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La crise des prêts hypothécaires américaine de 2007-2009 s’est propagée en Europe, où elle a révélé de graves dysfonctionnements de la zone euro. La monnaie européenne n’a dû son salut qu’au recours à des mesures exceptionnelles pour soulager les États membres de l’Eurogroupe rendus vulnérables par une forte hausse des taux d’intérêt associés à leur dette souveraine. Ces mesures ont permis d’éteindre l’incendie en limitant cette hausse, mais les problèmes de fond subsistent ; ils tiennent notamment au caractère incomplet de l’union bancaire mise en place pour rompre le lien entre dette bancaire privée et dette souveraine, et à certains effets de l’ordolibéralisme sur lequel s’est construite l’union monétaire européenne. Le levier monétaire a montré ses limites et le recours au levier fiscal paraît aujourd’hui nécessaire si l’on veut mettre la zone euro définitivement à l’abri d’une nouvelle crise en donnant à l’union économique et monétaire l’assise économique qui lui fait toujours défaut.
Doit-on recentrer le processus d’intégration européenne sur l’Eurogroupe ?
« Nous devons faire de la zone euro le coeur de la puissance économique de l’Europe dans le monde »[1].
Il s’agit au fond d’une autre façon de se demander si la création d’un gouvernement économique européen mérite d’être placée au centre du processus d’intégration européenne. Nous répondrons par l’affirmative à cette interrogation, en partant de l’idée qu’il s’agit là du socle de la construction européenne, qu’un chantier est en cours, mais qu’il est bien loin d’être achevé, qu’il ne serait pas particulièrement avisé de l’abandonner maintenant alors qu’on y a tellement investi et qu’il y aurait même lieu de le développer en lui conférant des objectifs plus ambitieux. La création d’un gouvernement économique européen solide ne pourra que faciliter la construction européenne dans d’autres domaines. Il s’agit en grande partie d’un moyen nécessaire pour atteindre d’autres fins, pour accroître la capacité de l’Union européenne à s’intéresser à d’autres domaines.
La réforme de la zone euro constitue un chantier qui a beaucoup progressé, mais qui demeure inachevé. Malgré les jalons qui marquent la progression de ces travaux, l’union économique et monétaire reste incomplète : l’union monétaire existe bien dans ses grandes lignes, mais on ne saurait en dire autant de l’union économique. L’union bancaire, créée pour rompre le lien qui permettait aux crises d’établissements financiers privés de se propager pour devenir des crises de la dette souveraine, reste aussi incomplète, s’agissant notamment du système de garantie des dépôts bancaires et du fonds de résolution unique auquel il serait fait appel en dernier recours. Le projet de création d’un marché unique des capitaux à l’échelle européenne, projet cher à M. Juncker, l’actuel président de la Commission européenne, n’est pas encore une réalité. Il s’agit en l’occurrence de réduire la dépendance des entreprises à l’égard des banques de la zone euro. L’Eurogroupe n’est pas le gouvernement économique européen qui se fait attendre depuis vingt-cinq ans. Il est temps qu’il le devienne.
Ce chantier est crucial. Pourquoi ? D’abord parce que l’Europe ne peut pas se permettre de perdre de nouveau une décennie de croissance ni de revivre une nouvelle tragédie grecque. Rappelons que le revenu par tête dans l’Union européenne n’a retrouvé son niveau d’avant la crise, son niveau de 2007, que cette année[2]. Or, l’éventualité d’une nouvelle crise n’est pas écartée[3]. Le chantier est crucial pour une autre raison. L’Union économique et monétaire (UEM) constitue sans doute le maillon faible de la construction européenne actuelle. S’il finissait par céder, et par entraîner dans sa chute le marché unique, que resterait-il de l’Union européenne ?
Cela dit, les travaux en cours ne suffiront pas par eux-mêmes à rendre l’UEM crédible et donc, stable et durable. L’Union monétaire souffre d’une tare fondamentale : l’absence de mécanisme capable de prévenir les divergences de coûts entre pays qui ont perdu la faculté d’ajuster leur taux de change. Il va falloir trouver les moyens, consultatifs certainement, fiscaux peut-être, pour corriger ces forces centrifuges qui, autrement, menacent de venir à bout de la monnaie unique. Pour contrecarrer ces forces centrifuges, M. Macron envisage un suivi et même un contrôle des salaires au niveau national, et des normes paneuropéennes applicables au marché du travail et à la fiscalité. L’impôt sur les sociétés est particulièrement visé : son harmonisation est à l’ordre du jour. Les mesures qui pourront être prises pour contenir les dérives des coûts salariaux – leur évolution divergente – ne doivent pas conduire à mettre en place des politiques des revenus, comme on a été tenté de le faire il y a plus de quarante ans pour lutter contre l’inflation : de telles politiques, qui avaient échoué, au demeurant, constituent la négation de l’économie de marché et font perdre en termes d’efficacité économique plus que ce qu’elles rapportent en termes de stabilité. De manière plus générale, il faudra donner une dimension nouvelle au chantier de la zone euro, en lui fixant des objectifs plus ambitieux, et cela devrait passer par un renforcement des pouvoirs de l’Eurogroupe. L’euro doit devenir un instrument de régulation de la conjoncture et cela pourrait (devrait ?) conduire à revoir les plafonds fixés par Maastricht et par le pacte de stabilité et de croissance en matière de dette publique et de déficits budgétaires. De grandes réformes de la zone euro supposeraient une révision des traités, possibilité que Mme Merkel n’a pas écartée[4]. Pour que le budget puisse peser sur la conjoncture, il faudra qu’il atteigne une certaine masse critique, sensiblement supérieure à ce qu’il représente aujourd’hui, 1 % à peine de la production de la zone. Michel Aglietta, un économiste français, a évoqué un niveau correspondant à 3 % de la somme des PIB. Il serait naturellement indiqué de gager cet accroissement des ressources communautaires sur des diminutions correspondantes des budgets nationaux si du moins on a à coeur de ne pas augmenter la charge fiscale globale, et ce ne serait pas la partie la plus facile de l’exercice. Cela impliquerait en clair un transfert de compétences. Le budget pourrait se doter de nouvelles ressources propres comme une taxe sur les transactions financières ou sur les plateformes numériques. Et la réforme qui donnerait tout son sens au renforcement des pouvoirs de l’Eurogroupe en marquant une avancée significative dans le sens du fédéralisme serait celle qui abrogerait la nécessité de prendre des décisions à l’unanimité en matière de fiscalité. Le recentrage qui figure dans le titre de cet exposé devrait s’effectuer sans tarder. Le moment est propice, mais la fenêtre de tir ne durera qu’un temps, celui qui correspond à la prise de fonction du nouveau président en France et d’une nouvelle coalition en Allemagne. Il n’y a pas de grandes élections programmées dans les prochains mois.
D’autres facteurs pourraient jouer dans un sens favorable à la réforme et à la propulsion de l’Eurogroupe sur le devant de la scène, à commencer par le Brexit. Sans le Royaume-Uni, l’Union européenne devrait à terme se confondre avec la zone euro, seul le Danemark faisant exception. Même la Suède est engagée à rejoindre la monnaie unique, comme le sont, rappelons-le, tous les membres de l’Union qui l’ont rejointe après Maastricht. Dès le départ du Royaume-Uni, la zone euro devrait représenter 85 % de l’économie européenne. Les Britanniques constituaient un obstacle incontournable à l’intégration fiscale. Un autre facteur, plus politique, est la popularité dont jouit l’euro, malgré toutes ses insuffisances. Faut-il rappeler que le gouvernement de M. Tsipras, qui ne passe pas pour particulièrement modéré, a tout fait, et a avalé beaucoup de couleuvres, pour ne pas abandonner la monnaie européenne ? On se souviendra aussi que la dernière crise du Front national de Mme Le Pen avait pour objet l’euro et que la position contraire à la monnaie européenne que défendait M. Philippot fut désavouée. On notera enfin l’assouplissement de certaines positions allemandes, notamment celle qui se traduisait par une opposition forte au concept même de gouvernance économique européenne.
Face à ces facteurs favorables se dressent des obstacles résiduels redoutables, mais qui pourraient ne pas s’avérer insurmontables. Relevons d’abord que l’Allemagne doit présenter ses propres propositions sur la réforme de la zone euro, et que le résultat des élections allemandes de septembre n’est pas là pour faciliter la tâche du président Macron. L’ordo-libéralisme sourcilleux du FDP, le parti libéral allemand, pourrait constituer un obstacle d’autant plus sévère que le parti pourrait obtenir le poste clef que M. Schäuble vient de libérer. Le président du parti, Christian Lindner, s’est prononcé contre un accroissement du budget. Il est défavorable au maintien de la Grèce dans la zone euro et à de nouveaux transferts vers les pays du Sud. Les Allemands de manière générale s’opposent à toute politique de mutualisation, qu’ils perçoivent comme l’antichambre de ce qu’ils appellent une union de transferts, où ils seraient appelés à jouer le rôle de payeur général. C’est cette crainte qui les conduit à bloquer le dossier de l’assurance des dépôts bancaires, principale raison pour laquelle l’union bancaire demeure incomplète. C’est cette crainte aussi que l’on trouve derrière leur hostilité sans faille à l’idée de créer des bons du Trésor européens, les « eurobonds ». Des titres de ce type deviennent pourtant indispensables pour le bon fonctionnement des marchés financiers, dans la mesure où ils constitueraient des actifs de premier rang là où régnaient les obligations du Trésor allemand. Le problème est que ces dernières sont en train de disparaître, car l’Allemagne est en train de réduire sa dette publique, ou dette souveraine, et qu’aucune autre obligation, si ce n’est l’hypothétique « eurobond », précisément, n’inspire le même degré de confiance aux investisseurs. Un actif aussi sûr qu’une obligation d’État allemande, ou, peut-être, un jour, l’« eurobond », est nécessaire pour assurer le bon fonctionnement des marchés financiers modernes. Les fonds de pension et les compagnies d’assurances y ont largement recours pour leurs politiques d’investissement. C’est l’investissement de référence pour ceux qui redoutent le risque, et ils servent de contrepartie pour toute une variété de transactions financières.
Un autre obstacle potentiel a trait au mécanisme européen de stabilité, le MES, que les Allemands envisagent de transformer en Fonds Monétaire Européen (FME). Par rapport au MES, le FME aurait davantage de pouvoir, serait plus grand et serait plus indépendant. Le MES, tel qu’il est, ne dispose pas d’assez de moyens pour faire face à une crise financière dans un des grands pays de la zone euro. Le FME imposerait une forte conditionnalité aux pays en difficulté où il serait conduit à intervenir ; en fait il prendrait en charge la direction de la politique fiscale et financière de ces pays pendant toute la durée du programme. Ce serait un organisme technique, à l’abri des pressions politiques, un peu comme la BCE. Et c’est là, précisément, que l’ordo-libéralisme allemand se heurte au souci du président Macron de « démocratiser » le fonctionnement de l’Eurogroupe. Les deux positions semblent difficilement conciliables. On notera que la réforme du marché du travail français, une réforme structurelle à laquelle les Allemands attachent la plus grande importance pour jauger du sérieux de leurs partenaires, et une réforme que le Président Macron a fait passer par ordonnances après de longues consultations l’été dernier, peut être vue comme un gage de bonne volonté du chef de l’État français, un gage qui appelle maintenant une réponse allemande.
