera que ces contributions sont des documents publics dans lesquels les parties à l’Accord de Paris consignent leurs objectifs de lutte contre les changements climatiques, et qui doivent être actualisés aux cinq ans[41] selon une logique de progression de l’action[42]. En tant que parties à l’Accord de Paris, l’Union européenne et ses États membres ont tous communiqué une contribution déterminée au niveau national. Il s’agit cependant de la même contribution qui a été soumise par la Commission européenne et la Lettonie (en tant qu’État assurant la présidence du Conseil de l’Union européenne) au nom de l’Union européenne et de ses États membres. Et celle-ci indique que la cible d’atténuation (une réduction des émissions d’au moins 40% par rapport au niveau de 1990 d’ici 2030[43]) sera atteinte conjointement par l’Union et ses États membres.

La possibilité de mener une telle action conjointe est prévue par l’article 4.16 de l’Accord de Paris. Selon cet article, les parties, y compris les organisations régionales d’intégration économique et leurs États membres, peuvent se mettre d’accord pour agir conjointement afin d’établir, communiquer et actualiser la contribution qu’elles prévoient réaliser. Dans ce cas, elles « notifient au secrétariat [de l’Accord de Paris] les termes de l’accord pertinent, y compris le niveau d’émission attribué à chaque Partie pendant la période considérée[44] ». Pour l’instant, l’Union européenne n’a pas effectué cette notification et la contribution qui a été soumise par l’Union et ses États membres ne fait pas explicitement référence à l’article 4.16. Une telle référence figure toutefois dans le préambule de la décision du Conseil de l’Union européenne qui a approuvé l’Accord de Paris[45]. Cela dit, la formulation de l’article 4.16 n’indique pas non plus que cette notification est une condition préalable pour que plusieurs parties puissent agir conjointement.

Toujours est-il que le fait que le Royaume-Uni se soit mis d’accord avec l’Union européenne et les autres États membres pour agir conjointement dans la réalisation d’une même contribution déterminée au niveau national conduit logiquement à s’interroger sur l’avenir de cet accord et de cette contribution commune après le Brexit. La question se pose tant au niveau européen qu’international, mais on l’abordera ici uniquement dans sa dimension internationale. Au moins deux scénarios peuvent être envisagés.

L’un d’entre eux serait que le Royaume-Uni soumette une nouvelle contribution à son nom après être sorti de l’Union européenne. Certes, la possibilité de « communiquer » une nouvelle contribution entre les cycles quinquennaux n’est pas prévue par l’Accord de Paris, mais le Royaume-Uni pourrait se fonder sur l’article 4.11. Selon cet article, une partie « peut à tout moment modifier sa contribution déterminée au niveau national afin d’en relever le niveau d’ambition[46] ». La contribution « modifiée » du Royaume-Uni devrait donc être plus ambitieuse que celle de l’Union européenne, ce qui ne poserait sans doute pas de problème puisqu’en 2016 le Royaume-Uni s’est doté d’un objectif de réduction de 57% par rapport à 1990 d’ici 2030 dans le cadre de son Climate Change Act de 2008[47]. Cette cible nationale pourrait ainsi être transposée dans sa nouvelle contribution. En revanche, ce scénario serait potentiellement plus problématique pour l’Union européenne, car elle aussi devrait ajuster sa cible actuelle pour tenir compte du départ du Royaume-Uni dont les réductions des émissions de GES ne pourraient plus être comptabilisées comme réduction de l’Union. Or, conformément à l’article 4.11, cet ajustement devra nécessairement se traduire par une hausse du niveau d’ambition de sa contribution.