Le renforcement de l’Eurogroupe est destiné à dynamiser l’UE. M. Macron a déclaré que l’Europe que nous connaissons est « trop lente, trop faible, trop peu efficace »[5]. Pour endiguer la montée des populismes, il veut une Europe capable de protéger ses citoyens contre les excès de la mondialisation, et il est prêt à la doter des moyens correspondants. L’impulsion donnée à l’Eurogroupe a ainsi une claire résonance politique.
Le recentrage du processus d’intégration européenne sur l’Eurogroupe paraît aujourd’hui une option pertinente, mais elle ne devrait avoir qu’un temps. Une fois l’Eurogroupe refondé et opérationnel, l’Europe pourra se consacrer de manière plus efficace à de nombreux chantiers, parmi lesquels on peut citer la sécurité et la défense, le numérique, l’immigration, l’environnement, l’Europe de l’énergie ou de la libre circulation des services. Il est clair que la réforme profonde de l’Eurogroupe lui donnera davantage de souplesse pour atteindre les objectifs qu’elle se sera fixés. S’agissant de la sécurité et de la défense, il faut savoir que la cause d’une intégration plus approfondie est populaire, un peu comme celle de l’euro. Elle serait, au surplus, indiscutablement avantageuse sur le plan économique, car les doubles emplois sont légion et les économies d’échelle potentielles considérables. Une relance de la politique européenne de sécurité et de défense devra prendre acte du départ du Royaume-Uni, des exigences de M. Trump en matière de partage du fardeau, des défis russes, des intérêts et des inquiétudes de la Pologne et des pays baltes ; elle devra se poser à nouveau la question de la relation avec l’OTAN et de l’intérêt ou non du concept d’autonomie stratégique.
La réponse affirmative à la question posée est donc, vous l’avez compris, dictée par des considérations d’opportunité. À la croisée des chemins où se trouve l’Europe aujourd’hui, il paraît opportun, pour plusieurs raisons, de parier sur un renforcement substantiel de l’Eurogroupe, la mère de toutes les réformes, comme on a pu la qualifier. Beaucoup d’autres objectifs assignés à la construction européenne en dépendent. C’est en quelque sorte un passage obligé, et le moment paraît lui aussi opportun. Mais rien ne dit qu’il s’agira d’un pari gagnant et les raisons de demeurer sceptique ne manquent pas.
Si, malgré tout, le projet de renforcement de l’Eurogroupe devait voir le jour, une étape importante pour un fonctionnement plus équilibré de l’Europe aura été franchie.
La crise de la zone euro
I. Genèse de la crise de la zone euro et les deux interventions décidées dans l’urgence pour éteindre l’incendie
La crise des prêts hypothécaires américains à caractère douteux, qui a éclaté pendant l’été 2007 et s’est poursuivie pendant toute l’année 2008, en culminant le 15 septembre avec la faillite de Lehman Brothers, a traversé l’Atlantique, et s’est muée, en 2010-2012, en crise de la dette souveraine de plusieurs États membres de la zone euro. Des établissements financiers de ces pays avaient en effet souscrit à ces prêts hypothécaires américains, qui avaient été mis sur le marché par des banques américaines, avec des appréciations flatteuses des agences de notation, au terme d’opérations dites de titrisation, qui permettaient aux vendeurs, les banques émettrices, de se défaire sur d’autres du risque associé. Lorsque la vraie valeur de ces prêts est devenue apparente, une valeur bien inférieure à leur valeur faciale, les banques ont pris peur et ont cessé de se faire crédit sur le marché monétaire ; les États ont dû intervenir pour prévenir des faillites. Ils ont dû s’endetter pour ce faire et, comme certains connaissaient déjà des niveaux d’endettement élevés, les marchés ont commencé à s’interroger sur leur solvabilité. Du coup, les emprunts publics ont dû intégrer des primes de risque de plus en plus élevées ; les taux d’intérêt associés aux emprunts des États concernés ont commencé à grimper et à diverger : les obligations d’État, libellées en euros, ne rapportaient plus la même chose suivant le pays où elles étaient émises, et les différences entre les taux d’émission et le taux de référence, qui était celui des obligations de la Bundesbank, étaient de plus en plus marquées. L’intégrité de la zone euro était menacée : les placements en euros ne rapportaient plus la même chose suivant les pays de la zone euro où ils étaient effectués.
Une double intervention pour contenir la poussée des taux d’intérêt des pays vulnérables de la zone euro a eu raison de la crise. La première a consisté à substituer la signature de l’Europe, la meilleure du marché, à celle du pays atteint par la crise, c’est-à-dire soumis à des taux d’intérêt intégrant une forte prime de risque. L’Europe s’est donc interposée entre le Trésor du pays attaqué et les marchés financiers pour emprunter à bas coût et prêter à un coût à peine supérieur au pays vulnérable, ce qui permettait à ce dernier de se refinancer à un taux raisonnable. Une double structure, qui allait devenir le mécanisme européen de stabilité (MES), fut mise en place pour exercer cette fonction. Le MES a été créé par un traité, ce qui lui confère un caractère intergouvernemental unique et, par ailleurs, son existence est reconnue par l’article 136 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Son caractère intergouvernemental signifie qu’il n’a pas de comptes à rendre au parlement européen. Le MES a deux défauts : il n’est pas fondé sur le principe de solidarité conjointe et solidaire des États-membres, ce qui porte atteinte à sa crédibilité, et ses décisions de venir en aide à un État membre pour stabiliser ses finances doivent être prises à l’unanimité, ce qui réduit sa capacité à réagir en temps utile, de façon rapide et décisive.
L’autre intervention pour contenir la poussée des taux d’intérêt fut celle de la Banque centrale européenne (BCE) ou, plus exactement, de son président, Mario Draghi. Le 26 juillet 2012, il fit une déclaration qui allait rester dans les annales et qui eut un effet immédiat sur l’évolution des marchés financiers : il s’engageait à « faire tout ce qu’il faudrait pour sauver l’euro », ce qui signifiait en clair qu’il allait conduire la BCE à monétiser la dette publique sur le marché secondaire. La BCE allait acheter massivement des titres de dette à long terme des pays les plus exposés – en fait ces opérations n’allaient commencer qu’en janvier 2015 – en créant de la monnaie pour ce faire, le but étant d’obtenir une baisse des taux d’intérêt correspondants. Ce fut une réussite en ce sens que ces taux d’intérêt se mirent à baisser sans tarder : de nouveau les taux d’intérêt des obligations à long terme des différents États membres de la zone euro amorcèrent un mouvement de convergence. Le salut de l’euro était assuré du moins à court terme. Actuellement, la BCE continue d’acheter des obligations à long terme au rythme de 60 milliards d’euros par mois, rythme qui devrait tomber à 30 milliards à compter de janvier prochain.
A. La création d’une union bancaire pour rompre le lien entre dette bancaire privée et dette souveraine
Il est vite apparu qu’il était politiquement indéfendable de faire supporter la charge de faillites d’établissements financiers privés au contribuable. Il fallait rompre le lien entre dette bancaire privée et dette souveraine, ce qui signifiait qu’il fallait rendre le secteur financier responsable de ses propres pertes. Une union bancaire fut créée à cette fin en juin 2012.
Le règlement uniforme constitue le socle de l’union bancaire et de la réglementation du secteur financier de l’UE dans son ensemble. Il consiste en différents actes juridiques auxquels tous les établissements financiers, dont 8 300 banques environ, de l’UE sont tenus de se conformer. Le Règlement financier établit les exigences de fonds propres pour les banques, assure une meilleure protection des déposants et encadre la prévention et la gestion des défaillances bancaires[6].
L’instrument retenu pour rendre le secteur financier responsable de ses propres pertes est le renflouement interne (« bail in » dans la terminologie anglaise), qui a vocation à se substituer au renflouement externe (ou « bail out »), lequel s’analyse comme une prise en charge du renflouement par le contribuable. On notera en passant que les Canadiens ont fait oeuvre de pionniers en la matière. L’union bancaire repose sur trois piliers : le mécanisme de supervision unique (MSU), le mécanisme de résolution unique (MRU) et le système de garantie des dépôts bancaires, encore à l’état de projet.
Le MSU est adossé à la BCE. Il est chargé de superviser les 130 plus grandes banques de la zone euro. L’objectif du MRU, entré en vigueur le 1er janvier 2016, est de résoudre les défaillances des banques en difficulté de façon ordonnée et à un coût minimal pour les contribuables et pour l’économie réelle. Il s’agit en fait pour les banques de rédiger leur testament de leur vivant, à un moment où leur situation n’inspire pas d’inquiétude. Le MRU prévoit qu’une banque en difficulté devra d’abord solliciter ses actionnaires, puis ses créanciers obligataires, ainsi que les déposants détenant des comptes de plus de 100 000 € dans ses livres, avant de se tourner, éventuellement, vers un fonds de résolution unique, constitué progressivement par l’ensemble du secteur financier européen, l’État n’intervenant, lui, qu’en dernier recours, si nécessaire. Cette dernière phase du mécanisme, intéressant la création d’un fonds de résolution unique, n’a pas encore pu faire l’objet d’un accord détaillé.
B. Quelques réflexions sur l’ordo-libéralisme allemand et son effet sur l’économie et la monnaie européennes
La définition de l’ordo-libéralisme n’est pas aisée. Ce mot sert à désigner des constructions fondées sur des règles et des prescriptions juridiques plutôt que sur des accords ad hoc. C’est un concept allemand centré sur des marchés libres, sur une concurrence libre et non faussée, sur le refus de renflouer un État aux prises avec un volume excessif de sa dette publique, position qui fait l’objet de l’article 125 du traité de Maastricht, sur une banque centrale indépendante et sur le pacte de stabilité et de croissance, et sur les plafonds qu’il fixe pour la dette publique et pour les déficits budgétaires. Il cherche de différentes manières à minimiser l’intervention de l’État dans le fonctionnement de l’économie. L’ordo-libéralisme est particulièrement réticent à cautionner des opérations de renflouement, en raison des précédents dangereux qu’elles peuvent créer ; c’est la notion d’aléa moral. C’est une approche rigide, en ce sens qu’elle s’oppose aux mesures anticycliques qui, pour des économistes d’une autre obédience, s’imposent en cas de ralentissement économique. On a pu reprocher aux règles de fonctionnement de la zone euro d’être trop procycliques.
On a pu dire aussi que l’Union européenne était plus attachée à la philosophie ordo-libérale qui caractérise l’économie politique allemande qu’à l’euro ou au concept d’unité européenne. L’Allemagne a une relation difficile avec le pouvoir en général et avec le sien en particulier. À l’intérieur comme à l’extérieur, elle cherche à faire prévaloir le droit sur la force. L’ordo-libéralisme met l’accent sur le rôle de l’État comme garant du respect des contrats, mais autrement l’État, et la politique économique qui lui est associée, n’est pas censé être en première ligne. Cela dit, il ne faut pas s’imaginer pour autant que tous les Allemands qui occupent des positions politiques et économiques de premier plan sont unis derrière une doctrine ordo-libérale. Le précédent président de la RFA, M. Joachim Gauck, a pris ses distances avec de nombreux compatriotes, en mai 2015, sur la question de la dette grecque, en déclarant que son pays devait des réparations de guerre à la Grèce (le ministre allemand de l’Économie et de l’Énergie, et vice-chancelier à l’époque, Sigmar Gabriel, a rapidement fait savoir qu’il n’était pas de l’avis du chef de l’État).
M. Schäuble, le nouveau président de la chambre basse, le Bundestag, avait pris parti dès 1994 en faveur de la formation d’un noyau d’États membres, de nature fédérale. C’était déjà l’idée d’une Europe à géométrie variable. Il s’est prononcé plus récemment en faveur de la création d’un poste de ministre des Finances et du Budget pour les pays de la zone euro, ce qui est une façon de répondre à la remarque de Jacques Delors, quand il était président de la Commission européenne, il y a plus de vingt ans, et qu’il avait déclaré que l’union économique et monétaire (UEM) résultant du traité de Maastricht était un animal unijambiste, doté d’une jambe monétaire, mais dépourvu de sa jambe économique, pourtant essentielle à son équilibre. Le rapport Delors de 1989, à l’origine de l’UEM, avait prédit qu’en l’absence d’union économique, l’union monétaire était vouée à l’échec. Les propositions de M. Schäuble, de 1994, rejoignent dans une certaine mesure celles qu’a formulées au cours des derniers mois le nouveau président de la République française.
Lorsque la crise de la zone euro a éclaté, de nombreux conservateurs s’opposèrent par principe, au nom de ce qu’on appelle une éthique de conviction, aux renflouements. Ils tenaient à condamner le non-respect des règles par les pays en crise comme étant fondamentalement mauvais – même si le prix à payer était de laisser la zone euro sombrer. L’éthique de responsabilité, qui s’oppose à l’éthique de conviction, considère que de telles prises de position non seulement sont peu pratiques, mais qu’elles sont immorales : ce qui ne fonctionne pas ne saurait être moral. Dans la crise de la zone euro, Angela Merkel accepta à contrecoeur les renflouements pour assurer le salut de l’union monétaire.
Et voici, pour finir sur cette section consacrée à l’ordo-libéralisme allemand, un court extrait de l’oeuvre de Madame de Staël « De l’Allemagne » qui rend bien compte du contraste entre deux états d’esprit : « Néanmoins on a souvent vu chez les nations latines une politique singulièrement adroite dans l’art de s’affranchir de tous les devoirs ; mais on peut le dire à la gloire de la nation allemande, elle a presque l’incapacité de cette souplesse hardie qui fait plier toutes les vérités pour tous les intérêts, et sacrifie tous les engagements à tous les calculs. Ses défauts, comme ses qualités, la soumettent à l’honorable nécessité de la justice ».
C. Où en sommes-nous aujourd’hui ? Que reste-t-il à faire ?
La double intervention sur les taux d’intérêt a permis d’éteindre l’incendie de 2012, mais sur le fond le problème n’est pas résolu.
L’union monétaire est toujours plombée par son défaut fondamental, son péché originel : l’absence de mécanisme capable de prévenir les divergences de coût entre pays qui ont perdu leur capacité d’ajuster leur taux de change. Il reste à trouver le moyen d’assurer une convergence qui n’est ni spontanée ni naturelle.
Il convient par ailleurs de prendre acte des limites de la politique monétaire et se résoudre, ou, plutôt, obtenir des Allemands qu’ils se résolvent, à actionner le levier fiscal. La politique monétaire a montré ses limites puisque les taux d’intérêt sont nuls, ou presque, et que le marché monétaire a été inondé de liquidités sans qu’une reprise sérieuse s’amorce. C’est ce que Keynes appelait la trappe de la liquidité. Pour différentes raisons, l’accroissement de la masse monétaire est thésaurisé, au lieu de servir à financer des investissements ou même de la consommation. Son effet économique est nul. Le résultat d’une telle expansion monétaire est alors comparable à celui qui serait obtenu en poussant sur un lacet. L’instrument monétaire devient inopérant. Il est temps d’actionner le levier fiscal, mais nous avons vu toutes les restrictions qui entravent, au nom de l’ordo-libéralisme, l’exercice de cette option.
Les difficultés de la zone euro
« La vérité est que l’euro est une construction inachevée et ne survivra pas en l’absence de réformes majeures », ainsi s’exprimait en 2016 le nouveau président de la République française devant un public allemand. Le Président Macron a placé la réforme de l’Union économique et monétaire (UEM) au centre de son dispositif de relance de l’Union européenne, relance présentée dans ses discours à Athènes (7 septembre 2016) et à la Sorbonne (26 septembre 2016) comme le moyen de répondre aux avertissements qu’ont été le Brexit et la montée récente des populismes Il s’agit pour l’essentiel de donner un rôle renforcé et une impulsion nouvelle à l’Eurogroupe. M. Macron envisage une « transformation » de l’Union européenne entre 2019 et 2024 après des consultations qui doivent avoir lieu l’an prochain. Sa vision est celle d’une Europe qui désarmera les populistes en mettant les citoyens à l’abri des aspérités les plus rugueuses de la mondialisation.
Il est vrai que la zone euro n’a jamais satisfait aux critères d’une zone monétaire optimale, tels qu’ils furent définis par l’économiste Robert Mundell, même s’il convient d’ajouter que ce dernier n’a jamais pris fait et cause contre la monnaie européenne.
Il est vrai aussi que, dès sa conception, avant même son apparition sur la scène européenne et internationale, l’UEM a fait l’objet de sévères critiques, émanant de sources réputées, à commencer par celles du président de la Commission de l’époque, Jacques Delors. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point.
Il est vrai enfin que l’Eurogroupe en particulier, et l’UEM plus généralement, ont souffert de leur aspect, ou de leur nature, technocratique.
Nous commencerons par rappeler la genèse et le caractère inachevé de l’eurozone actuelle, avant d’analyser ce que fut la crise de 2010-2012, et les remèdes qui lui furent alors administrés. Dans une troisième partie, nous dresserons un état des lieux de la situation en 2017 et des perspectives ouvertes par les déclarations du nouveau président français.
Je rappelle à toutes fins utiles que les propos qui suivent n’engagent que leur auteur. Ils ne sauraient être attribués à d’autres, et ils ne sont pas nécessairement le reflet de positions européennes. C’est le gage d’une certaine liberté de parole.
Le plan Barre (février 1969) et le plan Werner (1969-1970) constituent les premiers jalons du système monétaire européen (SME), appelé familièrement le serpent dans le tunnel, qui visait à réduire les écarts entre les parités des monnaies des différents États après la dislocation des Accords de Bretton Woods en 1971, et le recours généralisé à des changes flottants. Il était clair que le marché commun, tel qu’on le désignait à l’époque, ne survivrait pas à de trop fortes variations des parités des monnaies de ses États membres. Nous examinerons d’abord la genèse de l’UEM avant de passer à une analyse plus approfondie de la Banque centrale européenne (BCE). Nous terminerons cette première partie en nous demandant pourquoi l’UEM reste aujourd’hui déséquilibrée.
Le coeur du Traité de Maastricht, conclu en 1991, signé en 1992 et entré en vigueur le premier novembre 1993, est l’UEM, elle-même le résultat des travaux du comité Delors, qui réunissait majoritairement des banquiers centraux. La monnaie unique était présentée comme le complément, et même comme le complément indispensable, du marché unique. Elle rendait caduque l’option de la dévaluation compétitive. La compétitivité des économies des États membres ne pourrait plus être rétablie par une dépréciation monétaire ; elle ne pourrait plus être désormais trouvée que dans la maîtrise de l’inflation.
Pour compenser l’avantage que confère une union monétaire aux territoires situés au centre de l’entité, le président de la Commission avait mis en oeuvre une politique de forte augmentation des fonds structurels, destinée à venir en aide aux régions périphériques, notamment par le financement d’infrastructures. Les dispositions du Traité prévoyaient que les membres de l’Union pouvaient ne pas adhérer à l’UEM – et de fait le Royaume-Uni et le Danemark s’en abstinrent – mais que les futurs membres seraient tous tenus de la rejoindre, après des périodes de transition conçues pour faciliter la convergence des indicateurs pertinents.
La Banque centrale européenne (BCE) fut modelée sur la Bundesbank. Les Allemands avaient opposé une assez vive résistance aux Français qui prônaient l’Union monétaire et, par conséquent, la disparition du prestigieux deutsche mark. La France de M. Mitterrand s’était fait tirer l’oreille pour accepter l’unification allemande, après la chute du mur de Berlin. Le compromis auquel parvinrent les deux partenaires reposait sur une Banque centrale européenne calquée sur la Bundesbank. La BCE se voyait en particulier interdire de monétiser les déficits budgétaires. Elle n’avait pas le droit d’acheter directement des titres de dette publique émis par ses membres pour financer un déficit, ce qu’on appelle des interventions sur le marché primaire de la dette. La BCE n’avait pas davantage le droit de renflouer les États membres, dans l’hypothèse où ceux-ci rencontreraient des difficultés à assurer le service de leur dette. La BCE est une illustration de plus de l’ordo-libéralisme allemand, le choix d’un gouvernement par les règles, en réduisant au minimum la marge de discrétion, ou la marge de manoeuvre, laissée au gouvernement.
La BCE est indépendante. Elle est depuis le Traité de Lisbonne (octobre 2010) une institution de l’Union européenne, une institution fédérale au même titre que la Cour européenne de justice. On peut soutenir qu’elle est la banque centrale la plus puissante du monde, puisque son indépendance est inscrite dans un traité international, et ne relève pas d’une simple disposition législative nationale.
La BCE, tout comme la Bundesbank avant elle, n’a, aux termes du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, qu’un seul objectif principal, la stabilité des prix. Aux États-Unis, la banque centrale, la Réserve fédérale, a deux objectifs principaux, la stabilité des prix, mais aussi la stabilité économique, c’est-à-dire la recherche d’un niveau élevé de l’emploi. La hausse des prix en Europe, pendant la première décennie de l’existence de la BCE, a été en moyenne de 1,9 %. En 2003, la BCE a défini la stabilité des prix comme une hausse inférieure à 2 %, mais proche de cette limite.
Nous verrons dans la suite l’accroissement des pouvoirs de la BCE qui a résulté des mesures prises pour circonscrire et venir à bout de la crise de 2010-2012.
L’Union économique et monétaire a essuyé le feu des critiques dès sa conception et elle reste aujourd’hui indéniablement déséquilibrée.
Autant l’union monétaire existe bien, autant on peut s’interroger sur la réalité de l’union économique, au-delà des apparences qui sont celles de l’Eurogroupe, et du pacte de stabilité et de croissance. On rappellera que la fiscalité, par exemple, reste une compétence nationale : les décisions l’intéressant à l’échelle européenne ne peuvent être prises qu’à l’unanimité. Les Britanniques ont veillé à empêcher toute dérive. Le rapport Delors de 1989, à l’origine de l’UEM, avait prédit qu’en l’absence d’union économique, l’union monétaire n’avait pas d’avenir. Le président Delors s’est souvent référé à la nature de l’animal engendré par Maastricht : c’était un unijambiste. L’Union monétaire était bien là, mais l’autre jambe, l’union économique, ne l’était pas.