Un second scénario serait celui du statu quo. Suite au Brexit, le Royaume-Uni pourrait en effet convenir avec l’Union européenne de continuer à agir conjointement dans la réalisation de la cible européenne. A priori rien dans l’article 4.16 ne semble faire obstacle à cette possibilité puisque le droit à l’action concertée n’est pas réservé uniquement à l’Union et à ses membres[48]. La seule exigence serait que les termes de cet accord conjoint entre l’Union et le Royaume-Uni soient notifiés au secrétariat de l’Accord de Paris. Ce second scénario paraît davantage conforme à l’article 124(1) de l’Accord de retrait qui est actuellement négocié par le Royaume-Uni et l’Union européenne. Mais le statu quo pourrait aussi n’être que transitoire. On sait que l’Union européenne et ses États membres devront, d’ici 2020, « actualiser » leur contribution et, à partir de cette date, le faire tous les cinq ans[49]. Le Royaume-Uni et l’Union européenne pourraient alors profiter de ces échéances (soit 2020, soit 2025) pour dissocier leur action et communiquer chacun une nouvelle contribution. Dans tous les cas, le Brexit exigera que le Royaume-Uni et l’Union européenne s’entendent sur les suites à donner à l’action conjointe dans laquelle ils se sont engagés.

III. La relation entre le Royaume-Uni et l’Union européenne dans les négociations internationales sur le climat

L’Union européenne et ses États membres participent conjointement aux négociations multilatérales onusiennes sur le climat depuis leurs origines. Les États membres ayant toujours refusé de confier un mandat à la Commission pour parler en leur nom, l’Union et ses États membres négocient côte à côte sur la base d’un mandat préalablement défini par le Conseil[50]. Lors des discussions multilatérales, les positions communes de l’Union et de ses États membres sont défendues par la « troïka », une formation composée de membres de la Commission et de représentants des États exerçant la présidence actuelle et à venir de l’Union[51]. Jusqu’à présent, c’est donc en tant que membre de l’Union européenne que le Royaume-Uni participait aux négociations internationales. Dès lors, le Brexit « begs the question of whether the UK could ‘team up’ with a different group of nations post-Brexit[52] ». Sur cette question, on peut imaginer au moins deux cas de figure.

Une première hypothèse serait que l’Union européenne et le Royaume-Uni conviennent de poursuivre leur action conjointe dans le cadre des négociations. Le Royaume-Uni, d’une part, et l’Union européenne et les États membres, d’autre part, défendraient ainsi des positions communes dans les discussions, en les ayant préalablement définies de façon concertée. Rien ne changerait donc vraiment si ce n’est que le groupe « Union européenne » deviendrait le groupe « Union européenne et Royaume-Uni ». En lien avec cette première hypothèse, il faut mentionner qu’en vertu de l’article 124(2) du projet d’Accord de retrait, le Royaume-Uni pourrait durant la période de transition soit participer aux travaux des organes des traités sur le climat « in its own right », soit être invité par l’Union européenne à titre exceptionnel à participer à ces travaux en tant que membre de sa délégation[53]. Cela dit, on notera tout de même que dans les négociations sur le climat, le groupe que forme l’Union européenne n’a jamais intégré en son sein la Norvège, l’Islande ou le Liechtenstein, qui pourtant participent au SCEQE. Et bien sûr, il n’est pas non plus garanti que le Royaume-Uni souhaite continuer de négocier avec l’Union européenne après le Brexit.

Une seconde hypothèse serait alors que le Royaume-Uni se rapproche d’autres groupes de négociation, tels que le groupe de l’ombrelle (Umbrella group) ou le groupe de l’intégrité environnementale. Le premier est une coalition informelle qui réunit, entre autres, les États-Unis, le Canada, la Russie, le Japon, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, mais également la Norvège. Le second est composé du Mexique, de la Suisse, de la Corée du Sud, du Liechtenstein et de Monaco. Or, le groupe avec lequel le Royaume-Uni choisira de participer aux négociations (qu’il s’agisse de l’Union européenne ou d’un autre groupe) est un facteur qui aura très certainement des incidences juridiques. Ce choix pourrait en effet modifier les rapports de force au sein des discussions et avoir des répercussions sur le contenu du droit dérivé adopté par les différents organes des traités sur le climat, car les groupes de négociation n’ont pas tous la même conception de ce que devrait être l’action multilatérale en ce domaine. La pratique démontre par exemple que le groupe de l’intégrité environnementale soutient généralement des positions progressistes et ambitieuses, du moins plus que celles défendues par le groupe de l’ombrelle. En revanche, il est fort probable qu’à l’extérieur de l’Union européenne, le Royaume-Uni aura une influence plus restreinte sur le déroulement des négociations climatiques[54].

Par ailleurs, le retrait du Royaume-Uni pourrait aussi avoir des répercussions sur les positions qui seront défendues par l’Union européenne dans les négociations, car contrairement à d’autres États membres, comme la Pologne et plus récemment la Hongrie, le Royaume-Uni a jusqu’à présent fait partie des États qui souhaitaient voir l’Union défendre une politique ambitieuse dans les négociations climatiques. Le Brexit modifiera donc également les rapports de force au sein de l’Union européenne, ce qui permettra sans doute aux États membres moins enclins à l’action de peser davantage sur la construction de la politique climatique extérieure de l’Union.

IV. La participation du Royaume-Uni au système communautaire d’échange de quotas d’émission (SCEQE)

Ayant toujours cherché à se positionner aux « avant-postes de la lutte contre les changements climatiques[55] », l’Union européenne fut la première juridiction à se doter d’un marché du carbone. Dès 2003, elle décida de recourir à cet instrument en créant le SCEQE, qui commença à fonctionner à partir de 2005. En tant qu’État membre de l’Union, le Royaume-Uni participe à ce marché du carbone depuis sa création. Il apporta d’ailleurs tout son soutien à cette initiative préférée à l’idée d’une taxe sur le carbone[56]. À l’heure actuelle, de nombreux émetteurs situés sur le territoire britannique sont donc assujettis à ce marché et tenus de couvrir leurs rejets de GES avec des quotas d’émission, conformément aux règles communautaires. Avec le Brexit, la question est alors de savoir ce qu’il adviendra de la participation du Royaume-Uni au SCEQE.

D’emblée, on notera que la question ne devrait pas se poser à court terme, puisque l’accord de retrait qui est actuellement négocié entre l’Union européenne et le Royaume-Uni prévoit que le droit communautaire continuera de s’appliquer sur le territoire britannique durant la période de transition[57]. La participation du Royaume-Uni au marché du carbone devrait ainsi être maintenue au moins jusqu’au 31 décembre 2020. Mais l’Union européenne a préféré se préparer au pire. En février 2018, elle a modifié les règles de fonctionnement du marché afin d’éviter que les émetteurs britanniques ne puissent revendre massivement leurs quotas d’émission dans les autres pays de l’Union, dans l’hypothèse où le Royaume-Uni annoncerait la fin de sa participation au SCEQE[58]. Il est vrai qu’en raison du volume de ses émissions – le Royaume-Uni est le deuxième émetteur de GES de l’Union – un tel scénario aurait profondément impacté le marché du carbone européen.

Sur le plan juridique, deux possibilités peuvent être envisagées dans l’éventualité où le Royaume-Uni souhaiterait maintenir sa participation au SCEQE. Une première possibilité serait que le Royaume-Uni intègre l’Espace économique européen (EEE), aux côtés de la Norvège, de l’Islande et du Liechtenstein. La raison est que, depuis 2007, la directive établissant le SCEQE figure (avec ses amendements) sur l’Annexe XX de l’Accord sur l’Espace économique européen et qu’elle s’applique donc aux États membres de l’EEE qui ne sont pas membres de l’Union[59]. Naturellement, l’inconvénient pour le Royaume-Uni serait qu’il ne pourrait plus prendre part à l’élaboration des règles de fonctionnement du marché. Une deuxième possibilité serait que le Royaume-Uni développe son propre système de plafonnement et d’échange de droits d’émission et qu’il établisse ensuite un accord pour interconnecter son marché du carbone avec celui de l’Union. C’est précisément ce qu’a fait la Suisse qui a récemment conclu un accord d’interconnexion avec l’Union européenne. Cela dit, certains analystes considèrent cette option peu probable puisque l’Union a déjà indiqué qu’elle n’entendait pas reproduire le modèle « Suisse » dans sa future relation avec le Royaume-Uni[60].