Dès 1993, l’économiste américain Paul Krugman avait mis en garde contre la naïveté d’un projet d’union monétaire présenté comme devant favoriser automatiquement la convergence économique. Krugman affirmait avec justesse que la constitution d’une union monétaire était au contraire susceptible d’accentuer la tendance des régions à se spécialiser en fonction de leurs avantages comparatifs existants. C’est ce qu’on appelle les effets d’agglomération. Malgré des décennies de versement des fonds structurels, que nous avons déjà évoqué, les inégalités régionales restent l’un des plus grands défis que doit affronter l’union monétaire européenne.
Krugman a été rejoint par Martin Wolf, rédacteur associé au Financial Times, qui a écrit, dans un ouvrage paru en 2014 :
L’euro a été un désastre. Il n’y a pas d’autre mot. Un projet qui devait renforcer la solidarité, apporter de la prospérité et affaiblir la domination économique allemande sur l’Europe est parvenu au résultat opposé : il a sapé la solidarité, il a détruit la prospérité et il a renforcé la domination allemande, pour un certain temps en tout cas.
Il est vrai que dans certains pays européens le chômage a dépassé les niveaux atteints lors de la grande crise de 1929. Martin Wolf s’élève contre les objectifs des autorités allemandes s’agissant de la gouvernance de la zone euro, à savoir le maintien par l’Allemagne d’un excédent extérieur considérable, le maintien d’un taux d’inflation minime, le maintien de la responsabilité nationale en matière de dette, l’imposition d’une discipline fiscale toujours plus exigeante en considérant que de tels objectifs ne sauraient être atteints.
Permettez-moi maintenant d’entamer une courte digression pour vous présenter un modèle économique très simple, qu’on pourrait qualifier de modèle des vases communicants, dont l’auteur se sert pour faire ressortir les contradictions qui caractérisent certaines politiques économiques. Il s’agit de démontrer que le revenu et la dépense et, par conséquent, ce qu’on pourrait désigner comme les positions du point de vue des paiements des principaux acteurs économiques, sont tous liés. Il commence par diviser l’économie en quatre secteurs : le secteur des entreprises, le secteur des particuliers, le secteur extérieur et le secteur public, au sens restreint de l’administration de l’État. En appelant l’attention du lecteur sur une subtilité qui concerne le troisième secteur, le secteur extérieur ; le point de vue à retenir pour ce secteur est le point de vue extérieur à l’économie nationale ; le revenu, en d’autres termes, sera ce que rapportent les exportations vers cette économie nationale, autrement dit les importations de cette dernière, tandis que la dépense correspondra aux achats par l’extérieur des exportations de l’économie nationale ; si, pour prendre un exemple, l’économie nationale affiche un excédent commercial, alors la position des paiements du secteur extérieur sera une position déficitaire. Martin Wolf poursuit en demandant au lecteur de reconnaître que la dépense d’un secteur correspond à un revenu pour les autres, de telle sorte que la dépense agrégée des quatre secteurs ne saurait être différente de leur revenu agrégé.
Il conclut en invitant le lecteur à considérer les positions du point de vue des paiements de chaque secteur, c’est-à-dire la différence entre son revenu et sa dépense : si la différence est positive, la position sera excédentaire, si elle est négative, elle sera déficitaire. Comme le revenu agrégé est égal à la dépense agrégée, il s’ensuit que les positions des paiements agrégés doivent s’équilibrer, c’est-à-dire que leur somme doit être nulle, puisque les déficits doivent compenser les excédents. En d’autres termes, il n’est pas possible que les quatre secteurs affichent des excédents en même temps. Si, par exemple, les trois premiers affichent un excédent, on peut être sûr que le secteur public affichera un déficit.
Si l’on applique ce modèle à l’Europe, en ajoutant des considérations propres à trois des quatre secteurs, on est conduit dans une impasse. Voyons comment. Le secteur des particuliers est par nature excédentaire. Le secteur des entreprises est également excédentaire, ce qui est plutôt contre nature, car les entreprises, pour autant qu’elles aient des occasions d’investir, ont tendance à dépenser plus que leurs revenus. Le secteur public est fortement engagé, ne serait-ce que par les critères de Maastricht et du pacte de stabilité et de croissance, à ne pas s’éloigner de l’équilibre. Il ne reste plus que le secteur extérieur, qui ne peut donc être que fortement déficitaire, ce qui correspond, nous l’avons vu, à un fort excédent de la balance des transactions courantes. Or, tous ne peuvent être excédentaires : les excédents des uns, de l’Allemagne, par exemple, n’existent que parce que d’autres ont des déficits. Là est l’impasse : le modèle n’est pas généralisable.
Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, a écrit un ouvrage intitulé « L’euro : comment une monnaie commune menace l’avenir de l’Europe » (2016). Stiglitz avait pris parti contre l’euro dès sa conception en se servant du concept de zone monétaire optimale de Mundell auquel nous avons déjà fait allusion. La disparition de la dévaluation qu’implique l’unification monétaire aurait dû être compensée par d’autres mesures facilitant un ajustement économique. En l’absence de telles mesures, les pays en mauvaise posture en sont réduits à appliquer des politiques d’austérité assises sur des réductions de salaire et des augmentations d’impôts. Les mesures en question auraient pu être des bons du Trésor mutualisés, une garantie des dépôts bancaires également mutualisée et un fonds d’assurance chômage commun. Les coûts de l’ajustement auraient ainsi été partagés. Stiglitz note que l’Europe ne s’est pas dotée des stabilisateurs qui caractérisent l’économie américaine. Le budget européen, 160 milliards d’euros en 2017, ne représente que 1 % de l’économie européenne alors que le budget fédéral des États-Unis correspond à environ 20 % de l’économie américaine.
Lorsque nous examinons la zone euro aujourd’hui, après les réformes mises en oeuvre pour faire face à la crise, réformes dont il va être question dans quelques instants, quelles sont les lacunes et insuffisances qui retiennent le plus l’attention ?
La première correspond à des manques de convergence, qui sont autant de fissures dans l’armure qui constitue la cohésion de l’ensemble. Les risques d’éclatement de la zone euro n’ont pas disparu. Lorsque les indices de productivité des économies des différents États membres divergent, on ne peut qu’être inquiet pour l’avenir de l’union monétaire. Il en va de même, et les deux phénomènes sont liés, naturellement, lorsque les indices de la hausse des prix dans les différents États membres se comportent de la même manière. Il est tout aussi préoccupant de constater qu’aucune mesure n’est prise pour contrecarrer des soldes excédentaires excessifs des balances des transactions courantes. Les excédents, répétons-le, n’existent que parce qu’il existe des déficits ailleurs. Est-il équitable de faire supporter la charge de l’ajustement aux seuls pays déficitaires ?
Le fonctionnement de l’Eurogroupe est également sujet à critiques dans la mesure où il est jugé trop technocratique : la Commission et même le ministre des Finances sont parfois tenus à l’écart par les fonctionnaires chargés de préparer les réunions. Nous aurons l’occasion de revenir plus en détail sur certaines de ces insuffisances au début de la troisième partie.
En attendant, il convient de se pencher sur la crise de 2010-2012 et sur les mesures prises pour y faire face, et pour prévenir l’éclatement de la zone euro. Nous examinerons tour à tour comment la crise américaine des prêts hypothécaires a traversé l’Atlantique et s’est muée en crise de la dette souveraine de plusieurs États, les mesures qui ont été prises pour prévenir une asphyxie financière de ces États qui aurait débouché sur un éclatement de la zone euro et enfin les mesures qui restent à prendre pour achever l’union monétaire et la rendre crédible, donc stable et durable.
La crise des prêts hypothécaires de qualité douteuse, qui a frappé les États-Unis de 2007 à 2009, a traversé l’Atlantique et a atteint des établissements financiers européens qui s’étaient procuré ces titres sur le marché, sans porter attention aux notes flatteuses que les agences leur attribuaient. L’effondrement de la valeur de ces prêts hypothécaires a secoué l’édifice bancaire européen au point où les États furent obligés d’intervenir pour arrêter la propagation du mal et le risque qu’il faisait courir à l’ensemble de leurs systèmes bancaires. Ils faisaient franchir par-là de nouveaux seuils aux montants de la dette publique ou dette souveraine.
C’est ainsi que la crise bancaire s’est muée dans certains États en crise de la dette souveraine. Dans l’ensemble du monde développé, la dette publique, en termes de PIB, a augmenté de 50 % en moyenne depuis le début de la crise. Les marchés n’ont pas tardé à comprendre que le montant atteint par la dette souveraine, et la qualité douteuse des titres achetés, mettaient en cause la solvabilité de certains États, ce qui conduisait les opérateurs à se défausser des titres de dette publique correspondants, ce qui, à son tour, fit grimper les taux d’intérêt. Les États concernés, lorsqu’ils étaient conduits à refinancer leur dette, se voyaient confrontés à des taux d’intérêt prohibitifs. Une spirale infernale était enclenchée et l’intégrité de la zone euro était menacée : il y avait trop de divergences entre les rendements des placements à long terme de l’euro suivant le lieu où ils s’effectuaient.
La transformation d’une dette privée en dette publique posait aussi des problèmes éthiques. Le contribuable a-t-il vraiment vocation à renflouer des établissements de crédit privés ?
La réaction devant le risque d’éclatement de la zone euro ne devait pas se faire attendre. Lors d’un discours resté célèbre, prononcé le 26 juillet 2012, Mario Draghi, président de la BCE depuis le premier novembre 2011, s’engageait à faire tout ce qui serait nécessaire pour sauver l’euro.
Deux mois plus tard, en septembre 2012, la banque annonçait qu’elle allait mettre en oeuvre une politique d’assouplissement quantitatif, ce qu’elle fit effectivement, mais seulement à partir de janvier 2015. Celle-ci a consisté à acheter massivement des titres de dette à long terme sur le marché secondaire de façon à peser sur les taux d’intérêt à long terme. Elle fut critiquée, notamment en Allemagne, comme enfreignant ou, en tout cas, comme contournant la règle de non-financement monétaire des déficits budgétaires des États membres. Il ne s’agissait certes pas de monétiser un déficit budgétaire au moment où il apparaissait sur le marché primaire, mais il s’agissait bien de monétiser des déficits passés à l’origine de la dette publique, sur ce qu’il est convenu d’appeler le marché secondaire. Ce faisant, le bilan de la BCE a pour ainsi dire explosé. L’intervalle de plus de deux ans entre septembre 2012 et janvier 2015 s’explique par la résistance opposée à l’assouplissement quantitatif par la Bundesbank : il a fallu que la zone euro se trouve au bord de la déflation pour que ces opérations puissent enfin être mises en oeuvre, bien après qu’elles le furent par les autres grandes banques centrales.
Cela étant, le recours à l’assouplissement quantitatif, et même la simple annonce de ce recours, a produit l’effet escompté, à savoir une stabilisation du rendement de la dette souveraine des États membres concernés, suivi de l’amorce d’un mouvement de baisse et de convergence desdits rendements. L’intervention de la BCE a été massive : elle s’est procurée pour 1,6 mille milliards d’euros d’actifs depuis 2015.