Naturellement, il se peut aussi que le Royaume-Uni décide de cesser sa participation au SCEQE. Auquel cas, cet État pourrait soit créer son propre marché du carbone – ce qui ouvrirait la voie à d’éventuelles interconnexions avec les marchés d’autres juridictions (Québec/Californie, Chine, Corée du Sud...) – soit mettre en place une taxe carbone, soit encore ne rien faire du tout. Vu le climatoscepticisme dont ont fait preuve certains responsables politiques lors de la campagne référendaire sur le Brexit[61], on peut en effet se demander si cette dernière option n’est pas aussi à considérer. Sans compter qu’avec l’ampleur des enjeux que soulève le Brexit, les changements climatiques ne seront peut-être pas un domaine prioritaire de la future politique britannique. Certains redoutent d’ailleurs que le Brexit n’ait, plus généralement, un impact négatif sur la protection de l’environnement au Royaume-Uni[62]. Une fois « rapatrié » dans le droit britannique, il est vrai que l’acquis communautaire pourra toujours être amendé par le Parlement afin que les standards européens en termes de protection de l’environnement soient revus à la baisse. Et sans le droit de l’Union, la conformité au droit international de l’environnement deviendra alors la seule exigence à respecter. C’est donc à ce bien fragile rempart juridique qu’il faudra s’en remettre.

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Envisager le Brexit à travers le prisme du droit des changements climatiques conduit, en définitive, à trois constats. Le premier constat est que les réponses aux questions qui ont été abordées dans cette étude relèvent pour la plupart de décisions politiques et non d’une application mécanique de règles juridiques. Cela ne veut pas dire que le droit international n’aurait ici aucun rôle à jouer. Il devra notamment être mobilisé pour formaliser les décisions qui seront prises. Mais il ne peut en l’état se substituer aux choix qu’il revient maintenant au Royaume-Uni, et aussi à l’Union européenne, d’effectuer. Le Brexit reste une situation inédite et, sur cette question du climat comme sur bien d’autres, le droit international ne fournit aucune solution prête à l’emploi.

Le deuxième constat est que, du point de vue de la question du climat, le Brexit contraste avec la dynamique que l’on observe actuellement au sein du système multilatéral onusien de lutte contre les changements climatiques. Avec le Brexit, il s’agit en effet de gérer le retrait d’un État d’un ensemble dont l’une des priorités est la lutte contre les changements climatiques. Or, dans le cadre de l’Accord de Paris, et des discussions en cours sur l’élaboration de ses décisions d’application, il s’agit d’amener tous les États à s’entendre sur des règles collectives de lutte contre les changements climatiques. À des échelles différentes certes, mais dans la même séquence temporelle, on voit donc se côtoyer dans la gouvernance du climat une logique d’effritement d’un commun et une logique d’édification d’un commun.

Enfin, le dernier constat qui se dégage de cette étude est que s’affranchir de la politique climatique européenne sera sans doute pour le Royaume-Uni d’une redoutable complexité. Développer une stratégie de réduction des émissions de GES, défendre des positions dans les négociations climatiques ou faire fonctionner un marché du carbone ne sont en effet pas des tâches aisées. Privé de l’expertise de l’Union, le défi risque d’être de taille pour le Royaume-Uni. Et même à cela, il n’est pas certain qu’il puisse complètement se détacher de la politique climatique européenne, car en ce domaine l’action de l’Union n’est pas qu’orientée vers les États. Elle est aussi tournée vers les collectivités locales.

Rappelons qu’en 2008, la Commission européenne a mis en place une initiative volontaire, la Convention des Maires pour le Climat et l’Énergie, pour amener les villes à prendre des engagements de lutte contre les changements climatiques[63]. Or, tant sur la forme que sur le fond, ce réseau de villes est étroitement lié à l’Union et à sa politique climatique[64]. L’objectif est en effet d’encourager et de soutenir l’action locale afin que l’atteinte des engagements climatiques pris par l’Union européenne soit facilitée. À l’heure actuelle, environ une quarantaine de villes britanniques (dont Londres, Liverpool et Manchester) font partie de cette Convention des Maires pour le Climat et l’Énergie. Et comme cette initiative est ouverte à des villes situées en dehors du territoire européen, la participation des villes britanniques ne devrait pas être affectée par le Brexit. Autrement dit, ce ne sont donc pas tous les niveaux de gouvernance au Royaume-Uni qui « sortent » de l’Union européenne avec le Brexit, et il possible que par le biais de l’action locale les ponts avec la politique climatique européenne ne soient pas complètement coupés.