Autant l’effet salutaire de l’assouplissement quantitatif sur l’intégrité de la zone euro ne peut être contesté, autant on peut s’interroger sur son effet économique. Les avocats du recours à cet instrument peu orthodoxe, se prévalant de la théorie dite du multiplicateur de la monnaie, avaient prévu un effet de stimulation économique important, mais celui-ci ne s’est jamais matérialisé : l’offre potentielle de crédit des établissements financiers, créée par l’injection de quantités importantes de monnaie de la banque centrale nouvellement créée, n’a pas trouvé de répondant du côté de la demande. La demande de nouveaux crédits, même à des taux voisins de zéro, ne s’est pas manifestée. Il y a donc eu très peu de reprises associées à cet assouplissement quantitatif. La hausse des prix, déjà très faible, mais dont un certain redressement aurait constitué le signe d’une reprise robuste, n’a pour ainsi dire pas varié.
Une autre réplique à la crise de la dette souveraine, antérieure au demeurant à celle que nous venons d’examiner, l’assouplissement quantitatif, a été la mise en place d’une double structure qui allait devenir le mécanisme européen de stabilité (MES) pour venir en aide aux pays en crise. Les programmes élaborés pour l’Espagne, le Portugal, l’Irlande et Chypre sont maintenant terminés. La double structure initiale, à laquelle s’est substitué le MES le premier juillet 2012, était constituée du fonds européen de stabilité financière (FESF) et du mécanisme européen de stabilité financière (MESF). Le but du MES est de s’interposer entre les pays en crise et les marchés financiers, pour ouvrir aux premiers l’accès à des financements moins onéreux, s’agissant d’emprunts contractés par une institution européenne, que ceux qu’ils auraient pu obtenir eux-mêmes directement. On notera qu’en acceptant d’aider la Grèce, l’Irlande, le Portugal et l’Espagne pour la mise en place du FESF, puis du MES, la RFA a accepté d’ignorer la clause de non-renflouement contenue dans l’article 125 du Traité de Lisbonne. Le MES dispose de 80 milliards d’euros de fonds propres et de 540 milliards d’euros supplémentaires exigibles des États. Le mécanisme a été créé par un traité, ce qui lui attribue un statut intergouvernemental unique et, par ailleurs, son existence est reconnue par le Traité sur le fonctionnement de l’UE (article 136). Le MES, dont le siège est à Luxembourg, subordonne son aide à une stricte conditionnalité qui peut prendre la forme, notamment, d’un programme d’ajustement macroéconomique défini au cas par cas. Il peut lever des fonds sur les marchés financiers pour un montant allant jusqu’à 700 milliards d’euros. Le MES a souvent été comparé au FMI ; nous aurons l’occasion d’en reparler.
Passons maintenant aux mesures qui restent à prendre pour achever l’union bancaire, en commençant par quelques éléments d’information destinés à rappeler la signification et le contenu de celle-ci. Nous examinerons ensuite plus rapidement le projet de création d’une union des marchés de capitaux et nous nous pencherons enfin sur le projet de mise en place d’un système européen de garantie des dépôts, aspect important de l’union bancaire qui reste encore en déshérence.
La crise de l’euro a conduit, par étapes, à la création d’une union bancaire européenne autour de la BCE. L’objectif premier de cette union est d’empêcher que les crises bancaires se transforment en crises de la dette souveraine : il s’agissait donc de rompre le lien entre endettement privé, celui des établissements financiers, et endettement public, celui de l’État ou, en d’autres termes, de mettre fin au cercle vicieux reliant le risque bancaire au risque souverain. L’instrument retenu pour parvenir à ce résultat est le renflouement interne (ou « bail in » dans la terminologie anglaise), qui devait se substituer au renflouement externe (« bail out ») qui signifiait en fait une prise en charge par les contribuables. L’union bancaire repose sur trois piliers : un mécanisme de supervision unique (MSU), un mécanisme de résolution unique (MPU) des crises financières, un système de garantie des dépôts bancaires, sur lequel nous reviendrons. Le MSU est adossé à la BCE. Il est chargé de superviser les 130 plus grandes banques de la zone euro. L’objectif du MRU, entré en vigueur le premier janvier 2016, est de résoudre les défaillances des banques en difficulté de façon ordonnée et à un coût minimal pour les contribuables et pour l’économie réelle. Il s’agit pour les banques de rédiger leur testament. Le MRU prévoit qu’une banque en difficulté devra d’abord solliciter ses actionnaires, ses créanciers obligataires, ainsi que les déposants détenant des comptes de plus de 100 000 € dans ses livres, avant de se tourner, éventuellement, vers un fonds de résolution unique, constitué progressivement par l’ensemble du secteur bancaire européen, l’État n’intervenant, lui, qu’en dernier ressort, si nécessaire.
Le règlement uniforme constitue le socle de l’union bancaire et de la réglementation du secteur financier dans l’UE en général. Il consiste en différents actes juridiques auxquels tous les établissements financiers, dont 8 300 banques environ, de l’UE sont tenus de se conformer. Le règlement uniforme établit les exigences de fonds propres pour les banques, assure une meilleure protection des déposants, encadre la prévention et la gestion des défaillances bancaires. L’union des marchés des capitaux – projet phare de la Commission Juncker – correspond à la mise en oeuvre de 33 actions prévues par un plan de 2015, dont les deux tiers environ ont été exécutés à mi-parcours. C’est une initiative de l’UE, qui a pour objectif d’approfondir l’intégration des marchés des capitaux des 28 États membres de l’UE. Cette union vise à offrir de nouvelles sources de financement aux entreprises, et en particulier aux PME, réduire le coût du capital, élargir les possibilités d’investissement des épargnants dans l’ensemble de l’UE, faciliter l’investissement transfrontalier et attirer davantage d’investissements étrangers dans l’UE, soutenir les projets à long terme, renforcer la stabilité, la résilience et la compétitivité du système financier de l’UE.
Le système européen d’assurance des dépôts bancaires, qui reste à l’état de projet, consisterait à remplacer progressivement les systèmes nationaux de protection des dépôts bancaires par un système européen unique, jusqu’à 100 000 euros par compte détenu. Dans un premier temps, jusqu’à 2020, le fonds européen ne serait utilisé que si le système national n’était pas suffisant. Ensuite, de 2020 à 2024, le fonds national et le fonds européen seront appelés, ensemble, dès le premier euro d’indemnisation. Enfin, à partir de 2024, les systèmes nationaux n’existeraient plus et seraient remplacés par le fonds européen, lequel serait doté à cet horizon de 45 milliards d’euros, somme qui lui aurait été progressivement apportée par les banques européennes, sur la base d’une contribution représentant 0,8 % de leurs dépôts. Actuellement, la moitié seulement des 28 pays de l’UE dispose d’un système national de garantie des dépôts et certains de ceux qui en sont pourvus affichent aujourd’hui des soldes négatifs à la suite d’opérations passées ayant conduit à la mise en jeu de la garantie. Un problème de mutualisation de systèmes excédentaires avec des systèmes déficitaires se trouve donc posé. Cela suffit à expliquer les positions réservées qui sont celles de l’Allemagne, des Pays-Bas et de la Finlande. En l’absence du troisième pilier, l’union bancaire demeure inachevée, le cercle vicieux entre crises bancaires et crises de dettes souveraines n’est toujours pas brisé.
Nous en venons à la troisième partie de cet exposé où, après un rapide état des lieux, nous examinerons les perspectives ouvertes par les déclarations du président de la République française et les premières réactions qu’elles ont suscitées.
Un état des lieux sommaire peut être dressé à partir de l’évolution d’indices sélectionnés, des indices de production, des indices financiers et des indices relatifs aux finances extérieures.
Au sujet de la production, on retiendra d’abord le creusement des écarts de compétitivité entre les États membres. Le PIB par tête allemand a augmenté de 20 % par rapport à celui de l’Italie depuis dix ans. En Allemagne, l’augmentation de la production par unité de travail a été plus rapide que celle de la rémunération entre 1998 et 2015. En France, elle a été comparable tandis qu’en Italie elle a été inférieure ; les écarts de compétitivité entre les trois pays se sont ainsi creusés. Depuis la crise, ces divergences ont cessé de s’accroître, mais elles ne se sont pas réduites. Le chômage dans l’ensemble de la zone euro reste élevé (9,1 %). Il est de 9,8 % en France, de 11,3 % en Italie, de 17,1 % en Espagne et de 21,8 % en Grèce. La zone euro a mis dix ans à retrouver son niveau d’activité d’avant la crise. En 2017, pour la première fois, la production par tête de la zone euro va dépasser son niveau de 2007. La zone euro aura donc enregistré une décennie perdue en termes de croissance, même si, aujourd’hui, les projections pour l’année 2017 lui annoncent une croissance plus forte que celle des États-Unis, du Royaume-Uni et du Japon. La décennie de croissance perdue, si le taux de référence retenu est de 2 %, équivaudrait à une perte de production correspondant à ce que produit l’économie italienne.
S’agissant des indices financiers, on est d’abord frappé par l’accroissement du montant de la dette publique presque partout, y compris en Chine, mais à l’exception de l’Allemagne. Une dette plus élevée peut signifier des marges de manoeuvre plus réduites lorsque surviendra la prochaine crise. La hausse des prix, de son côté, est plus que maîtrisée, à tel point que le risque de déflation, bien réel il y a encore quelques mois, n’est pas complètement écarté : la progression de l’indice de base de la hausse des prix est inférieure à 2 % depuis 2008.
Pour ce qui est des indices relatifs aux finances extérieures, il convient de se reporter au modèle des vases communicants de Martin Wolf, exposé dans la première partie de cette présentation. Trois des quatre secteurs qui composent ce modèle sont excédentaires dans le cas de l’Allemagne, ce qui signifie qu’ils affichent des recettes supérieures aux dépenses, et le résultat est que le quatrième, le secteur extérieur, affiche un déficit insolent, 250 milliards d’euros ou plus de 8 % du PIB national, ce qui, rappelons-le, correspond à un excédent de la balance des transactions courantes allemande. Un autre modèle de vases communicants, qui relie tous les États qui participent au commerce mondial, part du constat que l’ensemble des excédents des balances des transactions courantes doit compenser très exactement l’ensemble des déficits. Les déficits n’existent que parce qu’il existe des excédents et réciproquement, d’où l’idée que les déficits seraient moindres et plus faciles à gérer et à corriger s’il en allait de même pour les excédents. On comprend que certains partenaires commerciaux de l’Allemagne, à commencer par ses partenaires européens, seraient soulagés si l’excédent allemand n’était pas ce qu’il est, mais il faudrait pour cela que les trois secteurs excédentaires ne le soient pas autant, ce qui n’est pas réaliste s’agissant du secteur des particuliers, et ce qui est impossible, pour des raisons idéologiques, tenant à l’ordo-libéralisme allemand, pour le secteur public. Il reste le secteur des entreprises, qui pourrait investir davantage, et donc dépenser plus que ce que lui rapportent ses recettes, mais il faudrait pour cela que les projets d’achat de biens d’équipement soient plus nombreux et plus attractifs. On attend un grand programme de remise en état et de modernisation des infrastructures publiques, mais il ne semble pas que le nouveau gouvernement choisira cette voie. Le Fonds monétaire, l’OCDE et la Commission européenne ont demandé à Berlin de relancer son économie, ce qui, en l’occurrence, ne signifierait pas un accroissement de l’activité puisque celle-ci plafonne au niveau du plein emploi ; il s’agirait plus prosaïquement de favoriser davantage la demande intérieure par rapport à la demande extérieure et de réduire ainsi les excédents commerciaux. On pourrait imaginer, pour atteindre ce résultat, une politique moins restrictive des salaires. On notera que les traités européens prévoient des sanctions contre les États qui connaissent des excédents extérieurs excessifs, mais que celles-ci n’ont jamais été appliquées.
Quelles sont les perspectives nouvelles ouvertes par les déclarations de M. Macron et notamment par son discours de la Sorbonne où il a rendu publique son intention de faire de la zone euro le coeur de la puissance économique de l’Europe dans le monde ? Il convient de commencer par analyser le plan Macron et ses composantes avant d’examiner les réactions qu’il a déjà suscitées et celles que l’on peut encore prévoir.
Il s’agit de favoriser la relance européenne par une réforme approfondie de la zone euro, assise en particulier sur un approfondissement de l’intégration fiscale. Celle-ci permettrait de répondre à la critique qui, depuis l’origine, vise le caractère déséquilibré de l’union économique et monétaire, beaucoup plus monétaire qu’économique, critique formulée notamment par le président Delors, et à une autre qui s’adresse au caractère technocratique de la construction. L’intégration fiscale supposerait de faire sauter le verrou des votes à l’unanimité, opération qui devrait être facilitée par le Brexit, tant il est vrai que celui-ci mettra fin à une opposition systématique à l’idée même d’un rapprochement entre les politiques fiscales des États membres. Le départ du Royaume-Uni signifie par ailleurs qu’à terme la monnaie européenne aura cours dans des pays représentant 85 % de l’activité économique de l’UE. Examinons maintenant brièvement le plan du nouveau président de la République française, ainsi que certains aspects institutionnels et monétaires de la réforme qu’il a à l’esprit.
Le plan Macron supposerait un budget de la zone euro alimenté par des ressources fiscales propres, comme l’impôt sur les sociétés, une taxe sur les transactions financières et une taxe sur les géants du numérique. Les budgets européens, celui de la zone euro, comme celui de l’Union européenne, seraient sensiblement abondés. Rappelons que le budget actuel ne représente que 160 milliards d’euros, un peu plus de 1 % de la somme des produits intérieurs bruts des États membres. Le budget de la zone euro permettrait de financer des projets d’investissement à caractère fédéral ainsi que l’aide au développement. En atteignant une certaine masse critique, il permettrait aussi de peser sur la conjoncture, devenant ainsi un instrument de stabilisation face aux chocs économiques : il atténuerait les fluctuations de l’activité en prélevant des impôts en période de croissance pour les dépenser en période de ralentissement. L’intégration fiscale de M. Macron s’étendrait à l’harmonisation de l’impôt sur les sociétés et à une certaine mutualisation de la dette souveraine par l’émission d’obligations désormais bien connues sous le nom d’« eurobonds ».
Le plan Macron comporterait des aspects institutionnels, à commencer par la désignation d’un ministre des finances pour la zone euro, un ministre qui serait en même temps vice-président de la Commission, commissaire chargé des affaires économiques et président de l’Eurogroupe. Ce ministre serait responsable devant un parlement distinct, un parlement pour la seule zone euro.
Le plan Macron comporterait aussi un aspect monétaire en ce sens qu’il conduirait à achever l’union bancaire, en débloquant le dossier de l’assurance des dépôts et en fixant le montant et les conditions d’utilisation du fonds de dernier recours, disponible lorsque les ressources des propriétaires d’une banque en difficulté, de ses créanciers, voire, dans une certaine mesure, de ses déposants s’avéreraient insuffisants.
Les principales réactions suscitées par les déclarations du nouveau président de la République française sont celles de l’Allemagne, du président de la Commission européenne et du président du Conseil.
La chancelière allemande, nous l’avons vu, a déjà accepté le MES et la politique d’assouplissement quantitatif de la BCE qui s’écarte quelque peu de l’orthodoxie financière et monétaire allemande. Elle a aussi implicitement reconnu qu’il était indispensable de doter la zone euro d’une gouvernance économique, terme que jusque-là l’Allemagne avait toujours refusé. Elle a donc su faire preuve de souplesse lorsque les circonstances l’exigeaient.
Le parti libéral allemand, le FDP, est pressenti pour faire partie d’une coalition conduite par Mme Merkel. Pendant la campagne, il avait pris parti contre l’idée d’une plus forte intégration de la zone euro. Il est certainement le plus ardent défenseur de l’orthodoxie financière allemande et il demandera sans doute le poste clef laissé vacant par M. Schäuble qui a été désigné pour présider la chambre basse. M. Macron avait dit que si Mme Merkel décidait de s’allier avec les libéraux, il était mort. Le parti vert, l’autre allié potentiel des démocrates-chrétiens serait nettement plus accommodant. Il en va tout autrement, évidemment, pour l’Alternative pour l’Allemagne, mais il n’est pas question qu’elle fasse partie de la coalition.
Portons le projecteur sur le président de la Commission. M. Juncker qui rejette l’idée d’une Europe à plusieurs vitesses ; il préfère que tous les membres de l’Union européenne prennent des mesures uniformes. L’euro est censé être la devise de l’ensemble de l’Union européenne. M. Juncker veut fusionner le poste – encore à créer – de ministre européen de l’Économie et des Finances avec celui de président de l’Eurogroupe et avec celui de commissaire européen chargé de l’économie et des finances ; le titulaire serait en même temps vice-président de la Commission. Le président de la Commission s’est prononcé en faveur de la création d’un fonds de préadhésion pour les États membres qui ne font pas encore partie de la zone euro. Il souhaiterait faire du mécanisme européen de stabilité (MES) un Fonds monétaire européen.
Le président du Conseil, M. Donald Tusk, a convoqué un sommet euro pour le mois de décembre. Il veut pouvoir disposer d’une panoplie de réformes concrètes pour le mois de juin prochain.
L’Europe, la zone euro en particulier, revient de loin. Après avoir connu les urgences en 2010-2012, elle a été longtemps en soins intensifs. Elle a été sauvée par une double action sur les taux d’intérêt des obligations émises par les États membres en difficulté, la première, celle du MES, qui a substitué la signature européenne à celle de l’État vulnérable, la seconde, celle de la BCE, qui a acheté massivement ces obligations pour faire baisser les taux correspondants. Toutefois, la zone euro n’est pas encore sortie du bois. Le risque de rechute n’a pas disparu. L’union monétaire conserve un défaut fondamental : l’absence de mécanisme capable de prévenir les divergences de coûts entre pays qui ont perdu la capacité d’ajuster le taux de change. Le salut ne viendra que d’un retour à la convergence.
Comment se présente la puissance européenne après dix années de fortes turbulences ? Bilan et perspectives
Qu’en est-il de la puissance européenne soixante ans après le Traité de Rome ? Pour répondre à cette question, il convient de passer en revue quelques indicateurs démographiques, économiques et financiers, de prendre la mesure de la montée en puissance des pays émergents et de faire ressortir le caractère encore fragmentaire de la puissance européenne.
Avec 19 % du PIB mondial, l’Union européenne représente aujourd’hui la première puissance économique du monde. Elle compte un demi-milliard d’habitants, dont le revenu par tête approche les 30 000 € par an. À l’intérieur de l’Union européenne, la zone euro assure à elle seule 20 % des échanges mondiaux et, si l’on y ajoute les échanges intracommunautaires, cette proportion s’élève à 42 %. L’euro est devenu la deuxième monnaie de réserve du monde, capitalisant environ 24 % des réserves de change mondiales, contre 18 % lors de son lancement. Fin 2013, l’UE détenait trois mille huit cents milliards d’euros d’investissements directs de l’étranger et ses propres stocks d’investissements directs à l’étranger s’élevaient à quatre mille neuf cents milliards d’euros. Le chômage reste sans conteste le grand point faible de l’économie européenne. En 2014, le chômage en Grèce atteignait 27 %, il était également de 25 % en Espagne et de 12,4 % en Italie. En 2015, le chômage des jeunes culminait à 51,9 % en Grèce, à 45,5 % en Espagne et à 36,7 % en Italie : 5 millions de jeunes Européens étaient à la recherche d’un emploi.
Le produit intérieur brut chinois, mesuré en parité de pouvoir d’achat, serait déjà supérieur à celui des États-Unis et, à son rythme de croissance actuel, entre 6,5 et 7 % en termes annuels, il ne tardera pas à dépasser celui de l’Union européenne. Le taux de croissance de l’Inde est en train de dépasser celui de la Chine. Autant dire que l’Union européenne ne tiendra pas longtemps son rang de première puissance économique mondiale.
L’économie n’est pas tout. La puissance européenne est incontestable dans certains secteurs, mais le fait qu’elle ne soit pas omniprésente empêche d’y voir une puissance dans l’absolu, sans autre qualificatif. Il est intéressant de garder à l’esprit certains domaines où la puissance européenne s’est illustrée ces dernières années, mais l’inventaire auquel on aboutit ne suffit pas à donner l’image d’une grande puissance. L’UE et ses États membres sont les plus grands donateurs du monde : en 2013, ils ont fourni plus de la moitié de l’aide publique au développement (APD), soit 56,5 milliards d’euros. Il n’est pas besoin de s’étendre sur la portée mondiale des arrêts rendus par la Direction générale de la concurrence de la Commission européenne. La lutte contre la piraterie, au large des côtes de la Somalie, l’opération Atalante, a presque totalement supprimé la menace des pirates et rétabli une certaine liberté de circulation maritime, notamment pour les bateaux du Programme alimentaire mondial, qui viennent au secours de la population somalienne. L’accès des pays pauvres aux médicaments génériques résulte d’une initiative européenne, tout comme la création du Tribunal pénal international dans le cadre des Nations-Unies, et de l’organisme de règlement des différends (ORD) dans celui de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). On doit encore mentionner la défense de l’exception culturelle dans les enceintes commerciales et à l’UNESCO, ainsi que le vote d’une convention par cette dernière sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles.
L’exposé qui suit commencera par constater que l’Europe ne s’est sans doute pas encore remise des turbulences qui ont marqué ses dix dernières années, et qui se sont traduites par une véritable crise existentielle. Ces turbulences, comme nous le verrons dans un deuxième temps, ont mis à mal la cohésion européenne, ce qui n’a pas manqué de porter atteinte à l’Europe-puissance. Il est néanmoins possible de se montrer résolument optimiste et imaginer – ce sera la troisième et dernière partie de cet exposé – une Europe qui tirerait profit des orientations nouvelles prises par les politiques étrangères des États-Unis et du Royaume-Uni. On peut même envisager un hypothétique réexamen d’une politique économique et monétaire trop façonnée sur le modèle allemand.
Je parlerai en mon nom personnel, sans engager la responsabilité de qui que ce soit d’autre, et je m’efforcerai de respecter le cadrage économique qui correspond à cet exposé, même si je ne pourrai éviter quelques débordements sur le terrain politique et sur des sujets qui ont déjà été, ou qui seront, examinés plus en profondeur par d’autres orateurs.
L’Europe ne s’est sans doute pas encore remise des turbulences qui ont marqué ses dix dernières années, turbulences qui sont de nature politique, économique et financière.
On peut distinguer entre trois types de turbulences politiques, en observant qu’elles sont, dans l’ensemble, plus récentes que les turbulences économiques et financières. Nous examinerons successivement le désenchantement à l’égard des institutions européennes, les effets de la perméabilité des frontières, intérieures et extérieures, et enfin la manière dont les coups de boutoir assénés par la nouvelle administration américaine ont été reçus de l’autre côté de l’Atlantique.
Plusieurs indices illustrent le désenchantement à l’égard des institutions européennes. Le premier est sans doute la baisse continue du taux de participation aux élections du parlement européen. Le second tient à l’affaiblissement des deux grandes forces politiques qui ont porté le projet européen depuis ses débuts, les partis démocrates-chrétiens et les partis socialistes ou sociodémocrates. Nous venons d’en avoir une nouvelle démonstration en France. Les deux donnent parfois des signes d’essoufflement, de n’avoir plus grand-chose de très original à proposer à leurs électeurs. Enfin, le personnel politique européen souffre d’un certain discrédit, à l’instar de l’ancien président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, lorsqu’il a rejoint la banque Goldman Sachs.
La perméabilité des frontières est un phénomène mal vécu en période de crise, ou d’accentuation des inégalités économiques, ou des deux. Le résultat du référendum sur le Brexit est dû avant tout, semble-t-il, à la réaction suscitée par l’arrivée en nombre, au Royaume-Uni, de travailleurs en provenance d’autres pays de l’Union européenne, conformément à l’un des principes fondateurs de cette dernière, qui prévoit quatre libertés de mouvement, dont celle des travailleurs. À ces travailleurs migrants réguliers s’ajoutent des migrants irréguliers en provenance de pays du Moyen-Orient ou d’Afrique subsaharienne, marqués par des conflits (Syrie, Érythrée, Somalie) ou des conditions de vie très précaires. L’effondrement de l’État libyen explique le choix d’itinéraires débouchant sur le littoral de la Libye.
On a pu dire que, depuis le début, la construction européenne a été parrainée par les États-Unis et le Vatican. Quoi qu’il en soit, jamais une administration américaine n’avait encore fait preuve d’autant de scepticisme à l’égard du projet européen. M. Trump et son entourage ont pris des positions de principe opposées au multilatéralisme commercial, et se sont félicités de la décision du Royaume-Uni de quitter l’Union européenne. L’intérêt même de l’Union européenne a été contesté, et il en a été de même pour l’OTAN qui, quoi qu’on en pense, reste pour de nombreux Européens un des piliers de leur sécurité. L’Europe est désavouée là où elle est aux avant-postes, les questions environnementales et, tout particulièrement, la lutte contre le réchauffement climatique.
Les secousses économiques n’ont pas été moins fortes que les secousses politiques. L’Union européenne, dans son ensemble, contrairement aux États-Unis, ne s’est pas encore remise de la crise de 2007-2008. La monnaie européenne a été sauvée, mais son salut définitif est loin d’être assuré. La mondialisation, s’appuyant sur la liberté des mouvements de capitaux, a accéléré la délocalisation de certaines entreprises, et les mesures compensatoires qui ont été prises se sont avérées bien insuffisantes. Autant dire que le risque d’une stagnation déflationniste mortelle pour l’économie européenne n’a pas été écarté.
L’activité économique européenne n’a pas encore retrouvé son niveau d’avant la crise. La décennie passée a été une décennie de croissance perdue pour l’Europe. Les États-Unis ont fait mieux, même s’il est vrai aussi que le pourcentage d’Américains exerçant un emploi a atteint son point le plus bas en trente-cinq ans et que, malgré une reprise limitée après 2013, il est encore bien en dessous de son niveau d’avant la crise. En 2014, le PIB de la zone euro était encore inférieur de 1 % à celui de 2007, et le PIB par personne se situait encore davantage en deçà. Une croissance économique robuste n’est pas revenue parce que la demande est déprimée par le désendettement simultané du secteur public et du secteur privé.
La fameuse déclaration de Mario Draghi, gouverneur de la Banque centrale européenne (BCE), où il affirmait sa volonté de tout faire pour sauver la monnaie européenne, suivie de la mise en oeuvre de la politique monétariste d’assouplissement quantitatif, a mis un terme à une spéculation qui conduisait à l’effondrement de la zone euro. Ce faisant la BCE s’est instituée prêteur en dernier ressort ; elle s’est affranchie de la lettre du mandat conféré par les traités européens en s’autoattribuant la compétence de redéfinir ses propres compétences. Mais, si les taux d’intérêt ont pu être stabilisés à des niveaux relativement bas, ce qui a permis d’assurer le salut à court terme de l’euro, la forte poussée de l’endettement public et privé, et le maintien de taux de chômage élevés, en dehors de l’Europe centrale, de l’Allemagne et des Pays-Bas, montrent que la monnaie européenne n’est pas définitivement sortie de l’ornière. La monnaie européenne reste un projet inachevé, incomplet.
Les turbulences économiques ont enfin pris la forme de délocalisations des centres de production des entreprises. Ces délocalisations se sont manifestées aussi bien à l’intérieur de l’Union européenne, où des entreprises des anciens membres ont cherché à s’installer chez les nouveaux membres plus à l’Est, qu’à l’extérieur de l’Union, surtout dans les économies dites émergentes, mais à la faveur, dans les deux cas, des dispositions prises pour libéraliser les mouvements de capitaux. Les mesures prises pour venir en aide aux régions affectées, des aides à la formation professionnelle, notamment, pour faciliter les reconversions, se sont avérées insuffisantes.
Venons-en aux turbulences de nature financière. Les finances se sont nettement dégradées en Europe depuis dix ans, où l’on a assisté à une forte progression de l’endettement, qu’il s’agisse de l’endettement public ou de l’endettement privé. Le phénomène, au demeurant, n’est pas qu’européen. Presque dix ans après le krach de 2008, la dette mondiale a été multipliée par quatre et l’économie mondiale ne s’est toujours pas remise de cette catastrophe. Si la financiarisation de l’économie a souvent été pointée du doigt, l’augmentation excessive de la dette privée a également contribué à accentuer la crise. Entre 1950 et 2006, le taux d’endettement du secteur privé a plus que triplé dans les économies avancées. Le volume des dettes privées a atteint des sommets en Europe, aux alentours de 200 % du PIB, la dette publique se situant, elle, en moyenne, autour de 100 %.
Dans ces conditions, on ne peut que se préparer à l’avènement d’un nouveau « moment Minsky », ce point de retournement du cycle financier où l’on passe d’une phase d’endettement à une phase de désendettement. Ce moment, qui tire son nom de Hyman Minsky, un économiste nord-américain qui théorisa le phénomène dans les années 1970, est celui où les investisseurs sont contraints de revendre leurs actifs financiers pour s’acquitter de leur dette. S’ils sont suffisamment nombreux, autrement dit, si le divorce entre la sphère réelle et la bulle financière est suffisamment prononcé, ils finiront par rendre l’ensemble du marché majoritairement « vendeur », et donc par faire baisser le prix des actifs.
Le contribuable européen, que l’on a cherché à mettre à l’abri des effets des pertes du système bancaire en créant une union bancaire, n’est en réalité toujours pas protégé. Les plus optimistes devraient méditer le traitement infligé à la banque italienne en faillite Monte dei Paschi di Siena durant la Noël 2016 : la plus ancienne banque d’Italie a été nationalisée ; le contribuable italien aura donc à payer ses dettes. Tout comme en 2009, l’Europe continue de privatiser les profits et de socialiser les dettes.
Les turbulences que nous venons d’examiner ont mis à mal la cohésion européenne, ce qui n’a pas manqué de porter atteinte à l’Europe-puissance, même si l’intégration économique européenne reste telle que les échanges intraeuropéens représentent 70 % des échanges de l’Union.
Le Grexit, tentation, pour finir, maîtrisée et écartée, suivi du Brexit, qui paraît désormais irréversible, sont évidemment les manifestations les plus fortes des coups portés à la cohésion. Mais ils ne sont pas les seuls. Il convient d’ajouter les effets d’une union monétaire, non accompagnée, ou si peu, d’une union économique, ainsi que l’incidence de la montée en puissance de la méthode intergouvernementale au détriment de la méthode communautaire.
Les finances publiques de la Grèce étaient déjà dans un état précaire lorsque Georges Papandreou accéda au pouvoir en 2009. La mise en circulation de l’euro, et du taux d’intérêt unique correspondant, avait entraîné un endettement disproportionné de la Grèce, et d’autres pays de la zone, au demeurant, qui, comme elle, étaient caractérisés par une hausse des prix plus élevée que celle des pays du Nord, à commencer par l’Allemagne. Cette situation de fait rendait les taux d’intérêt réels particulièrement bas, et donc particulièrement attractifs, ce qui ne manqua pas de favoriser un endettement excessif. Lorsque les marchés financiers s’en rendirent compte, les taux d’intérêt longs, ceux qui résultent de l’état du marché précisément, commencèrent à grimper et finirent par atteindre des niveaux qui rendaient la perspective du remboursement de plus en plus problématique. II fut alors question d’une sortie de la Grèce de la zone pour rendre au pays sa compétitivité au moyen d’une dévaluation. Cette éventualité fut évitée grâce à l’intervention d’un acteur extérieur, le Fonds monétaire (FMI), et à la politique d’assouplissement quantitatif mise en oeuvre par le gouverneur de la Banque centrale européenne, Mario Draghi.
La situation de la Grèce fait toujours l’objet de négociations, car les trois représentants des créanciers, le FMI, la BCE et la Commission européenne ne parviennent pas à s’entendre sur les conditions de la mise à disposition d’une nouvelle tranche de crédits. Le FMI demande aux créanciers européens d’accepter une réduction du montant de la dette grecque qui leur est due, en arguant que son montant est excessif et ne pourra jamais être remboursé, mais les représentants des créanciers européens se refusent à adopter cette position.
Quant au Brexit qui, comme chacun sait, ne concerne pas la sortie de la zone euro, mais bien de l’Union européenne elle-même, le coup d’envoi en a été donné à la fin du mois de mars avec l’invocation de l’article 50 du Traité de Lisbonne. Le Grexit qui, jusqu’à présent, est resté au stade de la tentation, et le Brexit, ne s’expliquent pas de la même manière. Dans le premier cas, la libéralisation des comptes de capitaux a engendré un déséquilibre massif des comptes courants à l’échelle européenne, et aussi à l’échelle mondiale. L’Allemagne illustre de façon caricaturale comment un pays peut bénéficier de ce déséquilibre aux dépens de la quasi-totalité des autres membres de la zone euro : l’excédent de la balance des transactions courantes allemande a atteint le niveau extravagant de 8,5 % du PIB en 2015. Dans le cas du Royaume-Uni, les causes sont diverses, mais la cause immédiate du Brexit a peut-être été, nous l’avons vu, l’afflux d’immigrés de la zone euro.
Les insuffisances de l’Union économique et monétaire (UEM) sont devenues plus manifestes avec la crise de 2007-2008, et ont mis à l’épreuve la cohésion européenne : l’asymétrie patente entre une monnaie unique quasi fédérale et un ensemble de politiques économiques nationales faiblement coordonnées a provoqué des dégâts. Rappelons que le Traité de Maastricht, dont le coeur était l’UEM, prévoyait la convergence des politiques économiques, condition fixée par Jacques Delors pour le succès de la monnaie unique, mais que cette condition est restée lettre morte. Les insuffisances de l’UEM tiennent à un déséquilibre institutionnel, avantageant les créanciers par rapport aux débiteurs, à la dimension réduite du budget européen, au fait enfin que la monnaie unique, associée à la liberté des mouvements de capitaux, n’a pu donner les résultats escomptés.
La BCE, comme toute banque centrale, est d’abord attentive aux intérêts des créanciers qui forment le système bancaire. Modelée sur la Bundesbank allemande, elle a pour seule mission d’assurer la stabilité des prix, et elle est indépendante.
Le budget européen représente environ 1 % du PIB communautaire. Dans l’adoption du cadre financier pour la période 2013-2020, le Conseil européen a même réussi à le faire baisser. En réalité, sa baisse est continue. Il est passé de 1,2 % du PIB en 1993 à 0,95 % prévu en 2020. Il est trop faible pour pouvoir faire jouer des transferts financiers compensatoires qui auraient permis de juguler la crise dans les régions et les secteurs les plus exposés. La politique monétaire seule s’est avérée incapable de relancer l’économie européenne. L’assouplissement quantitatif et des taux d’intérêt nuls, voire négatifs, n’ont pas produit l’effet stimulant attendu.
La monnaie unique devait supprimer les risques de change. Les marchés financiers devaient être rendus plus liquides et la circulation des capitaux plus facile grâce à la suppression de ce risque de change. Ces flux de capitaux magnifiés devaient permettre une allocation plus efficiente du capital, qui se dirigerait vers les régions à plus faible productivité et accélérerait le processus de convergence économique. En réalité, les flux de capitaux accrus n’ont pas financé des investissements susceptibles d’entraîner une hausse de la productivité ni d’accélérer la convergence économique. Au lieu de cela, ils ont pris diverses formes, toutes insoutenables. Dans le cas de la Grèce, ils ont financé des déficits publics qui ne pouvaient être durables. En Espagne et en Irlande, ils ont concouru à un accroissement de la consommation privée et à un investissement immobilier excessif, et ont donné un surcroît de vigueur aux cycles du crédit domestique et de la valeur des actifs dans l’immobilier déjà construit. L’intégration financière à l’intérieur de la zone euro a donc provoqué des dégâts économiques. Le marché libéralisé a mal alloué le capital.
Le problème fondamental est que toute la dette publique dans la zone euro est émise non au niveau fédéral, mais au niveau sous-souverain, celui des États-nations qui ne frappent plus leur propre monnaie et qui n’ont donc plus la faculté de rembourser si nécessaire la dette publique avec de la monnaie fiduciaire. Les nations de la zone euro qui ont accumulé beaucoup de dettes sont donc perçues par les marchés financiers comme présentant un risque de défaut de paiement qui n’existe pas pour la dette d’émetteurs totalement souverains comme les États-Unis, la Grande-Bretagne, le Japon ou le Canada.
La méthode communautaire, expression d’une politique d’intégration et de cohésion, est de moins en moins appliquée et le recours à la méthode intergouvernementale de plus en plus fréquent. La méthode communautaire, rappelons-le, est fondée sur les quatre principes suivants : la Commission possède le monopole du droit d’initiative, le Conseil vote à la majorité qualifiée, le Parlement formule des avis, des propositions d’amendements (procédure de codécision) et la Cour de Justice assure l’uniformité d’interprétation du droit communautaire. Les institutions supranationales de l’UE voient avec la méthode communautaire leurs pouvoirs renforcés, et, au moment des élargissements successifs, un plus grand recours à la méthode communautaire était vu comme une façon de faire face aux risques accrus de paralysie associés aux votes à l’unanimité. La méthode communautaire s’oppose à la méthode intergouvernementale, fondée, elle, précisément, sur la décision à l’unanimité au sein du Conseil.
Force est de constater que les décisions et les prises de position qui orientent l’activité de l’Union européenne répondent de moins en moins au principe de supranationalité qui prévaut dans la méthode communautaire. La montée en puissance du Conseil européen est une réalité, et les présidents de la Commission européenne sont rarement aujourd’hui à l’origine de grandes initiatives. On a souvent l’impression que la capitale de l’Europe n’est plus aujourd’hui à Bruxelles, mais à Berlin.
Le changement de cap des politiques européennes des États-Unis et du Royaume-Uni pourrait être le signal de nouvelles avancées de l’Union européenne vers davantage de cohésion. On peut se livrer à une évaluation optimiste de certains effets du retrait du Royaume-Uni, pouvant aller jusqu’à une remise en cause de plusieurs aspects de l’ordo-libéralisme et du pacte de stabilité et de croissance et même jusqu’à un scénario qui verrait la genèse d’une véritable puissance économique européenne.
L’évaluation optimiste ferait ressortir la préservation de l’indivisibilité des quatre grandes libertés de mouvement qui constituent le socle de la construction européenne, la liberté de circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux. Le principe d’une union toujours plus étroite entre États membres serait lui aussi préservé, ce qui signifie qu’il en irait de même pour l’horizon politique du projet européen.
Cette évaluation optimiste ouvrirait la perspective d’une politique plus efficace pour réglementer le secteur financier. C’est la volonté politique des États-Unis et du Royaume-Uni de préserver, au nom des vertus de l’innovation financière, la longueur d’avance de New York et de Londres qui a paralysé toute tentative sérieuse de régulation que réclamaient pourtant la France, l’Allemagne, le Canada et même le Japon. La question de la régulation financière reste à l’ordre du jour, et tant qu’une réponse satisfaisante ne lui sera pas apportée, la perspective d’une nouvelle crise restera d’actualité.
Le Royaume-Uni n’a jamais joué les locomotives de l’intégration européenne, qu’il a souvent freinée. Il n’a pas adopté l’euro, il n’a pas signé Schengen ; il n’était pas un membre de l’Union comme les autres, car il était hostile à l’intégration politique. Beaucoup se demandent cinquante ans après si l’incompatibilité décelée par le général de Gaulle n’est pas aujourd’hui avérée.
On peut même imaginer d’aller plus loin en remettant en cause certains aspects de l’ordo-libéralisme et du pacte de stabilité et de croissance qui se concilient mal avec la recherche du plein emploi, avec la solidarité intraeuropéenne et aussi avec les effets de vases communicants qui jouent entre secteurs public, privé et extérieur. Michel Aglietta, Martin Wolf et Lord Turner, entre autres, ont bien étudié la manière dont la dynamique économique européenne se trouve aujourd’hui bridée, entravée, par ce défaut de construction de l’UEM.
Ajoutons que l’attitude européenne à l’égard des inégalités apparaît comme un facteur de croissance potentielle pour le vieux continent tant il paraît aujourd’hui établi que l’accentuation des inégalités économiques agit comme un frein pour la croissance et le développement. Les inégalités sont moins prononcées en Europe qu’aux États-Unis parce que moins bien tolérées. Mesurée en niveau de revenu ou de patrimoine, la richesse y est deux fois moins concentrée. L’Europe redistribue nettement plus de sa richesse que les États-Unis, par le canal de sa fiscalité, de ses systèmes sociaux et de sa dépense publique (48 % contre 38 % en 2015). On pourrait s’orienter dans un premier temps vers des réformes de la zone euro associant, en particulier, des salaires plus élevés et davantage de dépenses collectives en Allemagne et des réformes structurelles en France.
Soyons audacieux pour finir et essayons de décrire le scénario de la genèse d’une véritable puissance européenne, à la suite de la direction nouvelle prise par les politiques étrangères des États-Unis et du Royaume-Uni. Ce scénario aurait trois grandes composantes, l’autonomie stratégique, des moyens renforcés et des institutions réformées.
La vision européenne de la sécurité internationale, proclamée dès 2003 dans la stratégie de sécurité, au moment de l’invasion de l’Irak, se distingue de celle d’autres puissances, et elle ne cesse d’être validée par les faits. Elle s’appuie sur l’idée que la démocratie ne s’impose pas par la force, que la puissance militaire n’est ni le seul, ni même le premier instrument de gestion de crise, que le dialogue avec tous et la négociation multilatérale sont indispensables, sur l’idée aussi que la pauvreté du monde est aussi déstabilisante que la violence du terrorisme. Ce catalogue de bon sens figure au coeur de l’approche stratégique de l’Union. L’autonomie stratégique ne signifie pas pour autant qu’il convient de baisser la garde. Une politique de défense et de sécurité plus rationnelle est indispensable pour limiter des doubles emplois dispendieux, et cela devrait commencer par une politique plus unifiée. Il faut accélérer le calendrier d’européanisation de la politique extérieure de l’Union et, de manière plus ponctuelle, mais sans doute plus urgente encore, renforcer le contrôle des frontières extérieures.
Le budget de l’Union doit être revu à la hausse en obtenant des baisses compensatoires des budgets nationaux. L’économiste Aglietta plaide en faveur d’un budget européen de l’ordre de 3 % de la production de l’Union, contre, rappelons-le, environ 1 % aujourd’hui. Il faut faire sauter le verrou budgétaire, et doter à nouveau l’Union de ressources propres comme une taxe sur le carbone ou une taxe sur les transactions financières. Il faut pousser l’harmonisation fiscale, notamment en matière d’impôt sur les sociétés et de TVA, quitte à contourner la règle de l’unanimité qui prévaut actuellement en recourant à des accords entre deux ou trois grands partenaires économiques. Il faut développer et, si possible, achever le marché intérieur des services qui reste très incomplet.
Enfin, une certaine réforme des institutions serait à l’ordre du jour avec, notamment, la création d’un conseil de sécurité européen et d’une véritable union économique et monétaire reposant sur un budget renforcé, sans quoi il est à craindre que la zone euro, avec ses membres actuels, ne survivra pas.
Rien dans le siècle dernier, qui a vu le triomphe de leur puissance, ne prépare les Américains à n’être plus qu’un acteur parmi d’autres. Avec leurs plus proches alliés européens, le partage du leadership leur a toujours été problématique. Or, ce partage est devenu, à l’échelle mondiale, inévitable parce que nécessaire. Et c’est ici que le projet européen retrouve son sens. Avec un paradoxe aussi incontestable que stimulant : l’Union européenne connaît une crise existentielle grave, elle trahit souvent les règles et les principes de son propre modèle de gouvernance, mais ce modèle européen reste un modèle d’avenir.
Parties annexes
Notes
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[1]
Extrait du discours du Président Macron à la Sorbonne le 26 septembre 2017.
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[2]
Michel Aglietta, « Dette publique et politique monétaire dans la zone euro » dans CEPII, L'économie mondiale 2015, Paris, La Découverte, 2014, 24 à la p 35.
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[3]
Ibid à la p 36.
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[4]
Thomas Wieder, « Merkel et Macron prêts à un changement de traité pour réformer l'Europe » Le Monde (15 mai 2017), en ligne : Le Monde <www.lemonde.fr>.
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[5]
Alexander Sulzer, « Le plan de Macron pour accélérer l'Europe à plusieurs vitesses » L'Express (26 septembre 2017), en ligne : L'Express <www.lexpress.fr>.
-
[6]
CE, Commission européenne, Règlement (UE, Euratom) n° 966/2012 du Parlement européen et du Conseil du 25 octobre 2012 relatif aux règles financières applicables au budget général de l’Union et abrogeant le règlement (CE, Euratom) n° 1605/2002 du Conseil, [2012] JO L 298.